15

Plusieurs heures s’écoulèrent. Marcus ne feignait même plus de lire son traité philosophique quand Honoria fit son apparition, des livres pleins les bras, en compagnie de la servante chargée du plateau du dîner.

Il ne fut pas surpris qu’elle ait profité de la venue d’une domestique pour lui rendre visite.

— Je t’apporte de la lecture, annonça-t-elle d’un ton enjoué.

Elle attendit que la servante ait déposé le plateau sur les genoux de Marcus pour ranger les livres sur la table de chevet.

— Maman m’a dit que tu avais besoin de distraction.

Elle ponctua ses paroles d’un sourire crispé, puis ébaucha un mouvement pour suivre la servante qui s’en allait.

— Honoria, attends !

Il ne pouvait pas la laisser partir comme cela.

Elle pivota lentement, lui adressa un regard interrogateur.

— Tu ne veux pas t’asseoir un moment avec moi ?

Il désigna la chaise. Elle hésita, alors il ajouta avec un petit sourire :

— Je suis seul avec moi-même depuis deux jours. Et je trouve ma compagnie plutôt ennuyeuse, figure-toi.

— Cela ne m’étonne pas, ne put-elle s’empêcher de répondre comme au bon vieux temps.

Elle revint vers le lit, et Marcus nota qu’elle avait veillé à laisser la porte entrebâillée. Maintenant qu’il avait retrouvé des forces, certaines conventions devaient être respectées.

— Honoria, je suis désespéré.

— Je hais ce mot.

— Désespéré ? Tu trouves que c’est un terme galvaudé ?

— Non, au contraire. Il est souvent pertinent. Et c’est une sensation horrible.

Il hocha la tête, même si au fond il pensait ne pas vraiment connaître ce sentiment. La solitude, oui. Mais pas le désespoir.

Elle s’assit, croisa les mains dans son giron. Il y eut un long silence. De toute évidence, aucun d’eux n’était à l’aise.

— C’est du bouillon de bœuf, dit-elle soudain en désignant la soupière en porcelaine posée sur le plateau. La cuisinière appellerait sans doute cela du « consommé de bœuf », mais ce n’est qu’un simple bouillon. Enfin, selon Mme Wetherby, il a des vertus fortifiantes exceptionnelles.

Son débit était plus rapide qu’à l’accoutumée.

— Je suppose que je n’ai pas droit à grand-chose d’autre ? dit-il d’un ton plaintif.

— Seulement du pain grillé, j’en ai peur.

Elle eut une mimique compatissante. Marcus sentit ses épaules se voûter un peu plus. Que n’aurait-il donné pour une part de gâteau au chocolat. Ou une tarte aux pommes à la normande. Ou du pain d’épice. Ou un pain aux raisins. Enfin n’importe quoi de bien sucré.

— Le bouillon sent très bon, remarqua-t-elle encore.

Certes, mais cela n’avait rien à voir avec un gâteau au chocolat.

Résigné, il plongea sa cuillère dans le liquide fumant, souffla dessus avant d’y goûter.

— C’est bon, confirma-t-il.

— Tu le penses vraiment ?

Il hocha la tête, mangea encore un peu. Ou but plutôt. Mangeait-on la soupe ou la buvait-on ? Plus important, pouvait-il réclamer un peu de fromage râpé ?

— Qu’as-tu mangé au dîner ? s’enquit-il.

— Je ne sais pas si je dois te le dire.

— Non, il ne vaut mieux pas, j’imagine.

Il mangea, but une autre cuillerée de bouillon, puis ne put s’empêcher de demander :

— Il y avait du jambon ?

Honoria ne répondit pas.

— Il y en avait ! dit-il d’un ton accusateur.

Il baissa les yeux sur son bouillon, entreprit de saucer le fond du bol avec du pain grillé. Mais il en restait si peu qu’après deux bouchées il renonça au pain trop dur. Sec comme de la sciure. Ou comme le désert. N’avait-il pas lui-même erré dans le désert, mourant de soif, dans son délire fébrile ?

Il grignota une bouchée de pain fade. Il n’avait jamais mis les pieds dans le désert et il y avait fort à parier qu’il n’irait jamais.

