16

C’était extraordinaire, mais le monde venait bel et bien de s’arrêter de tourner.

Honoria en était certaine. Rien d’autre ne pouvait expliquer l’exaltation, la confusion, la singularité de ce moment, ici même, dans cette chambre, avec ce plateau-repas et cette tarte aux framboises, et le souvenir entêtant de cet unique baiser si parfait.

Elle inclina la tête, comme si cela pouvait lui permettre de le voir plus clairement. Et c’est exactement ce qui se passa. Il devint plus net, ce qui était vraiment étrange car elle aurait juré y voir parfaitement l’instant d’avant.

C’était comme si elle ne l’avait jamais vraiment vu auparavant. Elle regardait ses yeux et voyait maintenant bien plus que leur couleur et leur forme. Il était ici, face à elle, elle le voyait et elle pensait…

Je l’aime.

Et dans son esprit l’écho répéta :

Je l’aime.

Rien n’aurait pu la surprendre davantage, et en même temps rien n’était plus si simple ni plus vrai. C’était comme si quelque chose en elle qui avait été délogé des années plus tôt avait soudain retrouvé sa place grâce à ces mots anodins : « Ce n’était pas Sarah que je regardais. »

Elle l’aimait. Et elle l’aimerait toujours. Cela allait tellement de soi. Qui d’autre aurait-elle pu aimer sinon Marcus Holroyd ?

— C’était toi que je regardais, répéta-t-il d’une voix douce. Je ne voyais que toi.

Elle baissa les yeux. Sa main recouvrait celle de Marcus. Elle ne se rappelait pas l’avoir posée là.

— Marcus ? souffla-t-elle.

— Honoria…

— Milord ! Milord !

Honoria sursauta si violemment qu’elle faillit tomber du lit. Il y eut un bruit de pas précipités dans le couloir. Quelqu’un accourait. Honoria se leva d’un bond et recula derrière la chaise.

Un instant plus tard, lady Winstead et Mme Wetherby faisaient irruption dans la chambre.

— Une lettre vient d’arriver, milord, annonça lady Winstead, le souffle court. De Daniel.

Honoria chancela et se rattrapa au dossier de la chaise. Ils n’avaient pas eu de nouvelles de son frère depuis plus d’un an. Enfin, peut-être Marcus en avait-il reçu, mais pas elle, et Daniel n’écrivait plus à leur mère depuis longtemps.

La gouvernante tendit la missive.

— Que dit-il ? souffla lady Winstead, alors que Marcus n’avait même pas fait sauter le cachet de cire.

— Maman, laissez-lui le temps de déplier la lettre.

Honoria faillit suggérer qu’elles se retirent pour le laisser lire son courrier en paix, mais elle ne put s’y résoudre. Daniel lui manquait terriblement. Comme les mois passaient sans qu’elle reçoive un mot de sa part, elle s’était dit qu’il ne l’ignorait pas à dessein, que ses courriers s’étaient perdus. D’un pays à l’autre, le réseau postal n’était pas fiable, tout le monde savait cela.

Toutefois en cet instant, elle se moquait d’être restée sans nouvelles de lui si longtemps. Elle voulait juste savoir ce qu’il avait écrit à Marcus.

Les trois femmes retenaient leur souffle.

— Est-ce qu’il va bien ? risqua lady Winstead quand Marcus eu achevé la lecture du premier feuillet.

Marcus cligna des paupières, comme s’il n’arrivait pas à croire à ce qu’il lisait.

— Oui, répondit-il. Il rentre en Angleterre.

 Quoi ?

Lady Winstead avait pâli. Honoria se précipita pour la soutenir au cas où.

Marcus s’éclaircit la voix.

— Apparemment il a reçu une lettre de Hugh Prentice. Lord Ramsgate est prêt à oublier le passé.

Un passé qui, en l’occurrence, était plutôt lourd, songea Honoria. La dernière fois qu’elle avait croisé le marquis de Ramsgate, il avait failli faire une crise d’apoplexie à sa vue. Un an s’était écoulé depuis, mais quand même.

— Pourrait-il s’agir d’une ruse ? s’inquiéta-t-elle. Le marquis essaie peut-être de faire rentrer Daniel au pays pour mieux le piéger.

— Je ne pense pas, répondit Marcus qui parcourait le second feuillet. Ce n’est pas son genre.

— Pas son genre ? répéta lady Winstead, incrédule, sa voix montant dans les aigus. Il a ruiné la vie de mon fils !

— C’est ce qui paraît si étrange. Hugh Prentice s’est toujours comporté de manière honorable, même si c’est un original.

— Daniel précise-t-il la date de son retour ? s’enquit Honoria.

— Non, il ne donne pas de détails. Il indique juste qu’il doit encore régler quelques affaires en Italie avant de se mettre en route.

— Seigneur ! gémit lady Winstead en se laissant tomber sur le siège le plus proche. Je ne pensais pas vivre assez longtemps pour voir ce jour. Je ne me suis jamais autorisée à y songer. Ce qui signifie évidemment que je n’ai pensé à rien d’autre.

