Lady Honoria Smythe-Smith n’en pouvait plus.
Elle n’en pouvait plus d’attendre une journée de soleil, d’attendre une demande en mariage, d’attendre… une paire de chaussures neuves, songea-t-elle avec un soupir excédé en regardant ses souliers bleus en piteux état.
Elle se laissa tomber sur le banc de pierre, devant la boutique de M. Hilleford, Tabacs fins pour Messieurs exigeants, et se tassa autant que possible sous l’auvent pour se protéger au maximum de la pluie.
Il ne crachinait pas, il ne pleuvait même pas. Il tombait des cordes. C’était au point que Honoria n’aurait pas été étonnée de voir tomber du ciel des pylônes et des troncs.
Une odeur désagréable, écœurante, flottait dans l’air. Elle qui pensait détester l’odeur de la fumée de cigare aimait encore moins celle de la moisissure. Des filaments noirâtres envahissaient le mur extérieur du magasin, mais cela ne semblait pas déranger M. Hilleford qui vendait du tabac fin aux messieurs exigeants.
La situation n’aurait pu être pire.
Enfin si. Parce qu’elle était (évidemment) toute seule. Ses cousines se trouvaient de l’autre côté de la rue, dans la boutique de Mlle Pilaster, Rubans et Fanfreluches pour Dames Elégantes. Bien au chaud, elles faisaient leur choix parmi tout un assortiment de babioles, colifichets et falbalas, dans un environnement olfactif plaisant. Mlle Pilaster vendait du parfum. Et aussi des pétales de roses séchés et des petites bougies à l’arôme de vanille.
M. Hilleford, lui, faisait pousser des champignons.
Honoria soupira. Ainsi allait sa vie.
Elle avait préféré s’attarder devant la vitrine du bouquiniste, affirmant à ses cousines qu’elle les rejoindrait chez Mlle Pilaster deux minutes plus tard. Deux minutes qui s’étaient transformées en cinq. Quand elle avait voulu traverser la chaussée, les nuages avaient crevé pour déverser des trombes d’eau sur les simples mortels, et Honoria n’avait eu d’autre choix que de se réfugier sous l’unique auvent de Cambridge High Street.
À présent, elle fixait d’un œil morose les gouttes qui crépitaient sur les pavés et éclaboussaient les pieds des passants. Le ciel s’assombrissait de minute en minute. Si l’on se fiait au climat anglais, on pouvait en déduire que le vent n’allait pas tarder à se lever et que dans un instant l’auvent de M. Hilleford ne serait plus d’aucune utilité.
Honoria leva un regard maussade en direction des cieux.
Elle avait les pieds mouillés.
Et elle avait froid.
Ayant passé toute sa vie en Angleterre, elle ne risquait guère de se tromper dans ses prévisions météorologiques. Ce qui signifiait que d’ici peu elle se sentirait encore plus misérable.
Eh oui, c’était possible.
— Honoria ?
Elle tressaillit, baissa les yeux. Une voiture venait de s’immobiliser à sa hauteur, le long du trottoir.
— Honoria ?
Elle connaissait cette voix.
— Marcus ?
Seigneur, il ne manquait plus que cela.
C’était bien Marcus Holroyd, comte de Chatteris, souriant et au sec dans son bel attelage. Honoria sentit qu’elle ouvrait bêtement la bouche. En réalité elle n’aurait pas dû être surprise. Marcus vivait à Fensmore, pas très loin de Cambridge. Et bien sûr il fallait que ce soit lui, entre tous, qui la surprenne ici dans cet état pitoyable.
— Bonté divine, Honoria, tu vas geler sur place ! s’exclama-t-il de ce ton réprobateur qui ne manquait jamais de la hérisser.
— Il fait un peu frisquet, admit-elle avec un petit haussement d’épaules.
— Que fais-tu là ?
— Je salis mes chaussures.
— Pardon ?
Elle désigna d’un geste la boutique de Mlle Pilaster, de l’autre côté de la rue.
