Fort Lauderdale
Sans se presser, la Volvo, suivant le flot de la circulation, chemine sur l’autoroute comme un navire sur le Saint-Laurent. Mon père regarde par la fenêtre à sa droite, pas un mot. Chaque minute de silence additionnelle ajoute à la tension dans l’auto. Je trouve l’atmosphère suffocante, au point où j’ai l’impression que les vitres vont exploser.
Je veux rompre ce silence à tout prix, mais j’en suis incapable, et cela me rappelle combien il était difficile pour moi de parler à mon père quand j’étais enfant. De réaliser que la situation n’a pas changé aujourd’hui me rend malade. Non pas que je me sente comme si j’avais huit ans, là, maintenant, assis à côté de lui, non. Le problème, c’est qu’à part une poignée de gènes et un passé navrant, mon père et moi n’avons rien en commun. Et ce qui est frustrant, c’est que j’ai un paquet de questions dans le cerveau, et je n’arrive pas à en formuler une seule. J’ai tant d’interrogations concernant l’été 1965 et les événements qui ont mené à la bagarre avec Philippe. Cette confrontation entre lui et mon oncle à la fin du party, une engueulade qui tourne en explosion de violence, elle n’a duré que quelques minutes. Ces quelques minutes, mon père en a payé le prix durant le reste de son existence. Quelques minutes qui ont empoisonné la vie de maman, de même que la mienne et celle des mes sœurs.
Maman… Elle s’est remariée en 1979. Un type bien, il me semblait. Yves, de son prénom. Grand, mince, distingué, la moustache taillée à l’anglaise, Yves portait des pantalons (en lin l’été, en laine durant les autres saisons), jamais de shorts ou de jeans, et des chemises repassées avec soin. On avait l’impression que maman avait tout mis en œuvre pour trouver un homme à l’opposé de mon père. Je ne lui ai jamais demandé si tel était le cas. Je n’ai pas eu l’occasion de bien le connaître, non plus. À l’époque, j’avais déjà quitté la maison pour étudier à Toronto dans une école de cinéma. Je voulais être le Louis Malle québécois, le Bertrand Tavernier de ma génération… Yves s’est tapé un infarctus durant l’été 1982. Après les funérailles, maman a dit :
— C’est fini. Plus de mari. Mon cœur peut plus supporter ces émotions.
Yves lui a laissé un peu d’argent et un bungalow à Fort Lauderdale.
La dernière fois que j’ai passé du temps seul avec maman, c’était justement à Fort Lauderdale, en 1998. Le Miami International Film Festival m’avait amené en Floride, et j’en ai profité pour aller faire un tour chez ma mère.
Son bungalow était situé au bout d’un cul-de-sac, près de l’océan. J’ai garé la voiture de location dans l’allée. Le ciel était bleu et or, et lézardé de nuages clairs. La façade de la maison, qui n’avait que deux étroites fenêtres, était peinte en jaune, et un petit auvent surmontait la porte d’entrée.
J’ai jeté un œil à travers la porte moustiquaire. De l’arrière de la maison me parvenaient les rires artificiels d’une émission de télé. J’ai frappé.
— Who is it ?
C’était la voix de maman. Ça me faisait drôle de l’entendre parler anglais.
— Maman, c’est moi, Marcel.
Des pas rapides se sont rapprochés. Quand elle m’a vu, maman s’est touchée la poitrine, comme si elle subissait un malaise.
— Mon Dieu, Marcel ! Qu’est-ce que tu fais ici ?
Elle m’a ouvert la porte et m’a serré très fort dans ses bras.
— Allô, maman. J’avais envie de te visiter.
— Quoi, juste comme ça ? Où est Justine ? Et mon petit-fils ?
— À la maison. J’étais à Miami pour un festival. Ça s’est terminé hier et j’ai pensé venir te voir.
— Entre, entre.
Nous nous sommes dirigés vers la cuisine.
— As-tu soif ? Veux-tu une tasse de thé ?
— Non, maman. C’est bon.
— Tu vas prendre un jus d’orange ?
— O.K., un jus d’orange.
Maman ouvrit le frigo et je m’assis à la table.
Un petit ventilateur, sur le comptoir, remuait de l’air chaud. Suspendu au plafond, dans le coin le plus éloigné de la cuisine, il y avait un serpentin de papier tue-mouches, bondé de victimes qui semblaient servir d’avertissement aux autres intrus ailés.
