— Je ne suis pas certain que le premier rang soit le meilleur point de vue, remarqua Marcus d’un air circonspect.
Honoria avait insisté pour qu’ils arrivent en avance au concert annuel des Smythe-Smith. « Pour avoir les meilleures places », avait-elle argué.
— Ce n’est pas une question de point de vue, répliqua-t-elle, c’est une question d’acoustique. D’ailleurs tout cela est secondaire. Nous sommes ici pour afficher notre soutien à la famille.
Un sourire radieux aux lèvres, elle longea la rangée de chaises vides pour s’installer sur celle du milieu, face à l’estrade. Marcus prit place à côté d’elle avec un soupir résigné.
— Es-tu bien installée ?
Honoria attendait leur premier enfant. Sa grossesse se voyait désormais et, en théorie, elle n’aurait pas dû se montrer en public. Mais elle avait décrété que le récital constituait une exception à la règle.
— C’est la tradition, avait-elle déclaré en guise de justification.
Elle était d’une loyauté infaillible. C’est pour cela qu’il l’aimait.
C’était tellement étrange d’avoir une famille à soi. Pas seulement la horde Smythe-Smith, composée d’une ribambelle de frères, sœurs et cousines. Chaque nuit, allongé près de sa femme, il avait encore du mal à se convaincre qu’elle lui appartenait. Et que lui aussi lui appartenait.
Et bientôt ils seraient trois.
C’était extraordinaire.
— Sarah et Iris sont furieuses de devoir encore jouer cette année, chuchota Honoria, bien qu’il n’y ait personne dans les parages.
— Qui a pris ta place ?
— Harriet. La petite sœur de Sarah. Elle n’a que quinze ans, mais c’était la seule violoniste.
Marcus faillit demander si Harriet était douée, puis décida qu’il n’avait pas vraiment envie de connaître la réponse.
— Cette année le quartet est composé de deux paires de sœurs, Iris et Capucine d’un côté, Sarah et Harriet de l’autre, nota Honoria. Je me demande si c’est déjà arrivé.
— Ta mère le saura sûrement.
— Ou tante Charlotte. Elle est un peu devenue l’historienne de la famille.
Quelqu’un s’installa au bout du premier rang. Marcus tourna la tête et constata que la salle se remplissait petit à petit.
— Je suis si nerveuse, avoua Honoria. C’est la première fois que je participe en tant que spectatrice, tu sais.
— Voyons, tu as assisté au récital durant toute ton enfance.
— C’était différent. Je n’étais pas encore montée sur scène.
Il haussa les sourcils. Elle afficha une expression qui signifiait : « Tu ne peux pas comprendre ! », puis reporta son attention sur la scène.
— Cela va commencer ! souffla-t-elle.
Marcus lui tapota la main et s’adossa à sa chaise tandis qu’Iris, Sarah, Capucine et Harriet s’installaient.
Il crut entendre Sarah pousser un énorme soupir.
Puis le concert commença.
C’était épouvantable.
Marcus s’était douté qu’il en irait cette année comme des précédentes. Pourquoi les choses auraient-elles changé ? Pourtant ses oreilles parvenaient toujours à oublier à quel point c’était insupportable. Ou peut-être était-ce pire que jamais. Harriet fit tomber son archet à deux reprises. Lorsque cela se produisit, Marcus glissa un regard furtif à Honoria. Il s’attendait à lire de la pitié sur son visage. Après tout, elle était bien placée pour savoir quel calvaire enduraient les malheureuses musiciennes.
Mais Honoria ne semblait pas affligée le moins du monde. Elle arborait toujours son sourire lumineux, un peu comme une mère fière de sa sublime progéniture.
— Ne sont-elles pas magnifiques ? chuchota-t-elle.
Et, comme il gardait un silence prudent, elle ajouta :
— Elles ont fait tellement de progrès !
C’était peut-être vrai, auquel cas il se félicitait de ne pas avoir assisté aux répétitions.
Il passa le reste du concert à observer Honoria. Elle soupirait avec béatitude, les yeux brillants et, à un moment donné, elle posa la main sur son cœur tant son émotion était grande.
Quand enfin le silence se fit, elle fut la première à se lever pour applaudir à tout rompre. Dans un élan, elle se pencha pour embrasser Marcus sur la joue.
— Ne serait-ce pas merveilleux d’avoir quatre filles et de les voir participer au récital ? lui souffla-t-elle à l’oreille.
Et Marcus fut le premier surpris de s’entendre répondre :
— Je meurs d’impatience.
Il la suivit lorsqu’elle alla féliciter ses cousines, et alors qu’il se tenait près d’elle, la main posée au creux de ses reins, il baissa les yeux sur son ventre rond, où une vie nouvelle était en train de prendre forme. Et il se rendit compte qu’il avait dit vrai. Il brûlait d’impatience de découvrir les trésors que la vie leur réservait.
Il s’inclina alors vers elle et chuchota :
— Je t’aime.
Elle ne le regarda pas, mais elle sourit.
Et il sourit aussi.