14

Par bonheur, Honoria ne perdit pas la journée qui suivit à se torturer l’esprit à propos de ce baiser inattendu.

Non, à la place, elle dormit.

Elle regagna sa chambre toute proche, s’allongea sur le lit et ne se releva pas avant vingt-quatre heures.

Si elle rêva, elle n’en garda aucun souvenir.

Il faisait jour lorsqu’elle ouvrit un œil le lendemain.

Elle prit d’abord un bain, puis, vêtue d’une robe propre, rejoignit la salle à manger déserte. Elle insista pour que Mme Wetherby s’asseye avec elle, et elles discutèrent de toutes sortes de choses, qui n’avaient rien à voir avec Marcus.

Les œufs étaient un sujet fort intéressant, de même que le bacon. Et les hortensias qui poussaient sous la fenêtre étaient positivement fascinants.

Qui l’aurait cru ?

Elle réussit ainsi à éviter toute pensée ayant trait de près ou de loin à Marcus, jusqu’à ce que Mme Wetherby demande :

— Êtes-vous passée voir milord ce matin ?

Honoria, qui s’apprêtait à mordre dans son muffin, se figea et resta bouche bée une seconde, avant de répondre :

— Euh… non, pas encore.

Le beurre fondu lui coula sur la main. Elle reposa son muffin pour s’essuyer les doigts.

— Je suis sûre qu’il vous attend avec impatience, remarqua la gouvernante.

Honoria comprit qu’elle n’aurait d’autre choix que d’aller le voir. Après l’avoir soigné avec un tel dévouement, il aurait paru étrange qu’elle se contente d’agiter la main en rétorquant : « Oh, je suis sûre qu’il va très bien ! »

Elle mit trois minutes à rejoindre la chambre de Marcus. Trois minutes interminables, durant lesquelles elle ne put éviter de se remémorer ce baiser fatidique.

Elle avait embrassé Marcus. Le meilleur ami de son frère. Marcus qui était également devenu son ami à elle.

Cette idée la prit de court. Comment en étaient-ils arrivés là ? Marcus avait toujours été l’ami de Daniel, pas le sien. En tout cas elle comptait sûrement moins pour lui et…

Oh, tout cela lui donnait le vertige !

Pourquoi se tracasser ? De son côté, Marcus ne devait pas s’être attardé sur ce baiser. Il était peut-être encore fiévreux et n’en avait gardé aucun souvenir !

D’ailleurs pouvait-on vraiment appeler cela un baiser ? Ç’avait été si bref. Et cela ne voulait certainement pas dire grand-chose quand celui qui embrassait (lui) voulait juste témoigner son immense gratitude à la personne envers qui il se sentait redevable (elle).

Après tout, elle lui avait sauvé la vie. L’embrasser pour la remercier était quand même la moindre des choses.

Sans compter qu’il lui avait demandé pardon. Alors finalement ce baiser ne signifiait rien.

Quoi qu’il en soit, elle n’avait pas du tout envie d’en discuter avec lui.

Mme Wetherby lui avait signalé que Marcus dormait encore la dernière fois qu’elle avait jeté un coup d’œil dans sa chambre. Honoria avait donc décidé de se rendre à son chevet le plus vite possible dans l’espoir qu’il ne soit toujours pas réveillé.

La porte de la chambre était restée entrouverte. Honoria posa sa main sur le battant de chêne sombre et le poussa tout doucement. Les charnières devaient être régulièrement huilées dans une demeure aussi bien entretenue que Fensmore, néanmoins on n’était jamais trop prudent.

Elle glissa la tête dans l’entrebâillement…

Marcus tourna la tête vers elle.

— Oh, tu es réveillé ! s’exclama-t-elle d’une voix haut perchée qui ressemblait à un couinement.

Marcus était assis dans le lit, les couvertures remontées au niveau de la taille. Au moins avait-il revêtu une chemise de nuit, remarqua-t-elle avec soulagement.

Il leva le livre qu’il avait dans la main.

— J’essaie de me distraire.

— Dans ce cas, je ne vais pas te déranger, s’empressa-t-elle de déclarer.

Puis elle fit la révérence.

La révérence !

Qu’est-ce qui lui avait pris ? Jamais, de toute sa vie, elle n’avait fait la révérence à Marcus. En général elle le saluait d’un simple hochement de tête ou de quelques mots, mais, sapristi, il aurait éclaté de rire si elle lui avait fait la révérence. D’ailleurs c’était peut-être ce qu’il faisait en cet instant. Elle n’en saurait jamais rien, car elle avait pris la fuite avant qu’il ait le temps de dire quoi que ce soit.