Maman avait soixante-quatre ans et ses cheveux étaient noirs comme le plumage d’un corbeau. N’étant pas du genre à passer la journée en robe de chambre, elle portait une blouse de coton et des shorts.
— Tu sais, maman, tu devrais fermer ta porte avant à clef.
— T’as fait tout ce trajet pour me dire ça ?
Je souris.
Maman me donna un grand verre de jus et dit :
— Allons à l’arrière, il fait plus frais et c’est agréable.
Son bungalow était sombre et modeste mais immaculé. Le solarium était entouré de moustiquaires et donnait sur un jardin regorgeant de plantes tropicales et de fleurs sauvages. Il y avait un divan, une chaise en rotin et dans un coin un téléviseur posé sur une base de bambou. Au plafond, un ventilateur murmurait. Le vieux chat de maman, Max, qui se prélassait sur le divan, n’a pas daigné lever la tête quand je suis entré. Rien, y compris l’indifférence de Max à mon égard, n’avait changé ici depuis ma dernière visite, trois ans auparavant.
Maman m’indiqua la chaise en rotin.
Je m’assis et pris une gorgée de jus.
— Tu vois, c’est bien plus confortable ici. On sent une bonne brise.
— Comment tu peux vivre en Floride sans air climatisé, maman ?
— La chaleur me dérange pas trop. Et je laisse les fenêtres ouvertes. Et la porte avant aussi.
— Mais c’est dangereux !
— C’est vrai que le voisinage était plus tranquille il y a pas si longtemps. Mais bon, faut pas s’empêcher de vivre…
— Peut-être que tu devrais faire installer un système de sécurité.
Maman haussa les épaules et alluma une cigarette.
— Pourquoi tu m’as pas téléphoné à l’avance ? Regarde-moi, je suis pas coiffée, rien.
— Tu es bien comme ça, maman. Je voulais te faire une surprise.
En fait, je n’avais pas prévu venir la voir. Mais ce matin-là, étant donné que le festival était achevé, j’ai décidé de reporter mon vol de retour d’une journée. Fort Lauderdale est à cinquante kilomètres à peine de Miami. Étant si près, je pouvais difficilement éviter d’aller visiter ma mère.
— Je suis contente que tu sois ici. Comment va la famille à Montréal ?
— Tout le monde va bien. Francis a commencé à marcher. Il est encore un peu chancelant sur ses petites jambes mais il arrive à traverser le salon sans tomber.
— Que j’aimerais donc ça le voir… Combien de temps tu vas passer ici avec moi ?
— Je peux seulement rester jusqu’à demain matin.
— C’est tout !
— Faut que je retourne à Montréal. Le travail… Je m’attaque à un nouveau projet.
— Ça raconte quoi, ton nouveau projet ?
— C’est l’histoire d’une femme impliquée dans un vol de bijouterie. Les choses tournent mal et elle aboutit en prison…
— Tu fais un film sur une personne qui est en prison ?
— Oui, mais c’est quand même plus que ça…
— Au moins, t’as l’avantage d’avoir des informations privilégiées à ce sujet-là.
— Te fais pas du sang de cochon. Je lui parlerai pas du film.
— Reçois-tu encore des lettres de lui ?
— Cinq ou six par année depuis environ trente ans.
— Tu le vois encore ?
— Pas souvent.
— Comment il va ?
— Tu sais…
— Laisse faire. Je pense pas vouloir savoir dans quel état il est après toutes ces années en prison, le pauvre homme.
— L’aimes-tu encore, maman ?
— J’ai divorcé de lui, tu le sais bien.
— Ça veut pas nécessairement dire que tu l’aimes plus.
— J’utiliserais pas le mot « amour »…
— Est-ce qu’il te manque ?
— Plus maintenant. Pas depuis longtemps.
Maman écrasa sa cigarette et en alluma une autre.
— Est-ce que tu regrettes de l’avoir marié ?
— Des regrets, faut pas se laisser empoisonner la vie avec ça…
— Je suis d’accord. N’empêche que les choses auraient pu mieux tourner pour toi.