— Pourquoi souris-tu ? s’étonna Honoria.

— Je souriais ? Je ne m’en suis pas rendu compte. Pourtant je t’assure que je suis très triste. Du bouillon… Il y avait aussi du pudding après le jambon ? ne put-il s’empêcher de demander en considérant son pain grillé d’un air déconfit.

Il releva la tête. La mine coupable, Honoria ne répondit pas.

— Du chocolat ?

Elle secoua la tête.

— Un baba au rhum ? Oh, Seigneur, ne me dis pas que la cuisinière a fait une tarte aux framboises ?

Personne ne réussissait mieux la tarte aux framboises que Mme Jackson.

— C’était délicieux, avoua Honoria, en laissant échapper l’un de ces soupirs béats qu’elle réservait aux desserts exceptionnels. Servie avec de la chantilly et des meringues.

— Il en reste ?

— Je suppose que oui. Elle était vraiment… Eh, une minute ! Tu n’es quand même pas en train de me demander d’aller voler une part de tarte aux cuisines ?

— Tu ferais cela pour moi ?

Il la regarda d’un air implorant qu’il espérait irrésistible.

— C’est hors de question, Marcus ! La tarte aux framboises ne convient pas du tout aux convalescents.

— Je ne vois vraiment pas pourquoi.

Elle ravala un sourire.

— C’est de bouillon de bœuf que tu as besoin. Et de gélatine. Ou d’huile de foie de morue. Tout le monde sait cela.

— Tu vas me soutenir que tu t’es sentie mieux chaque fois que tu as avalé ces choses innommables ?

— Je ne vois pas le rapport.

— Moi, je le vois très bien !

— Eh bien… je ne sais pas. Non, admit-elle avec franchise.

— Alors, tu veux bien aller m’en chercher ?

Il eut un sourire peiné qu’on pouvait traduire par : « Comment, j’ai failli mourir et tu me refuserais ce petit plaisir ? » Du moins c’est ce qu’il cherchait à exprimer. À dire vrai, il n’était pas très doué dans l’art du badinage, et peut-être ce sourire disait-il plutôt : « Je suis un peu dérangé, alors tu ferais bien de ne pas me contrarier. »

— Marcus, tu exagères. Imagine que je me fasse prendre.

— Tu ne risques pas grand-chose. Je te rappelle que je suis ici chez moi.

— C’est bien gentil, mais si Mme Wetherby, le Dr Winters et ma mère me tombent dessus à bras raccourcis ?

Il haussa les épaules.

— Marcus…

— S’il te plaît.

À court d’arguments, elle laissa échapper une exclamation contrariée.

— Oh, très bien ! capitula-t-elle de mauvaise grâce. Faut-il vraiment que j’y aille maintenant ?

— Ce serait très gentil de ta part.

Elle se leva abruptement, lissa ses jupes de soie vert pâle.

— Bon, tu as gagné. Je reviens dans un instant. Avec de la tarte.

— Tu es une âme charitable. Je te revaudrai cela.

— J’espère bien !

— Je te dois bien plus, dit-il, l’air soudain grave.

Honoria se glissa dans le couloir, abandonnant Marcus avec sa soupière vide et ses miettes de pain.

Et ses livres.

Il jeta un coup d’œil à la pile posée sur la table de chevet. Avec précaution, pour ne pas renverser le verre de citronnade préparée par Mme Wetherby, il déposa le plateau à côté de lui sur le matelas, puis attrapa le premier ouvrage de la pile.

Paysages grandioses et lochs majestueux des merveilleuses montagnes d’Écosse.

Il l’écarta, saisit le livre suivant.

Mlle Butterworth et le baron fou.

Le titre n’était pas très prometteur, mais c’était toujours mieux que de périr d’ennui devant une succession de lacs.

S’adossant aux oreillers, il entama la lecture du premier chapitre.

 

La nuit était froide et venteuse, et Mlle Priscilla Butterworth se doutait que des trombes d’eau n’allaient pas tarder à s’abattre sur…

 

Quand Honoria revint, Mlle Butterworth avait eu le temps de se faire claquer une porte au nez, de survivre à la peste et d’échapper aux griffes d’un ours.

Elle courait diablement vite, cette héroïne.

