18

La vérité, pensait Marcus, assis à son bureau dans sa résidence londonienne, c’est qu’il ne savait pas comment courtiser une jeune fille. Il savait fort bien les éviter et encore mieux éviter les mères envahissantes. Il savait aussi effrayer les coureurs de dot – surtout ceux qui tournaient autour de Honoria.

En revanche, conter fleurette à l’élue de son cœur, ce n’était pas dans ses cordes.

Devait-il lui offrir un bouquet ? Les jeunes filles aimaient les fleurs. Lui aussi les aimait. Qui n’aimait pas cela ?

Les yeux de Honoria étaient de la couleur des jacinthes, mais on ne faisait pas un bouquet avec ces fleurs-là. Et s’il lui en offrait en lui disant qu’elles lui évoquaient la couleur de ses yeux, il serait obligé de préciser qu’il parlait de la naissance des pétales. Ce qui serait ridicule.

Sans compter qu’il ne lui avait encore jamais offert de bouquet. Elle s’étonnerait, aurait vite des soupçons, et si elle ne partageait pas ses sentiments – et rien ne semblait indiquer que ce fût le cas –, il passerait pour un parfait imbécile.

Décidément, mieux valait éviter le bouquet.

Lady Bridgerton organisait une soirée d’anniversaire le lendemain. Honoria y assisterait certainement, même si elle n’en avait aucune envie, car il y aurait tout un assortiment de beaux partis. Dont Gregory Bridgerton. Qui était bien trop jeune pour elle, après mûre réflexion. De toute façon, s’il osait s’intéresser à elle, Marcus se faisait fort d’écarter cet impudent.

Le carton d’invitation était posé sur le bureau. À côté se trouvait le court message que Honoria lui avait laissé dans sa chambre la semaine passée. Le ton était bizarrement formel et ne laissait rien transparaître d’une vie sauvée, d’un baiser troublant et d’une tarte aux framboises partagée à la sauvette.

C’était le genre de mot qu’on écrivait à une hôtesse pour la remercier poliment après une partie de campagne. Pas à quelqu’un qu’on envisageait d’épouser.

Car il avait bien l’intention de l’épouser. Dès que ce fichu Daniel aurait mis le pied à Londres, Marcus irait lui demander la main de sa sœur.

En attendant il devait la courtiser. Et il était bien embêté.

Il soupira. Certains hommes savaient d’instinct comment parler aux femmes. Il aurait bien aimé appartenir à cette catégorie. Hélas, ce n’était pas le cas. Il ne savait parler qu’à Honoria. Et encore, depuis quelque temps il avait tendance à se montrer emprunté.

C’est ainsi que le lendemain soir il se retrouva dans le lieu qu’il détestait le plus au monde : une salle de bal.

Comme d’habitude, il se réfugia à l’écart de la piste de danse, dos au mur, là où il pouvait observer la foule et feindre de s’ennuyer.

Encore avait-il de la chance d’être un homme, car les jeunes filles assises à sa gauche qui « faisaient tapisserie » s’attiraient des regards de pitié, alors que lui passait juste pour un ours.

Une foule élégante se pressait à la fête de lady Bridgerton – qui était une hôtesse très populaire – si bien que Marcus n’avait pas encore repéré Honoria. Comment pouvait-on prétendre s’amuser quand il faisait aussi chaud et qu’on était sans cesse bousculé ? Cela dépassait l’entendement.

Il jeta un regard furtif à la jeune femme assise à deux pas. Bien que son visage lui soit familier, il n’arrivait pas à se rappeler son nom. Elle devait être presque aussi âgée que lui et il l’entendit pousser un long soupir las. Il ne put s’empêcher de compatir. Elle aussi regardait au loin pour se donner une contenance.

Devait-il la saluer, lui demander si elle connaissait Honoria ?

Alors qu’il se tournait vers elle, elle se leva brusquement et il l’entendit marmonner :

— Oh, et puis, zut ! Je vais chercher un gâteau.