Honoria dévisagea sa mère. Pendant trois ans, celle-ci n’avait pas prononcé une seule fois le nom de Daniel. Et aujourd’hui elle avouait qu’elle n’avait fait que penser à lui ?

Être en colère contre elle ne servirait à rien, raisonna-t-elle. Quoi qu’elle ait fait – ou pas – ces dernières années, sa mère s’était largement rachetée. Marcus ne serait plus en vie à présent sans les soins qu’elle lui avait prodigués.

— Combien de temps prendra le voyage d’Italie en Angleterre ? demanda-t-elle, car c’était somme toute la seule question qui importât.

— Je n’en ai aucune idée, avoua Marcus. Je ne sais même pas dans quelle région d’Italie Daniel se trouve.

Honoria n’était guère étonnée. Si son frère adorait raconter des histoires, il avait le don de passer sous silence les détails les plus importants.

— C’est une excellente nouvelle, intervint Mme Wetherby. Je sais à quel point maître Daniel vous a manqué à tous.

Le silence retomba dans la chambre, personne ne sachant que répondre à cette évidence. Finalement lady Winstead déclara :

— C’est une chance que nous ayons prévu de rentrer à Londres dès demain. Je n’aurais pas supporté que Daniel arrive et que je ne sois pas là pour l’accueillir. Marcus, nous allons vous laisser, à présent. Vous avez besoin de repos. Honoria, suis-moi. J’ai à te parler.

 

 

Lady Winstead avait décidé d’organiser une fête pour célébrer le retour de Daniel et souhaitait en discuter avec sa fille. Toutefois la conversation tourna court, Honoria ayant fait remarquer qu’elles ne pouvaient organiser quoi que ce soit avant de connaître la date exacte de l’arrivée de son frère.

Sa mère feignit d’ignorer cet inconvénient pendant dix bonnes minutes. Elle envisagea une grande réception, puis une simple réunion familiale, se demanda s’il fallait envoyer un carton d’invitation à lord Ramsgate et à Hugh Prentice.

— Dans ce cas, il faudrait être sûr qu’ils déclinent, ajouta-t-elle. Toute personne sensée le ferait, mais lord Ramsgate est tellement imprévisible.

— Maman, nous ne pouvons rien prévoir avant l’arrivée de Daniel, répéta Honoria d’un ton ferme. D’autant qu’il n’aura peut-être pas envie de fêter son retour.

— Sottises. Bien sûr qu’il en aura envie. Il…

— Il a dû s’exiler pour des raisons infamantes, lui rappela Honoria.

Elle s’en voulait de se montrer aussi brutale, mais il fallait bien ramener sa mère à la raison.

— C’était une injustice ! se récria lady Winstead.

— Là n’est pas la question. C’est la réalité et il n’aura sans doute pas envie que les gens s’en souviennent.

Sa mère ne parut qu’à demi convaincue. Néanmoins elle n’insista pas, si bien qu’elles allèrent se coucher.

 

 

Honoria se réveilla à l’aube. Le départ était prévu tôt dans la matinée, pour éviter de faire halte dans une auberge.

Après avoir avalé un rapide petit déjeuner, Honoria se rendit dans la chambre de Marcus pour lui dire au revoir.

Et peut-être un peu plus.

Il n’était pas là. Une domestique était en train d’ôter les draps.

— Savez-vous où se trouve lord Chatteris ? s’enquit Honoria.

— Dans le cabinet de toilette, milady. Avec son valet, précisa la bonne en rougissant.

Comprenant que Marcus était en train de prendre son bain, Honoria s’empourpra à son tour.

La domestique quitta la pièce avec son paquet de linge sous le bras, et Honoria demeura seule, se demandant quoi faire. S’attarder dans la chambre d’un homme qui procédait à ses ablutions dans la pièce voisine était inconvenant. Marcus n’était plus malade, les circonstances avaient changé. Elle devait penser à sa réputation.

Et puis, sa mère était pressée de partir.

Elle allait lui laisser un mot, décida-t-elle. Elle jeta un regard circulaire, cherchant de quoi écrire. Près de la fenêtre se trouvait un petit secrétaire. Et sur la table de chevet elle vit…

La lettre de Daniel.

Elle était restée là où Marcus l’avait posée la veille. Les deux feuillets un peu froissés étaient couverts de cette petite écriture dense des gens qui essayent d’économiser le papier. Marcus leur avait appris le retour de Daniel, et rien d’autre. C’était le plus important bien sûr, mais Honoria était avide d’en apprendre davantage sur son frère. Même savoir ce qu’il avait mangé au petit déjeuner lui aurait fait plaisir. Un petit déjeuner italien était forcément exotique. Et que faisait-il de ses journées ? S’ennuyait-il ? Avait-il appris l’italien ?

La lettre semblait l’appeler.

Serait-ce vraiment si grave d’y jeter un coup d’œil ?