Marcus était arrivé au chapitre trois, où l’on pouvait s’attendre que le chemin de Mlle Butterworth croise un nuage de criquets, lorsqu’il leva le nez et constata que Honoria se tenait sur le seuil, un peu essoufflée, une serviette entre les mains.

— Il n’y en avait plus, c’est cela ? dit-il, dépité.

— Penses-tu ! Je t’ai rapporté une tarte entière.

Là-dessus, l’air triomphant, elle déplia la serviette pour révéler une tartelette à demi écrasée et néanmoins appétissante.

Marcus sentit l’eau lui monter à la bouche. Son corps frémit d’impatience. Littéralement. Il avait totalement oublié Mlle Butterworth et son nuage de criquets.

— Tu es mon héroïne !

— Sans compter que je t’ai sauvé la vie, lui rappela-t-elle.

— Oui, en plus.

Elle posa la tarte sur le lit, jeta un regard en direction de la porte.

— Un des valets m’a poursuivie. Je crois qu’il m’a prise pour un voleur. Il aurait pourtant dû se douter que si j’étais un cambrioleur, je ne commencerais pas par dévaliser les cuisines.

Marcus avait déjà attaqué la tarte.

— Ah bon ? fit-il, la bouche pleine. Moi, c’est le premier endroit que je visiterais.

Elle lui chipa un morceau de tarte.

— Hmm, c’est tellement bon, soupira-t-elle. Même sans crème.

— Il n’y a rien de meilleur que la tarte aux framboises de Mme Jackson. Sauf peut-être son gâteau au chocolat.

— Désolée, je n’ai pas trouvé les fourchettes, dit-elle en se perchant au bord du lit.

— Cela m’est égal.

Il était tellement content de manger quelque chose de bon, qui se mâchait vraiment. Pourquoi diable les gens s’imaginaient-ils guérir plus vite en avalant des aliments liquides et insipides ? C’était stupide.

Il se surprit à rêver d’un hachis parmentier. Il adorait les desserts, mais il lui fallait des mets plus roboratifs. De la viande hachée. Des pommes de terre sautées croustillantes. Oh, il en sentait presque le goût sur sa langue !

Hélas, il y avait peu de chances pour que Honoria parvienne à dérober ce genre de plat dans la cuisine et à le cacher sous une serviette.

Elle lui vola un autre morceau de tarte et demanda :

— Que lisais-tu ?

— Mlle Butterworth et le… euh… le baron fou, ajouta-t-il après avoir jeté un coup d’œil au livre.

Face à sa mine étonnée, il expliqua :

— Je n’avais pas vraiment envie de contempler les majestueux paysages d’Écosse.

— Ah bon ? Je pensais pourtant que cela te plairait.

— Prends-le, si tu veux. Il ne me manquera pas. Je me suis plongé dans les aventures de Mlle Butterworth. C’est assez captivant.

— J’ai du mal à croire que tu aimes ce genre de littérature.

— Tu l’as lu ?

— Oui.

— Et terminé ?

— Oui.

— Cela t’a plu ?

Tandis qu’elle réfléchissait, il tira subrepticement sur la serviette pour rapprocher la tarte. Encore quelques centimètres et celle-ci serait hors de portée de main de la vorace Honoria.

— Oui, cela m’a plu, admit-elle. Quoique j’aie trouvé certaines péripéties vraiment rocambolesques. Je te signale tout de même qu’au chapitre douze sa mère est picorée à mort par des pigeonneaux.

Marcus posa sur le livre un regard teinté de respect. Honoria en profita pour tirer la serviette de son côté.

— C’est saugrenu et plutôt macabre, ajouta-t-elle.

— J’ai hâte d’en arriver là.

— Oh, je t’en prie, ne me dis pas que tu aimes ce genre de roman !

— Tu me crois incapable d’apprécier quelque chose de léger et de purement divertissant ?

— Avoue-le, tu n’aurais jamais choisi ce livre.

— Et pourquoi cela ?

Elle haussa les sourcils.

— Tu as l’air sur la défensive.

— Je suis juste intrigué. Pourquoi n’aurais-je pas pu choisir un livre léger ?

— Je ne sais pas. Parce que… parce que tu es toi !

