[1965]

Downtown

Maman en était à son huitième mois de grossesse, si bien qu’elle avait commencé à aiguillonner mon père pour acheter un berceau et tout le nécessaire au confort d’un nouveau-né. Rue Ontario, maman gardait, enfouie dans un garde-robe, une boîte de vêtements que Minou et moi avions portés quand nous étions bébés. Dans une autre boîte se trouvaient des bouteilles, des hochets, des couches de coton, une chaise haute démontable et plus encore. L’incendie avait tout emporté. Maman voulait aussi décorer la chambre qui allait être celle du bébé.

Mon père faisait la grimace à l’idée. Non pas qu’il avait en horreur les activités reliées aux enfants, bien au contraire, mais il se disait que plus nous amassions d’objets dans le nouveau logement, plus nous faisions d’efforts pour en faire notre chez-nous, plus il serait difficile d’envisager un départ. Et il répétait, ad nauseam, qu’il voulait que l’on plie bagage au plus tôt.

— Quelques semaines après la naissance du bébé on va se trouver un appartement dans Ville-Marie, qu’il disait.

Mes parents se disputaient souvent à ce sujet, mais finalement maman lui dit que peu importait où on habitait, le fait était que le bébé allait avoir besoin d’un berceau et de vêtements. « Là-dessus on s’entend, oui ou non ? »

Mon père fermait sa trappe.

Ce ne fut donc une surprise pour personne lorsque maman, un bon samedi avant-midi, annonça à mon père qu’elle revenait tout juste de chez Franklin’s, où elle et Colette avaient acheté le nécessaire pour le bébé.

— Maintenant faut que t’ailles chercher tout ça au magasin, dit-elle à mon père. Et comme il y a pas assez de place dans la Rambler, j’ai demandé à Philippe d’y aller avec toi, avec sa Lincoln. Il y a plein d’espace dans le coffre de ce monstre. Vous y allez cet après-midi.

Mon père dévisagea maman en essayant de trouver une issue à ce bourbier, mais il se sentait comme un rat de laboratoire dans un labyrinthe.

Tout ce qu’il a trouvé à dire, c’est :

— Quoi, Franklin’s fait pas la livraison à domicile ?

— Oui, mais ça prend trois jours et je veux mes choses aujourd’hui. En plus, la livraison est pas gratuite. Tu veux quand même pas payer pour ça ? Tout ce que t’as à faire est de te présenter au comptoir de service et de leur remettre la facture.

— Où t’as pris l’argent pour acheter tout ça ? dit mon père.

— J’ai acheté à crédit. Tu vas devoir contresigner la facture, en passant…

— Pourquoi t’es allée chez Franklin’s… Chez les Anglos ? Pourquoi pas chez Maliverne, où je travaille ?

— Parce que, pour une fois, je voulais de la qualité. Pas le genre de d’affaires cheap qu’on a toujours eues. T’as une job, pas vrai ? On va pas avoir de problème pour payer.

Mon père avait l’air d’un homme abattu.

— Quelle heure ? demanda-t-il d’une voix blanche.

— Philippe m’a dit qu’il sera prêt à partir à une heure.

— Est-ce que je peux y aller aussi ? demandai-je.

— Bien sûr, dit maman. Vous, les trois hommes, vous allez avoir un fun noir au centre-ville. Ça va être une aventure.

Maman me sourit pendant que mon père rongeait son frein.

***

À une heure précise, Philippe fit retentir le klaxon de sa voiture.

Mon père éteignit sa cigarette.

— Envoye, Marcel, on y va.

— Pourquoi je peux pas y aller, moi aussi ? rechigna Minou.

Nous avons laissé cet épineux problème entre les mains de maman.

Philippe était dans l’allée, bien assis dans sa Lincoln, le bras droit appuyé sur le dossier du siège. Le toit de la voiture était baissé.

— Votre limousine est avancée, messieurs, dit-il en ébauchant un sourire.

Je me faufilai à l’arrière et mon père prit place en avant en grognant.