Au moins fut-elle en mesure, lorsqu’elle rejoignit sa mère et Mme Wetherby un peu plus tard dans le salon, d’annoncer en toute honnêteté qu’elle était passée rendre visite à Marcus et qu’elle l’avait trouvé beaucoup mieux.

— Il était même en train de lire. C’est sûrement bon signe.

— Vraiment ? Et que lisait-il ? s’enquit sa mère en lui servant une tasse de thé.

— Euh… je n’ai pas fait attention.

— Il faudrait lui apporter une sélection de romans, qu’il puisse piocher dedans à l’envi. On s’ennuie à mourir quand on est alité. Je parle d’expérience. J’ai dû garder la chambre quatre mois quand je t’attendais, et trois mois quand j’attendais Charlotte.

— Je l’ignorais.

— Je n’avais pas le choix, le médecin m’avait interdit de me lever. Et je te garantis que sans lecture je serais devenue folle. Que veux-tu faire au lit, à part lire ou broder ? Et je n’imagine pas Marcus tirant l’aiguille.

— Moi non plus, admit Honoria, que cette pensée fit sourire.

— Tu devrais aller voir dans la bibliothèque si tu trouves quelque chose d’intéressant. Quand nous partirons, je lui laisserai le roman de Sarah Gorely. Je l’ai presque terminé. Cela me plaît beaucoup.

— Mlle Butterworth et le baron fou ?

Honoria l’avait lu et l’avait trouvé divertissant. Cela dit, les multiples rebondissements mélodramatiques finissaient par apparaître grotesques. Les personnages n’arrêtaient pas de tomber. Des arbres. Des fenêtres. Quand ils ne restaient pas suspendus au sommet d’une falaise.

Bref, ce n’était sûrement pas le genre de prose qui plaisait à Marcus.

— Je ne suis pas sûre qu’il aime ce genre de frivolités, maman.

— Il en est certainement convaincu, je n’en doute pas. Mais justement, ce garçon est bien trop sérieux. Il a besoin d’un peu de légèreté dans sa vie.

— Marcus n’est plus un garçon.

— Pour moi, il le sera toujours.

Lady Winstead se tourna vers la gouvernante qui avait gardé le silence.

— N’êtes-vous pas d’accord avec moi, madame Wetherby ?

— Tout à fait. Cela dit, j’ai connu milord lorsqu’il portait des langes.

Une chose était sûre : Marcus n’aurait pas aimé cette conversation.

— Tu dois connaître ses goûts mieux que moi, Honoria, reprit sa mère.

— Je n’en suis pas certaine, avoua Honoria, et pour quelque raison inconnue, cela l’ennuyait.

— Sinon il ne te reste plus qu’à lui apprendre à broder, plaisanta sa mère. Après tout, les tailleurs sont des hommes. Même si je les soupçonne de cacher des couturières dans leur atelier.

— Bien sûr, confirma Mme Wetherby. Les hommes ont les doigts bien trop gros pour tenir correctement une aiguille.

— Marcus ne pourra pas faire pire que Margaret, ma fille aînée. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi malhabile lorsqu’il s’agit de broderie.

Honoria jeta un regard surpris à sa mère. Elle ignorait que sa sœur était si peu douée pour les travaux d’aiguille. Margaret avait dix-sept ans de plus qu’elle et avait quitté la maison familiale bien avant que Honoria soit en âge d’avoir ce genre de souvenirs.

— Heureusement, c’est une violoniste non dépourvue de talent, ajouta lady Winstead.

En revanche, Honoria avait entendu sa sœur jouer du violon. Et jamais elle n’aurait eu l’idée de lui associer le mot « talent ».

— Toutes mes filles jouent du violon, dit encore lady Winstead avec fierté.

— Même vous, lady Honoria ? s’enquit Mme Wetherby.

— Même moi, confirma-t-elle.

— Quel dommage que vous n’ayez pas apporté votre instrument. J’aurais aimé vous entendre jouer.

— Je ne suis pas aussi douée que ma sœur.

Ce qui était malheureusement vrai.

Sa mère lui tapota le bras.

— Ne dis pas de bêtises, ma chérie. J’ai trouvé ta prestation magnifique l’année dernière. Tu as juste besoin de t’exercer un peu. Notre famille donne un récital chaque année, expliqua-t-elle à la gouvernante. C’est un des événements les plus courus de la capitale.

