— Enfin vous voilà, docteur !
Honoria bondit sur ses pieds en voyant entrer dans la chambre un homme dont la jeunesse la prit au dépourvu. C’était sans doute la première fois de sa vie qu’elle voyait un médecin qui n’avait pas les cheveux grisonnants.
— C’est sa jambe, enchaîna-t-elle. Vous n’avez pas dû vous en rendre compte et…
— Je n’ai jamais vu ce patient, la coupa le médecin. C’est mon père qui est venu le soigner.
— Ah…
Honoria s’écarta pour lui permettre d’approcher du lit. Elle fut rejointe par sa mère, qui était arrivée dans le sillage du médecin et lui prit la main. Honoria s’y cramponna, reconnaissante de ce soutien silencieux.
Le jeune médecin examina la jambe de Marcus bien moins longtemps que Honoria ne l’aurait cru nécessaire. Puis il posa l’oreille à la poitrine du patient et demanda :
— Quelle dose de laudanum lui avez-vous donnée ?
— Une cuillerée, répondit lady Winstead. Peut-être deux.
— Il faudrait savoir.
— C’est difficile à dire. Il n’a pas tout avalé.
— J’ai dû lui essuyer le menton, expliqua Honoria.
Le médecin ne fit pas de commentaire. Il posa de nouveau l’oreille sur le torse de Marcus et Honoria vit ses lèvres remuer, comme s’il comptait. Elle attendit aussi longtemps qu’elle le put, avant de murmurer :
— Docteur… euh…
— Winters, précisa sa mère.
— Docteur Winters, croyez-vous que nous lui en ayons trop donné ?
— Je ne pense pas. Mais l’opium provoque une détresse respiratoire. Cela explique que son souffle soit si ténu.
Honoria pressa la main sur sa bouche, horrifiée. Elle ne s’était pas rendu compte que la respiration de Marcus s’était modifiée. Elle avait même cru qu’il respirait mieux, plus paisiblement.
Le médecin se redressa et reporta son attention sur la jambe de Marcus.
— Il est crucial que vous me donniez toutes les informations pertinentes, dit-il d’un ton brusque. La prise de laudanum explique son état général, et si vous ne m’aviez pas prévenu, j’aurais été plus inquiet à son sujet.
— Donc… vous n’êtes pas inquiet ?
— Je n’ai pas dit cela. J’ai dit que j’aurais été plus inquiet. Sans prise de laudanum, une respiration aussi faible aurait été le signe que l’infection s’était propagée.
— Ce n’est pas grave, alors ?
Le médecin lui jeta un regard irrité. Ses questions l’ennuyaient, à l’évidence.
— Pourriez-vous me laisser l’ausculter en silence, s’il vous plaît ?
En dépit de la colère qui commençait à l’envahir, Honoria hocha docilement la tête. Elle n’allait pas contrarier le Dr Winters. La vie de Marcus était entre ses mains.
Au bout d’un moment, le médecin leur jeta un bref coup d’œil et demanda :
— Dites-moi quel était l’aspect de la plaie à l’origine et de quelle manière vous avez procédé pour la nettoyer.
Honoria et sa mère prirent la parole à tour de rôle. Le Dr Winters les écouta sans mot dire, puis examina de nouveau la blessure, avant de laisser échapper un soupir.
Le silence se prolongea. Honoria était sur des charbons ardents. Le médecin prenait certes son temps avant de délivrer son diagnostic. Il avait raison de ne pas se précipiter, mais sapristi, que c’était long !
Finalement elle n’y tint plus :
— Qu’en dites-vous, docteur ?
Il répondit lentement, comme s’il réfléchissait à voix haute :
— Je crois possible de sauver sa jambe.
— Comment cela, possible ?
— Il est trop tôt pour s’avancer. Quoi qu’il en soit, s’il échappe à l’amputation, ce sera grâce à vous.
Honoria écarquilla les yeux. Elle ne s’attendait pas à des félicitations. Reprenant courage, elle s’obligea à poser la question qu’elle redoutait tant :
— Va-t-il survivre ?
— Certainement si nous l’amputons, répondit le médecin en la regardant droit dans les yeux.
— Que… que voulez-vous dire ?
Elle le savait pertinemment, elle avait juste besoin de l’entendre prononcer les mots.
— Si on lui coupe la jambe, il vivra. Sinon, il pourrait ne jamais se remettre complètement. Il est même possible qu’il meure d’un empoisonnement du sang.
Le regard de Honoria allait et venait entre le praticien et la jambe de Marcus.
— Comment savoir ? chuchota-t-elle. Comment être sûr de prendre la bonne décision ?
— Nous pouvons nous fier à certains signes. Par exemple, si vous voyez des stries rougeâtres apparaître autour de la blessure, il faudra amputer sans tarder.
— Et si ces stries n’apparaissent pas, cela signifiera qu’il est en voie de guérison ?
— Pas forcément. Toutefois, s’il n’y a pas de changements notables, ce pourrait être bon signe.
Honoria hocha la tête. Elle essayait de prendre la mesure de toutes ces informations.