— Comment va ton bras, jeune homme ? me demanda Philippe.

— O.K.

— Est-ce que ça te fait encore mal ?

— Non. Mais ça pique sous le plâtre.

Mon plâtre était devenu un fatras d’œuvres d’art et d’autographes : oncle Derby y avait dessiné un cheval ailé et inscrit un message mystérieux en polonais, tante Colette une rose, maman un cœur avec un « Je t’aime », Philippe le visage de Tintin. Minou, elle, avait écrit son nom en lettres moulées au meilleur de ses capacités. Quant à mon père, son inspiration s’était limitée à la simple signature de son prénom suivi de « papa », comme s’il fallait expliquer…

— Ayoye, dit Philippe, je me souviens quand ma jambe était dans le plâtre, la démangeaison me rendait maboul… Mais ça va passer, tu vas voir… O.K., les gars, attachez vos ceintures avant qu’on parte.

— Pas question, répliqua mon père. La supposée ceinture de sécurité, moi, j’y fais pas confiance. Si l’auto capote et que le feu prend, on reste poigné et c’est le barbecue…

— Ben voyons, je vais pas rouler à quatre-vingt-dix milles à l’heure.

— Pourquoi, d’abord, on a besoin d’une ceinture si tu vas conduire lentement ?

— Laisse faire, j’oubliais que j’ai affaire à un adolescent.

Mon père ne fit pas attention aux propos de mon oncle et se tourna plutôt vers le tableau de bord : « Il y a plus de patentes brillantes sur ce dash que sur la couronne de la reine Élisabeth. »

J’étais surpris de constater que mon père, somme toute, était de belle humeur.

Sa main glissa sur le tableau de bord jusqu’à ce qu’un doigt atteigne le coffre à gants. Il pressa le bouton.

— C’est quoi, ça ?

Une flasque de métal s’y trouvait.

— Touche pas à ça , aboya Philippe.

— Je pensais que t’étais à jeun…

— J’ai pas besoin d’une deuxième femme, O.K. ?

Alors que nous passions devant la maison du jeune garçon juif, une question me brûlait la langue : « Est-ce que c’est vrai que les Juifs ont seulement une moitié de pénis ? »

Mon père se tourna vers moi :

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Éric et Claude m’ont dit l’autre jour que les garçons juifs ont leur… leur bizoune coupée. Un morceau… ?

Mon père et Philippe éclatèrent de rire.

— Tu t’occupes de celle-là, dit Philippe à mon père.

Ce dernier entreprit de m’expliquer ce que c’était que la circoncision, le tout entrecoupé de pauses, de « tu comprends ? » et de grattements de tête.

Philippe a ri allègrement pendant toute la leçon, et chaque détail me rendait encore plus mal à l’aise.

Mon père conclut en déclarant : « Tes cousins Éric et Claude, c’est deux beaux Mongols à batterie. Écoute pas ce qu’ils racontent, jamais. »

Oncle Philippe prit la Côte-des-Neiges puis l’avenue du Parc, pour aboutir rue Sainte-Catherine. Instantanément, la Lincoln fut absorbée dans le capharnaüm de « la Catherine ». Tout, sur cette artère, était en effervescence : les automobiles et les bus qui filaient dans un tohu-bohu de klaxons et de freinages, le va-et-vient incessant des passants, les panneaux-réclames géants des grands magasins, les enseignes lumineuses des cinémas et des cabarets.

J’avais décidé d’apporter avec moi deux soldats de plastique, dont un tireur d’élite. Il faisait feu sur des piétons et sur des gens qui sortaient des magasins devant nous, mais aussi sur un policier, sur cette dame là-bas avec le drôle de chapeau de paille, et même sur un pigeon qui volait au-dessus de nous. La Lincoln de mon oncle était un tank qui envahissait le territoire ennemi. Si seulement les copains de mon ancien voisinage pouvaient me voir…

Downtown se mit à jouer à la radio.

— Ça, mon garçon, dit mon père, c’est Petula Clark ! Et Petula Clark, c’est toute une chanteuse !