— Quelle bénédiction ce doit être de naître au sein d’une famille de mélomanes.

Honoria marmonna une vague réponse, histoire de ne pas trop s’avancer.

— J’espère que tes cousines vont répéter en ton absence, murmura soudain lady Winstead, la mine inquiète.

— Je vois mal comment. Il faut être quatre pour jouer dans un quartet.

— Sans doute, mais Capucine débute. C’est ma nièce, précisa lady Winstead à l’intention de Mme Wetherby, avant d’ajouter sur le ton de la confidence : Elle est encore très jeune et il faut bien avouer qu’elle n’est pas la plus brillante.

La gouvernante pressa la main sur sa poitrine.

— Mais qu’allez-vous faire ? Le récital risque d’être gâché !

— Je suis sûre que Capucine va très vite s’améliorer, intervint Honoria avec un sourire crispé.

Quand bien même la pauvre Capucine n’avait en effet aucune disposition pour la musique, le résultat pouvait difficilement empirer. Ce sang neuf allait insuffler de l’enthousiasme au quartet, et Dieu sait qu’elles en avaient besoin. Sarah avait décrété qu’elle préférait se faire arracher une dent plutôt que de remonter sur scène.

— Lord Chatteris a-t-il déjà assisté à une représentation ? voulut savoir la gouvernante.

— Bien sûr. Il vient chaque année et s’assied au premier rang, répondit lady Winstead.

Une telle abnégation méritait au moins la béatification.

— Milord adore la musique.

— J’imagine que cette année, pour la première fois, il ratera le concert, soupira lady Winstead. Quel dommage ! Nous pourrions peut-être faire venir les filles à Fensmore pour lui organiser un récital privé.

— Non ! cria Honoria.

Les deux femmes tressaillirent et se tournèrent vers elle d’un même mouvement.

— Je veux dire… il ne sera sûrement pas d’accord. Il n’aime pas que les gens changent leurs habitudes pour lui.

À en juger par l’expression de sa mère, l’argument était faible.

— Et Iris est malade en voyage, ajouta-t-elle.

C’était un mensonge éhonté. L’improvisation n’était pas son fort.

— Eh bien, Marcus pourra toujours venir l’année prochaine, déclara sa mère. Sauf qu’il est fort possible que tu ne fasses plus partie du quartet, Honoria. Vous comprenez, madame Wetherby, toutes les filles de la famille Smythe-Smith quittent la formation quand elles se marient. C’est la coutume.

— Seriez-vous fiancée, lady Honoria ?

— Non, je…

— Mais elle le sera sûrement avant la fin de la prochaine Saison, coupa lady Winstead, avec une détermination qui laissa Honoria pantoise. Il va d’ailleurs falloir prendre rendez-vous chez Mme Brovard, et j’espère que nous ne nous y prenons pas trop tard.

Honoria était de plus en plus surprise. Mme Brovard, la couturière la plus demandée de Londres ? Quelques jours plus tôt, sa mère s’était contentée de lui conseiller d’aller faire des courses avec sa cousine Jacinthe pour trouver « quelque chose de rose ». Et voilà maintenant qu’elle parlait de prendre rendez-vous avec la célèbre Mme Brovard ?

— Elle n’utilise jamais deux fois le même tissu, expliqua encore lady Winstead à la gouvernante. Ses créations sont uniques. C’est pour cette raison que le Tout-Londres se presse chez elle.

Mme Wetherby hocha la tête d’un air entendu.

— Le problème, c’est que si l’on va la voir trop tard dans la saison, les plus beaux tissus sont partis.

— Ce doit être très contrariant.

— En effet. Et je tiens à ce que Honoria porte des toilettes à la mode. Et des couleurs qui mettent ses yeux en valeur.

— Il est vrai qu’elle a de très beaux yeux.

— Euh… merci, dit Honoria machinalement.

C’était si étrange de voir sa mère réagir un peu comme… oui, comme Mme Royle.

Lady Winstead et Mme Wetherby se lancèrent dans une discussion animée sur les avantages respectifs du lavande, du lilas et du parme.

— Je vais dans la bibliothèque, annonça Honoria en se levant.

Il lui fallait un livre. Et peut-être une sieste. Et une part de tarte. Pas nécessairement dans cet ordre.

 

 

Le Dr Winters passa dans l’après-midi et annonça que Marcus était en bonne voie de guérison. La fièvre était tombée, sa plaie cicatrisait bien, et même sa cheville foulée – que tout le monde avait presque oubliée dans l’affaire – avait désenflé.