— Vous restez à Fensmore ?
— Non, je ne peux pas, dit-il en se tournant pour ranger ses instruments dans sa sacoche. Je dois aller voir un autre patient, mais je reviendrai dans la soirée. Je ne pense pas qu’il faudra prendre de décision drastique entre-temps.
— Vous ne pensez pas ? Vous n’en êtes donc pas certain.
Le Dr Winters eut un soupir las. Il avait l’air fatigué soudain.
— En médecine, rien n’est jamais certain, milady. Ce n’est pas une science exacte, et sachez que je suis le premier à le déplorer. Cela arrivera peut-être un jour, mais je doute que nous vivions assez vieux pour être témoins d’une telle avancée.
Ce n’était pas la réponse que Honoria avait envie d’entendre, même si celle-ci était dictée par le simple bon sens. Elle remercia le médecin. Ce dernier prit encore le temps de leur donner quelques instructions avant de partir, en promettant de revenir dans la soirée. Lady Winstead le raccompagna, laissant Honoria seule avec Marcus qui demeurait désespérément inerte sur le lit.
Durant de longues minutes, elle demeura immobile au centre de la pièce, se sentant perdue et sans forces. Il n’y avait rien qu’elle puisse faire en l’état actuel des choses. Ce matin elle était tout aussi effrayée, mais au moins elle avait pu tromper son angoisse en agissant. À présent elle ne pouvait qu’attendre et plus rien ne venait la distraire de sa peur.
La vie de Marcus ou sa jambe. Quel atroce dilemme. Et c’était peut-être elle qui devrait faire ce choix, au bout du compte.
C’était là une responsabilité qu’elle ne voulait pas prendre. À aucun prix.
— Marcus, comment en sommes-nous arrivés là ? chuchota-t-elle en s’approchant de la chaise. Pourquoi ? C’est injuste.
Elle s’assit, posa ses bras repliés sur le matelas et y appuya la tête.
Bien sûr, s’il fallait sacrifier sa jambe pour lui sauver la vie, elle le ferait. C’était la décision qu’aurait prise Marcus lui-même s’il avait été en état de se prononcer. S’il devenait infirme, son orgueil en pâtirait, mais il ne pouvait préférer la mort, elle en était quasi sûre. Enfin… ils n’en avaient jamais parlé, évidemment – qui abordait ce genre de sujet autour d’une théière ?
Néanmoins elle le côtoyait depuis quinze ans et pensait le connaître. Il serait furieux, bien sûr. Pas contre elle ni contre le médecin. Contre la vie. Et peut-être contre Dieu. Mais il ferait face. Et elle serait là pour l’aider. Elle resterait à ses côtés jusqu’à ce qu’il… qu’il…
Seigneur. Elle préférait ne pas y penser.
Elle prit une profonde inspiration, s’efforçant de recouvrer son calme. Une partie d’elle-même avait envie de courir après le Dr Winters pour le supplier d’opérer sans attendre. Si cela pouvait garantir la survie de Marcus, elle était prête à tenir elle-même la scie. Ou du moins à l’apporter au médecin.
L’idée de perdre Marcus, de vivre dans un monde où il n’existerait plus, était tout simplement inconcevable. Même s’il ne faisait pas partie de son entourage, même s’il restait à Cambridge, qu’elle épousait quelqu’un du Yorkshire ou du pays de Galles, ou encore des îles Orcades et qu’elle ne devait plus jamais le revoir, elle saurait qu’il était en vie et en bonne santé, en train de monter à cheval, de lire un livre, ou peut-être simplement de regarder les flammes, assis devant la cheminée.
Toutefois, même si l’attente menaçait de la rendre folle, il était trop tôt pour prendre cette terrible décision. Elle ne devait pas se montrer égoïste, ne devait penser qu’à préserver l’intégrité physique de Marcus le plus longtemps possible. Et si, ce faisant, elle attendait trop ?
Elle ferma les yeux. Les larmes se pressaient derrière ses paupières, prêtes à jaillir en même temps que la terreur et l’horrible sentiment d’impuissance qui la tenaillaient.
— Ne meurs pas, s’il te plaît, murmura-t-elle.
Elle essuya sur son bras les larmes qui s’étaient échappées. Peut-être aurait-elle dû supplier sa jambe directement ? Ou s’adresser à Dieu, ou au diable, à Zeus ou à Thor. Elle aurait supplié le vacher du domaine si cela avait pu changer quoi que ce soit.
— Marcus, souffla-t-elle, parce que le simple fait de prononcer son nom lui procurait du réconfort. Marcus…
— … noria.
Elle tressaillit et releva la tête.
— Marcus ?
S’il avait toujours les paupières closes, elle distinguait dessous le mouvement de ses globes oculaires, et sa mâchoire inférieure bougeait imperceptiblement.
Cette fois, elle éclata en sanglots et les larmes ruisselèrent sur ses joues. À tâtons, elle chercha un mouchoir et finit par s’essuyer le visage avec le drap.
