COMME UN INTRUS

Scène : La gare Windsor
INT. LE BUREAU DE «
 Chinois » MALIVERNE — JOUR

Derrière son bureau, « Chinois » Maliverne retire ses lunettes pour vérifier s’il devrait les nettoyer. Il regarde furtivement Paul qui entre dans le bureau.

Sur un signe de « Chinois », Paul s’assoit. Le mastodonte replace ses lunettes sur son nez.

« CHINOIS »

Bon. Mario me dit que tu aimerais bien faire un peu de fric on ze side ?

PAUL

Oui, Monsieur Maliverne.

« CHINOIS »

D’après Mario, tu fais bien ton travail.

PAUL

Mario et moi on est une bonne équipe, je pense.

« Chinois » approuve d’un signe de tête.

« CHINOIS »

Mais surtout, Mario dit qu’on peut te faire confiance. Et j’ai quelque chose pour toi. Une mission. Rien de difficile, mais important.

Il dépose un sac de papier brun sur son bureau.

« CHINOIS »

Je veux que tu apportes ce colis à la gare Windsor. C’est de l’héroïne. De la bonne came blanche — pas de cette merde brune — bien emballée. Ce que tu vois là vaut quatre-vingt mille balles.

Il pousse le sac brun vers Paul.

Paul hésite, puis prend le sac, le soupèse.

« CHINOIS »

À la gare, tu vas le remettre à Gérard Laflamme.

PAUL

Gérard Laflamme…

« CHINOIS »

Le ministre de l’Éducation en personne. Le grand défenseur de la cause des Canadiens français, oui Monsieur ! Le bonhomme nous aide de temps en temps. Le ministre Laflamme, le pauvre, est héroïnomane. Nous, on s’efforce de combler ses besoins, et en retour il nous rend de petits services à l’occasion, lorsqu’il va à l’étranger. Personne ne met le nez dans ses bagages aux douanes. On ne fouille pas les bagages d’un ministre, tu comprends ?

Maliverne s’essuie les commissures des lèvres avec son mouchoir.

« CHINOIS »

Laflamme part cet après-midi pour assister à une conférence aux États-Unis. Ce que tu dois faire, c’est le rencontrer à deux heures dans les toilettes de la section des casiers pour les voyageurs, et lui refiler le sac en catimini. On lui a donné ton signalement. Il va te reconnaître. C’est tout ce que tu dois faire. Un collègue à nous va prendre l’héro à Détroit.

PAUL
(à voix basse)

Gérard Laflamme, tu parles… Qui aurait pu penser ça ?

« CHINOIS »

C’est pourquoi la transaction doit se faire dans les toilettes. C’est à peu près le seul coin où on peut lui donner la marchandise sans se faire remarquer. Habituellement, tout ça se fait dans un endroit moins achalandé, mais il s’agit d’une affaire de dernière minute. Une faveur pour un ami. Alors voilà, tu remets le sac à Monsieur le ministre, et tu décampes, ni vu ni connu. C’est un cent dollars vite fait pour toi, pas vrai ?

Paul tente vainement de sourire.

« Chinois » allume un des cubains qu’il a l’habitude de fumer, une monstruosité puante.

« CHINOIS »

Je veux que tu sois prudent, Paul. Ça devrait être de la tarte, mais les agents de la Gendarmerie royale essaient de s’infiltrer dans le racket des narcotiques. Faut être sur ses gardes.

Le téléphone sonne. Pour toute conversation, « Chinois » pousse quelques grognements. Il raccroche.

« CHINOIS »

Paul, j’ai besoin de quelqu’un de fiable pour ce genre de mission.

PAUL

Je vous laisserai pas tomber.

Paul se lève.

« CHINOIS »
(pointant le sol devant Paul)

Dernière chose. Lorsque tu seras à la gare, fais cirer tes souliers, veux-tu ? Tu ne peux pas travailler pour moi avec des souliers dans un tel état. Tes souliers, mon gars, ça dit tout de ta personnalité.

Paul regarde ses souliers, puis fixe « Chinois ».

On voit bien qu’il a envie d’envoyer promener son patron, mais il se retient.

Il quitte le bureau sans dire quoi que ce soit.

EXT. DEVANT LA GARE WINDSOR — JOUR

La portière du taxi s’ouvre, et voilà Paul qui apparaît.

PAUL
(voix off)

Je dois être complètement malade de me promener en plein centre-ville avec plus de deux livres d’héroïne sur moi. Si je me fais pincer, je suis bon pour au moins quinze ans en dedans…

Avec son imposante façade en grosses pierres, sa tour carrée et ses meurtrières, la gare Windsor a des airs de forteresse. Une puissance quasi palpable émane de l’édifice.

