COMME UN INTRUS
Scène
: Zombie
INT. LE CLUB TOULOUSE — SOIR
Le Club Toulouse, une boîte de nuit, est rempli à craquer et Florida est au centre de cet univers. Les musiciens l’accompagnent avec aisance, transportés qu’ils sont par sa voix chaude et puissante.
Florida est grande et mince. Ses traits sont
fi
ns et sa chevelure brune est dissimulée sous une perruque blonde. Sa robe pourpre, ornée de paillettes, brille sous les projecteurs de la scène.
Philippe est au bar. Un HOMME attifé d’un smoking se tient à ses côtés.
L’HOMME
La Billie Holiday Canadienne française… C’est comme ça qu’on l’appelle.
Philippe opine de la tête.
La chanson se termine et l’auditoire applaudit avec enthousiasme. Florida salue la foule et le rideau se ferme devant elle.
Le
MAÎTRE DE CÉRÉMONIE
bondit sur scène.
MAÎTRE DE CÉRÉMONIE
(beuglant dans le microphone)
Mesdames et messieurs, c’était la seule et unique Florida. Elle est pas croyable, vous trouvez pas
?
Ce qui provoque de nouveaux applaudissements.
Le MC continue sur sa lancée.
MAÎTRE DE CÉRÉMONIE
O.K.
! Avant de vous présenter notre prochaine vedette, laissez-moi vous parler d’une
fi
lle que je connais bien. Elle a travaillé dans un bordel pendant trois ans, et puis elle a fait une dépression nerveuse… quand elle s’est rendu compte que les autres
fi
lles étaient payées pour leurs services.
Le MC se plie en deux, et quelques rires fusent çà et là.
PHILIPPE
(
entre ses dents)
Ostie de cave…
Philippe vide son verre et se dirige vers le côté gauche de la scène.
Un des gorilles de la maison lui bloque l’accès. L’homme n’a
ff
iche aucune expression.
PHILIPPE
Je m’appelle Philippe Décarie. Florida — celle qui vient de chanter — est ma belle-s
œ
ur. Pourriez-vous lui dire que je suis ici
?
GORILLE
Une seconde.
Le gorille fait demi-tour et se dirige vers les coulisses.
Philippe se donne une contenance en sortant ses cigarettes de la poche de son veston.
Tandis qu’il attend, Philippe observe les lieux
: la scène, le bar, les nombreuses tables. Le plancher de danse est bondé, la plupart sont des gens d’âge mûr.
Bix Bélair et son Band jouent
My Dreams are Getting Better All the Time
de Les Brown, un vieux truc du temps de la guerre.
Le gorille est de retour.
GORILLE
(conservant sa face de bois)
C’est bon. Vous pouvez y aller. Loge numéro trois.
Philippe re
fi
le un billet de cinq dollars au gorille et prend la direction de l’arrière-scène.
INT. LA LOGE DE FLORIDA — SOIR
Florida reçoit Philippe avec un baiser sur chaque joue.
FLORIDA
Qu’est-ce que tu fais ici
?
La loge est remplie de vêtements, suspendus à des cintres ou empilés ici et là. Il y a un mannequin nu, sans tête, dans un coin de la pièce, et des tables à maquillage partout avec un miroir entouré d’ampoules électriques. D’autres
fi
lles partagent la loge
; elles sont à moitié nues, en train de se maquiller ou d’ajuster leur perruque. Elles ne font pas attention à la présence de Philippe.
Florida porte un peignoir à motifs écossais. Elle prend place à sa table de maquillage et pointe du doigt un paravent près du mur.
FLORIDA
Installe donc ça. On aura un peu plus d’intimité.
Philippe se plie de bonne grâce à la directive de sa belle-s
œ
ur.
Elle lui sourit par le biais du miroir.
FLORIDA
Tu veux boire quelque chose
?
PHILIPPE
Avec grand plaisir.
FLORIDA
Là, au bout de la table…
Parmi les
eye-liners
, les rouges à lèvres, les eaux de toilette, les mascaras, et les flacons de toutes formes se trouvent une bouteille de whisky et deux verres.
PHILIPPE
Magni
fi
co
!
FLORIDA
J’ai bien peur qu’on doive se passer de glaçons.
PHILIPPE
(en remplissant les verres)
À la guerre comme à la guerre.
Florida sourit.
FLORIDA
Santé
!
