Le laudanum était une merveilleuse invention.
D’ordinaire, Marcus évitait de prendre des médicaments et, par le passé, il avait même éprouvé quelque mépris envers ceux qui usaient de cette drogue. Il se demandait à présent s’il ne leur devait pas des excuses. Car, de toute évidence, il n’avait jamais fait l’expérience de la vraie douleur avant aujourd’hui. En tout cas, pas dans ces proportions.
Ce n’était pas tant les coups de ciseaux. On aurait pu croire que c’était très douloureux de se faire découper en morceaux, comme si un pivert vous arrachait des lambeaux de chair à coups de bec. En réalité, ce n’était pas si terrible. Certes, ce n’était pas agréable, mais cela restait supportable.
Non, le pire, c’était le cognac dont lady Winstead lui aspergeait la jambe à intervalles réguliers. Elle avait déjà dû en utiliser plusieurs litres et il n’aurait pas souffert davantage si elle l’avait cautérisé au fer rouge.
Plus jamais il ne boirait de cognac. À moins qu’il ne soit de qualité supérieure. Et encore, juste par principe. Parce qu’on ne refusait pas ce que la vie vous offrait de meilleur.
Pas vrai ?
Quoi qu’il en soit, après qu’on eut versé sur la plaie ce qu’il espérait être un piètre cognac, on lui avait administré une dose de laudanum, et là… tout avait changé. Il avait été immensément soulagé. Certes, il avait toujours l’impression que quelqu’un était en train de lui faire doucement rôtir la jambe au tournebroche, mais après avoir enduré les « soins » de lady Winstead sans anesthésie, il trouvait positivement plaisant d’être charcuté sous l’effet des opiacés.
C’était presque relaxant.
Au-delà de cela, il ressentait une inexplicable euphorie.
Il souriait à Honoria, ou du moins il s’y efforçait car il avait du mal à la situer avec précision. Ses paupières lourdes refusaient de s’ouvrir. D’ailleurs peut-être pensait-il seulement sourire, car sa bouche aussi semblait lestée de plomb. Néanmoins c’était l’intention qui comptait, non ?
Les ciseaux lui laissèrent un moment de répit, puis les tiraillements sur sa chair reprirent. Aïe ! Enfer et damnation, cela faisait mal ! Quoique, pas suffisamment pour crier. Enfin, il avait peut-être gémi à un moment donné, il ne savait plus trop. On lui avait versé de l’eau chaude sur la jambe. Une grosse quantité. Est-ce qu’on cherchait à l’ébouillanter ?
De la viande bouillie. Évidemment. On était en Angleterre.
Cette pensée l’amusa beaucoup. Il gloussa. Qui aurait dit qu’il avait autant d’humour ?
Il reconnut la voix de Honoria :
— Mon Dieu ! Qu’est-ce que je lui ai fait ?
Sa voix était si bizarre. On aurait dit qu’elle parlait dans une corne de brume. Oooooow mowwww Dieuuuuuuuh ! C’était comique.
Il gloussa de nouveau.
Puis une pensée le frappa. Une minute ! Si Honoria avait dit cela… cela signifiait-il que c’était elle qui maniait maintenant les ciseaux ?
Il n’était pas sûr que ce soit une bonne chose, mais finalement… il s’en moquait. De la viande bouillie ! Ah, ah ! Désopilant. Il ne savait pas qu’il était si drôle. Comment se faisait-il que personne ne lui ait dit ?
— Dois-je lui redonner du laudanum ? fit la voix de Mme Wetherby.
Oui, s’il vous plaît. J’en veux encore !
Hélas, son souhait ne fut pas exaucé. On préféra l’ébouillanter une fois de plus, puis les ciseaux se remirent en action.
Finalement, au bout de quelques minutes, on le laissa tranquille.
Les dames se mirent à discuter du laudanum, ce qui était cruel car personne ne se souciait de lui en donner une cuillerée. À la place, elles décidèrent d’en verser quelques gouttes sur sa jambe et…
— Aaaaargh !
Cela faisait encore plus mal que le cognac !
Elles durent finalement estimer qu’elles l’avaient assez torturé comme cela, car après quelques palabres supplémentaires, elles dénouèrent ses liens et le déplacèrent du côté du lit qui n’était pas trempé.
Après quoi… il dut s’endormir et rêver. Il l’espérait en tout cas, parce qu’il était absolument certain d’avoir vu un lapin géant traverser sa chambre. Et si ce n’était pas un rêve, c’était franchement bizarre.