J’ai vu le sourire approbateur de mon oncle dans le rétroviseur.

Pour une fois, ces deux-là étaient d’accord.

Mon père sifflait de concert avec la chanson jusqu’à ce que la Lincoln roule devant un magasin de meubles.

— Marcel, c’est là où ton paternel travaille.

— Tu travailles pour « Chinois » Maliverne ? dit Philippe.

— Tu le connais ?

— Tout le monde qui est en affaires à Montréal connaît « Chinois ». En fait, il est un peu notre associé, à moi et à Joe.

— Ah, oui… ? Moi, je pense qu’il est un peu beaucoup détraqué, « Chinois »…

Philippe y alla d’un petit rire :

— Un peu beaucoup détraqué, oui, et tellement crook qu’il aurait pas de scrupule à escroquer une bonne sœur si ça pouvait lui rapporter un dollar ou deux.

— Et tu fais des affaires avec lui ?

— C’est un bon gars à avoir de ton bord, en autant que tu t’organises pour le voir venir.

Nous avions alors dépassé le magasin de « Chinois ».

— Je me demande pourquoi Marie a magasiné chez Franklin’s, dit mon père. Pourquoi pas chez « Chinois » ? Elle aurait eu de meilleurs prix… Marie est devenue une vraie bourgeoise d’Outremont.

— Bah, laisse-la donc vivre un peu.

— Facile à dire. C’est pas toi qui vas devoir tout payer.

— Si t’as besoin d’argent…

— J’ai besoin de rien.

— Si tu veux une job…

— J’en ai une job. Je viens de te le dire, j’ai tout ce qui me faut.

— Pour ton information, Joe et moi, on va bientôt signer un gros contrat pour construire la dernière station du métro. Tout doit être fini avant la fin de l’année prochaine, à cause de l’Expo’67. On va avoir besoin en masse de travailleurs et ça va bien payer. Si jamais…

— C’est quoi, un métro ? ai-je demandé.

— C’est un train, répondit Philippe. Un train qui circule sous terre.

Un train qui circule sous terre ! Je n’arrivais pas à me le représenter. Sous terre, il devait faire noir ? Et il devait y avoir plein de rats, sans parler d’autres bêtes terrifiantes ?

Nous sommes arrivés à une intersection où des femmes aux cheveux de couleurs flamboyantes se tenaient sur les trottoirs et semblaient attendre. Toutes portaient des jupes très courtes et elles fumaient des cigarettes en public, sans gêne.

Mon père me dit : « Il y en a, de l’action dans cette rue, hein, mon garçon ? La Main qu’on l’appelle. Pis c’est encore mieux le soir, encore plus fou ! »

Mais d’un coup mon père changea d’expression. Une forme d’impatience se lisait sur son visage.

— D’un autre côté, dit-il, ce que j’haïs du centre-ville, c’est les affiches.

— Qu’est-ce qu’elles ont, les affiches ? demanda Philippe.

— T’es aveugle ? Elles sont quasiment toutes en anglais, les affiches.

— Oui, et puis après ?

— Toi, tu regardes ça et ça t’achale pas ?

— Ben, qu’est-ce que tu veux… ?

— Les affiches devraient être en français. On est à Montréal, avec un accent aigu sur le « e ». La majorité des habitants de Montréal sont Canadiens français. Fait qu’explique-moi pourquoi toutes les affiches sont en anglais.

— Qu’est-ce que tu veux que je te réponde ? Les commerces appartiennent aux Anglais. C’est eux, les propriétaires. Et ça, mon vieux, ça veut dire qu’ils peuvent écrire leurs affiches comme ils veulent, dans la langue de leur choix.

— Je pose ma question encore une fois. Ça t’écœure pas de voir ça ?

