[1965]

La diseuse de bonne aventure

Ma grand-mère vivait dans une résidence pour personnes âgées dans l’est de la ville. Nous avons pris l’autobus pour nous y rendre, maman et moi.

— Les taxis sont chers, me dit maman, et l’autobus, c’est agréable.

Nous avons quitté la maison après le départ de mon père pour son travail.

Colette avait accepté, avec joie, de garder Minou avec elle.

Durant le trajet, maman m’a expliqué qu’elle et sa mère avaient eu la veille une conversation téléphonique pour la première fois depuis longtemps. Les deux femmes s’étaient querellées quelques années auparavant. Ma grand-mère, apparemment, avait été méchante à l’endroit de mon père, et cela avait causé une chicane terrible. Mais, dit maman, le temps était venu de tourner la page.

Maman laissa errer son regard à l’extérieur. Sa chevelure blonde était ramenée sur le dessus de sa tête, tenue en place par une pléthore d’épingles à cheveux.

— Mais il y a plus que ça, ajouta-t-elle. Toute ma vie elle a été sur mon dos, ma mère. Pour être franche, Marcel, ta grand-mère est une vieille sorcière.

Mon cœur fit un bond.

— Mais pourquoi on va la voir si elle est comme ça ?

— Parce que tu peux pas être toujours en guerre avec ta famille. Surtout avec tes parents. Souviens-toi de ça, mon garçon.

L’autobus était bondé de femmes transportant des sacs d’épicerie, d’hommes en complet avec des attachés-cases en cuir, d’étudiants.

— Rue Longpré, annonça le chauffeur.

Maman me poussa du coude pour que je me lève.

— C’est ici, on descend.

Le hall d’entrée de la résidence était vaste et orné d’un faux foyer, de colonnes de style « Grèce antique » et un mur recouvert de babioles collectionnées par les résidents. Des images pieuses et un imposant crucifix complétaient le décor. Un peu partout, des vieillards étaient avachis dans des fauteuils roulants ou des berçantes. Certains dormaient la bouche ouverte, et les autres avaient l’air franchement misérable. Moi, des vieux, je n’en avais pas vu des tas, et ceux-là me donnaient la trouille.

Le réceptionniste nous indiqua le numéro de la chambre de ma grand-mère et pointa l’escalier.

— Quoi, dit maman, pas d’ascenseur ?

— Vous êtes pas au Ritz ici, madame.

L’homme avait de grosses dents jaunes.

— Ça, lui dit maman, vous pouvez le dire…

La chambre de ma grand-mère était au cinquième étage. En montant l’escalier, maman s’arrêtait à chaque palier pour reprendre son souffle et y aller d’une réflexion négative.

— Ça sent l’urine de chat ici, dit-elle au troisième étage.

Au quatrième, elle murmura entre ses dents : « Que j’haïs donc ça, être enceinte. »

Enfin, nous sommes parvenus au cinquième étage. Maman posa sa main sur mon épaule alors que nous traversions le long corridor menant à la chambre de ma grand-mère.

Arrivés à destination, maman me dit : « Marcel, j’allais oublier de t’avertir que ta grand-mère est presque complètement aveugle. »

Presque complètement aveugle… Comme si c’était un petit détail insignifiant, une bagatelle. Mais moi, c’était la première fois que j’allais être en présence d’une personne aveugle, et cette pensée me terrifiait. Je n’ai pas eu le temps d’imaginer ce que c’était que de vivre dans le noir, de ne jamais voir les gens qu’on aime, ou la maison dans laquelle on vit, ou le ciel par une belle journée d’été, que déjà maman frappait à la porte.

— Entrez, dit une voix étouffée venant de la chambre.

Ma grand-mère était assise dans son fauteuil roulant. Le soleil frappait la fenêtre de plein fouet, et du seuil de la porte, je ne pouvais voir que la silhouette de mon aïeule. Elle fit pivoter son fauteuil d’un mouvement étonnamment rapide et s’approcha de nous.

— Tiens, tiens. De la grande visite…

— Comment vas-tu ? dit maman.