Et encore, le plus inquiétant n’était pas le lapin, mais la carotte gigantesque que ce dernier brandissait telle une massue.
Une carotte de cette taille aurait pu nourrir tout un village.
Il aimait bien les carottes. L’orange n’était toutefois pas sa couleur préférée. Il la trouvait trop criarde. Il préférait les teintes plus douces, plus apaisantes. Comme le bleu. Tiens, voilà une belle couleur. Bleu clair, comme le ciel par une journée ensoleillée. Ou lavande, comme les yeux de Honoria. C’était elle qui le disait, mais il n’était pas d’accord. Le bleu lavande était une teinte assez fade, qui évoquait les toilettes d’une vieille dame en deuil avec un turban sur la tête. D’ailleurs pourquoi passait-on du noir au lavande quand on entrait en période de demi-deuil ? Le marron aurait été plus approprié, non ?
Et pourquoi les vieilles dames aimaient-elles autant les turbans ?
C’était là un sujet passionnant. Jamais il ne s’était posé autant de questions sur les couleurs. Il aurait dû être plus attentif durant les cours d’arts plastiques que son père lui avait imposés enfant. Mais quel garçon de dix ans avait envie de passer quatre mois à peindre une jatte de fruits ?
Ses pensées le ramenèrent à Honoria. Non, décidément ses yeux n’étaient pas lavande. Ils étaient bien trop lumineux, d’une nuance unique – ceux de Daniel étaient un peu plus grisés. C’était subtil, mais Marcus était capable de faire la différence.
Bien sûr, Honoria n’aurait pas été d’accord. Depuis l’enfance, elle prétendait avoir exactement la même couleur d’yeux que son frère. Sans doute parce qu’elle cherchait à créer un lien particulier entre eux. Elle avait toujours voulu s’intégrer, participer, être prise en compte. Pas étonnant qu’elle souhaitât se marier pour échapper à son foyer vide et silencieux. Elle avait besoin d’animation, de rires. Elle détestait la solitude.
Était-elle près de lui en cet instant ? La chambre était silencieuse. De nouveau, il tenta d’ouvrir les yeux. En vain.
Soulagé d’être libéré de ses entraves, il roula sur le côté. Il avait toujours dormi en chien de fusil.
Quelqu’un lui toucha l’épaule, puis remonta la couverture sur lui. Comme il émettait un vague grognement en guise de remerciement, il entendit Honoria demander :
— Tu es réveillé ?
Il voulut répondre, mais impossible. Il n’arrivait pas à articuler de vrais mots.
— Pas vraiment, devina-t-elle, mais au moins tu es conscient.
Il bâilla.
— Nous attendons le médecin, reprit-elle. J’espère qu’il ne va plus tarder. Ta jambe a l’air mieux. Du moins, c’est ce que dit ma mère. Pour être franche, je la trouve en piteux état. Ta jambe, pas ma mère. Mais c’est quand même mieux que ce matin.
On était donc l’après-midi ? Première nouvelle.
Saperlipopette, pourquoi n’arrivait-il pas à ouvrir les yeux ?
— Maman est allée se reposer. Elle n’en pouvait plus de cette chaleur. C’est un vrai four, ici. Nous avons un peu ouvert la fenêtre, mais Mme Wetherby craignait que tu n’attrapes froid. Personnellement j’aime dormir dans une chambre fraîche avec un bon édredon. Enfin, je ne sais pas si cela t’intéresse, ce que je raconte…
Oh si, ça l’intéressait énormément ! Pas tellement ce qu’elle disait, mais le son de sa voix lui enchantait les oreilles.
— Maman a toujours chaud, depuis quelque temps. Cela me rend folle. Elle a chaud, puis froid, puis encore chaud. C’est totalement illogique. Si jamais tu te demandais quel cadeau lui offrir, je te conseille un éventail. Elle est toujours en train d’en chercher un.
Sa main légère se posa sur son épaule, puis sur son front. C’était agréable, ces caresses, cette attention. Il n’avait pas l’habitude d’être ainsi chouchouté. Comme le jour où elle était venue le voir à Fensmore et l’avait obligé à boire deux tasses de thé.
Finalement il aimait bien être dorloté. C’était incroyable, non ?
Il laissa échapper un petit soupir de bien-être.