Un garçon, sur une bicyclette de livraison, le panier débordant de marchandises, faisait du slalom parmi les voitures ; mon franc-tireur lui a réglé son cas — « Pshhhh »…

— L’argent, mon vieux, dit Philippe, c’est ça qui compte, dans ce bas-monde, que ça te plaise ou pas. Money talks

— Tu dis ça parce que ça t’arrange. T’as joué un peu au hockey et tu t’es accroché à l’argent des Anglos et t’es gras dur : la grosse maison à Outremont, la Lincoln Continental — la vie de pacha.

— Tu dis n’importe quoi.

— Ton chum Joe, est-ce qu’il parle français au moins ?

— Comme une vache espagnole… Mais, au fond, c’est pas comme s’il en avait vraiment besoin…

— C’est ça ! C’est un Anglo qui vit à Montréal et il se crisse de pas parler notre langue.

— Mais non… Écoute, Joe est mon meilleur ami. Sans lui, je serais rien. Je suis assez honnête pour l’admettre. Laisse-le tranquille, veux-tu ? Et pourquoi t’es anti-Anglo comme ça ?

— Parce qu’ils nous exploitent.

— Ils nous exploitent… Tu parles comme un communiste.

— Non, je parle comme quelqu’un qui en a plein le cul des injustices.

— Depuis quand tu t’intéresses aux choses politiques ?

— C’est pas parce que je suis pas instruit que je suis ignorant. Maudite marde, Philippe, c’est toi qui devrais allumer tes lumières !

La voiture s’arrêta à cause d’un camion de livraison stationné en double. Une femme était assise en tailleur sur le trottoir, adossée à un édifice. Près d’elle, un chariot de supermarché était rempli de vêtements sales, de pots, de casseroles, de journaux. Ses cheveux coupés très courts dévoilaient ses grandes oreilles, et sa tête semblait désaxée sur son cou. Elle tenait une pancarte en carton sur laquelle était écrit :

 

Je m’apelle Francine

S’il vous plaîs, aider-moi.

J’ai faim.

 

Cette femme, si pitoyable, m’a rendu triste. Mon tireur d’élite s’est abstenu de faire feu sur elle.

— Ce que je dis, continua mon père, c’est que je voudrais vivre dans un monde où les ouvriers, après avoir travaillé comme des ostie de chiens pendant cinq jours, pourraient passer leur fin de semaine à faire autre chose que de boire leur paye de crève-faim comme des losers et de retourner à la maison pour battre leur femme et leurs enfants, quand c’est pas de s’en prendre à un autre qui est pogné dans la même marde. Tout ça parce qu’ils sont frustrés à cause de leur job de cul, de leur vie de misère. Moi, ce que j’aimerais c’est que les Canadiens français qui travaillent dans les shops pis dans les bureaux se fassent pas chier dessus par les big shots qui ont tout, surtout des Anglais. Je te parle d’un monde meilleur pour ces gars-là, des gars comme moi. Pour nous autres. Comprends-tu ce que je te dis ?

— Ben oui, Monsieur Mao Tsé-Toung, je comprends. Mais c’est tout un contrat, ce que t’avances là.

— Aux États-Unis, dans le Sud, les Noirs se battent pour leurs droits. T’as vu à la TV, la semaine passée, ce qu’ils ont fait à Los Angeles ? C’est peut-être le temps de faire quelque chose comme ça à Montréal. Une bonne émeute pour tout faire sauter.

— Non mais, t’as perdu la tête… Faut être un sacré abruti pour comparer les conditions de vie des Canadiens français à celles des Noirs du Sud des États-Unis. À ce que je sache, personne à Montréal te force à boire à une fontaine à part. Personne se fait lyncher sur la place publique. Et toi, même si tu connais rien de rien, tu peux voter comme un gars qui a fait dix ans d’université…

Mon père, à ce point de la conversation, avait perdu un peu de sa superbe, ça, on le voyait bien.

— Écoute, reprit Philippe, ça m’enchante pas que le centre-ville de Montréal ressemble à celui de Londres ou de Glasgow, mais je suis un réaliste. Les choses sont ce qu’elles sont, c’est comme ça.

Mon père se tourna vers moi.

— Sois jamais, au grand jamais, un réaliste, Marcel. O.K. ?