— Tu sais, ton père, il l’a pas eu facile pendant presque toute sa vie… Il a grandi à Saint-Henri. Dans le temps, c’était un des quartiers les plus miséreux de la ville. Il a pas fréquenté l’école longtemps. À la place, il traînait dans les rues avec ses amis. Il a souvent été mêlé à des histoires. Il m’a déjà dit qu’il avait commencé à fumer à dix ans pour faire le dur. Ses parents étaient très instables. Apparemment, son père se tapait une dépression nerveuse presque tous les ans. Et puis c’était un vrai soûlard. Il s’est tué au travail en tombant d’un échafaudage sur un chantier de construction. La mère aussi est morte jeune, ça fait que ton père est passé d’un centre d’accueil à l’autre. Il en est resté amer toute sa vie. Ensuite, je sais pas pourquoi exactement, on l’a envoyé au Mont-Saint-Antoine, une école de réforme. Là, il a été maltraité par les frères qui s’occupaient de l’école et il est devenu violent. C’est là qu’il a appris à se battre, je pense. Quand il est sorti de l’école de réforme, il a commencé à se tenir avec des voyous et s’est retrouvé impliqué dans des magouilles de vols, de drogue, et Dieu sait quoi d’autre… Finalement, il s’est retrouvé en prison. C’est là qu’il s’est promis de changer, de marcher droit. Bien entendu, je savais rien de toutes ces choses quand j’ai commencé à sortir avec ton père.
— Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Maman sourit. Le souvenir était encore manifestement agréable pour elle, même après toutes ces années, même après tout ce qui s’était passé entre eux.
— C’était dans un party, en 1954. En juillet. Chez un ami. J’avais à peine vingt ans. Ton père était assis sur un canapé, dans un coin du salon. Il avait les bras croisés et il avait l’air de s’ennuyer à mourir. C’était un bel homme, ton père. Un physique impressionnant et des yeux verts… Il était très cool. On aurait dit James Dean, mais en plus imposant. On pouvait pas faire autrement que de le regarder. Et tout d’un coup il s’est levé et il est venu me voir. Moi, je m’étais faite toute belle pour le party. Je peux le dire maintenant que je suis vieille, mais à l’époque les hommes me couraient après. J’étais désirée.
Maman gloussa un peu.
— On s’est mis à jaser, lui et moi, et à faire des blagues au sujet du party, à quel point c’était plate. Personne dansait, tout le monde restait planté debout à rien faire. Ton père a dit quelque chose du genre : « On dirait qu’on est dans une salle d’attente de dentiste. » Je l’ai trouvé drôle. J’étais nerveuse. Ton père a ri, lui aussi. Il avait un rire superbe, cet homme, un rire contagieux. Une fille peut tomber en amour avec un rire pareil. Ce soir-là, ton père et moi on a beaucoup dansé. Et le jour suivant, il m’a invité à aller avec lui à la plage de Laval-Ouest. Ses amis étaient là. J’avais un costume de bain rouge pétant et je te jure que je passais pas inaperçue. Mon Dieu, je me rappelle de tout ça…
— Et là, vous avez commencé à vous fréquenter ?
— Oui. Et c’était merveilleux. Sauf que Paul allait au gym pour s’entraîner à peu près tous les soirs, même les fins de semaine. Que j’haïssais donc ça qu’il soit boxeur. Quand c’est devenu sérieux entre nous, je lui ai demandé d’arrêter son entraînement ou, au moins, de diminuer, mais j’ai bien vu que ça faisait pas son bonheur. Mais pas longtemps après il s’est fait démolir dans l’arène et il est jamais retourné au gym après. Fini la boxe. Une chance, parce qu’à sa sortie d’hôpital, on aurait dit un monstre. Mais c’est son amour-propre surtout qui en a pris un coup, son orgueil… On s’est mariés quelques mois plus tard.
— Vous avez pas perdu de temps.
— Ben, dans ce temps-là, les jeunes se mariaient plus vite, surtout parce qu’il était pas question de sexe hors mariage. En plus, à cause de ta grand-mère et de ce qu’elle faisait, je voulais me marier au plus tôt pour changer de nom. Morel, c’est un nom affreux. Pis, en plus, les enfants à l’école me taquinaient : Mort-Elle, qu’ils m’appelaient, à cause de ma mère et de ses avortements. J’étais tellement contente de prendre le nom de ton père. Lacroix, je me disais, quel beau nom, pas trop commun. Et en plus, un nom chrétien. Évidemment il a fallu que je sois assez malchanceuse pour que ça devienne le nom d’un criminel bien connu. Dans les années soixante, une tragédie de même, c’était rare, surtout à Outremont. Et vu que ton oncle était un homme d’affaires et un ancien joueur de hockey, les journaux et même la télé ont couvert le procès. Les gens m’abordaient et me demandaient en pleine face : « Êtes-vous parente avec le Lacroix d’Outremont ? » Lacroix, Lacroix, Lacroix… J’avais honte. Une fois, au beau milieu de la nuit, un homme a téléphoné et a demandé si j’étais bien la femme de Paul Lacroix. J’ai eu si peur que je vous ai habillés tous les trois et on est allés se réfugier chez ton oncle Derby. Peut-être que tu te souviens de ça ?
