Parc Belmont
Je sais que pour mon père, la direction que nous prenons conduit loin de la prison, loin de l’enfer carcéral. Le chemin de la liberté. En ce qui me concerne, par contre, cette même route mène tout ailleurs. Mon père est là, à mes côtés, et sa présence altère ma notion de la normalité, et il me semble que je me dirige vers un territoire inconnu, en route pour une vie nouvelle, une vie remplie d’événements imprévisibles. Et cela me fait peur. Une peur irrationnelle, j’en suis bien conscient, une peur qui me fait penser à celle que j’ai vécue à huit ans quand mon père venait d’être envoyé en prison et que rien n’avait plus ni queue ni tête.
Mon père se redresse sur son siège et ouvre les yeux. Il sourit.
— Cet été-là, dit-il, on a quand même eu de bons moments, non ? Tu te souviens du parc Belmont ?
Oui, le parc Belmont…
Je me souviens que du centre-ville, nous avions pris l’autobus jusqu’à Cartierville, au nord de l’île de Montréal, où se trouvait le parc d’attractions. L’autobus était tout neuf, les sièges en cuirette, agréables au toucher. Je pris place aux côtés de mon père, tandis que maman et Minou occupaient le siège devant nous. Mon père avait passé son bras par-dessus le dossier du siège et, mine de rien, je m’y appuyai la tête. Maman et Minou ont chanté pendant presque tout le trajet : Le bon roi Dagobert, J’ai du bon tabac et Sur le pont d’Avignon. Des passagers montaient et descendaient à chaque arrêt, autant de nouveaux visages à scruter.
Le chauffeur soudain cria : « Cartierville, parc Belmont ! »
Sitôt la porte du bus ouverte, je me suis précipité vers l’entrée du parc. Mes parents et Minou tentaient de me suivre :
— Attends, Marcel ! Attends-nous !
— Une piasse et trente-cinq, dit la dame au guichet.
Mon père paya sans sourciller.
Dans un enclos, près de l’entrée du parc, des faisans, des paons et d’autres oiseaux exotiques exhibaient leur plumage multicolore.
Je tirai mon père par la main. Il y avait tant de manèges que je n’arrivais pas à faire mon choix : la Grande roue, la Souris folle, le Rapido, le Tourbillon et, bien sûr, les montagnes russes.
Maman ne voulait monter dans aucun de ces manèges.
— Les mouvements brusques sont dangereux pour une femme enceinte.
— Moi, je pense qu’elle est poule mouillée, ta mère, conclut mon père en me glissant un clin d’œil.
— Ben, pas moi, lui ai-je dit.
— Moi non plus, renchérit mon père.
— Bon, dit Maman, pendant que vous deux, les courageux, vous allez vous amuser dans le secteur des grands, moi et Minou on va se contenter des manèges pour les petits…
J’ai adoré les autos tamponneuses, et les montagnes russes encore plus. La Maison Hantée, toute croche et sombre, recelait des surprises terrifiantes, et les rires de la Grosse Femme me donnaient à la fois des frissons et l’envie de rire avec elle. Puis, mon père et moi avons couru vers le Rotor.
Alors que nous attendions notre tour, je voyais les braves utilisateurs de l’engin soudés au mur du manège qui tournait à une vitesse folle. Deux adolescents étaient parvenus, sans tomber, à se placer la tête en bas. Comment cela était-il possible ? Les garçons riaient mais, à cause du tintamarre infernal produit par l’appareil, je ne pouvais pas les entendre.
— Papa, je suis plus trop certain d’avoir le goût de l’essayer, celui-là, ai-je dit.
— Quoi ? Es-tu en train de me dire que t’as peur, fiston ?
— Ben, ç’a a l’air épeurant.
— C’est pour ça que c’est le fun. Sois pas femmelette.
Comme mon père passait ces remarques, le Rotor s’arrêta et les deux garçons sortirent, les jambes tremblantes. Ils avaient eu le temps de se remettre debout avant l’arrêt du manège. Ils riaient encore de leur prouesse.
La file d’attente avança et mon père et moi sommes entrés à l’intérieur de cette sorte d’énorme baril qu’était le Rotor. Nous avons pris place le dos appuyé à la paroi, avec les autres téméraires.
Mon père était l’unique adulte.
— T’es prêt ? me demanda-t-il.
— Tiens-moi la main, s’il te plaît… lui ai-je demandé.
— Appuie ton dos contre le mur et mets les bras chaque côté de ton corps. Tu vas aimer ça, prends-en ma parole.
Le Rotor commença son mouvement giratoire, d’abord lentement, puis, en augmentant de vitesse de seconde en seconde. J’étais écrasé contre le mur, comme si une main géante m’y poussait, jusqu’à ce que j’aie la sensation d’être broyé. Et puis, soudain, le plancher sous mes pieds disparut. J’allais tomber et me faire écrabouiller avec tous les autres casse-cou, incluant mon père. Je criai plus fort que je ne l’avais fait de toute ma vie. Puis, je réalisai que la force centrifuge me plaquait sur place. J’ai essayé de tourner la tête vers la droite pour voir si mon père était toujours là, mais la main invisible rendait tout mouvement difficile. Je suis tout de même arrivé à me tordre le cou suffisamment pour apercevoir mon père. Il affichait un sourire que je ne lui avais jamais vu. Puis je constatai qu’il essayait de se décoller du mur, qu’il poussait de toutes ses forces avec les coudes, et je me mis à pleurer. Voyant cela, mon père est redevenu sérieux et a réussi à se rapprocher de moi.
Quand le plancher est revenu sous nos pieds, une cloche annonça la fin de mon calvaire et la vitesse du manège a diminué graduellement, en même temps que la main géante relâchait sa pression. Enfin, le Rotor s’est arrêté et je suis tombé à genoux. Mon père m’a aidé à descendre les marches. Je l’ai agrippé et j’ai pleuré de plus belle.
— O.K., Marcel, dit-il. Y a plus de danger, là.
J’ai cru qu’il allait se fâcher à cause de mes larmes, mais non.
Maman et Minou firent leur apparition.
— Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui t’arrive, Marcel ?
— Il est un peu secoué, dit mon père. Rien de grave.
Il me serra dans ses bras encore un peu et dit :
— Ça va, Marcel. Arrête de pleurer. Venez, je pense qu’il est temps de s’acheter de la barbe à papa.
— Oui ! Oui ! s’exclama Minou.
Nous nous sommes dirigés vers le comptoir où l’on vendait de la barbe à papa. Mon père lançait des blagues à la volée et fit même un pas de danse ou deux avec maman.
En un rien de temps, j’étais de nouveau en pleine forme.
— Tu vois, me dit mon père, y a rien qu’une barbe à papa et un Pepsi peuvent pas guérir. On retourne dans les montagnes russes ?