Je me tenais collé à maman, ma main soudée dans la sienne. Je m’attendais à ce que maman fasse la bise à sa mère, mais non…

Ma grand-mère avait dans les soixante-dix ans, était extraordinairement mince, vêtue d’une robe de chambre rose et d’un foulard jaune qui pendait autour de son cou décharné. Elle portait une bague à chaque doigt et des boucles d’oreilles dorées. À la vue de ces bijoux, je me disais qu’elle avait dû être jadis une grande dame.

— Comment je vais ? Mon état se détériore, ma fille. Le docteur veut m’amputer les deux jambes, mais il en est pas question. La maladie m’a volé mes yeux, mais elle va pas me prendre mes jambes en plus, je te jure. Mais ils vont me garder ici jusqu’à la fin.

La vieille femme souriait en parlant. Le fait qu’elle allait bientôt mourir ne semblait pas l’affecter.

— À cause de mes jambes malades, je peux pas aller dehors. Mais ça me dérange pas vraiment. Y a trop de monde sur les trottoirs, ça m’étourdit. Dire que j’aimais tant les foules quand j’étais jeune…

— C’est une belle chambre, dit maman. Petite, mais ensoleillée.

— On dirait que ça te surprend.

— Ben, disons que ma première impression, dans l’entrée… Pas tout à fait le Ritz…

Ma grand-mère renâcla :

— Je suis bien ici. J’ai la radio, les gens prennent soin de moi, le docteur passe de temps en temps. Une infirmière me fait mes injections. Et puis je suis une vieille femme, mais ici, parmi les autres croulants, je suis belle. Quoi demander de plus ?

— Je suis contente qu’on s’occupe si bien de toi.

— Et qui c’est ce monsieur avec toi ? dit ma grand-mère en tournant la tête vers moi. Jean Béliveau ? Le général de Gaulle ? Maurice Duplessis ?

Je serrai la main de maman un peu plus fort.

— Marcel, dis bonjour à ta grand-mère.

— Bonjour, grand-maman.

— Eh bien, t’es un grand garçon, ma parole.

Elle montra le lit.

— Assis-toi, Marie. Et toi, Marcel, dépose ton petit derrière sur ce pouf à côté de moi.

— Vas-y, m’ordonna maman.

Elle prit place sur le bord du lit et moi sur le pouf.

Les pantoufles à longs poils rouges et enjolivées de boucles dorées de ma grand-mère reposaient sur l’appui-pieds de son fauteuil roulant. Ses jambes étaient parsemées de bosses et de vilaines veines bleues.

— Et toi, ma fille, comment va ta grossesse ? demanda ma grand-mère, le menton tourné vers maman.

Maman se mit la main sur le ventre.

— Il bouge de plus en plus.

— C’est quoi, la date ?

— À la fin de l’été. Fin août…

— Le signe de la Vierge. Les vierges sont des gens bien compliqués. Ils sont modestes, timides et fiables, mais ils sont aussi pointilleux et portés à critiquer. Tu vas avoir des problèmes avec cet enfant-là.

Maman secoua la tête mais se retint de répondre quoi que ce soit.

— L’astrologie, Marcel, c’est important, continua ma grand-mère. Ça et la bonne aventure. J’étais moi-même une diseuse de bonne aventure, tu sais. En te regardant dans les yeux et en te posant une ou deux questions, je savais ce qui t’attendait dans la vie. Pas de boule de cristal, de tarot, de feuilles de thé, rien de ces sornettes… Tout ça, c’était avant que le diabète vienne me gâter la vue.

— L’astrologie, la bonne aventure, c’est rien que de la bouillie pour les chats, et tu le sais bien, dit maman à sa mère.

— Toi, Marie, t’as toujours été pleine de doutes. Comme Thomas dans les Évangiles…

— C’est qui, Thomas ?

— Laisse faire, Marcel. Je t’expliquerai une autre fois.

De la chambre voisine vint une espèce d’éructation animale.

— Mon Dieu, dit maman, c’était quoi ça ?

— Ça, c’était mon voisin, Gédéon. Il tousse comme ça tout le temps. Longtemps il a travaillé dans une mine d’amiante, à Thetford Mines, je pense. Des fois, quand il s’arrache la gorge de même, je voudrais pouvoir le conduire à l’hôpital. D’autres fois, je le tuerais tellement il me rend folle.