Il la regarda se frayer un chemin parmi les invités. Après tout, elle avait raison. S’il devait subir ce calvaire pour les beaux yeux de Honoria, autant le faire en dégustant un éclair au chocolat ou un chou à la crème.

Il lui emboîta le pas.

Il avança d’un pas assuré, tête haute ; une technique qu’il maîtrisait depuis longtemps et qui lui permettait d’éviter les bavards intempestifs.

Soudain il reçut un coup dans la jambe.

— Aïe !

— Oh, ne jouez pas les mauviettes, Chatteris ! Je vous ai à peine touché, fit une voix féminine agacée.

Il retint un soupir. Il connaissait cette voix et savait déjà que la fuite n’était pas une option. Un sourire crispé aux lèvres, il pivota vers lady Danbury, sa grand-tante maternelle, qui avait pour passe-temps de terroriser ses pairs – sans doute depuis l’époque de Cromwell si l’on se fiait à ses rides.

Il s’inclina avec galanterie.

— J’ai reçu votre canne dans le mollet, milady.

— Et alors ? Il n’y a pas de quoi hurler.

— J’ai été blessé récemment.

— Une chute de cheval ?

— Non, je…

— Vous avez dégringolé dans l’escalier ? À moins que ce ne soit une histoire de femme ? persifla-t-elle, l’air entendu.

Lady Danbury se plaisait à dire que la vieillesse permettait de dire n’importe quoi en toute impunité et qu’elle ne voyait pas pourquoi elle s’en priverait.

— En fait, j’ai été poignardé par mon valet, déclara Marcus pour lui clouer le bec.

Il eut la satisfaction de la voir se pétrifier de stupeur. Puis elle eut un rire bref qui ressemblait à un aboiement.

— Racontez-moi cela, Chatteris !

— Ma foi, il n’y a pas grand-chose d’autre à dire. J’ai reçu un coup de ciseaux. Si nous n’étions pas dans une salle de bal, je vous montrerais ma cicatrice.

— Elle est donc si vilaine ? demanda-t-elle, les yeux brillants d’une curiosité macabre.

— Une vraie boucherie.

— Et où est votre valet à présent ?

— À Chatteris House, sans doute en train de siroter mon meilleur cognac.

Lady Danbury éclata de son rire saccadé avant de déclarer :

— Vous êtes drôle, Chatteris. Je vous ai toujours trouvé amusant. C’est pour cela que vous êtes mon deuxième neveu préféré. Savez-vous que la plupart des gens vous trouvent triste comme la pluie ?

— J’apprécie votre franchise, milady.

— Vous êtes mon petit-neveu, je ne vais pas prendre des gants avec vous.

— Surtout que vous ne ménagez pas plus les parfaits étrangers.

— C’est vrai. Je voulais juste dire que vous n’avez pas souvent l’air de bonne humeur. Ce soir toutefois vous me semblez presque guilleret et j’applaudis.

— Personne ne le sait, mais en réalité je suis un joyeux drille. J’ai beaucoup d’humour.

— C’est exactement ce que je viens de dire, jeune homme.

Marcus songea à Honoria. Il savait la faire rire et son rire était le son le plus enchanteur qu’il connaisse.

Lady Danbury donna un coup de canne sur le parquet ciré.

— Trêve de balivernes. Dites-moi ce que vous faites ici.

— J’ai reçu un carton d’invitation.

— Sornettes. Vous détestez les réceptions.

Il haussa les épaules, cherchant furtivement du regard le buffet aux pâtisseries.

— C’est cette Smythe-Smith aux yeux bleus que vous cherchez ?

Marcus tressaillit et reporta son attention sur la vieille dame.

— Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas le clamer sur les toits. Il s’agit de celle qui joue du violon, n’est-ce pas ? Bonté divine, mon pauvre garçon, vous allez finir sourd.