— Marcus, je suis désolée. Je ne devrais pas pleurer, mais je suis si heureuse d’entendre le son de ta voix !
— De l’eau ? Tu as soif ?
De nouveau, son menton tremblota.
— Attends, je vais te redresser un peu. Ce sera plus facile.
Elle glissa un bras sous son dos, parvint à le hisser contre les oreillers. Puis elle saisit le verre posé sur la table de chevet, dans lequel se trouvait toujours la cuillère.
— Juste quelques gouttes, et nous recommencerons, dit-elle. J’ai peur que tu ne t’étrangles si tu bois une trop grosse quantité d’un coup.
Mais il se débrouilla mieux cette fois-ci, et elle réussit à lui faire avaler huit bonnes cuillerées d’eau avant qu’il lui fasse comprendre qu’il avait assez bu et se rallonge.
— Comment te sens-tu ? Je sais bien que tu ne dois pas être en grande forme, mais…
La partie supérieure de son torse remua, comme s’il tentait de hausser les épaules.
— Dirais-tu que tu te sens quand même un peu mieux ? Ou pire ?
Il ne réagit pas.
— Ou moins pire ?
Elle rit. Oui, incroyable, elle riait.
— « Moins pire » ! Pardon, je dis n’importe quoi.
Il hocha la tête. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était la réaction la plus marquée qu’il ait eue jusqu’à présent.
— Tu m’as entendue, murmura-t-elle avec un sourire vacillant. Et tu te moques de moi.
De nouveau, il hocha la tête.
— Tant mieux. Moque-toi tant que tu veux. Quand tu iras mieux – car tu iras mieux, je te le promets –, je ne te le permettrai plus. Alors profites-en bien.
Une idée la frappa soudain.
— Il faut que je vérifie ta jambe. Le Dr Winters n’est pas parti depuis longtemps, mais mieux vaut surveiller cela de près.
Elle ne constata pas de changement apparent. Si la plaie était toujours rouge vif et enflammée, le pus ne suintait plus, et surtout, elle ne voyait nulle part ces redoutables stries évoquées par le médecin.
— Rien à signaler, annonça-t-elle. C’est bien ce que je me disais, mais je préfère être vigilante. Oui, bref… je l’ai déjà dit.
Elle resta silencieuse un moment, se contentant de le regarder. Les yeux fermés, il semblait exactement dans le même état que pendant la visite du médecin, sauf qu’elle avait entendu le son de sa voix et l’avait fait boire. Son cœur s’autorisait à reprendre espoir.
— La fièvre ! s’exclama-t-elle soudain. Je dois aussi vérifier qu’elle n’est pas montée.
Elle lui palpa le front.
— Je ne vois pas de changement. Ce qui signifie que tu es plus chaud qu’il ne le faudrait, évidemment. Cela dit, tu as été pire. Cela va quand même mieux. Tu m’entends toujours ?
Il remua la tête.
— Bien. Parce que je sais que ce que je dis n’a pas beaucoup de sens, alors si tu es inconscient, je ne vois pas l’utilité de continuer à me ridiculiser.
Ses lèvres bougèrent. Souriait-il ? Certainement en pensée.
— Je veux bien être ridicule si cela t’aide, ajouta-t-elle.
Il hocha la tête.
Le menton calé dans la main, elle murmura encore :
— J’aimerais bien savoir ce que tu penses.
Il eut un vague haussement d’épaules.
— Veux-tu dire que tu ne penses pas à grand-chose ? Je n’en crois pas un mot. Je te connais trop bien.
N’obtenant pas de réaction, elle poursuivit :
— Tu dois être en train de réfléchir au meilleur moyen d’optimiser ta prochaine récolte de blé. Ou de te demander si les loyers de tes métayers sont trop bas. Quoique. Cela te ressemblerait davantage de te demander s’ils ne sont pas trop élevés, au contraire. Tu as le cœur tendre pour un propriétaire terrien. Tu ne supportes pas que les gens soient dans la difficulté.
Il secoua la tête.
— Non ? Non, tu ne supportes pas que les gens soient dans la difficulté, ou non, tu ne penses à rien de tout cela ?
— Toi, laissa-t-il échapper d’une voix éraillée.
— Tu penses à moi ?
— Merci… à toi.
Sa voix était presque inaudible, mais Honoria comprit, et il lui fallut faire appel à toute sa volonté pour ne pas se remettre à pleurer.
— Je ne te laisserai pas, promit-elle en s’emparant de sa main. Pas tant que tu ne seras pas complètement remis.
— M… mer…
— C’est normal, s’empressa-t-elle de dire. Tu n’as pas besoin de répéter. Tu n’avais pas besoin de me le dire en premier lieu.
Pourtant elle en était heureuse. Et elle ne savait pas ce qui la touchait le plus, qu’il l’ait remerciée, ou qu’il ait d’abord prononcé ce simple mot : Toi.
Il pensait à elle. Allongé sur ce lit, risquant l’amputation et même la mort, il pensait à elle.
Et pour la première fois depuis son arrivée à Fensmore, elle n’eut plus peur.