10

Il fallut moins de dix minutes pour transformer la chambre de Marcus en salle de chirurgie de fortune. Mme Wetherby revint avec de l’eau chaude et des linges propres. On demanda à deux valets de ligoter Marcus à son lit et ils s’exécutèrent, en dépit de l’horreur qui se lisait clairement sur leur visage.

La mère de Honoria réclama des ciseaux. La plus petite paire possible. La plus aiguisée, aussi.

— Vous croyez que vous allez y arriver, maman ? s’inquiéta Honoria. Vous avez vu le médecin le faire, mais vous n’avez pas opéré papa vous-même.

— C’est vrai, admit sa mère. Cela dit, ce n’est pas compliqué. Il faut juste garder son sang-froid. Et ce n’est pas un travail de précision.

— Que voulez-vous dire ? C’est quand même sa jambe !

— Je le sais bien. Mais cela ne lui fera pas de mal si l’on coupe trop.

— Comment cela, pas de mal ?

— Ce sera douloureux, bien sûr – c’est pour cette raison que nous l’avons attaché –, mais cela ira dans le bon sens. Il vaut mieux trop enlever que pas assez. Il est vital d’éliminer toute source d’infection.

Honoria hocha la tête. C’était logique. Cruel, mais logique.

— Je vais commencer, prévint sa mère.

Honoria la regarda plonger un linge dans de l’eau fumante. Se sentant impuissante, elle demanda :

— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous aider ?

— Assieds-toi près du lit et parle-lui. Cela le réconfortera peut-être.

Si Honoria n’était pas sûre de pouvoir apporter un quelconque réconfort à Marcus pendant qu’on le découpait en morceaux, elle savait cependant qu’elle se sentirait mieux si on lui confiait une mission. Il n’y avait rien de pire que de rester les bras ballants comme une idiote.

Elle s’assit sur la chaise et murmura :

— Me voilà, Marcus.

Il ne broncha pas, mais elle n’attendait pas de réponse de sa part.

— Tu es très malade, tu sais, poursuivit-elle sur le ton de la conversation, en dépit des mots terribles qu’elle prononçait. Et figure-toi que ma mère a des talents de chirurgien. Qui l’aurait cru ? J’avoue que personnellement je n’en avais pas la moindre idée.

En vérité elle éprouvait une fierté grandissante et un respect nouveau pour sa mère.

Se penchant, elle chuchota à l’oreille de Marcus :

— Je pensais plutôt qu’elle était du genre à s’évanouir à la vue du sang.

— Je t’ai entendue, dit lady Winstead.

Honoria eut un petit sourire contrit.

— Pardon, mais…

— Inutile de t’excuser. Je n’ai pas toujours été…

Sa mère s’interrompit et parut se concentrer sur sa tâche. Puis, au bout de quelques secondes, elle reprit :

— Je n’ai pas toujours été aussi présente que je l’aurais dû.

Honoria digéra cet aveu en se mordillant la lèvre. Sa mère était en train de lui présenter ses excuses aussi sûrement que si elle lui avait dit « Je te demande pardon ». Et, de manière tacite, elle la priait de ne pas insister sur le sujet. Ce n’était pas facile pour elle.

Honoria reprit donc son monologue avec Marcus.

— Personne n’a pensé à regarder ta jambe. Tout le monde croyait que tu avais une bronchite.

Marcus tressaillit. Honoria releva la tête et vit que sa mère avait les ciseaux en main. Elle les avait ouverts au maximum et s’en servait comme d’un scalpel pour inciser les chairs.

— Il ne crie pas, s’étonna Honoria.

— Ce n’est pas le plus douloureux, rétorqua sa mère, sans lever les yeux.

— Ah…

Honoria regarda Marcus.

— Tu vois, ce n’est pas si terrible…

C’est alors qu’il hurla.

Honoria releva la tête une fois de plus, pour voir sa mère rendre la bouteille de cognac à un valet.

— Cela, en revanche, c’est douloureux, admit-elle. Mais la bonne nouvelle, c’est que le pire est passé.

Il cria de nouveau.

Lady Winstead utilisait maintenant les ciseaux de manière normale et découpait de petits lambeaux de chairs.

Honoria soupira et tapota l’épaule de Marcus.

— Le mieux n’est peut-être pas pour tout de suite. Je n’en sais rien, en fait. Mais je vais rester avec toi jusqu’à la fin, je te le promets.

— C’est pire que je le craignais, marmonna sa mère.