— Hum. Cela sonne comme une insulte.

— Ce n’en est pas une, je t’assure.

Elle grignota un morceau de tarte. Et c’est à cet instant que cela se produisit. Le bout de sa langue glissa sur ses lèvres pour récupérer une miette. Ce mouvement furtif dura à peine une seconde, mais Marcus éprouva comme une décharge électrique dans tout le corps.

Stupéfait, il reconnut la sensation.

Un désir brûlant, fulgurant.

Pour Honoria.

— Tout va bien ? demanda-t-elle soudain.

Non, cela n’allait pas du tout.

— Euh, oui. Pourquoi ?

— J’ai eu peur de t’avoir vexé. Si c’est le cas, je te présente mes excuses. Je ne voulais pas t’offenser. Je te trouve très bien tel que tu es.

— Très bien ?

Cela semblait si banal.

— C’est mieux que pas bien, non ?

À ce stade de la conversation, un autre que lui se serait peut-être jeté sur elle pour lui montrer à quel point il n’était pas quelqu’un de bien. Et Marcus l’était suffisamment pour imaginer la scène de manière très précise. Cela dit, non seulement il souffrait encore des suites d’une fièvre presque mortelle, mais la porte était restée ouverte et lady Winstead pouvait très bien se trouver au bout du couloir. Si bien qu’il se contenta de demander :

— Que m’as-tu apporté d’autre à lire ?

Mieux valait bavarder plutôt que de laisser ces pensées dangereuses coloniser son esprit. Il n’avait cessé de se répéter qu’il l’avait embrassée pour des raisons fort innocentes, que ce baiser n’avait été qu’un réflexe absurde, une sorte d’accès de folie provoqué par une trop forte émotion et peut-être un reliquat de fièvre.

Mais ces arguments ne tenaient pas, il venait d’en avoir la preuve.

Honoria changea de position afin de passer les livres en revue sans être obligée de se lever. Ses fesses étaient du coup toutes proches de sa hanche à lui, et il n’y avait rien d’autre entre eux qu’un drap et une couverture. Et, bien sûr, sa chemise de nuit et sa robe, et les dessous qu’elle portait.

Il n’empêche que jamais il n’avait été aussi conscient de la proximité d’un autre être humain.

Que lui arrivait-il, bon sang ?

— Ivanhoe.

De quoi parlait-elle ?

— Marcus, tu m’écoutes ? Je t’ai apporté Ivanhoe, de sir Walter Scott. Tiens c’est bizarre… Le nom de l’auteur n’apparaît pas sur la couverture. Il est juste écrit : Par l’auteur de Waverley.

Elle semblait attendre une réaction de sa part, or il était dans l’incapacité de détacher le regard de ses lèvres incurvées en une moue perplexe.

— Je n’ai pas lu Waverley, avoua-t-elle. Et toi ?

— Moi non plus.

— Je devrais peut-être. Ma sœur a beaucoup aimé. Mais bon, ce n’est pas Waverley que je t’ai apporté, c’est Ivanhoe. Enfin, le premier tome.

— Je l’ai déjà lu.

— Ah ! Voyons le reste alors.

Tandis qu’elle se penchait de nouveau, il la contempla d’un œil neuf, s’arrêtant sur chaque détail. Ses cils étaient si longs. Comment ne l’avait-il pas remarqué plus tôt ? Et ils n’étaient pas bruns, mais blond doré.

— Marcus ? Marcus !

— Mmmm ?

— Tu es sûr que ça va ? Tu as les joues un peu rouges.

— Hum. Je vais reprendre un peu de citronnade. Tu ne trouves pas qu’il fait chaud ici ?

— Non, pas du tout.

Tandis qu’il buvait quelques gorgées, Honoria lui tâta le front.

— Tu n’es pas chaud.

— Qu’as-tu apporté d’autre ? s’enquit-il.

Elle prit un livre sur la pile.

— Regarde celui-ci : Histoire des croisades pour la reconquête de la Terre Sainte… Oh, zut ! J’ai pris le tome II. Tu ne peux pas commencer par celui-là, tu louperais le siège de Jérusalem et toute la croisade norvégienne.

Rien de tel que les croisades pour refroidir les ardeurs d’un homme.