Les deux prennent une bonne rasade.
FLORIDA
Dis-moi ce que tu fais ici.
PHILIPPE
Je suis venu te voir. Voir ton spectacle… Tu sais à quel point j’aime la musique. Puis, je me suis dit qu’il fallait bien que je vienne te rendre une visite dans ta loge.
FLORIDA
Ma belle loge de vedette, oui…
Philippe reprend la bouteille.
PHILIPPE
Je peux…
?
FLORIDA
Faites comme chez vous, cher Monsieur.
Philippe verse à nouveau une bonne ration d’alcool dans les deux verres.
Florida enlève son mascara à l’aide d’un tampon démaquillant.
Philippe prend une gorgée de whisky.
PHILIPPE
Tu étais super ce soir. Comme toujours…
FLORIDA
Arrête, tu vas me faire rougir.
Avec un papier mouchoir, Florida s’attaque à son rouge à lèvres. Ses mains ont la grâce d’un oiseau.
PHILIPPE
La Billie Holiday Canadienne française.
FLORIDA
(s’esclaff
ant)
Arrête de dire des niaiseries
!
Elle s’essuie le visage avec une serviette. Le maquillage de scène est disparu.
PHILIPPE
J’aime l’odeur dans cette loge.
Florida renifle l’air, se plisse le nez.
FLORIDA
Qu’est-ce que ça sent
?
PHILIPPE
Un mélange de parfum et de poudre et… Je sais pas trop… Des odeurs de femme et j’aime ça.
FLORIDA
(soudain a
ff
ichant un air sérieux)
Colette, elle sait que t’es ici
?
PHILIPPE
Je lui ai dit que je sortais. Mais tu connais ta s
œ
ur, elle est pas du genre oiseau de nuit. Elle dit que c’est trop bruyant dans les cabarets et que la fumée de cigarette lui donne mal à la tête… C’est drôle à quel point toi et Colette pouvez être di
ff
érentes, pas juste physiquement…
Le haut du peignoir de Florida est entrouvert.
Philippe ne manque pas de s’en apercevoir.
Florida se met la main sur le cou et referme les pans du vêtement.
Philippe fait le type qui n’a rien remarqué et sort son paquet de cigarettes.
PHILIPPE
T’en veux une
?
FLORIDA
J’ai les miennes.
PHILIPPE
J’insiste.
Philippe se trouve directement derrière Florida. Le tiroir de la table à maquillage est ouvert.
PHILIPPE
Qu’est-ce que c’est que ça
?
FLORIDA
Ça se voit…
PHILIPPE
J’en prendrais bien. Avec toi…
Florida lance un regard interrogateur à Philippe.
FLORIDA
Je savais pas que tu…
PHILIPPE
Il y a plein de choses que les gens savent pas à mon sujet… Mais c’est bien comme ça. Je suis certain que tu me comprends.
Florida lui envoie un clin d’
œ
il et sort du tiroir le sac, un petit miroir rond et une lame de rasoir.
FLORIDA
Prépare-nous donc tout ça pendant que je refais mon maquillage.
Philippe se met à la tâche, puis il dépose devant Florida le miroir avec, dessus, deux belles lignes de poudre blanche. Il roule un billet de cinquante dollars et le tend à Florida.
Florida remarque la valeur du billet et y va d’un sourire narquois.
FLORIDA
Frimeur, va.
PHILIPPE
S’il te plaît. Les dames d’abord.
FLORIDA
Tu vas voir, c’est de la bonne came.
Florida chipe le billet de banque.
Puis, c’est au tour de Philippe. Il aspire son rail de coke, se renverse la tête vers l’arrière et se pince le nez comme s’il allait éternuer.
FLORIDA
(en riant)
Je te l’avais bien dit que c’est pas de la merde.
Philippe avale une bonne dose de whisky.
PHILIPPE
Vas-tu chanter encore ce soir
?
FLORIDA
Non, la Billie Holiday de l’Est de Montréal a
fi
ni son
set
.
PHILIPPE
Tu veux aller quelque part
?
FLORIDA
Je suis pas certaine que ce soit une bonne idée. Colette…
?
PHILIPPE
Quoi
? J’ai pas le droit de prendre un petit cordial ou deux avec ma belle-s
œ
ur préférée
?
FLORIDA
T’as toujours été un sacré flirt.