Quelques minutes s’écoulèrent, puis elle se redressa en laissant échapper un long soupir.

— Quelqu’un peut-il m’essuyer le front ? Il fait tellement chaud ici.

Honoria ébaucha un mouvement, mais Mme Wetherby fut plus rapide et vint tamponner le front de lady Winstead avec un linge.

— Le médecin a défendu d’ouvrir la fenêtre, rappela la gouvernante.

— Ce même médecin qui n’a pas vu qu’il avait une blessure infectée à la jambe ? répliqua lady Winstead d’un ton acerbe.

Mme Wetherby ne répondit pas ; elle alla juste ouvrir la croisée.

Fascinée, Honoria observait sa mère. Elle avait du mal à la reconnaître dans cette femme aux gestes assurés et aux propos péremptoires.

— Merci, maman, souffla-t-elle.

— Il n’est pas question que je laisse mourir ce garçon, rétorqua lady Winstead, plus farouche que jamais, avant d’ajouter à voix basse : Je dois bien cela à Daniel.

Honoria se pétrifia.

C’était la première fois qu’elle entendait sa mère prononcer le nom de son frère depuis que celui-ci avait été contraint à l’exil.

— Daniel ? répéta-t-elle prudemment.

— J’ai déjà perdu un fils. Je ne vais pas en perdre deux.

Honoria allait de surprise en surprise.

Il ne lui était jamais venu à l’idée que sa mère puisse considérer Marcus de cette façon. Et sans doute Marcus ne s’en doutait-il pas non plus, car…

Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Marcus avait cherché une famille toute sa vie. Avait-il compris qu’il l’avait trouvée chez les Smythe-Smith ?

— Tu as besoin de faire une pause ? demanda sa mère.

— Non, ça va, assura Honoria, se ressaisissant.

À l’oreille de Marcus, elle chuchota :

— Tu as entendu cela ? Maman ne veut pas que tu meures. Ne va surtout pas la décevoir. Ni me causer du chagrin.

Elle repoussa une mèche sur son front.

— Aaaaaaargh !

Il s’était arc-bouté en tirant sur ses liens. C’était une vision terrible, et Honoria avait l’impression que sa souffrance se répercutait dans son propre corps. Elle n’avait pas mal physiquement, mais la douleur de Marcus la révoltait. Elle s’en voulait tellement ! C’était sa faute s’il s’était tordu la cheville en trébuchant sur cette stupide fausse taupinière ; sa faute si on avait dû découper sa botte ; sa faute si un valet maladroit lui avait entaillé le mollet.

S’il mourait, elle serait seule responsable.

Une grosse boule s’était formée dans sa gorge, l’empêchant de déglutir.

— Je te demande pardon, souffla-t-elle. Tu n’imagines pas à quel point je regrette, Marcus.

Il se détendit et, l’espace d’un instant, elle crut qu’il l’avait entendue. Puis elle s’aperçut que sa mère avait redressé la tête et la regardait. C’est elle qui l’avait entendue, et non Marcus. Elle ne lui demanda cependant pas pourquoi elle s’excusait ainsi et ne tarda pas à se remettre au travail.

Honoria se força à reprendre d’une voix naturelle :

— Quand tu iras mieux, il faudra venir à Londres. Pour commencer, tu as besoin d’une nouvelle paire de bottes. Je te conseille de la choisir un peu moins étroite. Je sais que ce n’est pas la mode, toutefois je ne serais pas étonnée que tu lances un nouveau style.

Il grogna, gémit.

— Si tu préfères, nous resterons à la campagne. Au diable, la Saison. Je sais bien que je t’ai dit que je voulais me marier cette année, mais…

Elle glissa un regard furtif en direction de sa mère, puis, s’inclinant davantage, elle poursuivit :

— Maman semble avoir changé, et je crois que, dans ces conditions, je peux supporter une autre année en sa compagnie. Vingt-deux ans, ce n’est pas si vieux, finalement.

— Tu as vingt et un ans, rectifia sa mère sans lever la tête.

— Oh… vous m’écoutiez ?

— J’ai juste entendu la fin.

Honoria choisit de la croire et expliqua :

— Je disais que si je ne me marie pas cette année, j’aurai vingt-deux ans lors de ma prochaine saison.

— Ce qui signifie que tu auras de nouveau l’occasion de participer au quartet.

Lady Winstead souriait sans malice aucune. Un sourire sincère, encourageant. Et Honoria se demanda si sa mère n’était pas un peu dure d’oreille.

