13

Lorsque Marcus se réveilla, il comprit que quelque chose avait changé. Pour commencer, sa jambe lui faisait de nouveau un mal de chien. Il sentait toutefois confusément que ce n’était pas forcément une mauvaise chose. Ensuite, il avait faim. Il était même affamé, comme s’il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours. Ce qui était sans doute le cas. Il n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé depuis qu’il était alité.

Et enfin, il était capable d’ouvrir les yeux. Et c’était merveilleux.

Quelle heure était-il ? Il faisait sombre, mais il aurait tout aussi bien pu être 4 heures du matin que 10 heures du soir. On perdait totalement la notion du temps quand on était malade.

Il avala sa salive pour humecter sa gorge desséchée, tourna la tête vers la table de nuit. Sa vision ne s’était pas encore accoutumée à la pénombre, pourtant il discernait une silhouette avachie sur la chaise, près du lit. Honoria ? Sans doute. Il avait le sentiment qu’elle n’avait pas quitté son chevet.

Il réfléchit, tâcha de se souvenir dans quelles circonstances elle était arrivée à Fensmore. Ah oui, Mme Wetherby lui avait écrit ! Pourquoi sa gouvernante avait-elle agi ainsi ? Il n’en avait pas la moindre idée, mais il lui en serait éternellement reconnaissant.

Quelque chose lui disait que sans les tortures que lui avaient infligées Honoria et sa mère, il ne serait plus de ce monde.

Mais la jeune fille avait fait bien plus. Il avait navigué entre périodes de lucidité et d’inconscience, et il se doutait qu’il subsisterait d’énormes trous dans sa mémoire. Néanmoins il avait toujours perçu la présence de Honoria à ses côtés. Elle lui avait tenu la main, lui avait parlé, et sa voix douce avait atteint son âme alors même qu’il était incapable de lui répondre.

La savoir si proche avait adouci son épreuve. Il ne l’avait pas affrontée seul. Pour la première fois de sa vie, il avait été accompagné.

Un petit rire sec lui échappa. Voilà qu’il tombait dans le mélodrame. Ce n’était pas comme s’il allait et venait derrière un bouclier invisible pour mieux tenir les autres à distance. S’il l’avait voulu, il aurait pu être entouré. Il était comte, bon sang. D’un claquement de doigts, il avait le pouvoir de remplir sa maison de gens désireux de le fréquenter.

Pourtant il n’avait jamais souhaité cette compagnie superficielle. Et pour tous les événements importants de sa vie, il avait été seul.

Par choix.

Du moins l’avait-il cru.

Ses yeux commençaient à s’habituer à la faible luminosité. Les rideaux ne masquaient pas la fenêtre et les rayons de lune lui permettaient de discerner jusqu’aux plus infimes variations de couleurs dans la pièce. Ou peut-être était-ce une illusion ? Peut-être savait-il juste que la tapisserie de sa chambre était bordeaux et que l’immense tableau accroché au-dessus de la cheminée était peint dans des dominantes vertes. Les gens voyaient ce qu’ils s’attendaient à voir. C’était l’une des vérités les plus banales de l’existence.

Il reporta son attention sur la personne assise sur la chaise. C’était bel et bien Honoria. Il l’avait reconnue et pas seulement parce qu’il s’attendait à la voir. Depuis quand était-elle là ? Ce devait être très inconfortable. Mais il n’allait pas la déranger, elle avait besoin de dormir.

Il voulut se redresser en position assise, se rendit compte qu’il n’en avait pas la force. Maintenant qu’il voyait mieux, peut-être pouvait-il au moins tendre le bras pour attraper le verre d’eau posé sur la table de chevet…

Il réussit à soulever sa main d’une vingtaine de centimètres, puis celle-ci retomba sur le matelas. Seigneur, il était épuisé. Et assoiffé. On aurait dit que sa bouche était pleine de sciure.

Le verre d’eau semblait le narguer tel un paradis hors d’atteinte.

Enfer et damnation !

Il soupira et le regretta aussitôt. Sa cage thoracique était douloureuse. Comme le reste de son corps, d’ailleurs. Comment était-il possible d’avoir mal absolument partout ?

La douleur dans sa jambe était différente, cependant. Plus vive et lancinante. Il avait néanmoins l’impression que la fièvre était tombée. Il se sentait plus lucide.

Pendant une ou deux minutes, il regarda Honoria. Elle était parfaitement immobile dans son sommeil, le cou incliné dans un angle bizarre. Elle allait sûrement se réveiller avec un torticolis.

Il aurait peut-être été plus charitable de la réveiller.

— Honoria ?