PHILIPPE
Évidemment, si t’as quelque chose d’autre au programme — un rendez-vous galant, par exemple…
FLORIDA
J’ai rien d’autre, non. Mais restons ici si tu veux bien. Dans ce cabaret, je veux dire…
PHILIPPE
Ça me va…
FLORIDA
Pourquoi tu retournes pas au bar
? Je m’habille et je vais te rejoindre dans quelques minutes.
PHILIPPE
D’accord, madame la marquise…
INT. CLUB TOULOUSE — NUIT
Philippe se retrouve dans les coulisses et se fau
fi
le
parmi les d
écors utilisés pour les spectacles, les accessoires,
la circulation des musiciens et des techniciens. Tout en marchant, il se frotte les narines. La cocaïne
fait son e
ff
et. Sa perception de la musique est
altérée, et les gens et les choses semblent papillonn
er autour de lui, comme si tout était sous haute tension.
À travers le nuage de la fumée de cigarette et la pénombre ambiante, il entrevoit le bar qui longe un côté du cabaret, le plancher de danse et la scène.
Une vendeuse de cigarettes est appuyée à une extrémité du bar, son éventaire reposant sous sa poitrine. Elle a le visage long et étroit d’une fouine. À peine âgée de dix-sept ans, les cercles mauves sous ses yeux la vieillissent d’une bonne décennie. Un client s’approche d’elle
; son sourire est un pli d’accablement.
Les clients, accoudés au bar, boivent allègrement. Philippe parvient à s’y faire une place. Il s’o
ff
re une Smirnoff Blue qu’il avale en moins de deux. Il commande une autre vodka et s’éloigne du bar.
Une nouvelle chanteuse est sur scène. Elle a son propre groupe de musiciens, un trio composé d’un pianiste, d’un bassiste et d’un guitariste.
Voilà Florida qui s’amène. Elle porte une robe blanche
avec une ceinture brodée multicolore qui accentue ses
rondeurs. Ses gants blancs lui montent jusqu’aux coudes.
Certains clients la reconnaissent. Un couple l’applaudit. Une femme ne peut s’empêcher de lui toucher un bras.
Florida indique à Philippe la table libre qui est réservée aux employés de la boîte.
PHILIPPE
Qu’allez-vous boire, Madame-la-Grande-Star
?
FLORIDA
Je crois que je vais prendre du champagne. Ta façon d’étaler tes gros billets tout à l’heure…
Philippe commande une bouteille de Dom Pérignon.
Florida se tourne vers la scène et écoute la chanteuse.
PHILIPPE
Elle chante bien.
FLORIDA
Ouais…
PHILIPPE
Et toi
? Ta carrière
?
FLORIDA
Je suis presque arrivée à enregistrer un disque il y a quelques semaines, mais à la dernière minute tout a foiré.
PHILIPPE
Désolé… Mais, tu sais, je connais certains personnages dans le milieu. En fait, c’est mon associé Joe, surtout, qui est bien branché. Un de ses bons amis est propriétaire du Zombie.
FLORIDA
Le Zombie
?
PHILIPPE
Oui, Le Zombie, sur Sainte-Catherine.
FLORIDA
Je connais très bien Le Zombie. J’adorerais chanter là. Ici, c’est tellement pépère…
PHILIPPE
Bix Bélair et son Band de dinosaures…
Florida sourit.
La serveuse revient avec le champagne.
Philippe fait sauter le bouchon.
FLORIDA
(après une première gorgée)
Que c’est bon.
PHILIPPE
Pour en revenir au Zombie, si je demande à Joe, il va pouvoir organiser une rencontre pour toi. Une audition… As-tu un impresario
?
FLORIDA
Non, plus maintenant. J’en avais un mais il était nul. C’est lui qui a fait toute la merde avec la compagnie de disque. Le type était surtout intéressé à se défoncer avec moi.
PHILIPPE
T’en fais pas. On va faire avancer les choses.
Florida scrute son beau-frère tout en buvant son champagne.
PHILIPPE
Ça te tente d’aller au Zombie
?
FLORIDA
Quand
? Tout de suite
?
EXT. DEVANT LA BOÎTE LE ZOMBIE — NUIT
Philippe gare sa Lincoln devant le Zombie et re
fi
le la
clef au préposé au stationnement. Le Zombie est un
édi
fi
ce rouge érigé entre le cinéma Chéri et une maison
de jeu déguisée en salle de danse. Le nom du band
vedette est inscrit en grosses lettres sur la mar
quise,
et sur le mur près de l’entrée il y a une a
ff
iche
:
DE L’ACTION AU ZOMBIE
!