Je ne comprenais rien à leurs palabres, à ces deux-là, mais cela n’avait aucune importance. Je puisais tout mon plaisir à observer le branle-bas de la rue Sainte-Catherine, peu m’importait la langue inscrite sur les enseignes.

Juste devant nous s’élevait un édifice de dix étages avec une façade décorée de drapeaux de plusieurs pays, tous flasques par cet après-midi sans vent. Sur le côté de l’édifice, un panneau indiquait : FRANKLIN’S DEPARTMENT STORE, EST. 1897.

— Là, dit mon père en pointant du doigt. On est chanceux. On n’aura pas à tourner en rond vingt minutes pour chercher un spot où stationner.

Philippe gara sa voiture et, avant d’éteindre le moteur, il pressa un des nombreux boutons sur le tableau de bord. Le toit se releva dans un vrombissement futuriste qui me figea sur la banquette arrière.

— Pourquoi tu remontes le top ? demanda mon père.

— Je veux pas qu’un jeune pouilleux jette une cigarette ou un cœur de pomme sur le siège, dit mon oncle.

— T’es pas un peu parano ?

— Non, je sais seulement une chose ou deux au sujet de la nature humaine.

L’angle du parcomètre rappelait celui de la tour de Pise. Un pseudo-conducteur avait dû gravir le trottoir et le happer. Alors que Philippe allait y introduire une pièce de dix cents, il dit : « Le parcomètre est brisé. Bon, qu’est-ce que je vais faire de ce dix cents ? »

Il me lança la pièce. « Bon catch, Willie Mays ! » dit-il.

J’ignorais qui était Willie Mays, mais je venais de faire dix cents facilement, et j’étais aux oiseaux.

Nous nous dirigeâmes vers le magasin. De loin, l’édifice était peu attrayant, mais en s’approchant, on pouvait constater qu’il avait des corniches avec de belles formes, de hautes fenêtres d’un style qui se voulait gothique, des marches en marbre qui conduisaient à une porte tournante. Avant de nous engager dans l’entrée principale, notre regard fut attiré par l’étalage des vitrines. On y voyait des mannequins à l’effigie de gangsters de l’époque de la Prohibition américaine, nous expliqua Philippe : Al Capone, John Dillinger, Bonnie et Clyde, et certains autres que mon oncle n’arrivait pas à identifier. Ils portaient des chapeaux de feutre, de style Borsolino, et des costumes à rayures, et ils tenaient des mitraillettes. Tous avaient une cigarette ou un cigare coincé dans le coin de la bouche, et des sacs plein de fric étaient empilés à leurs pieds. Al Capone était court et rondelet et une vilaine cicatrice lui montait le long de la joue, comme dans Tintin en Amérique. Quant à Bonnie, elle arborait une jupe rouge vif et un pull blanc qui épousait ses formes généreuses. Ses faux cils étaient énormes.

— C’est bien fait, me dit mon oncle. Tu trouves pas ?

— Oui, bon, dit mon père, on a pas rien que ça à faire…

Il mit ses mains sur mes épaules et me guida à travers les imposantes portes tournantes, et nous fûmes aspirés dans ce qui était à la fois cathédrale, paquebot transatlantique et bazar turc. Je fus frappé par l’animation dans le magasin, l’affluence, l’activité des commis et des vendeurs, les ventilateurs géants suspendus au plafond et qui fonctionnaient à plein régime. L’air était saturé des parfums que de jolies femmes, maquillées comme dans les revues de mode de tante Colette, offraient à la clientèle féminine en tendant des fioles multicolores. À travers les hautes fenêtres, les rayons du soleil éclairaient les présentoirs, la publicité, les comptoirs, les escaliers roulants et les colonnes blanches massives qui soutenaient le plafond.

Je me demandais où pouvait être la section des jouets mais je n’osais pas poser la question.

— Ils vendent de tout ici, affirma mon oncle. Tu peux acheter des œufs de poisson qu’on appelle caviar, un manteau de vison de Russie, un train électrique d’un mille de longueur, des diamants gros comme ton poing.