— Oh ! oui, je m’en souviens…
Dehors, le vent s’était levé et agitait la végétation dans la cour arrière. La pluie s’est mise à tomber.
— Méchant orage, ai-je dit.
— Ça arrive souvent en fin d’après-midi mais, en général, ça dure pas.
Au plus fort de l’orage, quelques minutes plus tard, maman et moi regardions la pluie tomber. Même Max, le chat, leva la tête pour assister au spectacle. Bientôt la pluie cessa, faisant place à un chœur de chants d’oiseaux et de grésillements d’insectes.
— Tout un concert…
— Oui. Des fois, il y a des branches qui tombent sur les fils électriques à cause du vent et on se retrouve avec une panne de courant. Ça nous plonge dans la noirceur pendant toute la soirée, et sans télé.
Cette fois, rien de tel. À l’écran, Jerry Springer et ses invités y allaient de leurs conneries, deux hommes habillés en femmes qui se disputaient l’amour d’un nain couvert de tatouages — c’est beau, l’Amérique. Heureusement que maman avait pressé le bouton mute.
Puis, je remarquai au mur la photo de nous trois, enfants. Je devais avoir dans les onze ans, Minou huit ans environ et Lisette était encore bébé.
— Comme je voudrais que tout ce gâchis soit jamais arrivé, dit maman en lorgnant la photo. J’aurais tant voulu une enfance plus heureuse pour toi et tes sœurs…
— Dis pas ça, maman. Rien de ce qui est arrivé est de ta faute, tu le sais bien.
— Oui… Mais j’ai quand même pas mal de regrets. C’est pour ça que j’ai toujours eu de la difficulté à parler de cette époque-là. Mais Dieu sait que tu t’es bien débrouillé malgré tout. Même chose pour Minou, un médecin… Pour ce qui est de Lisette, c’est celle qui ressemble le plus à ton père. C’est comme si elle avait en dedans d’elle une espèce d’énergie folle, malsaine. J’ai essayé de l’élever de la même façon que toi et Minou. Je sais pas ce que j’aurais pu faire d’autre.
— Fais-toi pas de souci à son sujet. Elle va mieux.
— Mais quand même… Ces deux enfants de deux hommes différents qu’elle a eus… J’aime pas dire ça, mais Lisette m’a toujours fait penser à ta tante Florida.
— Tante Florida, elle était comment ?
— C’est drôle, t’étais tellement curieux au sujet de Florida après son suicide. T’arrêtais pas de demander ce qui lui était arrivé. Tu veux encore savoir… Je sais pas si je veux en parler.
— Maman, c’est important pour moi de savoir. Toute ma vie j’y ai pensé.
Maman me donna son air contrarié que je connaissais si bien.
— S’il te plaît, maman.
— Eh bien, ta tante Florida était la rebelle de la famille, même quand elle était petite. Elle a fugué quelques fois, surtout après la séparation de nos parents. Elle a lâché l’école de bonne heure, peut-être en 5e année, et elle a toujours souffert de son manque d’instruction. Elle m’a souvent avoué ça… Elle a longtemps été serveuse dans un restaurant de la rue Rachel. En plus, elle chantait dans des clubs sur Saint-Laurent et Sainte-Catherine. Elle était vraiment bonne. Elle a jamais étudié la musique mais elle avait de l’oreille et une voix en or. Malheureusement elle a pas eu de succès, peut-être parce qu’elle aimait chanter des vieilles chansons de jazz plutôt que le genre de tounes populaires qui jouaient à la radio dans le temps. Elle vivait dans des maisons de chambres, des fois seule, des fois avec un homme. La plupart du temps, ces hommes étaient plus âgés qu’elle. J’imagine qu’elle cherchait à être protégée, d’une certaine manière… Plus tard, elle a emménagé dans un petit appartement qu’elle avait décoré avec goût. Il y avait une cuisine ensoleillée, je me souviens. C’est là qu’elle est morte.
Maman ferma les paupières et, bizarrement, sourit.
Le soleil se couchait, plongeant progressivement le solarium dans la noirceur. Bientôt, la seule source de lumière provenait de l’écran de la télé. Maman fumait à la chaîne tout en parlant, les yeux rivés sur l’écran.