HARLEM À MONTRÉAL
!
Le seul VRAI spectacle de noirs en ville
!
ÉNERGIQUE ÉTINCELANT EXOTIQUE
!
!
!
Musique
!
!
! Danse
!
!
!
Le PORTIER s’incline en voyant Philippe et Florida.
PORTIER
Comment allez-vous, Monsieur Philippe
?
PHILIPPE
Très bien et toi, Satchmo
?
L’homme ressemble bel et bien à Louis «
Satchmo
» Armstrong — les yeux globuleux, les bajoues, le sourire immense. Son manteau lui tombe jusqu’aux mollets et il porte un chapeau de fourrure de type russe, avec les oreillettes qui lui encadrent le visage.
Philippe lui jette un coup d’
œ
il amusé.
PORTIER
(souriant)
Quand il fait froid comme ce soir, faut ce qu’il faut… Même si j’ai l’air d’un Russe noir.
PHILIPPE
Oui, on va t’appeler Satchmo Staline à l’avenir.
Le portier rit à gorge déployée et se frappe les mains.
PORTIER
Satchmo Staline… Elle est bien bonne
!
Philippe glisse deux billets dans la poche du manteau de Satchmo et lui souhaite une bonne soirée.
INT. LE ZOMBIE — NUIT
L’entrée du Zombie est décorée d’a
ff
iches de vedettes
du jazz des années 1940 et 1950
: Ella Fitzgerald à l’Apollo, Duke Ellington sur scène au Cotton Club, Bennie Goodman au Carnegie Hall, Henry Fink au Club Samoa.
À l’intérieur, une murale recouvrant le mur de gauche présente des femmes noires à demi nues dansant parmi des hommes hilares attifés de «
Zoot suits
». Un bar parcourt le mur de droite, et des tables rondes occupent l’espace devant la scène. De lourdes draperies pendent derrière les musiciens, un trio dont le rôle est de réchau
ff
er la salle. Les trois gars portent n
œ
ud p
apillon et smoking, comme s’ils avaient rendez-vous au Ritz-Carlton après leur concert. Le joueur de contrebasse se prend pour Dizzy Gillespie avec son béret et ses lunettes de soleil, et il étreint son instrument comme s’il s’agissait de la femme de sa vie. Le batteur joue les yeux fermés, les dents serrées sur son fume-cigarette. Le trompettiste, lui, porte une mince moustache et un petit arbuste de barbe sous sa lèvre inférieure. À ses pieds, on peut
voir son étui à trompette et des sourdines. Le plancher de la scène est jonché de mégots, de bouteilles de bières vides, de verres.
Un placier conduit Philippe et Florida à leur table, non loin des musiciens.
Une serveuse s’amène et fait la bise à Philippe.
Baraquée comme si elle jouait demi-arrière pour les Alouettes de Montréal, la serveuse a une voix rude et une paire d’yeux capable de flanquer une peur bleue à quiconque lui chercherait des histoires.
SERVEUSE
Allô, mon amour. On t’a pas vu depuis un bout.
PHILIPPE
J’étais en mission à l’étranger. Je travaille pour la CIA maintenant.
SERVEUSE
(souriant)
Dis-moi pas… Et qui c’est, la jeune demoiselle qui est avec toi
?
PHILIPPE
Florida, je te présente Madame Guadeloupe.
FLORIDA
Enchantée.
MADAME GUADELOUPE
Vous buvez quoi, les tourtereaux
?
PHILIPPE
Apporte-nous une bonne bouteille de champagne, veux-tu
?
SERVEUSE
(envoyant un clin d’
œ
il à Florida)
Du champagne
? Elle doit être spéciale, la Florida…
Et Madame Guadeloupe de se déhancher en direction du bar au son de la musique du trio.
À l’aide de son mouchoir, Florida fait disparaître les traces de rouge à lèvres que la serveuse a laissées sur la joue de Philippe.
PHILIPPE
Tout le monde l’appelle Madame Guadeloupe. Je connais pas son vrai nom, mais on m’a dit qu’elle est née et a grandi dans le quartier Saint-Henri. Elle travaille ici depuis toujours.