— Je suis venue faire des emplettes avec mes cousines.
La portière s’ouvrit davantage.
— Monte.
Il n’avait pas dit « Monte, s’il te plaît », ou « Je t’en prie, viens te sécher ». Non, juste : « Monte », d’un ton péremptoire.
Une autre fille lui aurait sans doute rétorqué qu’il n’avait pas d’ordre à lui donner. Ou du moins l’aurait-elle pensé, même si elle n’avait pas eu le courage de le lui dire à voix haute. Mais Honoria avait froid et, hélas, son confort l’emportait sur sa fierté.
Et puis, elle n’allait pas faire des manières avec Marcus Holroyd, qu’elle connaissait depuis des lustres.
Quinze ans, pour être précise.
Durant tout ce temps, elle n’avait jamais réussi à lui faire bonne impression. Petite, elle les harcelait tellement, Daniel et lui, qu’ils l’avaient surnommée La Guêpe. Elle avait fait semblant de prendre cela pour un compliment. « Une guêpe, ça a de jolies rayures », avait-elle déclaré, faraude. Alors, en ricanant, ils l’avaient rebaptisée Moustique.
Et ce nom lui était resté.
Ce n’était pas la première fois que Marcus la voyait trempée. À huit ans, persuadée d’être bien cachée dans le feuillage touffu d’un vieux chêne, elle les avait espionnés alors qu’ils construisaient une cabane dans les bois. Les filles n’étaient pas admises sur le chantier, bien entendu. Mais ils l’avaient repérée et l’avaient bombardée de petits cailloux, si bien qu’elle avait fini par lâcher prise.
À la réflexion, elle avait eu tort de choisir la branche qui surplombait l’étang.
Marcus s’était au moins donné la peine de la récupérer dans l’eau vaseuse. On ne pouvait pas en dire autant de Daniel.
Ainsi, d’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Marcus Holroyd faisait partie de sa vie. Bien avant qu’il soit lord Chatteris et que Daniel devienne lord Winstead. Bien avant que Charlotte se marie et quitte la maison à son tour.
Et bien avant que Daniel fuie l’Angleterre.
— Honoria.
Elle sursauta. Il s’impatientait.
— Monte, répéta-t-il.
Elle obtempéra, accepta la main qu’il lui tendait pour l’aider à gravir le marchepied. Le plus dignement possible, elle s’installa sur la banquette, feignant d’ignorer la mare d’eau qui s’étalait à ses pieds.
— Marcus. Quelle bonne surprise de te voir ici.
Il avait toujours les sourcils froncés. Sans doute s’apprêtait-il à lui infliger un sermon. Elle s’empressa d’ajouter, bien qu’il ne lui ait posé aucune question :
— Je séjourne en ville chez Cecily Royle. Nous sommes ici pour cinq jours, mes cousines Sarah et Iris, et moi. Tu te souviens d’elles, n’est-ce pas ?
— C’est-à-dire… tu as tellement de cousins et de cousines.
— Sarah a des cheveux bruns très épais. Et des yeux pareils.
— Des yeux épais ?
— Marcus.
Il sourit.
— D’accord. Des cheveux épais. Des yeux bruns.
— Et Iris a le teint très pâle. Des cheveux blond-roux. Non ? Cela ne te dit rien ?
— Elle est de cette famille à fleurs ?
Honoria fit la moue. Bon, certes, oncle William et tante Maria avaient donné des noms de fleurs à toutes leurs filles. Rose, Jacinthe, Azalée, Iris et Capucine.
— Je sais qui est Mlle Royle, déclara Marcus.
— C’est la moindre des choses. C’est ta voisine. Quoi qu’il en soit, nous sommes venues à Cambridge parce que la mère de Cecily estime que nous avons besoin d’un peu de culture.
— De culture ? répéta-t-il, un brin moqueur.
Honoria se demandait pourquoi les filles avaient vaguement droit à « un peu de culture » quand les garçons partaient étudier à l’université.