— Ta tante faisait toujours comme si rien l’affectait. Elle riait toujours. Mais c’était juste un masque, rien de plus. Aujourd’hui, on dirait qu’elle est en dépression et elle prendrait du Prozac ou je sais pas quoi. Mais dans le temps… Elle a fait une tentative de suicide, une fois, trois ans avant qu’elle y arrive pour de bon. Elle a avalé une grosse poignée de pilules. Son voisin, qui était aussi un ami, l’a trouvée à temps… Je suis allée la voir à l’hôpital. Ils lui avaient fait un lavage d’estomac. Elle était affreuse à voir, blanche comme un drap, les lèvres grises. Elle était sous étroite surveillance, avec une infirmière qui restait toujours dans la chambre, même quand on allait la visiter. Au cas où… Florida disait qu’elle arrivait pas à se souvenir de la tentative de suicide comme telle, mais qu’elle souffrait tellement durant les jours précédents qu’elle voulait en finir. Elle disait avoir l’impression d’avoir le cœur dans un étau que quelqu’un fermait. J’en tremble encore… Elle m’a aussi dit qu’aussitôt qu’elle a pris les pilules, elle s’est sentie mieux — enfin elle allait plus souffrir… Elle disait regretter sa décision et me demandait de ne pas lui en vouloir. Je l’ai consolée mais, aussi, je lui ai fait promettre de plus recommencer. Elle me l’a juré… Mais elle a pas pu s’en empêcher… C’est certain que la situation avec Philippe a pas arrangé les choses, loin de là. Elle a dû se sentir très coupable par rapport à Colette. Mais je pense que, de toute façon, elle se serait tuée un jour ou l’autre. C’est horrible à dire, mais elle avait ça en elle… Ça fait quoi, plus de trente ans maintenant ? Mais ça me met toute croche encore aujourd’hui de parler de tout ça.
Le visage de maman exprimait une grande lassitude.
Dans la poche intérieure de mon veston se trouvait la photo de ma tante Florida, celle que j’avais piquée dans la chambre de Colette et Philippe à Outremont il y avait une éternité. Elle était défraîchie et écornée, la photo, mais reste que le pouvoir enchanteur qu’elle avait sur moi ne s’était pas complètement estompé avec le passage du temps. J’ai pensé la montrer à maman, mais je me suis ravisé. Sûrement que la photo lui aurait causé de la peine.
— L’heure du souper est déjà passée, dit maman en se levant. Tu dois avoir faim. Je pourrais te faire une sandwich.
— C’est pas nécessaire, maman.
— Ben quoi, faut bien que tu manges, voyons !
— O.K.
— Qu’est-ce que tu dirais d’une sandwich bacon-tomate ?
— C’est parfait…
— Je reviens tout de suite.
Alors que maman était dans la cuisine, je regardais distraitement en direction de la cour arrière en repensant à tout ce qu’elle venait de me raconter au sujet de Florida. Elle revint avec un plateau contenant mon sandwich et un autre verre de jus d’orange et, pour elle, une tasse de thé et deux biscuits. La poignée de chips près de mon sandwich, comme quand j’étais enfant, me fit sourire.
— Tu t’es pas fait de sandwich ? lui demandai-je.
— Non. Du thé et des biscuits, c’est mon souper, d’habitude.
Durant quelques minutes nous sommes restés assis à manger devant la télé : Jeopardy !, puis une insipide émission de potins sur des stars hollywoodiennes.
— C’est agréable d’être assis tous les deux devant la télé, sans rien dire, tu trouves pas ? dit maman durant une pause publicitaire. Il est pas nécessaire de toujours parler, non ?
— Je suis content d’être venu, maman.
Quand l’émission prit fin, elle mit la télé en sourdine, et avant qu’elle n’ait le temps d’ouvrir la bouche je lui dis :
— Est-ce que je peux te demander encore une chose ?
— Oui…
— C’est au sujet de grand-maman. Tu m’as jamais dit grand-chose à son sujet.
Maman eut un petit sourire en coin et s’alluma une autre cigarette.