— Cela fera plaisir à tes cousines. Harriet prendra ta place quand tu partiras, et il faut avouer qu’elle est encore un peu jeune. Elle n’a pas seize ans, je crois.

— Elle les aura en septembre.

Sa cousine Harriet, qui était la petite sœur de Sarah, était sans doute la pire musicienne de toute la famille Smythe-Smith. Et ce n’était pas peu dire !

— Elle a juste besoin de répéter un peu, assura lady Winstead. La pauvre n’a vraiment pas le sens du rythme. Ce doit être difficile à vivre quand on est née dans une famille de mélomanes.

— Hum… Je crois qu’elle préfère le théâtre.

— Oui, mais à part elle, personne ne joue du violon.

— Si. Capucine, la sœur d’Iris. Mais elle a déjà été recrutée maintenant que Viola s’est mariée.

— Recrutée ? répéta lady Winstead avec un petit rire. Ce n’est pas l’armée, quand même !

Prise de remords, Honoria s’exclama :

— Bien sûr que non. Vous savez que j’adore jouer avec mes cousines, maman.

Elle disait vrai. Elle prenait beaucoup de plaisir aux répétitions, même si elle était obligée de se mettre du coton dans les oreilles. C’étaient les représentations en public qu’elle détestait. Comme se plaisait à le répéter Sarah, qui était portée à l’exagération, leur quartet était catastrophique. Cataclysmique. Apocalyptique.

Pourtant Honoria n’avait pas honte de leurs piètres performances musicales. Quand son archet touchait les cordes, elle jouait de bon cœur. Pour sa famille qui comptait tant à ses yeux.

Leur digression les avait emmenées bien loin de leur sujet initial. Elle mit un temps à retrouver le fil de la conversation.

— De toute façon, je serai peut-être mariée d’ici là. Je disais juste cela histoire de parler.

— Inutile de se précipiter. L’important est d’épouser un homme bien. Tes sœurs ont toutes de bons maris.

Honoria était d’accord. Même si ses beaux-frères n’étaient pas le genre d’hommes qui l’attiraient, ils étaient galants et respectueux.

— Elles non plus ne se sont pas mariées lors de leur première Saison, insista lady Winstead, tout en continuant de charcuter la jambe de Marcus.

— En tout cas, il ne leur en a pas fallu plus de deux.

— Tu crois ? Oui, tu as peut-être raison, je ne sais plus. Mais tu finiras bien par trouver quelqu’un, Honoria. Je ne m’inquiète pas pour toi.

— J’espère bien, fit Honoria avec un petit rire crispé.

— L’année dernière, j’ai cru que Travers allait faire sa demande. Ou sinon lord Fotheringham.

— Je l’ai cru aussi, soupira Honoria. Lord Bailey semblait très empressé. Et puis, du jour au lendemain… plus rien. Comme s’il avait soudain perdu tout intérêt pour moi.

Avec un haussement d’épaules, elle reporta son attention sur Marcus.

— Cela vaut peut-être mieux. Qu’en penses-tu, Marcus ? Tu ne les aimais pas beaucoup, j’ai l’impression. Et même si tu m’agaces parfois, tu es de bon conseil.

Avec un petit rire, elle ajouta :

— Ai-je vraiment dit cela ? Je n’arrive pas à le croire !

Il frémit et, surprise, elle murmura :

— Marcus ?

Avait-il repris conscience ? Anxieuse, elle scruta ses traits à la recherche d’un signe… n’importe lequel.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit sa mère.

— Je ne sais pas. Il a remué. Il bougeait avant, mais cette fois… c’était différent.

Elle lui pressa l’épaule.

— Marcus ? Tu m’entends ?

Ses lèvres craquelées s’entrouvrirent et un filet de voix franchit sa gorge :

— Hon… Hono…

Oh, merci mon Dieu !

— Ne parle pas. Tout va bien, assura-t-elle.

— Mal…

— Je sais. Je sais. Je suis désolée.

— Il est réveillé ? demanda lady Winstead.

— À peine.

Honoria saisit la main de Marcus et entrecroisa ses doigts aux siens.

— Tu as une vilaine blessure à la jambe. Nous nous efforçons de la désinfecter. C’est cela qui est douloureux, mais il n’y a pas d’autre solution.

Il eut un hochement de tête presque imperceptible.

— Avons-nous du laudanum, madame Wetherby ? s’enquit Honoria. Il faudrait peut-être lui en donner tant qu’il est capable de boire.