Sa voix était si rauque, si basse, qu’on aurait dit le bourdonnement d’un insecte affolé heurtant une vitre.

— Honoria !

Au prix d’un effort surhumain, il tendit le bras. Sa main pesait une tonne. Il allait juste lui donner une petite poussée et…

Sa main retomba pesamment sur la cuisse de la jeune fille.

Elle se réveilla en sursaut et sa tête heurta le dossier de la chaise.

— Aïe ! gémit-elle en portant la main à son crâne.

Elle bâilla à se décrocher la mâchoire, se frotta la joue, puis :

— Marcus ?

— Puis-je avoir un peu d’eau, s’il te plaît ?

Il aurait peut-être dû dire quelque chose de plus profond. Après tout, il revenait d’entre les morts. Mais il avait tellement soif. Comme s’il venait d’errer des jours durant dans le désert. Quand on était dans cet état, se désaltérer était une priorité.

— Oui, bien sûr, acquiesça-t-elle.

Elle tâtonna un instant dans la pénombre.

— Zut, le verre est vide. Attends…

Elle attrapa le pichet.

— Il est presque vide, lui aussi, constata-t-elle. Mais cela devrait suffire pour le moment.

— Je peux boire au verre, dit-il, comme elle lui tendait la cuillère.

— Tu es sûr ?

— Oui. Peux-tu m’aider à m’asseoir ?

Elle reposa le verre, puis s’efforça de le redresser de son mieux. Son haleine lui chatouilla le cou presque comme un baiser. Avec un soupir, il se laissa aller, savourant la chaleur de son souffle sur sa peau.

— Comment te sens-tu ?

Il s’arracha à sa rêverie, aussi vite que le pouvait un homme dans son état.

— Pardon. Bien. Je me sens bien.

Il s’empara du verre qu’elle lui tendait, réussit à boire sans son aide et en éprouva un véritable sentiment de triomphe.

— Tu as l’air bien mieux, convint Honoria. C’est merveilleux de te retrouver enfin.

Elle battit des paupières. Pour refouler ses larmes ou parce qu’elle avait encore sommeil ?

— Je me suis tellement inquiétée, avoua-t-elle en récupérant le verre.

— Que s’est-il passé ?

Des bribes de souvenirs lui revenaient en mémoire – lady Winstead et ses ciseaux, le lapin géant… et Honoria qui lui disait qu’il était sa pierre angulaire. Cela, il ne l’oublierait jamais.

— Le médecin est venu te voir deux fois. Le Dr Winters. Fils. Son père… J’ignore ce qui lui est arrivé, et je m’en moque. Il ne s’est même pas rendu compte que tu avais une blessure infectée au mollet !

— Et qu’a dit le Dr Winters fils ?

— Qu’il avait bon espoir de sauver ta jambe, répondit-elle avec un grand sourire.

— Quoi ?

— Nous avions peur de devoir t’amputer.

Marcus eut l’impression de se ratatiner sur l’oreiller.

— Oh, mon Dieu ! souffla-t-il.

— Heureusement que tu n’avais pas compris que c’était une possibilité.

— Oh, mon Dieu ! répéta-t-il.

Il n’imaginait même pas de vivre avec une jambe en moins. Cela dit, personne ne devait envisager une telle éventualité, bien sûr.

— Tout ira bien maintenant, assura Honoria en lui prenant la main.

— Ma jambe, chuchota-t-il.

Il éprouvait l’envie irrationnelle de s’asseoir et de la regarder, histoire de s’assurer qu’elle était toujours là. Il se fit violence pour rester allongé. Honoria allait le prendre pour un fou s’il insistait pour le vérifier de ses propres yeux. Il avait mal. Très mal. Mais finalement il s’en félicitait. Au moins il était sûr d’être entier.

Honoria porta la main à sa bouche pour dissimuler un bâillement.

— Excuse-moi. Je n’ai pas beaucoup dormi.

C’était sa faute. Il avait une raison de plus de se sentir redevable envers elle.

— Cette chaise doit être très dure. Tu devrais t’allonger sur le lit.

— Non, ce n’est pas possible.

— Je ne vois pas en quoi ce serait plus inconvenant que ce qui s’est passé dans cette chambre.

Elle eut un sourire las.

— Ce que je veux dire, c’est que le matelas est encore humide de ce côté-là. L’eau a coulé dessus quand nous avons nettoyé ta plaie.

— Ah, j’ai cru que…

Il s’interrompit dans un sourire. Parce que c’était drôle. Et que c’était bon de sourire.

Honoria changea de position sur sa chaise, puis suggéra :

— Je pourrais peut-être m’allonger sur la couverture ?

— Si tu veux.