— Ta grand-mère… Au cours des années 20, 30 et 40, elle était sage-femme. C’était à une époque où il y avait pas beaucoup de médecins pour soigner le monde de notre voisinage. En plus, laisse-moi te dire que quand un homme conduisait sa femme enceinte à l’hôpital Notre-Dame, il en sortait avec une grosse facture en plus du nouveau bébé. Les sages-femmes coûtaient bien moins cher et puis elles venaient faire leur travail chez vous. Et si vous étiez une sage-femme, dans ce temps-là, il était pas rare que vous faisiez aussi des avortements. Comme ta grand-mère… Ça prenait pas grand-chose : quelques instruments et de l’alcool à friction. Elle mettait tout ça dans un sac de cuir qu’elle transportait partout avec elle, ma chère mère. Je le vois encore, ce fichu sac, sur le comptoir de la cuisine. Laisse-moi te dire qu’il fallait avoir la couenne dure pour faire ce métier-là, parce que les gens du quartier savaient qu’elle faisait des avortements et ils la regardaient de haut et la méprisaient, même si elle avait aidé quelqu’un de leur famille dans le passé, sinon eux-mêmes. Ta grand-mère disait qu’il était pas rare que quelqu’un crache sur elle en la croisant sur le trottoir. Elle m’a raconté qu’une fois une vieille folle lui a flanqué un crucifix devant le nez en lui criant de se repentir sinon qu’elle allait se ramasser en enfer. Fallait vraiment croire en sa mission pour continuer, qu’elle disait, ta grand-mère. Je me souviens de l’avoir entendue dire : « Grâce à moi, il y a plein de petits anges heureux d’être au ciel plutôt qu’ici où tout est sale et déprimant. » Plein de petits anges… Quand elle sortait des choses pareilles, moi je voulais hurler. Je te disais tout à l’heure que j’étais contente de changer de nom en mariant ton père, bien c’est à cause de ces avortements que ma mère faisait. Moi et mes sœurs, on étaient toutes pointées du doigt dans la rue. C’était pire à l’école…
— Je pense au jour où on est allés la visiter à l’hospice, toi et moi, ai-je dit.
Maman émit un léger grognement :
— Mon Dieu, quel après-midi épouvantable ! Jamais j’aurais dû t’amener avec moi. Je me demande encore ce qui m’a passé par la tête.
— C’est drôle, je ne me rappelle pas que la visite ait été si pire. Au contraire, il me semble que je me suis amusé, même si grand-maman me faisait un peu peur.
— Elle était épeurante pas rien qu’un peu…
— Je me souviens qu’elle m’a raconté une histoire avec un roi et un rat…
À cet instant de notre conversation, maman baissa les yeux.
— Maman ?
— Je suis fatiguée, Marcel. Je pense que c’est assez d’émotions pour une soirée…
— Bien sûr, maman. Je comprends. On arrête. Je m’excuse de t’avoir brassé le passé comme ça.
— Pourquoi te me poses toutes ces questions aujourd’hui ?
— On est jamais seuls, tous les deux. Il y a toujours quelqu’un d’autre autour…
— En tout cas, je sais pas comment t’es arrivé à me faire parler de la famille de même… Je vais aller me coucher, si ça te fait rien.
— Oui, oui. Vas-y.
— Ça te va de passer la nuit sur le divan-lit ? J’aimerais bien avoir une chambre d’invités.
— Tout est parfait ici, maman.
Elle sortit de la pièce et revint avec un oreiller, des draps à fleurs jaunes et une couverture.
— Laisse tout ça sur le divan. Je vais regarder un peu la télé avant d’éteindre.
— Tu fais comme chez toi, mon garçon.
Elle m’embrassa sur le front.
— Dors bien, Marcel.
— Merci, maman. Pour tout. Bonne nuit…
Elle sourit et quitta à nouveau le solarium.
Elle avait vieilli, ma mère. Quelque chose dans sa manière de bouger, plus lourd qu’avant, et son dos un peu courbé.
Max se leva finalement et, sans s’abaisser à me jeter un coup d’œil, alla rejoindre maman dans sa chambre à coucher.
— Bonne nuit à toi aussi, vieux matou.
Pendant une vingtaine de minutes, j’ai zappé : du golf sur ESPN, la météo sur ABC, une reprise de L’Île de Gilligan, un chef cuisinier qui s’efforçait de se donner un accent français, les actualités assommantes sur CNN, le débile Rocky III. Je me suis levé pour vider dans la poubelle de la cuisine le cendrier rempli à ras bord de mégots. De retour dans le solarium, j’ai fait le lit. Je me suis déshabillé, j’ai éteint la télé et je me suis couché.
Dehors, le cri-cri des insectes formait un chœur assourdissant. C’était comme si la nuit s’exprimait dans une langue qui m’était inconnue.