— Elle a soudoyé deux professeurs de l’université pour qu’ils acceptent de nous laisser assister à leur cours.
Marcus parut intrigué. Et dubitatif.
— Le premier est un cours d’histoire sur l’époque élisabéthaine, enchaîna-t-elle. Et le second est un cours de grec.
— Tu parles le grec ancien ?
— Pas du tout, mais les autres enseignants ont refusé d’accueillir des jeunes filles dans leur classe. Le professeur de grec va recommencer son cours rien que pour nous quand ses étudiants seront partis. Nous allons devoir attendre dans un bureau et ne surtout pas nous montrer. Il paraît que cela sèmerait la pagaille.
Ce disant, elle leva les yeux au ciel.
Marcus hocha la tête.
— Certes, comment des étudiants pourraient-ils se concentrer sur un sujet sérieux en une si charmante compagnie ?
L’espace d’un instant, Honoria crut qu’il parlait sérieusement. Puis, comprenant qu’il plaisantait, elle éclata de rire et lui flanqua un petit coup de poing dans l’épaule. On ne se livrait pas à de telles familiarités en société à Londres, mais ici à Cambridge, et avec Marcus…
Après tout, c’était presque son frère.
— Comment va ta mère ? s’enquit-il.
— Bien, mentit Honoria.
Lady Winstead ne s’était jamais vraiment remise du scandale qui avait obligé Daniel à quitter le pays. Elle alternait entre les périodes où elle ruminait l’affront subi et celles où elle feignait de n’avoir jamais eu de fils.
C’était assez pénible à vivre.
— Elle espère se retirer bientôt à Bath. Sa sœur vit là-bas et elles s’entendent plutôt bien. De toute façon, maman n’aime pas beaucoup Londres.
— Vraiment ?
— Je veux dire… plus autant qu’avant. Avant que Daniel… enfin, tu sais.
Marcus pinça les lèvres. Oui, il savait.
— Elle est persuadée que les mauvaises langues en parlent encore, tu sais.
— À raison ?
— Je n’en ai aucune idée. Je ne pense pas, non. Personne ne m’a ostensiblement tourné le dos. Et trois ans se sont écoulés. Les gens ont sûrement des sujets de conversation plus intéressants, non ?
— Il me semble que cela aurait déjà dû être le cas à l’époque.
Il s’était renfrogné. Lorsqu’il prenait cet air-là, il faisait presque peur. Pas étonnant qu’il terrifiât les débutantes. Les amies de Honoria n’étaient jamais à l’aise en sa présence. Ce qui ne les empêchait pas de rêvasser et de passer des heures à calligraphier leur prénom entrelacé au sien, avec des cœurs et des angelots ridicules flottant autour.
Marcus Holroyd était ce qu’on appelait un bon parti. Il n’était pas beau à proprement parler, malgré son regard intelligent et ses cheveux d’un brun profond. Ses traits avaient quelque chose de trop brutal : arcades sourcilières saillantes, front large, nez fort. Néanmoins il attirait l’attention, sans doute à cause de son attitude distante, voire dédaigneuse. On aurait dit que la bêtise humaine l’exaspérait.
Du coup toutes les jeunes filles étaient folles de lui. Elles parlaient de lui en chuchotant, comme d’un héros de roman sombre et mystérieux qui n’aurait attendu que la rédemption.
Pour Honoria, il était tout simplement Marcus. Ce qui n’était pas simple du tout. Elle détestait quand il la prenait de haut et la regardait d’un air désapprobateur. Dans ces moments-là, elle avait l’impression de redevenir une gamine horripilante, ou une adolescente dégingandée et maladroite.
En même temps, sa présence avait quelque chose de rassurant. Leurs chemins ne se croisaient plus aussi souvent qu’autrefois – tout avait changé depuis le départ de Daniel –, mais quand elle entrait dans une pièce et que Marcus était là… elle le sentait tout de suite.