— Tu as dormi un bon bout de temps. Je crois que la fièvre est retombée. Pas complètement, mais tu as l’air moins fébrile. Sais-tu que tu parles en dormant ? Tout à l’heure, tu as prononcé le mot « turbot ». Et à l’instant, tu as parlé d’échalote.
Non, pas d’échalote. De carotte.
— Est-ce que tu as faim ? Tu as envie d’un turbot à l’échalote, c’est cela ? Ce n’est pas vraiment ce qui me tenterait si j’étais malade, mais chacun ses goûts, après tout.
Elle lui caressa les cheveux, puis, contre toute attente et à son grand ravissement, elle l’embrassa sur la joue.
Il perçut un sourire dans sa voix lorsqu’elle murmura :
— Tu n’es pas si effrayant, finalement. Les gens ont peur de toi parce que tu as toujours une mine renfrognée, mais c’est juste un air que tu te donnes.
Lui, renfrogné ? Ce n’était pas délibéré. En tout cas, pas avec elle.
— Je m’y suis presque laissé prendre, moi aussi. À Londres, tu commençais à m’agacer. Mais c’est parce que je t’avais un peu oublié. Je veux dire… j’avais oublié qui tu étais en réalité. Qui tu es, en fait.
De quoi diable parlait-elle ?
— Tu n’aimes pas dévoiler ta véritable personnalité. En fait… je crois que tu es timide, Marcus.
Cette fois encore, il entendit un sourire dans sa voix.
Timide, lui ? Ce n’était pas une découverte. Il n’avait jamais su se lier avec les étrangers.
— C’est curieux, poursuivit-elle d’un ton pensif. On n’imagine pas qu’un homme soit timide.
Ah bon ? Et pourquoi ?
— Tu es grand, athlétique, intelligent… Enfin, tu as toutes les qualités qu’un homme est censé avoir.
Hum… elle n’avait pas dit qu’il était beau, nota-t-il.
— Sans compter que tu es riche et titré. Si tu décidais de te marier, tu pourrais épouser n’importe quelle femme de ton choix.
Le trouvait-elle laid ?
— Tu n’imagines pas combien de personnes souhaiteraient être à ta place, ajouta-t-elle en lui tapotant l’épaule du bout du doigt.
Elle avait dû se rapprocher, car il percevait son souffle sur sa joue.
— Et pourtant tu es timide, reprit-elle d’un ton perplexe. Et je crois que cela me plaît.
Oui, eh bien, lui, il détestait cela. Toutes ces années d’école, à regarder Daniel discuter avec tout le monde et se faire des tas d’amis… Marcus ne possédait pas cette aisance en société. C’était pour cette raison qu’il avait adoré passer ses vacances chez les Smythe-Smith, dans cette maison bondée et plongée dans un perpétuel chaos. Il s’y était infiltré sur la pointe des pieds et, sans se faire remarquer, il était devenu un membre de la famille.
La seule famille qu’il ait jamais connue.
— Tu serais trop parfait si tu n’étais pas timide. Tu ressemblerais à un héros de roman. J’imagine que tu n’en lis jamais, mais mes amies te voient toutes comme un personnage ténébreux.
Ah ! C’était sans doute pour cela qu’il n’appréciait guère ses amies.
— Personnellement, j’hésitais entre le héros et le méchant.
C’était une boutade. Elle avait parlé d’un ton taquin et il décida de ne pas s’offusquer.
— Tu dois te reposer et guérir, chuchota-t-elle encore. Je ne supporterais pas de te perdre, tu sais. J’ai l’impression que tu es un peu comme la pierre angulaire de mon existence.
Il voulut répondre, essaya de remuer les lèvres. Ce n’était pas le genre de propos qu’on ignorait. Mais son visage semblait inerte et il ne réussit qu’à bredouiller des sons inarticulés.
— Marcus, tu as soif ?
Oui.
— M’entends-tu seulement ?
Vaguement.
— Tiens, bois cela.
Quelque chose de froid et de dur lui toucha les lèvres. Une cuillère. De l’eau tiède coula dans sa bouche. Il eut du mal à déglutir et elle ne lui en donna qu’une toute petite quantité.
— Je crois que tu n’es pas vraiment réveillé, Marcus.
Il l’entendit soupirer. Elle semblait fatiguée et il n’aimait pas cela.
Néanmoins il était heureux qu’elle soit à ses côtés. Car il avait l’impression qu’elle pourrait bien être sa pierre angulaire, elle aussi.