— J’aurai sans doute les pieds mouillés, mais cela m’est égal.

Elle se leva, vint s’étendre à son côté, puis bâilla de nouveau.

— Honoria ?

— Mmmm ?

— Encore merci.

— Mmmm-hmm.

Quelques secondes s’écoulèrent, puis il reprit :

— Je suis heureux que tu sois restée auprès de moi.

— Moi aussi, dit-elle d’une voix ensommeillée. Moi aussi.

Son souffle se fit plus régulier et Marcus sentit ses propres yeux se fermer.

Ils s’endormirent.

 

 

Honoria se réveilla le lendemain matin dans un lit tiède et confortable. Les yeux toujours fermés, elle agita les orteils, étira les pieds et fit remuer ses chevilles. C’était son petit rituel matinal. Elle enchaînait ensuite avec les doigts, qu’elle pliait et dépliait. Ensuite venait la nuque, qu’elle inclinait de droite et de gauche.

Elle bâilla et, poings serrés, étendit les bras…

Sa main heurta quelqu’un.

Elle se figea, ouvrit prudemment les paupières.

Et tout lui revint en mémoire.

Bonté divine, elle avait couché avec Marcus !

Aussitôt elle rectifia. Non, elle avait couché à côté de Marcus. C’était scandaleux, certes, mais la morale accordait sûrement une dispense spéciale aux demoiselles si l’homme en question était trop malade pour songer à les compromettre.

Tout doucement, elle s’écarta de quelques centimètres. Inutile de le réveiller. Il n’avait sans doute même pas conscience de sa présence bien qu’ils soient tout proches. L’un contre l’autre, à vrai dire. Alors qu’elle s’était endormie à l’autre bout du lit la veille.

Les jambes repliées et les pieds calés sur le matelas, elle tenta de se déplacer vers le bord du lit en balançant les hanches sur le côté…

Paf !

Le bras de Marcus venait de s’abattre en travers de son abdomen.

Honoria se pétrifia. Sapristi, qu’était-elle censée faire, à présent ? Peut-être attendre une minute ou deux. Avec un peu de chance, il reprendrait sa position initiale.

Elle attendit. Attendit encore.

Marcus bougea.

Vers elle.

Honoria déglutit nerveusement. Elle n’avait aucune idée de l’heure – le jour venait de se lever, c’était tout ce qu’elle savait –, et elle n’avait nulle envie que Mme Wetherby les découvrent blottis l’un contre l’autre. Ou pire, sa mère.

Après les récents événements, personne ne crierait au scandale. N’empêche… ils étaient dans le même lit et Marcus était presque nu.

Bon, elle devait se lever. S’il se réveillait, tant pis. Au moins personne ne lui mettrait le canon d’un pistolet sur la tête pour le pousser en direction de l’autel.

Elle se mit debout. Avec un grognement, Marcus roula de côté et se mit en chien de fusil. Honoria souleva drap et couverture pour jeter un coup d’œil à sa jambe. La blessure semblait cicatriser normalement et ces stries rouges de mauvais augure dont avait parlé le Dr Winters n’étaient nulle part visibles.

— Merci, chuchota-t-elle, adressant une courte prière au ciel.

— De rien, marmotta Marcus.

Honoria bondit en arrière en laissant échapper un petit cri de surprise. Il ouvrit les yeux.

— Pardon, dit-il en riant, et c’était là le son le plus agréable qu’elle ait jamais entendu.

— Ce n’est pas toi que je remerciais.

— Je sais.

Elle tenta de défroisser ses jupes horriblement chiffonnées. Elle portait la même robe depuis… Seigneur, depuis qu’elle avait quitté Londres, deux jours plus tôt ! Elle devait ressembler à un épouvantail.

— Comment te sens-tu ?

— Bien mieux, répondit-il en s’asseyant.

Dieu merci il avait ramené la couverture sur lui. Honoria sentit pourtant ses joues la brûler. C’était drôle, enfin presque. Elle l’avait vu torse nu des heures durant, lui avait charcuté la jambe et, tout à l’heure, quand il s’était tourné, elle avait même entrevu un bout de fesse. Mais à présent qu’ils étaient tous deux bien réveillés et que Marcus n’était plus aux portes de la mort, elle avait du mal à soutenir son regard.

— Tu as encore mal ? s’inquiéta-t-elle.

— Un peu, mais la douleur est supportable.

— Tu vas garder une belle cicatrice.

— Que je pourrai exhiber avec une fierté hypocrite.

— Comment cela ?

— J’envisage de raconter partout que je me suis battu avec un tigre.

— Un tigre. Dans le Cambridgeshire.

— C’est plus plausible qu’un requin, non ?