Mes yeux devaient s’ouvrir au rythme de la description grandiose de Philippe. J’étais fasciné par l’abondance des richesses qui m’entouraient.

— Tu peux même acheter de la crotte de pape, continua-t-il. Il y a rien de plus rare et difficile à trouver que de la crotte de pape, tu sais.

— Ah, oui ? ai-je réussi à répondre malgré mon étonnement.

Mon père sourit vaguement et me dit que mon oncle me menait en bateau. « T’es comme ta mère. Tu crois tout ce qu’on te dit. »

Je réalisai que ce n’était pas un compliment. Mais il me donna une petite tape sur la tête qui se voulait pleine de tendresse.

— Bon, dit-il, fini le bavardage, on passe aux choses sérieuses. Le comptoir de service est là-bas, je le vois. On y va.

Nous nous sommes présentés, tous les trois, au comptoir, attendant que la préposée s’occupe de nous. Son comptoir était encombré de piles de papier, d’un téléphone et d’un microphone. La préposée était vêtue d’un tailleur gris souris, ses cheveux roux bien tenus en place avec du fixatif.

— Bonjour, lui dit mon père.

— Good afternoon, dit la préposée. What can I do for you gentlemen ?

Elle nous gratifia d’un sourire pincé.

Mon père parut déconcerté : « Ben, pour commencer, dit-il, vous pourriez nous parler en français, Mariette. »

Il avait lu son nom sur son badge. De plus, son accent de Montréalaise francophone était indéniable. Mon père lui présenta la facture des achats faits par maman.

— I see, répondit la préposée, you’re here to pick up your purchases.

Une constatation rehaussée d’un nouveau sourire insipide.

Mon père regarda son beau-frère avec des yeux pleins d’une colère difficilement retenue. Mon oncle avait l’air tout aussi consterné par le comportement inexplicable de la préposée.

— Écoutez, dit Philippe, je vois pas pourquoi…

Le téléphone, près de la préposée, sonna. Elle dit, comme momentanément soulagée : « Please excuse me, gentlemen » Elle prit le combiné, fit un signe de tête affirmatif, raccrocha. Ignorant notre présence, elle attrapa le microphone, l’activa et déclama : « Ms. Rita Lambert, please go to the ladies’ Shoes Department. Ms. Lambert, to the ladies’ Shoes Department. »

La préposée posa le micro sur le comptoir.

À ce moment, la pression artérielle de mon père était dangereusement élevée.

— Écoutez, mademoiselle. Je suis ici pour prendre ce que ma femme a acheté ce matin et je veux être servi en français. C’est quoi, ces histoires de nous parler en anglais, bout de viarge ?

En disant cela, il tapa énergiquement sur le dessus de comptoir. La préposée sursauta et eut un petit rire nerveux.

— Un instant, parvint-elle à dire entre les dents, en français cette fois. Elle reprit son micro : Floor manager to the Service Desk, please.

La communication par interphone se propagea à la grandeur du magasin.

— C’était pas nécessaire de faire ça, dit Philippe à la préposée. Qu’est-ce qui vous prend, coudonc ?

— Ben oui, renchérit mon père. Vous avez qu’à nous dire où on ramasse les meubles que ma femme a achetés. En français… On vous demande pas la lune, verrat !

— Ms Trudeau, dit l’homme qui venait de faire son apparition derrière la préposée, do we have a problem ?

Le gérant, le corps long et maigre, était vêtu d’un complet gris avec une cravate bleue à pois blancs. Ses lunettes étaient si épaisses qu’il était impossible de déterminer où il posait ses yeux. En plus, il grinçait des dents, le monsieur.

— Votre employée refuse de nous parler en français, lui dit mon père. C’est ça, le problem.

Il se croisa les bras sur la poitrine et Philippe fit de même. Les deux hommes étaient impressionnants dans cette pose, mais le directeur ne semblait pas intimidé.

