COMME UN INTRUS

Scène : Machination
EXT. SUR LA VÉRANDA DE LA MAISON DE PHILIPPE
— JOUR

Joe pilote une Norton Dominator 88, 500 cc, un modèle 1955 en parfaite condition, un engin superbe. La moto fait partie de l’image qu’il aime projeter, ça et ses cheveux savamment placés pour se donner un air rebelle. Joe stationne la moto derrière la Lincoln de PHILIPPE.

Les deux amis prennent place sur la grande véranda blanche. Louis le chien dort sur le gros coussin aux pieds de son maître.

Joe défait son nœud de cravate, s’adosse sur sa chaise, les doigts croisés derrière la nuque. Philippe, lui, est assis devant lui, les coudes appuyés sur les genoux. Entre les deux hommes, sur une table en rotin, un pichet de limonade bien arrosée de vodka.

La scène se déroule surtout en anglais, avec sous-titres.

JOE

We’re almost there. We’re so close I can taste it.

[C’est presque dans le sac. On est à deux pas…]

Il tend son verre à Philippe pour qu’il le remplisse à nouveau.

Philippe brasse les glaçons dans son verre, silencieux.

JOE

What’s up, buddy ? We’re about to close the biggest deal of our lives and you have a funeral face on.

[Qu’est-ce que t’as, Philippe ? On est sur le point de signer le contrat d’une vie et t’as une tête d’enterrement.]

PHILIPPE

J’ai rien…

JOE

Come on, I know you like cheap novel.

[Arrête, je te connais comme si je t’avais tricoté.]

PHILIPPE

It’s my brother-in-law… Bet you’re sick and tired of me bitching about him.

[C’est mon beau-frère… Je gage que t’en as ta claque de m’entendre me plaindre de lui.]

JOE

What did the fucker do now ?

[Qu’est-ce qu’il a fait encore, celui-là ?]

PHILIPPE

Me and him we went downtown together yesterday. I did him a favor, right ? And he… He’s got a big fucking mouth. I know it’s crazy, but yesterday he said something that made me think that he knows something about Florida and me.

[Lui et moi on est allés ensemble au centre-ville hier. Je lui ai rendu un petit service. Lui et sa grande gueule… Je sais pas si j’invente tout ça, mais il a dit quelque chose qui me fait croire qu’il est au courant de ce qui s’est passé entre Florida et moi.]

JOE

No shit… What did he say exactly ?

[Pas vrai… Qu’est-ce qu’il a dit au juste ?]

PHILIPPE

Something about me destroying someone’s life to the point where she died from it. He had to have Florida in mind.

[Quelque chose comme le fait que j’ai détruit la vie de quelqu’un au point où elle en est morte. C’est sûr que c’est à Florida qu’il pensait.]

JOE

Fuck… What’re you gonna do ?

[Merde… Qu’est-ce que tu vas faire ?]

PHILIPPE

I’m not sure there’s anything I can do… It’s driving me nuts…

[Je sais pas ce que je devrais faire, je t’avoue. Mais tout ça me rend fou…]

JOE

Why don’t you get rid of him ?

[Pourquoi tu te débarrasses pas de lui ?]

PHILIPPE

Get rid of him… You’ve been watching too many gangster movies on TV, man.

[Me débarrasser de lui… Tu regardes trop de films de gangsters à la TV, mon vieux.]

JOE

No, I’m serious. This guy’s been driving you crazy. And now he’s making these insinuations about you and Florida. The bastard is threatening you. Think about it… You had an affair, sure. You fucked your sister-in-law and things turned out badly and then the bitch killed herself. It’s sad, yes, but you have to accept it. You have to live with it. But you also have to protect yourself. Otherwise, the roof is gonna come crashing on your head. You don’t want your brother-in-law to ruin your life.

[Non, je suis sérieux. Ce gars-là est en train de te rendre malade. Et maintenant il se met à te menacer à propos de toi et de Florida ? Pense aux répercussions. Bon, tu as eu une aventure. Tu as sauté ta belle-sœur et les choses ont mal tourné et cette espèce de fêlée s’est suicidée. C’est triste mais c’est comme ça et tu dois vivre avec. Mais faut aussi que tu te protèges. Autrement, le ciel va te tomber sur la tête. Tu veux certainement pas que ton imbécile de beau-frère ruine ta vie.]