— Misère, dit maman.

— Changement de propos, où est ta fille ?

— Elle pouvait pas venir. Elle se sentait pas très bien et je l’ai laissée avec Colette.

— Tu t’imagines quand même pas que je vais gober ça. Je suis pas née de la dernière pluie, ma fille.

— O.K. Si tu veux le savoir, j’ai pensé amener Minou, et puis je me suis dit que c’était pas une bonne idée. Minou est trop jeune. De voir une vieille femme aveugle, dans un hospice, ça l’aurait traumatisée. Les dernières semaines ont été éprouvantes pour elle : l’incendie, le déménagement et tout le reste…

— T’as pas le droit de me priver de la présence de mes petits-enfants avant ma mort.

— Pourquoi tu radotes au sujet de ta mort comme ça ?

— Parce que c’est vrai. Il me reste pas grand temps à vivre.

— Arrête. Ça fait des années que tu dis que tu vas mourir bientôt. Change de disque…

— Sois pas désagréable, veux-tu ?

— Écoute, Marcel est ici, non ?

C’est à ce moment que ma grand-mère décida de s’occuper de moi.

— Viens me voir un peu ici, mon garçon.

— Marcel, approche-toi de ta grand-mère.

— D’abord, apporte-moi ma loupe. Elle est sur la commode, là, près de la radio…

J’ai pris la loupe. Elle était lourde, avait un long manche, comme celle de Sherlock Holmes à la télé.

Ma grand-mère leva la loupe et se mit à bouger la tête.

— Je peux distinguer certaines choses avec ça.

Ses yeux, sillonnés de petites veines rouges, étaient humides, presque gluants. Elle m’examina avec insistance.

— Il te ressemble pas, dit-elle à maman.

— Il a les traits de son père.

— Oui, ton mari… Beau comme démon et un corps d’Adonis, mais si tu lui grattes un peu le crâne, tu découvres le cerveau d’un écureuil. J’espère que ton fils a un peu plus de matière grise.

Matière grise ? Je me demandais de quoi il s’agissait.

— Maman, ça suffit. Je te jure que si t’arrêtes pas tout de suite, moi et Marcel on s’en va.

Encore une fois, ma grand-mère mit la loupe devant ses yeux, ce qui les faisait paraître gigantesques. C’était à la fois drôle et effrayant.

— Qu’est-ce que vous pouvez voir, grand-maman ? osai-je demander.

— Bien, il y a de grosses taches noires partout. Faut que j’essaie de percevoir ce qu’il y a entre ces taches.

— Est-ce que vos yeux vous font mal ?

— Pas vraiment. Le problème, c’est que je les sens enflés, surtout le matin. C’est comme s’ils voulaient sortir de leurs orbites. Et, des fois, ils laissent couler une sorte de liquide, on dirait du pus…

— Arrête ça, maman. Tu vois pas que tu troubles Marcel avec tes détails dégueux ?

— Bon, d’accord… Grand-mère me toucha la poitrine avec son index crochu. Aimes-tu les histoires, Marcel ? Laisse-moi te raconter une histoire au sujet d’une personne aveugle. C’est arrivé il y a très longtemps.

— Dans le temps de la caverne d’Ali Baba ? lui ai-je demandé.

Ma grand-mère fit oui de la tête et dit :

— Peut-être, ça se peut…

— Marcel, laisse ta grand-mère raconter son histoire.

— Il y a très longtemps, donc, dans un royaume très, très loin d’ici, il y avait un diseur de bonne aventure aveugle. Même si l’homme était venu au monde aveugle, il pouvait voir ce qui allait arriver dans le futur. Une fois, il a prédit que le curé du village allait bientôt avoir un accident, et deux semaines plus tard, le bon curé — qui avait bu un peu trop de vin de messe — est tombé de son buggy et CRAC ! il s’est cassé le cou. Une autre fois, le diseur de bonne aventure a prédit qu’il y aurait une inondation et, la semaine suivante, il a plu au point où les gens s’attendaient à ce que Noé revienne pour construire une autre arche.