Paul s’engage dans la rue, le regard fixé sur les corniches pullulantes de pigeons, et il évite de justesse d’être frappé par un autobus, sauvé par le klaxon du chauffeur.

Le portique de la gare regorge de passagers et de porteurs chargés de valises et de colis de toutes sortes. Tout près de l’entrée principale, un jeune homme jongle avec trois balles. Le type est saoul ou bien il est malhabile ; reste que les balles ne cessent de tomber au sol et le soi-disant jongleur passe son temps à les récupérer. Paul lance une pièce de vingt-cinq cents dans la boîte de métal aux pieds du jongleur et se dirige vers les portes tournantes.

À droite de l’entrée principale, un indicateur fixé au mur informe des heures de départ et d’arrivée des trains :

 

Boston/New York/Miami

Toronto/Winnipeg/Vancouver

Toronto/Detroit/Chicago

Québec/Rivière-du-Loup

 

 

On entend à l’arrière-plan le son étouffé d’un train qui quitte la gare.

Un va-et-vient continuel de voyageurs anime les lieux.

De nombreux voyageurs sont aussi en attente ; certains lisent un journal, d’autres dorment, assis, le menton appuyé sur la poitrine ou la tête renversée, la bouche béante de ronflements.

Paul tâte le sac dans la poche intérieure de son veston.

Personne ne semble faire attention à lui.

PAUL
(voix off)

Quatre-vingt mille piasses. Avec autant de cash, je pourrais me pousser de Montréal pour toujours. Je pourrais aller en France. Ou, mieux que ça, quelque part où il fait toujours beau. Comme Miami. Passer toutes mes journées sur une plage de sable blanc, une bière à la main, un ciel tout bleu au-dessus de ma tête… Je pourrais prendre le train et vendre l’héro une fois rendu à Miami. Trouver un acheteur serait pas difficile…

Un porteur qui pousse un chariot plein de valises donne un coup de sifflet. Paul s’écarte de son chemin.

Il consulte sa montre : presque deux heures.

PAUL
(voix off)

C’était une idée stupide… Je peux quand même pas partir, de même, et abandonner Marie et les enfants…

Le coin des casiers se trouve à l’autre extrémité de la gare. Paul traverse la salle au plancher de marbre, passe devant un groupe de cireurs de souliers, le kiosque à journaux, le comptoir d’information, une salle d’attente, la billetterie, le monument dédié aux combattants de la Grande Guerre :

 

À la Mémoire des Combattants

de Verdun, Vimy,

La Somme, Ypres, La Marne.

 

Arrivé près des casiers, il déambule comme si de rien n’était, s’assurant que personne ne se cache derrière les colonnes en granite. Il se glisse dans les toilettes.

Gérard Laflamme est là, penché au-dessus d’un lavabo. Il jette un coup d’œil dans le miroir lorsque Paul fait son apparition.

Laflamme n’est pas grand, mais il a de bonnes épaules et un cou puissant.

Paul reconnaît l’homme grâce à sa célèbre tignasse rousse.

PAUL

Hé, Monsieur Laflamme ! Ça me fait plaisir de vous rencontrer.

La voix de Paul ricoche contre les murs de tuile de la salle de toilettes et fait sursauter Laflamme.

LAFLAMME
(aboyant)

Contente-toi de me donner la marchandise et disparais, sacrament ! Maliverne m’envoie pas d’amateurs, d’habitude…

Paul avale de travers et remet l’héroïne à monsieur le ministre de l’Éducation, qui l’engouffre dans son attaché et s’éclipse.

PAUL
(dans un murmure)

J’espère que tu vas te faire pincer à la frontière, enfant de chienne.

Paul sort des toilettes avec l’air inquiet de celui qui a l’impression qu’on l’observe.

PAUL
(voix off)

Il y a personne de louche autour, mais ça veut rien dire. N’importe qui pourrait m’espionner. La bonne sœur, là-bas, près de la cabine téléphonique, on sait pas, mais elle pourrait bien être une agente de la Gendarmerie royale…

Paul achète une copie du Montréal-Matin et il prend place sur la chaise d’un shoeshine boy. Il n’arrive pas à lire son journal, n’arrêtant pas de scruter les environs.

Juste avant de sortir de la gare, il fait brusquement volte-face.

Personne…

PAUL
(voix off)

That’s it, c’est la dernière fois que je m’embarque dans quelque chose de même. Je vais me taper une crise cardiaque si je fais ça encore…