PHILIPPE

It’d be sweet if I could get rid of him, that’s for sure.

[Évidemment que s’il disparaissait, ça m’arrangerait.]

JOE

Having him gone and keeping his family around…

[S’il disparaissait et que sa famille restait ici…]

PHILIPPE
(en français)

Situation i-dé-a-le.

JOE

You’d be like the head of your own clan.

[Tu serais le chef de ton propre clan.]

Joe et Philippe pouffent de rire.

Philippe redevient sérieux.

PHILIPPE

I just had an idea.

[Je viens d’avoir une idée.]

Philippe tire sa chaise près de celle de Joe. Sa tête d’enterrement n’est plus là.

JOE

What ?

[Quoi ?]

PHILIPPE

My brother-in-law, he works for Maliverne. As a repo man.

[Mon beau-frère travaille pour Maliverne. Il fait du recouvrement.]

JOE

Our old friend « Chinois » ? I didn’t know that.

[Ce bon vieux « Chinois » ? Je savais pas ça.]

PHILIPPE

« Chinois » owes us a favor for that contract we set up for him with the city, right ?

 Chinois » nous en doit une, non ? Tu te souviens quand on l’a aidé à obtenir une commande de la municipalité avec nos contacts ?]

JOE

A little corruption goes a long way… « Chinois » owes us one, I agree.

[Un peu de corruption fait jamais de tort en affaires… « Chinois » nous en doit une, je suis d’accord.]

PHILIPPE

What if I gave « Chinois » a call asking if something could happen to Paul ?

[Et si je l’appelais pour lui demander que quelque chose arrive à Paul ?]

JOE
(avec un sourire)

Something ? That’s a bit vague… Something unpleasant ? Something a little tragic ?

[Quelque chose… C’est un peu vague, ça… Tu veux dire quelque chose de déplaisant ? Quelque chose d’un peu tragique sur les bords ?]

PHILIPPE

Something like that, yes. I could ask « Chinois » to make sure my brother-in-law has it very rough at work sometime soon.

[Quelque chose du genre, oui… Je pourrais demander à « Chinois » de s’organiser pour que Paul se retrouve dans une situation difficile un de ces quatre.]

JOE
(en riant)

No doubt « Chinois » could arrange that. He’s got imagination.

[Certain que « Chinois » pourrait arranger ça. Il ne manque pas d’imagination.]

PHILIPPE

And resources…

[Ni de ressources…]

JOE

Desperate times call for desperate measures.

[Aux grands maux les grands remèdes.]

PHILIPPE

That’s the kind of thing « Chinois » would say, except that he’d say it in Latin.

[C’est le genre de truc que « Chinois » dirait, sauf qu’il nous sortirait ça en latin.]

Une voiture s’arrête devant la maison et Colette en sort. Elle fait un au revoir de la main à la conductrice et se dirige vers la maison en empruntant l’allée.

Louis jappe, une fois.

Colette monte les escaliers.

JOE
(en français)

Bonjour Colette.

Colette dépose ses sacs d’épicerie avant d’embrasser Philippe sur la joue.

COLETTE

Et puis, mes deux voyous, qu’est-ce que vous manigancez encore ?

Un courant électrique parcourt le dos de Philippe.

JOE
(en français, avec un accent anglais prononcé)

Nous ? On prépare un hold-up de la Royal Bank. That’s all.

COLETTE
(avec le sourire)

Quelle bonne idée, darling.

Joe lui renvoie son sourire.

COLETTE

Bon, faut que je range la commande. Continuez vos machinations sans moi.

Colette entre dans la maison, suivie de Louis.

Philippe remplit les deux verres.

PHILIPPE
(à voix basse)

Colette, she’d kill me if she knew.

[Si Colette apprenait ça, elle me tuerait.]

JOE

Knew what ? About you and Florida, or that you’re going to call « Chinois » ?

[Si elle apprenait quoi ? Ton aventure avec sa sœur ou le coup de téléphone que tu vas passer à « Chinois » ?]

PHILIPPE
(en français)

Les deux…

Des nuages noirs s’amoncellent à l’horizon. Une averse est imminente.