« Suite à ça, la réputation de l’aveugle était si grande que même le roi en a entendu parler. Mais le roi ne croyait pas à ces racontars. Pour lui, l’aveugle n’était rien qu’un charlatan. Sais-tu c’est quoi un charlatan ?

Maman répondit pour moi :

— C’est quelqu’un qui prétend être une personne qu’il est pas en réalité. Comme ça, il peut exploiter les simples d’esprit.

— Bravo, ma petite fille ! dit grand-mère, du sarcasme plein la voix.

Maman poussa un soupir d’impatience.

— Continuez, grand-maman, dis-je.

— Un jour, le roi a décidé de faire venir l’aveugle à sa cour pour tester sa science. Le roi pensait qu’il allait s’amuser tout en donnant une bonne leçon au diseur de bonne aventure. Le roi a fait mettre un rat aux pieds de l’aveugle et il lui a demandé : « Qu’est-ce qu’il y a sur le plancher ? » Tout de suite, l’aveugle a répondu : « Il y a des rats sur le plancher, Votre Majesté. » Le roi était un peu surpris. « Des rats ? Combien il y en a ? Peux-tu me le dire ? » « Il y en a trois, Votre Majesté. » Le roi a éclaté de rire et il a dit : « Ha ! Je le savais ! Tu es un charlatan. Il y a qu’un rat ici et tu dis qu’il y en a trois. Maintenant, nous savons que tu n’es qu’un aveugle qui trompe les gens. Tu es une menace pour mon peuple et je te condamne à être décapité demain à l’aube. »

Je sursautai.

— Et qu’est-ce qui est arrivé ?

— L’aveugle, lui, il insistait qu’il avait raison. « Votre Majesté, je suis certain qu’il y a trois rats devant moi », qu’il disait, l’aveugle. Mais le roi riait encore plus et il a dit à ses gardes : « Chassez cet homme de mon palais ! »

Tout en racontant son histoire, ma grand-mère faisait tourner ses yeux malades et secouait la tête, ce qui rendait le récit encore plus dramatique.

— Mais, poursuivit-elle, certains hommes de l’entourage du roi étaient intrigués et ils ont décidé d’examiner le rat de plus près. À l’aide d’un couteau, l’un d’eux a ouvert le ventre du rat, et devine ce qu’ils ont découvert ? Le rat était une rate et elle était enceinte, et dans son ventre il y avait deux bébés rats.

— Ça veut dire que l’aveugle avait bien deviné, ai-je conclu.

— Tu as absolument raison, Marcel ! T’es un garçon intelligent…

— Qu’est-ce qui est arrivé après ?

Après, les hommes du roi sont revenus en courant pour lui annoncer la nouvelle. En entendant cela, le roi a été si impressionné que non seulement il a fait libérer l’aveugle mais, en plus, il l’a nommé premier ministre.

— C’était une belle histoire, grand-maman.

— Je suis pas convaincue, moi, dit maman. La partie où on coupe le ventre du rat m’a donné mal au cœur.

Ma grand-mère fit comme si elle n’avait rien entendu.

Maman récupéra son paquet de Craven A dans le fond de son sac à main, alluma une cigarette.

— On dit que fumer la cigarette est mauvais pour une femme enceinte, tu sais, dit ma grand-mère.

— Fumer, ça me calme les nerfs. Je ne vois pas comment ça peut être mauvais pour moi.

Ma grand-mère me remit la loupe et elle dit à maman :

— Merci de m’avoir appelée hier. Ça me fait plaisir d’être avec toi au moins une fois avant de mourir.

— J’aimerais que t’arrêtes de dire des choses de même, maman. T’es morbide.

Ma grand-mère sourit : « C’est pas mon intention… Je suis juste contente que tu sois ici pour qu’on puisse parler après tout ce temps. »

Maman se tourna de mon côté : « Marcel, pourquoi tu vas pas jouer avec tes soldats de plastique, là, près de la fenêtre ? »

Je lui obéis, me mettant à genoux par terre et étalant mes soldats sur le tapis beige.

— Et puis, dit ma grand-mère, c’est comment, vivre à Outremont ?

— Tu devrais voir la maison de Colette…

— C’est bien que tu sois installée là, après l’incendie et tout le reste. Mais le beau Philippe, à mon avis, c’est une vraie vipère.