Il ouvrit la bouche, prêt à prendre la défense de Honoria et à expliquer qu’elle-même considérait le récital comme une bonne plaisanterie, lorsqu’il s’avisa qu’au contraire elle prenait cette tradition très au sérieux. Bien que lucide sur ses talents de musicienne, elle se forçait à monter sur scène par respect pour sa famille.

Elle jouait le jeu et feignait de se prendre pour une virtuose, quitte à passer pour une idiote.

C’était une immense preuve de courage.

Et d’amour.

Honoria avait un grand cœur.

Que n’aurait-il donné pour le capturer.

La voix de lady Danbury l’arracha à ses pensées.

— Vous avez toujours été très proche de cette famille, n’est-ce pas ?

— En effet. Son frère Daniel était un camarade d’école.

— Ah, Daniel ! Quelle pitié, vraiment. Personnellement j’ai toujours considéré Ramsgate comme un sombre abruti.

Il ne put s’empêcher de tiquer en l’entendant employer un tel langage.

— Vous voyez, je continue d’être franche.

— Je vois, oui.

— Oh, regardez, la voici !

Marcus suivit la direction du regard de lady Danbury et aperçut Honoria. Elle bavardait avec deux autres jeunes filles qu’à cette distance il ne parvint pas à identifier. Elle ne l’avait pas encore vu et il en profita pour la contempler. Ce soir, elle avait soigné sa coiffure. Il n’aurait su dire avec précision ce qui avait changé – de telles subtilités lui échappaient totalement –, quoi qu’il en soit le résultat était fort seyant. Il la trouvait… charmante, tout simplement. Il y avait certainement mille manières plus poétiques de la décrire, mais parfois c’étaient les mots les plus banals qui traduisaient le mieux la pensée.

Elle était charmante. Et il brûlait de désir pour elle.

— Vous êtes amoureux, gloussa lady Danbury.

— Je… je vous demande pardon ?

— C’est écrit sur votre figure, mon ami. Ma foi, vous auriez pu choisir bien pire. Eh bien, qu’attendez-vous ? Allez l’inviter à danser, espèce de nigaud ! Allez, allez, intima-t-elle encore en brandissant sa canne en direction de Honoria. Ne vous occupez pas de moi, je vais trouver un autre benêt à tourmenter. Non, inutile de protester, vous êtes un benêt. Je le dis comme je le pense.

— Et comme je suis votre petit-neveu, il n’y a aucune raison de m’épargner.

— Mon petit-neveu préféré, précisa-t-elle avec un gloussement.

— Je croyais que j’arrivais deuxième dans votre classement ?

— Si vous parvenez à casser son violon, vous vous hisserez en tête de liste.

Marcus ne put s’empêcher de rire à son tour.

— Que voulez-vous, soupira-t-elle, à mon âge je devrais être sourde depuis longtemps. Hélas, j’entends parfaitement !

— La plupart s’en féliciteraient.

— Sauf le soir du récital Smythe-Smith.

— Pourquoi y assistez-vous ? Vous n’êtes pas une proche de la famille. Personne ne vous reprocherait de décliner l’invitation.

Elle hésita et, l’espace d’un instant, son regard perçant s’adoucit.

— Je ne sais pas. Il faut bien saluer ces petits efforts.

Marcus sourit.

— Finalement, vous avez le cœur plus tendre que vous ne voulez le laisser croire, milady.

— Hum. Ne le dites à personne surtout, grommela-t-elle, avant de lui donner un petit coup de canne. Et maintenant, file !

Il s’inclina, avec tout le respect dû à une grand-tante terrifiante, puis se dirigea vers Honoria.

Elle portait une toilette bleu ciel vaporeuse, qu’il aurait été bien en peine de décrire, mais qui lui dénudait les épaules. Ce qu’il ne pouvait qu’approuver.

— Lady Honoria, la salua-t-il avec la courtoisie qu’exigeait une réception mondaine.

Son regard lavande s’illumina à sa vue.