Et c’était bizarrement réconfortant.
— Tu projettes de venir à Londres pour la Saison ? s’enquit-elle sur le ton de la conversation.
— Pour une partie, sûrement. Des affaires me retiennent ici.
— Je comprends.
— Et toi ?
— Quoi, moi ?
— Tu comptes passer la Saison à Londres ?
Il n’était pas sérieux ? Où diable aurait-elle pu aller, puisqu’elle n’était toujours pas mariée ? Ce n’était pas comme si…
Elle lui jeta un regard soupçonneux.
— Es-tu en train de te moquer de moi ?
— Bien sûr que non.
Il n’empêche qu’il souriait.
— Ce n’est pas drôle. Ce n’est pas comme si j’avais le choix. Je suis obligée d’aller à Londres. Je suis aux abois.
— Aux abois, vraiment ?
— Oui ! Il faut absolument que je trouve un mari cette année.
Machinalement, elle secoua la tête. Sa situation ne différait guère de celle de ses amies débutantes qui espéraient toutes faire un beau mariage. Sauf que Honoria ne voulait pas convoler pour le simple plaisir d’admirer une alliance à son doigt ou de se rengorger dans un salon. Elle voulait son propre foyer. Et une famille. Nombreuse, bruyante. Et pas forcément bien élevée.
Elle n’en pouvait plus du silence qui régnait désormais en maître à la maison. Elle détestait entendre le bruit de ses pas résonner sur le plancher. Parfois elle n’entendait rien d’autre de tout l’après-midi.
En conséquence, il lui fallait un mari. Elle n’avait pas le choix.
— Voyons, Honoria, tu ne vas pas me faire croire que ta vie est si pénible.
Elle n’avait pas besoin de regarder Marcus pour savoir qu’il arborait cette expression à la fois sceptique et condescendante qu’elle détestait tant.
— Oublions ce que je viens de dire, marmonna-t-elle.
Franchement, à quoi bon se justifier ?
Marcus laissa échapper un soupir qui sonna comme un reproche.
— Il est vrai que ce n’est pas à Cambridge que tu trouveras un mari, admit-il.
Honoria pinça les lèvres. Elle regrettait d’avoir abordé le sujet.
— Les étudiants sont trop jeunes, insista-t-il.
Cette fois, elle ne put s’empêcher de mordre à l’hameçon.
— Ils ont le même âge que moi.
— Alors c’est bien la véritable raison de ta venue ici ? Tu veux rencontrer des étudiants avant qu’ils ne retournent à Londres ?
— Je te l’ai dit, nous sommes venues assister à des cours.
— Oui. En grec ancien.
— Marcus.
Il eut un vague sourire. Marcus ne se départait jamais vraiment de son sérieux. Il était si guindé, tout en retenue, dans le contrôle absolu de ses émotions. La plupart de ses sourires devaient passer inaperçus. Il avait de la chance qu’elle le connaisse si bien. N’importe qui d’autre l’aurait cru totalement dépourvu d’humour.
— Qu’est-ce que cela signifie ? s’enquit-il.
— Quoi donc ?
— Tu viens de lever les yeux au ciel.
— Vraiment ?
Elle ne s’en était même pas rendu compte. Mais pourquoi l’observait-il avec une telle attention ? C’était Marcus, sapristi !
Elle détourna les yeux vers la vitre.
— Tu crois que la pluie faiblit ?
— Non, répondit-il sans même regarder à l’extérieur.
La question n’appelait pas vraiment de réponse. Elle était surtout destinée à dévier la conversation. La pluie continuait de marteler le toit de la voiture dans un crépitement incessant.
— Veux-tu que je te ramène chez les Royle ?
— Non, merci.
Honoria tendit le cou pour tenter de distinguer à travers le carreau et le rideau de pluie la boutique de Mlle Pilaster. Elle ne voyait pas à l’intérieur évidemment, mais c’était une bonne excuse pour ne pas affronter le regard de Marcus.
