Une vie agréable
Dans les mois suivant son incarcération, j’ai prié pour mon père le soir avant d’aller au lit, les mains jointes et pressées contre mon menton, ainsi que maman me l’avait appris. Mais bientôt mon esprit se mettait à vagabonder et je rêvassais au nouveau Tintin que mon oncle Derby m’avait acheté ou aux cartes de hockey que j’avais gagnées l’après-midi dans la cour d’école ou encore à la vieille dame au manteau élimé que j’avais aperçue à l’arrêt d’autobus, celle avec les deux sacs de Steinberg bourrés de vêtements à ses pieds, les cheveux en broussaille, et la peau vilaine. On aurait dit une sorcière. Je me sentais coupable de laisser tomber mon père en ne priant pas assez fort pour lui, mais je finissais tout de même par m’endormir.
Je pense à cela alors que je m’apprête à quitter la maison.
J’embrasse Justine et elle me dit :
— Ça va, Marcel ?
— J’ai la tête qui tourne, j’ai l’estomac noué, mes mains sont moites, mes genoux tremblotent et j’ai le cœur qui danse la claquette, mais sinon tout va très bien Madame la Marquise…
Justine rigole et ajuste ma cravate.
— Une vraie carte de mode, dit-elle. Pourquoi tu t’es mis tout beau, au fait ?
Je ne sais trop. Il est vrai que j’aurais pu tout simplement enfiler un sweatshirt et une paire de jeans, mais lorsque j’ai décidé de m’habiller, ce matin, j’ai mis la main sur mon costume de laine bleu, comme si j’avais rendez-vous avec un gros bonnet de Téléfilm Canada. De plus, je me suis rasé pour la première fois en quatre jours.
— Donne-moi tes lunettes. Les verres sont crottés.
Elle me fait le coup à tout bout de champ, Justine, me demander de lui refiler mes lunettes pour qu’elle puisse les nettoyer. Là, c’est avec la bordure de sa jupe verte qu’elle effectue le boulot.
— Tiens, dit-elle une fois le résultat jugé satisfaisant. Maintenant tu pourras voir ton père quand il va sortir de prison.
Je lui fais un sourire un peu forcé.
— T’as l’air mort de fatigue, ajoute-t-elle.
— Je suis une carte de mode ou j’ai l’air mort de fatigue ? que je lui demande en riant.
Justine me serre dans ses bras et je hume son shampooing, cette odeur de lavande qui m’est tant familière, et je lui caresse les cheveux et la nuque, tout en me disant qu’aujourd’hui risque d’être une de ces journées où tout va chavirer, durant laquelle le cours même de mon existence sera peut-être bouleversé. À cette pensée, un vent de panique souffle autour de moi, et je suis certain que Justine peut sentir le battement de mon cœur contre sa poitrine.
— Qu’est-ce que tu vas faire de lui ? me demande-t-elle subitement.
Je suis perplexe, je reste bouche bée, parce que je ne sais toujours pas. Je ne suis pas encore arrivé à concevoir le moment où je vais retrouver mon père aux portes de sa prison.
— Tu vas pas l’emmener ici, hein, Marcel ?
— Je sais pas ce que je vais faire de lui. Où est-ce qu’il est supposé aller ? Il a personne dans la vie et je pense pas qu’il a une place où rester. Il pourrit en prison depuis toujours…
— Je comprends tout ça, Marcel. Mais tu sais pourquoi il peut pas venir ici, non ?
— Oui, je sais.
Je me doute bien à quoi Justine pense. Elle se dit que notre vie est agréable et que si mon père s’immisce dans notre quotidien, il va sûrement tout saccager. Et elle n’a pas tort, Justine. Mon père a la réputation d’être maître dans l’art de saboter sa propre existence, laissant derrière lui un tas de victimes, surtout les membres de sa famille.
Reste qu’il est impossible d’ignorer le fait qu’il s’agit de mon propre père, je ne peux rien y faire, et que je ne peux quand même pas l’abandonner au coin d’une rue au milieu de la ville ou le déposer à l’entrée de l’Accueil Bonneau. Vas-y, mon vieux, démerde-toi.