À la table à la droite de Philippe, un maigrelet dans la cinquantaine, au cheveu rare et à la mince moustache gribouillée le long de sa lèvre supérieure, est accompagné d’une femme rousse à la poitrine généreuse. La dame examine ses bras croisés sur la table.
PHILIPPE
Elle a l’air de s’amuser comme un petite folle,non
?
Florida rit, puis devient sérieuse.
FLORIDA
Je me suis toujours demandé comment ça se serait.
PHILIPPE
Quoi donc
?
FLORIDA
Être prostituée. Bien entendu, pas dans la rue ou dans ces cafés miteux sur la rue Stanley. Non, moi je serais une pute de luxe dans un bordel du nord de la ville, dirigé par une Madame sophistiquée. Je me promènerais en déshabillé transparent avec une coupe de champagne à la main, dans un salon avec des chandeliers de la grosseur d’un piano à queue et des tapis de Turquie, à attendre qu’un riche docteur vienne, ou un politicien ou un acteur. Ils me laisseraient des pourboires exorbitants et me demanderaient en mariage. Je dirais toujours non.
PHILIPPE
(ricanant)
Vous avez une imagination fort intéressante, très chère belle-s
œ
ur.
Florida allume une cigarette et inhale avec une satisfaction manifeste.
FLORIDA
J’adore la cigarette. J’aime comme la fumée crée comme une distance entre moi et tout le reste.
PHILIPPE
Ah oui
? Moi je fume parce que j’aime bien tousser en me levant le matin.
Florida sourit.
Madame Guadeloupe est de retour avec le champagne.
MADAME GUADELOUPE
Si vous voulez quelque chose d’autre, vous levez le doigt. Bonne soirée.
Les musiciens qui, jusqu’alors, s’étaient contentés de blues langoureux, attaquent un morceau endiablé. Le batteur a les yeux écarquillés et pioche sur ses tambours et cymbales, son fume-cigarette toujours emprisonné entre ses dents. Le bassiste, lui, se balance et frappe la scène du pied et s’acharne sur les cordes de sa contrebasse avec une telle vigueur qu’on s’étonne que le béret et les lunettes restent en place. Mais c’est le trompettiste qui surtout attire l’attention de Philippe. Son visage est défait par l’e
ff
ort déployé à jouer, et le cuivre de la trompette étincelle sous l’éclairage de la scène. Il joue de plus en plus fort, de plus en plus vite, avec les deux autres qui suivent le tempo e
ff
réné, la musique heurtant Philippe de plein fouet, le grisant de décibels, jusqu’à ce qu’elle atteigne un paroxysme féroce, pour s’arrêter à mi-note, créant un trou noir de silence dans lequel tout s’engou
ff
re.
Puis Philippe se lève d’un bond et applaudit.
PHILIPPE
BRAVO
!
Les autres spectateurs sursautent, comme tirés d’un état hypnotique, et ils applaudissent à tout rompre à leur tour. Les musiciens font la courbette à la foule — le trompettiste salue Philippe — et quittent la scène.
FLORIDA
Wow
!
PHILIPPE
Parfois je me dis que j’aurais aimé naître à Harlem
et être Noir et jouer de la trompette dans un groupe comme celui-là.
FLORIDA
Un Noir de Harlem… Tu me fais marcher, non
?
PHILIPPE
(un peu penaud)
J’adore le jazz, c’est tout…
Une odeur à la fois âcre et douce provient d’une table voisine. Deux couples se passent un joint, prenant de longues bou
ff
ées. Les hommes ont l’allure cool des musiciens. Une des femmes porte un chapeau orné d’une profusion de plumes de paon. On dirait que l’oiseau vient tout juste de se faire abattre en plein sur sa tête.
Florida cligne de l’
œ
il en direction de Philippe. Elle se passe les doigts dans les cheveux et y va d’une gorgée de champagne.
FLORIDA
Sans blague, t’as des contacts dans le monde de la musique pour vrai
?
PHILIPPE
Oui, absolument. Et je peux t’aider.
FLORIDA
Espérons… C’est extr
êmement di
ff
icile de faire son chemin dans cette
business
. Si tu savais…
Florida retire de son sac à main une petite boîte en métal. Ses gestes sont posés et ses yeux ne rencontrent pas ceux de Philippe, comme si elle était assise seule, perdue dans ses pensées.