— Je vais rejoindre mes cousines dès qu’il y aura une accalmie.
— Tu as faim ? Je suis passé chez Flindle et j’ai acheté quelques gâteaux pour rapporter à la maison.
— Des gâteaux ?
Elle avait presque soupiré – gémi ? Peu importait. Marcus savait parfaitement qu’elle avait un faible pour les gourmandises. Lui-même était un bec sucré et, comme Daniel n’aimait pas beaucoup les desserts, ils s’étaient plus d’une fois retrouvés devant une assiette, à se goinfrer de douceurs. Daniel les traitait alors de sauvages, ce qui faisait rire Marcus, sans que Honoria comprenne bien pourquoi.
Il se pencha pour ramasser une boîte en carton posée à ses pieds.
— Tu adores toujours le chocolat ?
— Oui.
Elle lui adressa un sourire complice. Déjà, l’eau lui venait à la bouche.
Marcus eut un sourire nostalgique.
— Tu te souviens de cette tarte qu’avait préparée la cuisinière ?
— Celle que le chien avait léchée ?
— J’en aurais presque pleuré.
— Je crois que j’ai bel et bien versé quelques larmes.
— J’en ai quand même pris une bouchée.
— Pas moi. Mais elle sentait divinement bon et elle avait l’air délicieuse.
— Oh, elle l’était ! confirma-t-il, perdu dans ses souvenirs. Elle l’était.
— J’ai toujours soupçonné Daniel d’avoir fait entrer le chien exprès.
— J’en suis sûr. Il avait une bonne tête de coupable.
— J’espère que tu lui as botté le train.
— Et comment. Il a eu les fesses bleues pendant une semaine.
Honoria sourit.
— Tu ne l’as pas vraiment fait, n’est-ce pas ?
— Non, pas vraiment.
Avec un petit rire, il lui tendit un gâteau au chocolat de forme rectangulaire, niché dans son papier gaufré blanc. L’odeur était alléchante. Honoria prit une profonde inspiration, un sourire béat aux lèvres. Elle avait l’impression de revenir plusieurs années en arrière, d’être de nouveau cette fille qui avait à ses pieds un monde regorgeant de promesses mirifiques.
Elle se rendait compte tout à coup combien cela lui avait manqué, ce sentiment d’appartenance, cette complicité avec quelqu’un qui la connaissait par cœur et aimait rire en sa compagnie.
Étrange que cela lui arrive en présence de Marcus… Et en même temps, pas étrange du tout.
Elle s’empara du gâteau.
— Malheureusement je n’ai pas de cuillère, s’excusa Marcus.
— Je risque de faire des dégâts, prévint-elle, priant pour qu’il traduise cela par : « Je t’en supplie, dis-moi que ça t’est égal si je mets des miettes plein ta banquette. »
— Je vais en manger un aussi, comme cela tu te sentiras moins seule.
— C’est gentil de ta part.
— C’est mon devoir de gentleman.
— De manger un gâteau ?
— Certains devoirs sont plus agréables que d’autres.
Honoria pouffa, puis mordit dans le gâteau.
— Oh, Seigneur !
— C’est bon ?
— Succulent. Divin. Encore meilleur que cela !
Souriant, il la regarda se régaler un instant, puis dévora son gâteau en deux bouchées, sous les yeux effarés de Honoria qui, désireuse de prolonger le plaisir, se força à grignoter sa part.
— Tu faisais toujours cela, remarqua-t-il.
— Quoi donc ?
— Déguster ton dessert en prenant tout ton temps, histoire de nous torturer.
— Histoire d’en profiter au maximum, rectifia-t-elle. Et si c’est une torture pour toi, je n’y peux rien.
— Tu es sans pitié.
— Avec toi, toujours.