— Lord Chatteris, quel plaisir, répondit-elle en s’inclinant cérémonieusement.

Voilà pourquoi il détestait les bals. Elle le tutoyait et l’appelait par son prénom depuis l’enfance, mais dans cette salle, tout à coup, il redevenait lord Chatteris.

— Vous vous rappelez Mlle Royle, bien sûr. Et ma cousine, lady Sarah, enchaîna-t-elle en désignant ses compagnes.

Il salua ces dernières.

— Quelle surprise de vous voir ici, ajouta Honoria.

— Pourquoi donc ?

Elle s’empourpra légèrement.

— Je ne sais pas, je pensais… Enfin non, ce n’est rien.

Marcus ne comprenait pas son trouble. Ne pouvant l’interroger en public, il dit la première chose qui lui passa par la tête :

— Il y a beaucoup de monde ce soir, n’est-ce pas ?

Les trois jeunes filles répondirent d’une même voix :

— En effet.

Le silence retomba. Au bout de quelques secondes, Honoria demanda :

— Avez-vous reçu des nouvelles de mon frère ?

— Non. J’espère qu’il est déjà en route pour l’Angleterre.

— Ainsi vous ignorez quand il sera là ?

— Oui.

Cela lui semblait évident.

Elle esquissa un sourire, le genre de sourire qu’on adresse à quelqu’un quand on n’a plus rien à dire. Vraiment elle se comportait bizarrement.

Au bout d’un moment, comme personne ne relançait la conversation, elle reprit :

— Tout le monde attend son retour avec impatience. Vous le premier, j’imagine.

Le ton insinuait quelque chose, mais du diable s’il savait quoi. Effectivement, il avait hâte que Daniel rentre afin de lui demander la main de Honoria, sauf qu’elle n’avait aucun moyen de le savoir et que ce n’était sûrement pas ce qu’elle avait voulu dire.

— Certes, j’ai hâte de le revoir, acquiesça-t-il.

— Comme nous tous, intervint Mlle Royle.

— Oh, oui ! renchérit lady Sarah.

Il y eut encore un long silence. Marcus toussota, puis :

— J’espère que vous m’accorderez une danse, lady Honoria.

— Bien sûr.

Était-elle contente ? Apparemment. Toutefois ce soir, il n’était sûr de rien tant l’attitude de Honoria le déroutait.

Il se rendit soudain compte que les deux autres jeunes filles le dévisageaient avec des yeux ronds. Finalement il comprit ce qu’on attendait de lui.

— J’espère que vous m’accorderez toutes une danse.

Les carnets de bal jaillirent aussitôt des réticules. Mlle Royle lui attribua un menuet, lady Sarah un quadrille. À Honoria, il réclama une valse. Les commères pourraient bien dire ce qu’elles voudraient. Du reste, ce ne serait pas la première fois qu’ils valsaient ensemble.

Ces détails réglés, le silence retomba une fois de plus.

Au bout d’un moment pénible, la cousine de Honoria murmura :

— Je crois que le bal va commencer.

Il était donc temps de se préparer pour le menuet. Mlle Royle lui adressa un sourire radieux et, un peu tard, il se rappela que sa mère avait pour elle de hautes ambitions.

Honoria lui adressa un regard qui signifiait clairement : « Prends garde à toi. »

Et la seule pensée qui lui vint fut : « Sapristi, je n’ai même pas pu goûter à ces fichus gâteaux ! »

 

 

— Tu lui plais, affirma Sarah, à peine Marcus et Cecily se furent-ils éloignés.

— Pardon ?

Honoria s’obligea à détourner le regard de la haute silhouette de Marcus qui se fondait dans la foule des danseurs.

— Tu lui plais, répéta Sarah. Il t’aime bien.

— Évidemment. Nous sommes amis de longue date.

Ce n’était pas tout à fait vrai. Ils se connaissaient depuis l’enfance, mais ils étaient devenus amis depuis peu, somme toute.