FLORIDA
Faut que j’aille poudrer mon joli nez.
Florida se lève et se dirige vers les toilettes
EXT. DEVANT LE ZOMBIE — NUIT
Philippe et Florida attendent que le préposé au stationnement se pointe avec la Lincoln. Florida, sérieusement pompette, s’agrippe au bras de Philippe.
Trois marins sont assis sur le bord du trottoir malgré le froid. Tous trois boivent à même une bouteille enfouie dans un sac de papier. Leurs manteaux sont crottés, leurs bottes, usées.
FLORIDA
Qu’est-ce qu’ils font là
? Le port est fermé en hiver, me semble. Je pensais que tous les marins étaient partis jusqu’au printemps.
PHILIPPE
Je te gage qu’ils ont manqué le dernier bateau. Littéralement. Ils sont partis sur une brosse en ville et leur paquebot a pris le bord sans eux. Quelque chose du genre.
Mon père travaillait au port de Montréal quand j’
étais petit. Il allait boire avec des marins de partout dans le monde, des gars comme ceux-là. Il m’a raconté une fois l’histoire d’un marin Danois qu’il connaissait. Le type se saoulait la gueule tout le temps, peu importe dans quelle ville du monde il se trouvait, et il se ramassait toujours dans les bars les plus durs et il revenait au port sans son portefeuille et avec un
œ
il un beurre noir. Le lendemain matin, il se souvenait jamais de ce qui lui était arrivé. Une fois, m
ême, il est revenu au bateau nu comme un ver, et une dent en moins.
L’anecdote fait rire Florida.
Un des marins regarde en direction du couple.
MARIN
Fuck you
!
PHILIPPE
Bonne soirée à vous aussi, Capitaine Haddock.
La Lincoln s’arrête devant lui et Florida.
SATCHMO
Votre auto, Monsieur Philippe.
INT. LA CUISINE CHEZ FLORIDA — NUIT
Philippe et Florida entrent en trébuchant dans la cuisine. Les deux pou
ff
ent de rire.
Florida se laisse choir sur une chaise et lance son sac à main et ses clefs sur la table.
FLORIDA
Mes jambes me supportent plus.
Elle enlève le foulard qu’elle s’était nouée autour de la tête comme Audrey Hepburn.
FLORIDA
Sais-tu quelle heure il est
?
Elle ne donne pas à Philippe la chance de répondre, et elle sort de la cuisine.
FLORIDA
(du corridor qui mène à l’arrière du logement)
J’ai quelque chose dans ma chambre. Je reviens tout de suite. Sors la bouteille de vodka du congélateur, veux-tu
?
Philippe ouvre le congélateur et y prend la vodka et les glaçons. Il allume la radio perchée sur le réfrigérateur. Il verse la vodka et apporte les verres sur la table.
Florida est de retour avec un sac de poudre blanche et une seringue.
Philippe si
ff
le entre ses dents.
PHILIPPE
Dis donc, tu y vas pas de main morte.
Florida dédie un clin d’
œ
il à Philippe et se dirige vers l’évier. Elle verse de l’héroïne dans une cuiller et ajoute un peu d’eau. Puis, elle amène le tout à ébullition avec la flamme de son briquet.
PHILIPPE
Very cool, my dear
…
Florida termine sa préparation.
FLORIDA
Tu en veux
?
PHILIPPE
Non, merci. Je vais me contenter de la vodka.
Florida s’assoit, trouve une veine dans son bras droit et s’injecte l’héro. La seringue est vide et Florida défait la ceinture qui lui a servi de tourniquet.
Ses paupières sont closes.
Son sourire est radieux.
Philippe l’observe en buvant.
Tout ce temps, Florida conserve l’apparence sereine de celle qui s’est réfugiée dans un monde qu’on ne peut atteindre qu’en s’injectant la même drogue.
Philippe se lève et monte le volume de la radio.
Un orchestre joue un paso-doble.
Florida ouvre les yeux.
Ils dansent dans la cuisine, puis le long du corridor — c’est elle qui l’entraîne — et aboutissent dans la chambre. La caméra les suit de près.
Une fois dans la chambre à coucher, Philippe déshabille Florida, toujours aux sons du paso-doble.
Les marques sur le bras de Florida sont à la fois repoussantes et terriblement excitantes.
Ses seins sont superbes.