Il rit de nouveau et Honoria songea que, décidément, il n’était pas le même en société et en privé. Elle avait presque l’impression d’avoir devant elle l’ancien Marcus, celui qui avait quasiment élu domicile à Whipple Hill. Il était devenu un membre de la famille à part entière, avait même participé à ces ridicules petites saynètes qu’ils improvisaient. Chaque fois, il choisissait le rôle de l’arbre. Elle avait toujours trouvé cela très drôle.
Elle aimait ce Marcus-là. Elle l’avait adoré.
Depuis quelques années, toutefois, il avait été remplacé par un tout autre Marcus, taciturne, glacial, que le reste du monde connaissait sous le nom de lord Chatteris. Ce qui était vraiment triste. Pour elle bien sûr, mais sans doute encore plus pour lui.
Elle termina son gâteau, s’efforçant d’ignorer son regard narquois, puis accepta le mouchoir qu’il lui tendait pour s’essuyer les doigts.
— Merci.
— Quand dois-tu…
Il fut interrompu par quelques coups frappés au carreau. Un valet vêtu d’une livrée familière venait d’apparaître.
— Je vous demande pardon, milord. Est-ce lady Honoria qui est avec vous ?
— En effet.
— Je le connais, dit Honoria, un peu embarrassée. Il est au service des Royle. Il faut que j’y aille, les filles doivent m’attendre.
— Je passerai te rendre visite demain.
Honoria, qui se penchait vers la portière, se figea.
— Quoi ?
— Je ne pense pas que ton hôtesse pousse les hauts cris, rétorqua-t-il en arquant un sourcil.
Honoria faillit rire. Mme Royle, pousser les hauts cris parce qu’un jeune comte célibataire s’invitait chez elle ? On aurait de la chance si elle n’organisait pas une parade !
— Je suis sûre qu’elle sera enchantée.
— Parfait.
Il se racla la gorge, avant d’ajouter :
— Cela faisait trop longtemps qu’on ne s’était pas vus.
Elle lui jeta un regard étonné. Elle doutait que Marcus pense à elle quand il était tout seul chez lui.
— Je suis content que tu ailles bien, déclara-t-il encore abruptement.
— Eh bien, à demain, murmura-t-elle, déroutée par son comportement.
— À demain.
Marcus regarda Honoria s’éloigner en compagnie du valet des Royle. Une fois certain qu’elle était en sécurité, il frappa trois fois sur la paroi qui le séparait du cocher pour que celui-ci se mette en route.
Il ne s’attendait pas à croiser Honoria à Cambridge. S’il ne suivait pas vraiment ses allées et venues quand il n’était pas à Londres, il s’étonnait de ne pas avoir su qu’elle séjournait ici, tout près de chez lui.
Sans doute aurait-il dû commencer à organiser son départ pour Londres. Il n’avait pas menti tout à l’heure : certaines affaires avaient besoin d’être réglées à Fensmore. Néanmoins il aurait été plus juste de dire qu’il n’avait aucune envie de quitter la campagne. Rien ne le retenait réellement à Cambridge.
De plus, il détestait la Saison londonienne.
Mais si Honoria se mettait en quête d’un mari, il serait obligé de faire le déplacement afin de s’assurer qu’elle ne commettait pas d’erreur désastreuse.
Il avait un serment à honorer.
Daniel Smythe-Smith avait été son plus proche ami. Son seul véritable ami.
Il avait un millier de connaissances et un seul ami.
Depuis toujours.
Mais Daniel était parti. Il se trouvait quelque part en Italie, si ce qu’il racontait dans sa dernière lettre était toujours d’actualité. Et il n’était pas près de revenir, puisque le marquis de Ramsgate, ivre de vengeance, le poursuivait toujours de sa vindicte.
Quel gâchis que cette histoire.
À l’époque, Marcus avait pourtant mis Daniel en garde : il ne devait pas jouer aux cartes avec Hugh Prentice. Mais Daniel s’était contenté de rire, bien résolu à tenter sa chance.