Naturellement. Cela ne se faisait pas de lire le courrier d’autrui. Ce serait violer l’intimité de Marcus. Et de Daniel.

D’un autre côté, il n’y avait sûrement pas de grands secrets entre eux.

Honoria coula un regard vers la porte du cabinet de toilette. Aucun bruit ne lui parvenait de ce côté-là. Si Marcus était sorti de son bain, elle aurait entendu des allées et venues.

Elle reporta son attention sur la lettre.

Elle lisait vite.

Finalement, elle ne décida pas de la lire, elle s’abstint juste de se l’interdire. Cette subtilité lui permit d’ignorer son code moral et de commettre cet acte qui l’aurait certainement indignée si ç’avait été son courrier qu’une tierce personne avait osé lire.

Elle attrapa en hâte les deux feuillets, comme si faire vite pouvait atténuer sa faute.

Cher Marcus, et cetera… Daniel parlait de l’appartement qu’il avait loué et décrivait les boutiques du quartier avec de charmants détails, mais il omettait de préciser dans quelle ville il avait élu domicile. Il s’étendait longuement sur la cuisine italienne qui, de son avis, surpassait amplement la cuisine anglaise. Puis venait un bref paragraphe concernant son retour au pays.

Le sourire aux lèvres, Honoria passa au deuxième feuillet. Daniel écrivait comme il parlait, et elle avait l’impression d’entendre sa voix en lisant ces lignes.

Dans le paragraphe suivant, son frère priait Marcus d’informer lady Winstead de son arrivée imminente à Londres. Le sourire de Honoria s’élargit. Daniel n’avait bien sûr pas imaginé que sa mère et sa sœur seraient dans la même pièce que Marcus au moment où celui-ci prendrait connaissance de sa missive.

Et soudain, son propre nom lui sauta aux yeux.

 

Je n’ai pas entendu dire que Honoria s’était mariée, j’en déduis donc qu’elle est toujours célibataire. Je te remercie encore de t’être occupé de Fotheringham l’année dernière. C’est un sale type et l’idée qu’il ait osé la courtiser me met encore hors de moi.

 

Quoi ? Honoria battit des paupières, comme si cela pouvait changer les mots écrits sur le papier. Marcus était intervenu pour empêcher lord Fotheringham de lui faire la cour ? Elle n’avait jamais eu l’intention de lui accorder sa main, mais…

 

Travers n’aurait pas été un meilleur choix. J’espère que tu n’as pas été obligé de lui graisser la patte pour qu’il la laisse tranquille, mais si c’est le cas, sache que je te rembourserai.

 

Quoi ? Payer un soupirant pour qu’il la « laisse tranquille » ? Cela n’avait aucun sens !

 

Je te suis reconnaissant d’avoir veillé sur elle. Je sais que c’était beaucoup te demander et que je ne t’ai pas vraiment laissé le choix en t’adressant cette requête la veille de mon départ précipité. Je prendrai le relais à mon retour et tu seras libre de quitter Londres. Je sais combien tu détestes la ville.

 

C’est par ces mots que Daniel terminait sa lettre. En libérant Marcus de ce qu’il fallait apparemment considérer comme un fardeau, à savoir, elle.

Honoria posa les feuilles sur la table de chevet en veillant à les remettre dans leur position initiale.

Ainsi Daniel avait demandé à Marcus de la surveiller ? Pourquoi Marcus ne lui en avait-il rien dit ? Et fallait-il qu’elle soit stupide pour ne s’être aperçue de rien. A posteriori, c’était tellement évident. Combien de fois l’avait-elle surpris en train de l’observer d’un air renfrogné ? Ce n’était pas qu’il désapprouvait sa conduite en société, c’était juste qu’il était furieux d’être coincé à Londres afin de s’assurer qu’elle ne tombait pas sous la coupe d’un coureur de dot.

Tous ces prétendants qui avaient disparu du jour au lendemain sans un mot d’explication… C’était à cause de lui. Il avait estimé qu’ils ne répondaient pas aux bons critères et, dès qu’elle avait eu le dos tourné, il les avait sommés de déguerpir.

Elle aurait dû être en colère.

Elle l’était, mais pas parce qu’il s’était mêlé de ses affaires.

Elle pensait à ce qu’il lui avait dit la veille : « Ce n’était pas Sarah que je regardais. »

Forcément, puisque c’était elle qu’il était censé regarder. Il n’avait pas le choix s’il voulait s’acquitter de sa mission.

Et maintenant elle était amoureuse de lui.

Un rire horrifié lui échappa.

Elle devait quitter cette pièce. Sur-le-champ. Elle ne pouvait toutefois pas partir sans lui écrire un mot. Qu’elle ne le fasse pas lui paraîtrait bizarre et il se douterait de quelque chose.

Elle finit par dénicher du papier à lettres et une plume. Elle griffonna quelques phrases d’adieu parfaitement banales.

Puis elle s’en alla.