— La croisade norvégienne ?

— Elle date du début des croisades. Peu de gens en ont entendu parler. J’ai pris aussi Vie et mort du cardinal Wolsey. Non, cela ne te dit rien ? Et que penses-tu de Naissance et déroulement de la révolution américaine ?

— Tu me prends décidément pour un barbon.

— Pas du tout. L’histoire des croisades est passionnante ! J’adore cette période historique.

— Mais tu n’as apporté que le tome II.

— Je peux aller chercher le premier si tu veux.

Il n’était pas loin de considérer cela comme une menace.

— Le Corsaire, enchaîna Honoria en brandissant un petit livre. Tu ne vas quand même pas me dire que lord Byron est un auteur ennuyeux ?

— Je l’ai lu le jour même de sa publication.

— Ah ! fit-elle, l’air déçu. Tiens, en voici un autre de sir Walter Scott. Peveril du Pic. Il est assez long, cela devrait t’occuper un moment.

— Je crois que je vais rester sur Mlle Butterworth.

— Comme tu voudras, fit-elle en lui adressant un regard qui laissait clairement entendre que cette lecture ne lui convenait pas et qu’il finirait par l’abandonner. Il est à ma mère, mais elle a dit que tu pouvais le garder.

— Au moins, cela ravivera mon goût pour la tourte au pigeonneau.

— Je vais demander à la cuisinière de t’en préparer une après notre départ, dit-elle en riant, puis, reprenant son sérieux, elle ajouta : Tu sais que nous rentrons à Londres demain, n’est-ce pas ?

— Oui, ta mère m’a prévenu.

— Nous ne te laisserions pas si nous n’étions pas absolument certaines que tu es guéri.

— Je sais. Et j’imagine que vous avez beaucoup à faire.

— Eh bien… des répétitions, essentiellement, dit-elle en grimaçant.

— Des répétitions ?

— Pour le récital.

Le fameux récital des Smythe-Smith. C’était encore pire que les croisades. Aucun homme ne pouvait songer à la bagatelle quand on abordait un pareil sujet.

— Tu joueras encore du violon cette année ?

— Je vois mal comment j’aurais eu le temps d’apprendre à jouer d’un autre instrument en un an.

— Oui, en effet. C’était une question idiote. Hum… et la date est déjà fixée ?

— Oui. Le concert aura lieu le 14 avril. Dans un peu plus de quinze jours, donc.

— Je suis désolé de ne pas pouvoir y assister, mais le médecin a préconisé trois semaines de convalescence.

Honoria ouvrit des yeux ronds.

— Tu es sincère ? fit-elle, incrédule.

— Eh bien… oui, balbutia-t-il. Évidemment.

Il n’avait jamais été très doué pour le mensonge.

— Je n’ai pas manqué le récital une seule fois, lui rappela-t-il.

— Certes. Et tu as toute mon admiration pour cet effort louable.

Ils se dévisagèrent en silence.

— Pourquoi dis-tu cela ? risqua-t-il finalement.

Honoria s’empourpra et détourna les yeux avant de murmurer :

— Je sais fort bien… que le spectacle… n’est pas une partie de plaisir.

— Une minute. Tu veux dire que tu vous sais… enfin…

— Que nous jouons atrocement mal ? Bien sûr. Je ne suis ni idiote ni sourde. Ce récital est un calvaire pour tout le monde. Mais cela ne sert à rien de bouder ou de se rebeller. Nous n’y pouvons pas grand-chose.

— Vous pourriez répéter davantage, suggéra-t-il prudemment.

— Oh, crois-moi, si je pensais pouvoir m’améliorer un tant soit peu, je m’entraînerais jour et nuit ! Hélas, nous sommes toutes plus nulles les unes que les autres. Il n’y a rien à ajouter à cela.

Marcus n’en croyait pas ses oreilles. Il avait assisté tant de fois au fameux concert Smythe-Smith que c’était un miracle qu’il ait encore des tympans. Cela dit, il se souvenait très bien que l’année passée, quand Honoria était montée sur scène pour la première fois, elle avait joué sa partition avec enthousiasme, un sourire radieux aux lèvres.

— Tu n’avais pas l’air de te morfondre l’an dernier, observa-t-il.