Prentice gagnait toujours. Toujours. Il était d’une intelligence redoutable, tout le monde le savait. En maths, en physique, en philosophie, c’était lui qui avait fini par donner des cours aux professeurs de l’université. Hugh Prentice ne trichait pas aux cartes, mais il gagnait tout le temps parce qu’il était doté d’une mémoire phénoménale et d’un esprit d’analyse qui disséquait le monde en schémas et en équations. C’était du moins ce qu’il avait dit à Marcus, quand tous deux étudiaient à Eton.
À dire vrai, Marcus n’avait pas bien compris ses explications, et pourtant il était deuxième de sa classe en maths. Mais comparé à Hugh… Bref, personne ne pouvait se comparer à lui.
Ainsi il fallait être stupide pour l’affronter aux cartes. Sauf que ce soir-là Daniel n’était pas dans son état normal. Il avait bu et était encore euphorique après quelques galipettes dans le lit d’une fille complaisante. Il avait donc pris place face à Hugh pour entamer une partie.
Qu’il avait gagnée.
Marcus n’en avait pas cru ses yeux.
Pas parce qu’il soupçonnait son ami d’avoir triché. Personne n’aurait osé accuser Daniel de tricher. Tout le monde l’aimait. Tout le monde lui faisait confiance.
Il n’en restait pas moins que personne ne battait jamais Hugh Prentice !
Hugh avait bu, lui aussi. Comme tout le monde. Et quand il avait renversé la table en accusant Daniel d’avoir triché, ça avait été le chaos.
Aujourd’hui, Marcus ne se rappelait même plus exactement quels propos avaient été tenus. En quelques minutes, l’affaire s’était conclue par un rendez-vous sur le pré à l’aube. Pour un duel au pistolet.
On aurait pu espérer que le lendemain, enfin dégrisés, les deux adversaires auraient mesuré l’ampleur de leur stupidité.
Mais non.
Hugh avait tiré le premier. La balle avait éraflé l’épaule gauche de Daniel. Et tandis que tout le monde autour se récriait avec indignation – la courtoisie aurait voulu qu’il tire en l’air –, Daniel avait fait feu à son tour.
Et Daniel – qui n’avait jamais su viser – avait touché Hugh en haut de la cuisse. Le sang s’était mis à gicler, en de telles quantités que ce souvenir suffisait à donner la nausée à Marcus. Le médecin était intervenu. Ce déluge écarlate signifiait que la balle avait atteint l’artère. Et durant trois jours, Hugh était resté entre la vie et la mort. En raison de l’hémorragie massive, personne ne s’était soucié de son fémur brisé.
Il avait survécu. Mais il ne marchait plus sans sa canne. Et son père, le très puissant marquis de Ramsgate, ivre de rage, avait juré de traîner Daniel en justice.
Celui-ci s’était enfui en Italie.
Avant de partir, devant le bateau qui s’apprêtait à quitter le quai, haletant et échevelé, il avait adressé cette ultime requête à Marcus :
— Promets-moi que tu veilleras sur Honoria ! Veille à ce qu’elle n’épouse pas le premier idiot venu.
Évidemment, Marcus avait dit oui. Le moyen de faire autrement ? Jamais il n’avait parlé de cette promesse à Honoria. Cela aurait été une belle erreur. Il n’était déjà pas simple de la surveiller à son insu. Si elle avait appris qu’il épiait ses faits et gestes, elle aurait été furieuse. Et il n’avait pas besoin qu’elle lui mette en plus des bâtons dans les roues.
Ce qu’elle aurait fait, il en était certain.
Elle n’était pas d’une nature rebelle et, en général, elle se conduisait de manière raisonnable. Mais les femmes les plus sensées prenaient la mouche quand on se mêlait de leur donner des ordres.
Alors il la surveillait de loin, et avait fait en sorte d’éloigner un ou deux prétendants indésirables.
Ou peut-être trois.
Ou quatre.
Il avait promis à Daniel.
Et Marcus Holroyd tenait toujours ses promesses.