— Pourquoi tu dis ça ?

— J’ai mes raisons.

— Pourquoi tu fais la mystérieuse ?

— J’ai mes raisons.

— Jésus-Marie, on est supposées avoir une conversation franche et ouverte, toi et moi, mais avec cette attitude… Maman explora des yeux la chambre pour trouver un cendrier, mais sans succès. Elle fit tomber la cendre de sa cigarette dans la paume de sa main et enchaîna :

— Ce que je peux te dire, en tout cas, c’est que Philippe a été très généreux avec nous…

— La vie est belle, donc ?

Maman, plutôt que de répondre, y alla d’un froncement de sourcils.

— Puisqu’on se parle pour une fois, dit-elle, il y a une chose que je veux que tu me dises. C’est un poids que je traîne depuis longtemps.

— Je t’écoute.

— Après que t’as mis papa à la porte, j’ai dit à tous ceux qui me le demandaient que mon père était mort, parce que je voulais pas admettre que mes parents étaient séparés. Mais tout le monde savait que c’était pas vrai. J’ai souffert pas pour rire de ça à l’école, tu sais. Les enfants me traitaient comme si j’avais la peste.

— Je suis désolée d’entendre ça.

— Non, tu l’es pas.

— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

— Pourquoi t’as fait ça ?

— Fait quoi ?

— Pourquoi t’as mis papa à la porte ?

— Marie, tu te rappelles donc de rien ? Ton père, c’était le pire des salauds. La journée que je m’en suis débarrassée, le cher homme a levé la main sur moi une fois de trop. Tu sais ce que j’ai fait ? Je lui ai lancé une poêle de fonte en plein visage. Puis, je l’ai pris par la gorge et je l’ai poussé en bas des marches. Il s’est frappé le dos et la tête en déboulant jusqu’au palier en bas. Il s’est ramassé avec une bonne grosse poque sur le front et les reins en compote, mais il méritait encore plus que ça. Et le lendemain, il a voulu revenir, ton merdeux de père, mais je lui ai pas ouvert la porte. C’était fini entre nous…

— Qu’est-ce qui s’est passé après ? Comment ça se fait que je l’ai jamais revu ?

— C’est à lui qu’il aurait fallu demander pourquoi il a jamais essayé de te voir. Ce que je sais, c’est qu’il a continué à travailler — si on peut dire travailler — dans ce bar de danseuses du boulevard Saint-Laurent. Sa job, c’était de s’occuper des filles. Il allait les chercher à la gare ou au terminus d’autobus. Certaines avaient des enfants, et ton père devait les surveiller dans les coulisses pendant que les poupounes faisaient leur show — il leur donnait à manger, de la limonade, de la crème glacée. Et après la fermeture du bar, il devait conduire les filles et les enfants à leur motel. Un minable, je te dis… Et c’est pas de ma faute s’il est mort quatre ans plus tard. Mais laisse-moi te dire une chose : quand j’ai su que le cancer lui rongeait le cerveau, je me suis dit : bon débarras.

— Pourquoi tu l’as marié s’il était épouvantable à ce point-là ?

— Pourquoi je l’ai marié ? Quelle question… Je sais pas. Il était beau, j’étais jeune et stupide. Et puis je suis devenue enceinte par ses bons soins, fait qu’on s’est mariés obligés. Mais, je pourrais te poser la même question, Marie. Pourquoi t’as marié Paul ?

— Tu veux le savoir ? Surtout parce que je voulais changer de nom. Je voulais me débarrasser de mon nom de famille une bonne fois pour toutes, pour tout effacer.

Ma grand-mère émit un son qui se situait entre un grognement et un toussotement. « C’est une raison qui en vaut d’autres », dit-elle.

Il y avait une tasse vide sur la table de nuit ; maman y jeta son mégot. Le lourd silence qui suivit s’éternisa.

— J’aurais voulu que tu m’appelles après la mort de Florida, dit maman finalement. Me semble que c’était la chose à faire, tu trouves pas ?