— Que veux-tu, je sais que nous cassons les oreilles de tout le monde, mais je trouve cela plutôt attendrissant.

Elle était bien la seule, songea Marcus avec ironie.

— Alors je souris et je joue le jeu, enchaîna-t-elle. Ce qui compte, c’est de respecter la tradition familiale. Elle remonte à 1807. Et je m’estime chanceuse d’avoir le privilège de la perpétuer.

Marcus pensa à sa propre famille, ou plus exactement à son absence.

— C’est vrai, tu as de la chance, murmura-t-il, pensif.

— Je fais de mon mieux. J’ai même un porte-bonheur. Des escarpins fétiches. Rouges. Cela me donne confiance en moi pendant la représentation.

Des escarpins rouges. La petite étincelle lubrique se ralluma chez Marcus. Rien n’était plus séduisant qu’un pied chaussé d’un escarpin rouge. Miséricorde !

— Tu es sûr que tu te sens bien, Marcus ? Tu es encore tout rouge.

— Oui, oui, tout va bien, dit-il d’une voix enrouée.

— Ma mère n’est pas au courant.

— Que… quoi ?

— À propos des escarpins rouges.

— C’est un secret ?

— Pas vraiment. Je ne peux même pas t’expliquer pourquoi je les ai choisis de cette couleur. Ils pourraient être verts. Ou bleus. Enfin non, pas bleus, ce serait trop ordinaire. Mais des escarpins verts, cela fonctionnerait aussi. Ou roses.

Non, rien ne faisait autant d’effet que des escarpins rouges, Marcus en était certain.

— Dès mon arrivée à Londres, il va falloir entamer les répétitions et mettre les bouchées doubles, soupira-t-elle.

— C’est ma faute. Je suis désolé.

— Non, ne le sois pas. J’aime les répétitions, surtout maintenant que la maison est vide et silencieuse. On n’y entend plus que le cliquetis des couverts et le tic-tac des horloges. Au moins, quand je suis avec mes cousines, j’entends des voix humaines. Je crois que nous passons autant de temps à jacasser qu’à jouer, avoua-t-elle avec un sourire penaud.

— Cela ne me surprend pas.

Elle lui tira la langue, mais il savait bien qu’elle n’était pas vexée. Honoria n’était pas susceptible.

C’était agréable de connaître une personne à ce point. C’était même merveilleux.

— Sarah remonte sur scène cette année puisqu’elle n’est pas mariée. Nous sommes très proches. Et Iris sera au violoncelle. Elle a mon âge et nous nous entendons aussi très bien. Et figure-toi qu’elle est sans doute la meilleure musicienne du quartet.

— La barre n’est pas placée très haut.

De nouveau, elle lui tira la langue. Il rit de bon cœur.

— Et il y aura aussi Capucine, la sœur d’Iris, qui joue aussi du violon.

— Quel est son niveau ?

— Là, en revanche… je suis obligée d’admettre qu’elle joue comme une casserole.

— Selon les critères normaux ou selon les critères Smythe-Smith ? Tout est relatif.

— C’est une catastrophe, même pour nous.

— Là, en effet, c’est très grave.

— Au point que la pauvre Sarah espère être frappée par la foudre au cours des quinze prochains jours. Elle se remet à peine de son premier concert.

— J’imagine qu’elle ne joue pas le jeu, comme toi, et ne sourit pas ?

— Elle affiche une expression de martyre. Tu n’as donc pas remarqué, l’année dernière ?

— Ce n’était pas Sarah que je regardais.

Le sourire de Honoria se figea, et la flamme malicieuse qui illuminait son regard disparut soudain.

C’est alors que Marcus se rendit compte de ce qu’il venait de dire.

Elle le fixait de ses grands yeux violets aux pupilles dilatées et il avait l’impression qu’elle voyait jusqu’au tréfonds de son âme.

— C’était toi que je regardais, articula-t-il d’une voix à peine inaudible. Uniquement toi.

Mais c’était avant qu’il…

Elle posa sa main sur la sienne. Une petite main fine et délicate. Parfaite.

— Marcus ? chuchota-t-elle.

Et il comprit enfin.

C’était avant qu’il tombe amoureux d’elle.