— Vous avez raison, milady. Je sais où en trouver, je reviens.

La gouvernante semblait soulagée d’avoir quelque chose à faire. Elle s’éclipsa en hâte.

Lady Winstead se rapprocha de la tête du lit.

— Vous m’entendez, Marcus ? Vous êtes très malade, mais je vous promets que vous allez guérir. Il faut juste tenir encore un peu.

— Un peu ? répéta-t-il.

Sa voix éraillée avait un indéniable accent d’ironie. Honoria eut un sourire tremblant. Elle n’arrivait pas à croire que Marcus puisse plaisanter dans un moment pareil. Elle était fière de lui.

— Nous allons te tirer d’affaire, affirma-t-elle.

Puis, sans réfléchir, elle se pencha pour déposer un baiser sur son front.

Il ouvrit les yeux. Sa respiration était laborieuse et sa peau brûlante, mais lorsqu’elle croisa son regard, elle comprit qu’il était bien présent, malgré la fièvre et la douleur.

Il était toujours Marcus et elle ne permettrait pas qu’il lui arrive malheur.

 

 

Une demi-heure plus tard, Marcus s’était rendormi grâce au laudanum. Honoria s’était installée plus confortablement pour pouvoir lui tenir la main et continuait de lui faire la conversation. Ce qu’elle disait importait peu. Elle n’était pas la seule à avoir remarqué que le son de sa voix l’apaisait.

Au moins ne se sentait-elle pas totalement inutile.

— C’est bientôt terminé, annonça-t-elle en jetant un regard prudent à sa mère qui maniait toujours les ciseaux. Ce n’est pas possible autrement. Il ne doit pas rester grand-chose à découper.

Lady Winstead poussa un soupir et se redressa en se pinçant l’arête du nez.

— Il y a un problème ? s’enquit Honoria.

— Je ne vois plus rien.

— Quoi ? Ce n’est pas possible…

— C’est la même chose quand je lis. Il faut que j’éloigne le livre de mes yeux, mais là… je ne peux pas travailler les bras tendus. Ma vision se brouille et je commence à avoir mal à la tête.

— Je vais vous remplacer, s’entendit déclarer Honoria.

Bizarrement, sa mère ne s’en étonna pas.

— Je te préviens, ce n’est pas facile.

— Je sais.

— Il va peut-être crier.

— Il l’a déjà fait.

Honoria avait répondu d’un ton ferme, ce qui n’empêchait pas son cœur de tambouriner dans sa poitrine.

— Les cris sont plus pénibles quand on manie les ciseaux, ajouta sa mère.

Honoria chercha une réponse qui aurait témoigné de sa noblesse d’âme. Elle aurait pu dire, par exemple, qu’il serait plus difficile de le regarder mourir sans rien faire que de l’entendre crier, mais les mots refusèrent de sortir. Et il valait mieux qu’elle garde son énergie pour l’épreuve qui l’attendait.

— J’y arriverai, affirma-t-elle.

Marcus était toujours attaché. Durant l’heure qui venait de s’écouler, son teint était passé du rouge au très pâle. Était-ce bon signe ? Elle avait posé la question à sa mère, mais celle-ci avait avoué son ignorance.

— J’y arriverai, répéta Honoria.

Lady Winstead lui avait déjà tendu la paire de ciseaux. Elle s’écarta afin qu’elle puisse prendre sa place.

Honoria prit une profonde inspiration et se pencha pour inspecter la plaie. Sa mère lui avait montré comment repérer les tissus abîmés. Il lui fallait juste les éliminer minutieusement les uns après les autres. Elle approcha les ciseaux, pinça un lambeau de chair et, dents serrées, coupa.

Marcus gémit dans son sommeil.

— Très bien, la félicita lady Winstead.

Honoria ravala les larmes qui lui montaient aux yeux. Comment de simples mots pouvaient-ils la bouleverser autant ?

— Je n’ai pas bien nettoyé cette zone, indiqua sa mère en désignant l’extrémité de la blessure. Je ne distinguais plus les bords.

— Oui, je vois.

La zone était boursouflée, rougeâtre. S’aidant de la pointe d’une lame, comme elle avait vu sa mère le faire, elle perça la chair distendue ; une coulée de pus s’échappa. Dans un soubresaut, Marcus tira sur ses liens. Honoria murmura un mot d’excuse, sans s’arrêter pour autant. Puis elle attrapa un linge propre.

— De l’eau, s’il vous plaît, réclama-t-elle.