— Je t’ai pas appelée parce que je me disais que tu voudrais pas me parler. Surtout quand j’ai appris qu’il y aurait pas de funérailles. Maudite Église catholique et ses bêtises au sujet du suicide qui est un péché mortel et tout le reste… Je me suis dit que tu voudrais vivre le deuil de Florida sans avoir à te frotter à moi. C’est ce que je croyais…

— Tout a toujours été en fonction de ce que tu croyais. C’est pour ça qu’on a jamais pu s’entendre, dit maman.

— Si tu le dis…

D’où je me trouvais je pouvais tout entendre dans la chambre. Maman était tellement stressée par la conversation qu’elle semblait avoir totalement oublié ma présence. À quelques pas de moi il y avait là ces deux femmes qui se regardaient en chiens de faïence. Il me vint à l’esprit que c’était là une constante dans ma famille et que j’étais venu au monde au sein d’une famille de cinglés. Moi qui, pourtant, n’avais rien fait à personne…

— Tu savais qu’elle avait déjà essayé de se tuer, pas vrai ? dit ma grand-mère. Trois ans auparavant.

— Oui…

— Florida… J’étais certaine qu’elle se suiciderait un jour.

— C’est terrible ce que tu dis là.

— C’est pourtant la vérité vraie.

— Pourquoi t’as rien fait pour l’empêcher d’abord ?

— Bien, comment j’aurais pu savoir quand exactement elle allait passer à l’acte ?

— Me semblait que t’étais une diseuse de bonne aventure !

— Ce que tu peux être blessante… Ce que je dis, c’est que je croyais que les choses finiraient mal pour ta sœur. Elle menait une vie secrète, et les gens qui mènent une vie secrète sont souvent vulnérables.

— Qu’est-ce que tu veux dire : elle menait une vie secrète ?

— Elle a fini par regretter plusieurs choses qu’elle a faites. Et les gens comme elle, quand un désastre les frappe, tout s’écroule.

— Quel désastre ? Pourquoi tu parles en paraboles ? Maman s’épongea le front du revers de la main. Tu sais, j’ai jamais eu une conversation aussi frustrante.

— Je suis désolée.

— Deux excuses au cours de la même journée, c’est un record !

— Arrêtons de nous quereller, veux-tu ? On a eu assez de disputes dans le passé… Viens près de moi, Marie. Laisse-moi toucher ton ventre, que je détermine si c’est un garçon ou une fille que tu portes.

Maman était figée, le visage renfrogné.

— Allez, lui dit ma grand-mère, je te dis que je peux prédire le sexe de ton enfant. Je ne me suis jamais trompée.

— Je veux pas que tu me touches.

— Pourquoi pas ?

— À cause de ce que tu avais l’habitude de faire.

— Il y a une éternité de ça…

— Ça fait rien. Tes mains sont encore couvertes de sang.

— Là, tu fais l’ignorante.

— C’était une autre raison pourquoi je voulais changer mon nom. Ce que tu faisais.

Quelqu’un frappa à la porte, ce qui nous fit tous sursauter.

Sans attendre la permission d’entrer, un vieillard se montra.

— Allô, Gédéon, dit ma grand-mère d’une voix neutre.

Gédéon avait la face bouffie et ses yeux proéminents faisaient penser à ceux d’un lézard. Son nez, un amas de chair rouge et veinée. Il faisait peur à voir.

— Comment t’as su que c’était moi ? dit-il à ma grand-mère. T’es pas supposée être aveugle ?

— C’est ton odeur qui t’a trahi, mon cher. Ton parfum : Mauvais Gin N° 5.

Le rire de Gédéon se termina par une toux à vous glacer le sang.

— C’est ce que j’aime de toi, ton sens de l’humour, parvint-il à dire quand sa toux se calma finalement.

— Bon, mais là, lui dit ma grand-mère, comme tu peux voir, je suis occupée…

— Tu pourrais au moins me présenter, dit le vieil homme.

Ma grand-mère s’y plia de mauvaise grâce.

— Le garçon, là, c’est Marcel, mon petit-fils. Et ça, c’est ma fille Marie.

— Oh, dit Gédéon, c’est toi, Marie. La Marie…

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda maman.

— Ta mère m’a parlé de toi. Elle est très fière de toi.