— At Franklin’s Department Store, dit l’homme, lentement comme s’il s’adressait à deux débiles, we speak English only.

Et le voilà qui grinçait des dents à nouveau.

— Ça a pas de maudit bon sens ! lui dit mon père. Je suis Canadien français, comme mademoiselle Trudeau et vous aussi. Et vous me dites qu’entre nous trois faut qu’on se parle en anglais ? On est où, en Afrique du Sud ?

Le gérant sourit, dédaigneux. Puis, en français cette fois, derrière le rempart de ses lunettes, il dit : « Écoutez, ce sont les règlements du magasin et je peux rien y faire. En plus, je m’en contrefous de vos petites angoisses. Vous avez le choix : vous prenez cette fiche et vous vous rendez avec votre auto dans l’allée à l’arrière du magasin, à la porte des livraisons pour prendre vos achats, ou bien on vous rembourse et vous partez sans faire d’histoires. Si vous êtes pas contents, vous pouvez toujours aller magasiner chez Dupuis Frères — c’est plus à votre niveau de toute façon. »

Et le gérant d’agiter la fiche dans les airs.

Et comme mon père la lui arrachait des mains, Philippe s’empara du microphone et annonça, en français : « Mesdames et messieurs, au cours des quinze prochaines minutes, il va y avoir une vente SPEC-TA-CU-LAIRE sur TOUS les appareils électroménagers. TOUT est réduit de CINQUANTE POUR CENT ! »

Philippe déposa le micro et le gérant, affolé, ferma le contact et serra l’appareil dans ses mains. « Co… comment pouvez-vous f… faire une chose pareille ? » bredouilla-t-il avant de s’élancer en direction des appareils électroménagers. Déjà, plusieurs clients accouraient pour profiter de l’aubaine.

La préposée, elle, se passait les mains dans le visage, cherchant ainsi à effacer sa confusion.

Mon père et Philippe se tordaient.

— Super bon coup, Philippe ! dit mon père.

— Dépêchons-nous de récupérer les meubles avant d’avoir la sécurité aux fesses, dit Philippe.

Alors que nous approchions de la Lincoln, la portière, côté conducteur, était ouverte. Deux baskets émergeaient de la voiture. Philippe fonça vers l’intrus, l’attrapa par le collet et le traîna violemment sur le trottoir. C’était un blanc-bec de seize ans environ. La panique se lisait dans ses yeux.

— Qu’est-ce que tu fous dans mon auto ?

— Rien, monsieur. Je pensais que c’était mon char.

— Ton char ? Tu penses quand même pas que je vais croire qu’un bum de ton espèce conduit une Lincoln ?

Le garçon bégayait, rien de cohérent ne sortait de sa bouche.

— Laisse-moi m’occuper de lui, dit mon père.

Il attrapa le garçon à la gorge, serra un peu et dit : « Arrête de faire le cave ou tu vas te retrouver en prison. » Puis, du revers de la main, il gifla le garçon sur le côté de la tête et le relâcha. Le garçon déguerpit comme s’il avait Lucifer lui-même au cul.

— Tu l’as laissé partir ! dit Philippe.

— C’est rien qu’un petit morveux, répondit mon père.

— T’aurais pas dû faire ça. On aurait dû appeler la police et, moi, j’aurais dû lui donner une bonne volée.

— Il avait besoin d’une leçon, pas de se ramasser à l’hôpital ou au poste.

— Facile à dire. S’agit pas de ton auto.

— Vivre et laisser vivre, mon vieux.

Philippe regarda mon père comme s’il le voyait pour la première fois.

— Depuis quand, toi, tu joues le rôle du Grand Humaniste ?

— Au moins, moi, je ruine pas l’existence des autres, au point qu’ils en meurent.

— Qu’est-ce que t’essaies de me dire ?

— Laisse faire…

— Explique-toi !

— J’ai rien à expliquer.

Philippe fixa mon père pendant quelques secondes.

— Bon, finit-il par dire, on va chercher tes meubles et on retourne à Outremont.