— Non. Je te dis que tu lui plais.

— Quoi ? Oh, non ! Non, non ! Tu te trompes.

Le cœur de Honoria s’était mis à palpiter.

Sarah secoua lentement la tête, l’air songeur.

— Cecily a déjà eu des soupçons quand tu t’es précipitée à Fensmore pour t’assurer qu’il allait bien. Sur le moment j’ai cru qu’elle se montait la tête.

— Et tu avais raison.

— Tu n’as pas vu la façon dont il te dévisageait ?

— Il ne me dévisageait pas, répliqua Honoria.

— Oh que si ! Et à propos, au cas où tu t’inquiéterais, sache que je ne suis pas intéressée. Tu te souviens, quand nous étions chez les Royle, je m’étais demandé s’il ne pourrait pas tomber amoureux de moi en quinze jours ?

— Euh… oui, en effet. J’avais oublié.

Honoria en avait des aigreurs d’estomac à la pensée que Marcus puisse tomber amoureux d’une autre.

— C’est juste que j’étais désespérée.

Sarah balaya la foule du regard et, songeuse, murmura :

— Je me demande combien parmi les messieurs ici présents seraient d’accord pour m’épouser avant mercredi prochain.

— Sarah !

— Je plaisante. Sapristi, tu devrais le savoir, depuis le temps qu’on se connaît. Tiens, voilà qu’il te regarde de nouveau.

Honoria sursauta.

— Quoi ? Non, ce n’est pas possible. Il danse avec Cecily.

— Il danse avec Cecily en te regardant, rétorqua Sarah avec une satisfaction manifeste.

Honoria retint un soupir. Elle aurait aimé en déduire que Marcus nourrissait de tendres sentiments pour elle, mais depuis qu’elle avait lu la lettre de Daniel, elle ne se faisait plus d’illusions.

— Ce n’est pas parce que je lui plais qu’il me regarde, lâcha-t-elle.

— Pour quelle raison, dans ce cas ?

Honoria vérifia que personne ne les écoutait.

— Peux-tu garder un secret ?

— Bien sûr.

— Daniel lui a demandé de me surveiller en son absence.

— Je ne vois pas en quoi c’est un secret.

— Ce n’en est pas un, je suppose. Enfin, si. Parce que personne n’a jugé utile de me le dire.

— Alors comment le sais-tu ?

— Il se pourrait que j’aie lu un courrier qui ne m’était pas adressé, avoua Honoria en rougissant.

Sarah écarquilla les yeux.

— Vraiment ? Cela ne te ressemble pas du tout.

— Disons que c’était un moment de faiblesse.

— Tu le regrettes ?

— Non.

— Honoria Smythe-Smith, je suis fière de toi, déclara Sarah avec un grand sourire.

— Je te demanderais bien pourquoi, mais je ne suis pas certaine de vouloir connaître la réponse.

— C’est sans doute la chose la plus inconvenante que tu aies faite de toute ta vie.

— Ce n’est pas vrai.

— Ah bon ? Aurais-tu oublié de me dire que tu as couru toute nue dans Hyde Park ?

— Sarah !

— Voyons, tout le monde a, un jour ou l’autre, lu le courrier d’autrui. Bienvenue chez les humains, ma chère.

— Je ne suis pas si vertueuse, protesta Honoria.

— Certes. Tu n’es pas non plus ce que j’appellerais une dévergondée.

— Toi non plus.

— C’est vrai, soupira Sarah, l’air abattu tout à coup.

Elles retombèrent dans un silence pensif et un brin mélancolique. Puis Honoria lança d’un ton léger :

— Ne me dis pas que tu projettes de courir nue dans Hyde Park ?

— Sûrement pas sans toi.

Honoria s’esclaffa et glissa impulsivement le bras autour des épaules de sa cousine pour l’étreindre.

— Tu sais que je t’aime ?

— Évidemment que je le sais.

Honoria attendit.