En entendant cela, maman eut un air sceptique.

— Non, non, dit Gédéon, c’est vrai. Ta mère m’a dit que tu es la seule de ses filles qui sait se tenir debout devant elle.

— T’as pas besoin de répéter tout ce que je dis, lui reprocha ma grand-mère.

— Mais qu’est-ce qui se passe ici aujourd’hui ? dit Gédéon. Une réunion de famille, on dirait. J’espère que je dérange pas.

— Pas du tout, dit ma grand-mère. Pas plus qu’un cheveu sur la soupe.

Gédéon sourit, puis s’adressa à ma grand-mère :

— Lui as-tu dit, à Marie ?

— Me dire quoi ? demanda maman.

— Rien, intervint ma grand-mère. Gédéon, mêle-toi de tes affaires.

L’homme gratta son horrible nez et dit : « Bon, je veux pas abuser de votre hospitalité… Salut bien, tout le monde ! »

Gédéon sifflota en quittant la chambre mais la mélodie se transforma en une lugubre toux.

Après le départ du vieillard, maman demanda :

— Mais qu’est-ce qu’il racontait ? C’est quoi, ce que tu devais me dire ?

— Rien, dit ma grand-mère. Gédéon radote. L’alcool lui détraque le cerveau.

Puis, s’adressant à moi : « Donne-moi ma sacoche qui est là, près de la commode. »

Elle fouilla dans son sac, dans ce qui semblait être un fouillis.

— Tiens, tu t’achèteras des bonbons ou ce que tu veux.

Ma grand-mère mit quatre pièces de vingt-cinq cents dans ma main. J’étais abasourdi — jamais je n’avais eu une telle somme. Même tante Florida ne m’avait jamais donné autant.

— Dis merci, Marcel.

— Merci, grand-maman.

Ma grand-mère émit un marmonnement, appuya son menton contre sa poitrine, et cessa de bouger.

Je lui touchai l’avant-bras : « Grand-maman ? »

Maman se leva.

— On s’en va.

— Mais qu’est-ce qu’elle a ?

— Elle s’est endormie. Les vieux sont comme ça. Ta grand-mère est malade. Elle se fatigue vite. Il faut partir maintenant.

Je me dirigeais vers la porte quand maman me dit : « Laisse les sous qu’elle t’a donnés sur la commode. »

Avant que j’aie le temps de protester, elle ajouta : « Je vais te donner deux dollars quand on va être à la maison. »

Je ne comprenais pas son raisonnement, mais deux dollars, c’était une fortune.

— Ta grand-mère a besoin de son argent, dit maman.

Elle jeta un dernier coup d’œil à sa mère et dit :

— Sortons d’ici.

— Attends ! Mes jouets.

Je courus au pied de la fenêtre pour ramasser mes soldats en plastique.

Dans le corridor, maman marchait rapidement et me tirait par la main quand je n’arrivais pas à suivre. Pour une femme enceinte elle était loin de traîner la patte.

Plus pour elle-même que pour moi, elle dit : « Chaque fois que je la vois, elle me met toute à l’envers. Toucher mon ventre… Non mais, jamais de la vie ! »

Nous avons descendu les cinq étages pour aboutir dans le hall d’entrée de l’hospice. Le groupe de vieux, assoupis dans leurs fauteuils roulants et leurs berçantes, n’avait pas bougé depuis plus d’une heure.

M’imaginant ma grand-mère laissée à elle-même dans sa chambre là-haut, je dis : « Pourquoi il faut que grand-maman vive ici ? Elle pourrait venir avec nous à Outremont. Elle pourrait dormir avec moi dans ma chambre. Il y a assez de place pour mettre son lit. »

Maman sourit et me caressa la tête sans prononcer une parole, et j’ai bien compris que la discussion finissait là.

En attendant l’autobus, maman me dit :

— Je veux pas que papa sache qu’on est venus ici aujourd’hui tous les deux. Il serait pas content.

— Pourquoi ?

Maman hésita :

— C’est compliqué, Marcel, et t’as pas besoin de tout savoir ce qui se passe entre les adultes. Disons seulement que c’est un secret entre toi et moi, O.K. ?

Les adultes et leurs secrets…