Joe se lève.

JOE

Well, I better hit the road. Let me know how it turns out.

[Bon, vaut mieux que je parte. Tu me raconteras tout…]

INT. LE BUREAU DE « CHINOIS » — JOUR

Paul entre dans le bureau de « Chinois ». La caméra nous fait voir ce que Paul remarque : les livres, les papillons dans leurs boîtes vitrées, « Chinois » derrière son bureau, une tasse de thé à la main.

« CHINOIS »

Le bonhomme que tu dois visiter, il me doit neuf mille dollars.

PAUL

Neuf mille. Jésus-Marie…

Il y a un grand cahier de comptes sur le bureau en acajou de « Chinois ». Celui-ci tape du doigt sur le cahier alors qu’il parle à Paul.

« CHINOIS »

Eh oui. Notre homme est un joueur compulsif. Et il y a deux types de joueurs compulsifs. Un : ceux qui sont assez habiles ou chanceux pour gagner leur vie en jouant et, deux : les idiots, la majorité, ceux qui perdent tout. Celui qui me doit neuf mille balles, devine de quel type il est ?

PAUL

Je pense que j’ai une idée.

« CHINOIS »

Et le seul truc qui compte pour notre bonhomme, excepté le jeu, ce n’est pas sa femme, ni ses enfants, ni son boulot — il n’a pas de boulot. C’est son automobile. Une Mustang jaune, décapotable. Une merveille, à ce qu’on me dit. Bon, le gars en question me doit neuf mille dollars qu’il ne peut pas me rembourser et il possède une flamboyante Mustang 1964. Qu’est-ce que tu penses qu’il me reste à faire ?

PAUL

Vous allez saisir sa flamboyante Mustang 1964.

« CHINOIS »

Non, monsieur : tu vas saisir sa Mustang. Ce matin même. Tu vas prendre un taxi pour te rendre chez notre homme, tu vas lui expliquer la situation, prendre les clefs de sa Mustang, et me la ramener ici.

PAUL

Qui vient avec moi ?

« CHINOIS »

Personne.

PAUL

Vous voulez que je saisisse le char par moi-même ?

« CHINOIS »

On est à court de personnel ce matin.

PAUL

Je pensais que jamais on envoyait un gars tout seul sur une job…

« CHINOIS »

Habituellement, non, mais celle-là, tu peux t’en charger. C’est rien de difficile. Le bonhomme s’appelle Fred Gratton. Sois ferme et reviens avec l’auto.

Paul se lève.

« CHINOIS »

Alea jacta est.

PAUL

Ouais. C’est ce que j’allais dire…

Paul ferme la porte derrière lui.

« Chinois » attend deux secondes, puis attrape le téléphone et compose un numéro.

« CHINOIS »

Fred ? Fred Gratton ?

« Chinois » écoute la voix à l’autre bout du fil.

« CHINOIS »

C’est « Chinois » Maliverne… Non ! Raccroche pas ! T’es mieux de ne pas me raccrocher la ligne au nez, mon salaud !

« Chinois » écoute la voix à l’autre bout du fil.

« CHINOIS »

Ta gueule et écoute-moi ! Tu sais que j’ai la patience d’un saint. Mais dans ton cas, la patience, c’est fini. Comprends-tu ce que je te dis, tas de merde ? As-tu du fric pour moi aujourd’hui ? Pas grand-chose, une bagatelle, genre trois mille.

« Chinois » écoute la voix à l’autre bout du fil tout en examinant les ongles de sa main droite.

« CHINOIS »

Pas une cenne, dis-tu ? Ça m’étonne, tiens… Écoute-moi bien, Gratton. Fini les excuses. Un de mes gars s’en va chez toi pour saisir ta Mustang. Tu me comprends ?

« Chinois » écoute la voix à l’autre bout du fil, tout en se frottant les ongles sur le revers de son costume vert foncé.

« CHINOIS »

Je me contrefous de ce que tu penses… Tu es mieux de coopérer avec mon gars, ou alors il pourrait devenir méchant. Ta bagnole, que tu le veuilles ou non, elle est à moi.

« Chinois » raccroche et se verse une tasse de thé.

Un petit sourire mesquin se dessine sur son gros visage.