— Je t’avoue que je suis un peu surprise que lui et toi n’ayez pas parlé de ça l’autre jour au téléphone, me dit Justine.
— Bien, j’étais un peu beaucoup sous le choc quand il m’a annoncé qu’il sortait de prison. Ça m’a déboussolé pas rien qu’un peu.
Mon père m’a donné un coup de fil il y a quelques jours pour m’informer qu’on le libérait, et j’ai accepté d’aller le chercher.
— J’ai juste besoin d’un lift jusqu’à Montréal, m’a-t-il dit au téléphone. Et pis la ride va nous donner la chance de jaser un peu. De se retrouver…
De se retrouver, après quarante ans, oui… me suis-je dit.
— Je me demande si je devrais pas emmener Francis avec moi, pour qu’il puisse rencontrer son grand-père.
— T’es pas sérieux, Marcel ! Je veux pas que Francis connaisse de près ou de loin l’ambiance d’une prison. Les murs, les barbelés, les tours, les gardiens : c’est hors de question. Francis est trop jeune. Souviens-toi de ta peur quand ta mère t’a forcé à l’accompagner à Bordeaux…
— Oui… N’empêche que c’est son grand-père…
— Quand ton père a commis ce meurtre, il a perdu ses privilèges de grand-père. Il n’existe plus. Désolée si je suis vache, mais j’ai le devoir de protéger mes enfants. Et aussi notre mariage… Ton père a toujours semé le désastre autour de lui. C’est toi-même qui l’as toujours répété. Tout ce que je te dis, Marcel, c’est pour notre bien à tous.
Je fais un signe d’approbation.
— Écoute, Marcel, poursuit Justine d’une voix plus douce, va chercher ton père et parlez, lavez votre linge sale, faites ce que vous avez à faire aujourd’hui. Mais après, c’est fini, et les choses reviennent à la normale. On a trop à perdre pour que tu te laisses prendre dans les filets de ton père. Il est toxique, cet homme-là, et je veux pas que les enfants y soient exposés.
J’essaie de lui sourire et me dirige vers la sortie.
— Bye, les enfants, que je crie. Papa s’en va au travail.
Francis et Isabelle sont dans la salle de télé au deuxième, pas d’école aujourd’hui à cause du mauvais temps, youppilaye !
Sur le seuil de la porte je dis à Justine : « Tu sais, t’as raison. Mon père a pas d’affaire ici… »
Justine effleure ma joue droite du doigt.
— Merci, dit-elle, simplement.
— Bon. J’y vais…
Il a plu hier, plu toute la journée, et ce matin il fait — 5° C. En quelques heures nous sommes passés de la pluie battante à une température de —5. Alors j’imagine un peu l’allure pittoresque qu’aura Montréal ce matin : verglas, grisaille, neige sale. Le bordel général. Ce matin à la radio on a annoncé que les écoles de la région étaient fermées à cause des mauvaises conditions routières et que l’heure de pointe avait été un cauchemar.
— T’es certain que tu veux t’aventurer sur les routes ? me demanda alors Justine. Ça risque d’être dangereux.
— J’ai pas vraiment le choix. Je peux quand même pas appeler mon père pour lui dire de prendre un taxi…
Il avait déjà un casier judiciaire, mon père : tapage nocturne, coups et blessures, vol qualifié. Tout ça quand il était adolescent, avant et après l’école de réforme. Et durant le procès, l’avocat de la Couronne a plaidé que l’attaque de mon père était un acte de vengeance prémédité. Si bien qu’une fois trouvé coupable, mon père en a pris pour trente ans, sans possibilité de libération conditionnelle. Et en prison, il a poignardé un autre détenu au cou et a envoyé à l’hôpital le gardien qui est intervenu. Mon père a toujours juré que c’était l’autre type qui lui était tombé dessus et qu’il n’avait pas eu l’intention de blesser le gardien. Oui, bon… Tout ce que je sais, moi, c’est qu’il n’est pas facile d’accorder le bénéfice du doute à mon paternel. Quoi qu’il en soit, la rixe lui a valu une augmentation de sa peine de dix ans.
J’en étais venu à croire qu’il n’allait jamais sortir de sa prison, mais voilà qu’aujourd’hui, comme ça, on le libère…