Quelqu’un lui tendit une tasse. Elle versa le liquide sur la plaie, faisant abstraction des gémissements de Marcus. L’eau était très chaude, mais cela avait sauvé son père des années plus tôt, avait affirmé sa mère.

Honoria espérait qu’elle ne se trompait pas.

À l’aide du linge, elle absorba le surplus d’eau. Marcus émit un son guttural, mais il semblait souffrir un peu moins.

Soudain il fut agité de secousses.

Honoria lâcha le chiffon et s’exclama :

— Mon Dieu ! Qu’est-ce que je lui ai fait ?

Sa mère se pencha pour le scruter, perplexe.

— On dirait presque… qu’il rit, murmura-t-elle.

— Dois-je lui redonner du laudanum ? s’enquit Mme Wetherby.

— Il vaudrait mieux éviter, répondit Honoria. J’ai entendu dire que certaines personnes ne se réveillaient pas si elles en ingéraient une dose excessive.

— Je crois qu’il rit vraiment, s’entêta lady Winstead, déconcertée.

— Ce n’est pas possible.

Pourquoi Marcus rirait-il dans un moment pareil ?

Honoria repoussa sa mère d’un petit coup de coude, puis arrosa encore la plaie d’eau chaude. Elle se remit au travail et ne s’arrêta que lorsqu’elle fut certaine d’avoir enlevé toutes les chairs abîmées.

— Voilà, je crois que j’ai terminé, annonça-t-elle en se redressant.

Elle prit une profonde inspiration. Elle était tendue comme la corde d’un arc, les muscles rigides. Abandonnant les ciseaux, elle fit jouer ses doigts crispés.

— Et si nous versions le laudanum directement sur la plaie ? hasarda Mme Wetherby.

— J’ignore quel effet cela produirait, dit lady Winstead.

— C’est peut-être une bonne idée, intervint Honoria. Si on peut le boire, ce n’est pas irritant. Et si cela permet d’atténuer la douleur…

— Tenez, dit Mme Wetherby en lui tendant un petit flacon empli d’un liquide brunâtre.

Honoria ôta le bouchon. Sur l’étiquette, il était écrit Poison en gros. Elle hésita.

— À votre avis, maman ?

— Quelques gouttes, alors, suggéra lady Winstead, qui semblait dubitative.

Honoria obtempéra et Marcus poussa un rugissement de douleur.

— Oh, je suis navrée ! s’écria Mme Wetherby C’est ma faute !

— C’est à cause du xérès ! comprit Honoria. Je m’en souviens maintenant, on le mélange au laudanum pour couvrir l’amertume.

Elle ne savait plus d’où elle tirait cette information. Mais elle se rappelait également qu’on ajoutait de la cannelle et du safran au remède.

Sans réfléchir, elle glissa le doigt à l’intérieur du goulot, puis le posa sur sa langue pour goûter le liquide brun.

— Honoria !

— Berk, c’est dégoûtant ! Mais je suis sûre de reconnaître le goût du xérès.

Sa mère soupira d’un air exaspéré.

— Mais que fait le médecin, à la fin ?

— À mon avis, il ne sera pas là avant une bonne heure, l’avertit Mme Wetherby. Et encore.

Le silence retomba et l’on n’entendit plus que la respiration hachée de Marcus.

Finalement, Honoria demanda :

— Que fait-on à présent ? Faut-il panser la blessure ?

— C’est inutile. Il faudra tout défaire à l’arrivée du médecin, rétorqua sa mère.

— Avez-vous faim ? s’enquit Mme Wetherby.

— Non, répondit Honoria.

C’était faux. Elle mourait de faim, mais se sentait incapable d’avaler une seule bouchée.

— Lady Winstead ?

— Peut-être un en-cas léger.

— Je peux préparer des sandwichs. Seigneur, maintenant que j’y pense, vous n’avez même pas pris de petit déjeuner ! Je vais demander à la cuisinière de vous préparer des œufs au bacon.

— Faites au plus simple, acquiesça lady Winstead. Honoria, tu dois te forcer à avaler quelque chose. Il ne faut pas rester l’estomac vide.

— Je sais. C’est juste que…

Honoria n’acheva pas. Sa mère comprenait parfaitement ce qu’elle ressentait, elle en était certaine.

Celle-ci lui toucha doucement l’épaule.

— Tu devrais t’asseoir, aussi.

Honoria obéit.

Et attendit.

Jamais elle n’avait rien fait de plus difficile de toute sa vie.