La vie de Marcus n’étant plus en danger, lady Winstead annonça que sa fille et elle allaient regagner Londres sans tarder.

— Ce n’était en soi déjà pas très orthodoxe de venir à Fensmore, confia-t-elle à Marcus en privé. Je ne pense pas que les gens clabaudent, étant donné nos liens et votre état de santé, mais nous savons tous deux que les mauvaises langues ne seraient pas si conciliantes si nous nous attardions plus que de raison.

— Bien sûr, je comprends, acquiesça-t-il.

Évidemment, elle avait raison. Il s’ennuyait à périr et se morfondrait encore davantage quand Honoria et sa mère seraient parties. Mais Honoria devait rentrer pour la Saison afin de trouver un beau parti. À cette époque de l’année, sa place était à Londres.

Et lui aussi devrait s’y rendre, afin de tenir la promesse faite à Daniel et s’assurer qu’elle n’épouserait pas le premier imbécile venu. Sauf que pour l’heure il était confiné au lit sur ordre du médecin, et le resterait au moins une semaine. Après quoi il était censé se reposer chez lui encore huit jours, ou mieux quinze, afin de reprendre des forces et d’écarter tout risque de rechute.

Lady Winstead lui avait arraché la promesse de se conformer aux ordres du médecin.

— Nous ne vous avons pas sauvé la vie pour que vous retombiez malade, avait-elle décrété.

Ainsi il s’écoulerait presque un mois avant qu’il ne puisse les rejoindre. Et il en éprouvait un intense sentiment de frustration.

— Où est Honoria ? s’enquit-il.

Sa présence lui manquait. Ce qui ne voulait pas dire qu’elle lui manquait. Nuance.

— Nous avons pris le thé il y a un moment, répondit lady Winstead. Elle doit être dans la bibliothèque. Je crois qu’elle a l’intention de vous apporter des livres.

— C’est très aimable à elle. J’ai presque terminé…

Il tourna la tête vers la table de chevet. Que lisait-il, déjà ?

— De l’essence de la liberté humaine : traité philosophique.

— Et c’est… intéressant ?

— Pas vraiment, à dire vrai.

La comtesse sourit.

— Alors je vais demander à Honoria de se dépêcher de vous trouver de quoi vous distraire.

— Je suis impatient de la voir.

Il réprima le sourire qui naissait également sur ses lèvres. Lady Winstead le considéra un instant avant de murmurer :

— Je suis certaine qu’elle aussi a hâte de vous voir.

Marcus en était moins sûr. Il avait décidé de ne pas faire allusion à ce baiser si, de son côté, Honoria faisait comme si de rien n’était. Finalement, ce n’était pas bien grave. On n’allait pas faire toute une histoire pour un malheureux bécot. Ils oublieraient vite cet incident de parcours pour renouer avec leur vieille amitié.

— Je pense qu’elle est encore fatiguée, reprit lady Winstead. Elle a pourtant dormi une journée entière, vous le saviez ?

Non, il n’était pas au courant.

— Elle n’a pas quitté votre chevet. Je lui ai proposé de la remplacer, mais elle n’a rien voulu entendre.

— Je lui dois énormément. Et à vous aussi, milady, d’après ce que j’ai compris.

Lady Winstead demeura un moment silencieuse. Puis sa bouche s’entrouvrit, comme si elle hésitait à répondre. Marcus patienta. Il savait que le silence était souvent le meilleur encouragement. Et en effet, lady Winstead s’éclaircit la voix et avoua :

— Nous ne serions jamais venues à Fensmore si Honoria n’avait tant insisté. Au début, j’ai refusé de quitter Londres. Je lui ai dit que ce n’était pas convenable, que nous n’étions pas des membres de votre famille.

— Je n’ai pas de famille.

— C’est exactement ce qu’elle m’a répondu.

Il éprouva un étrange pincement au cœur. Bien sûr que Honoria savait qu’il était seul au monde. Tout le monde était au courant. Mais entendre ces mots de sa bouche, même rapportés par une tierce personne, cela faisait mal. Sans qu’il comprenne pourquoi.

Honoria l’avait percé à jour, elle voyait au-delà de la distance qu’il instaurait entre les autres et lui. Elle le comprenait mieux qu’il ne se comprenait lui-même.

Avant de tomber malade, il n’avait pas mesuré l’étendue de sa solitude.

La voix de lady Winstead l’arracha à ses réflexions.

— Elle a vraiment beaucoup insisté. Et j’ai pensé que cela vous intéresserait de le savoir, conclut-elle avec douceur.