— Pourquoi pas un ours ?

— Non, c’est moins glorieux.

Elle ne put se retenir de rire. Il l’imita, et c’est seulement à cet instant qu’elle s’autorisa à croire qu’il allait vraiment mieux. C’était un miracle, il n’y avait pas d’autre mot. Il avait meilleure mine et, même s’il était amaigri, son regard avait retrouvé sa vivacité.

Il allait guérir.

— Honoria ? Tu chancelles.

— J’ai un peu le tournis, admit-elle en s’approchant de la chaise.

— Tu as mangé hier ?

— Oui. Enfin non. Pas grand-chose. Ce doit être le… le soulagement.

Et à sa grande horreur, elle se mit à pleurer.

Les sanglots la submergèrent d’un coup, tel un raz-de-marée. Jusqu’à présent, elle s’était obligée à tenir bon, envers et contre tout. Mais maintenant qu’elle était rassurée, elle s’effondrait. Comme une corde de violon trop tendue, elle avait fini par céder.

— Je suis… désolée ! hoqueta-t-elle. Je ne sais pas… je ne voulais pas… c’est juste que je suis si heureuse !

— Chuuuut, souffla-t-il en lui prenant la main. C’est fini, tout ira bien à présent.

— Je… je sais. C’est pour ça que je pleure.

— Moi aussi, murmura-t-il.

Elle releva la tête. Les joues de Marcus étaient sèches, mais ses yeux brillaient de larmes. Jamais elle ne l’avait vu aussi ému, et elle n’aurait même pas cru cela possible. D’une main tremblante, elle lui effleura la joue. Une larme roula sur ses doigts. Alors elle fit quelque chose qui les surprit tous deux.

Elle se pencha, l’entoura de ses bras et enfouit le visage au creux de son cou.

— J’ai eu si peur, souffla-t-elle. Je crois que je n’avais pas encore compris à quel point.

Il l’enlaça, un peu hésitant d’abord, puis il parut se détendre et lui caressa les cheveux.

— Je ne savais pas, dit-elle encore. Je ne m’étais pas rendu compte.

Ce qu’elle disait n’avait pas beaucoup de sens. De quoi ne s’était-elle pas rendu compte ? Elle l’ignorait. Elle savait juste que… que…

— Honoria.

Elle leva la tête. Il la regardait comme il ne l’avait encore jamais regardée. Ses prunelles sombres luisaient d’un éclat étrange.

Puis, très lentement, il posa sa bouche sur la sienne.

 

 

Marcus n’aurait su dire pourquoi il avait embrassé Honoria. Elle pleurait dans ses bras, et cela lui avait semblé la chose la plus naturelle, la plus innocente qui soit. Il n’avait pas du tout prémédité ce baiser. Mais quand elle avait levé vers lui ses yeux humides de larmes, qu’il avait vu ses lèvres trembler… il avait cessé de respirer, cessé de raisonner. Une émotion instinctive s’était emparée de lui et avait balayé le reste.

Un déclic s’était produit.

Il avait été obligé de l’embrasser. Il n’avait pas eu le choix, cela s’était imposé à lui telle une aspiration venue du tréfonds de son âme.

Et quand sa bouche avait touché la sienne…

La terre s’était arrêtée de tourner.

Les oiseaux avaient cessé de chanter.

Soudain, il n’existait plus rien au monde que lui, Honoria, et ce baiser léger comme une plume qui les reliait.

Une étincelle s’était allumée en lui. Et brusquement il s’était rendu compte que s’il n’avait pas été si affaibli, il serait allé plus loin. Il aurait pressé son corps contre le sien pour se perdre dans sa douceur. Il n’aurait pas pu s’en empêcher.

Il aurait dévoré sa bouche et promené les mains sur ses courbes. Il l’aurait suppliée de rester, de s’ouvrir à la passion, de l’accepter en elle.

Il la désirait.

Rien n’aurait pu le terrifier davantage.

C’était Honoria, bon sang ! Il avait juré de la protéger. Et au lieu de cela…

Il s’écarta légèrement, sans parvenir à la lâcher. Le front appuyé contre le sien, savourant ce dernier contact, il murmura :

— Pardonne-moi.

Alors elle s’enfuit. Aussi vive qu’une biche effarouchée. Le laissant seul avec ses remords.

Il était un monstre. Elle lui avait sauvé la vie, et voilà comment il la remerciait !

— Honoria, chuchota-t-il.

Machinalement, il porta la main à ses lèvres qui le picotaient. La sensation se prolongeait, comme si Honoria était toujours là, sa bouche frémissante collée à la sienne.

Et il avait l’étrange impression que cette sensation ne le quitterait jamais.