— Oh, et moi aussi, je t’aime, ajouta Sarah.

Honoria sourit. L’espace d’un instant, tout lui parut parfait en ce monde. Ou du moins normal. Elle était à Londres, elle assistait à un bal en compagnie de sa cousine préférée. C’était dans l’ordre des choses, tout simplement.

Elle laissa glisser son regard sur la foule. Le menuet était vraiment une jolie danse, gracieuse et agréable à regarder. C’était peut-être un effet de son imagination, mais il lui semblait que toutes les dames portaient les mêmes couleurs chatoyantes, bleu, vert et argent.

— On dirait presque une boîte à musique, murmura-t-elle.

— Oui, acquiesça Sarah, avant de gâcher la magie de l’instant en ajoutant : Je déteste le menuet.

— Vraiment ? Et pourquoi cela ?

— Je ne sais pas.

Honoria continua d’observer les danseurs. Combien de fois était-elle restée ainsi aux côtés de Sarah, à discuter sans même échanger un regard ? Elles se connaissaient si bien qu’elles n’en avaient nul besoin pour savoir ce que l’autre pensait.

Marcus et Cecily apparurent enfin dans son champ de vision parmi les couples de danseurs qui avançaient et reculaient en rythme. Marcus dansait vraiment bien pour un homme de son gabarit.

— Tu crois que Cecily va essayer de mettre le grappin sur Marcus ? chuchota-t-elle.

— Et toi ?

— Aucune idée.

— Cela t’ennuierait ?

Honoria hésita, ne sachant trop jusqu’à quel point elle voulait se confier.

— Je crois que oui, avoua-t-elle finalement.

— Peu importe, de toute façon il ne s’intéresse pas à elle.

— Pas plus qu’à moi.

Sarah se tourna et plongea son regard dans le sien.

— Patience, chantonna-t-elle. Patience…

 

 

Une heure plus tard, Honoria se trouvait près du buffet des desserts devant une assiette vide. Elle se félicitait d’avoir pu mettre la main sur le dernier éclair au chocolat quand Marcus vint réclamer la valse qu’elle lui avait promise.

— Tu as réussi à en avoir un ? demanda-t-elle.

— Un quoi ?

— Un éclair. Ils sont divins. Oh, désolée ! À ta tête, je devine que tu t’es réveillé trop tard.

— Cela fait une éternité que j’essaie d’approcher de ce buffet.

— Il en reste peut-être aux cuisines ? Quoique ce soit peu probable, admit-elle devant sa moue dubitative. Dommage. Cela dit, nous pouvons demander à lady Bridgerton où elle les a achetés. Ou si c’est son cuisinier qui les a faits, nous pouvons peut-être le débaucher ?

Ses airs de conspiratrice le firent sourire.

— Ou bien nous pouvons danser.

— Oui bien nous pouvons dansons, confirma-t-elle.

Elle posa la main sur son bras et se laissa entraîner vers le centre de la piste. Marcus avait déjà été son cavalier. Ils avaient même dansé la valse à une ou deux reprises. Cette fois, cependant, c’était différent. L’orchestre n’avait même pas commencé à jouer qu’elle avait l’impression que ses pieds glissaient sur le parquet.

Lorsque Marcus posa la main sur sa taille et qu’elle croisa son regard, une onde brûlante se répandit en elle.

Elle se sentait légère, étourdie, frémissante, avide de quelque chose qu’elle ne parvenait pas à définir, mais qu’elle désirait avec une intensité presque effrayante.

Sauf qu’elle n’avait pas peur. La main de Marcus sur sa taille la protégeait de tout. En dépit de cette étrange frénésie qui s’emparait de son corps, elle se sentait en sécurité. Sa chaleur corporelle se communiquait à elle, l’envahissait. Grisée, elle avait envie de se hisser sur la pointe des pieds et de s’envoler…

Puis d’un seul coup elle comprit. Elle avait envie de lui. Elle le désirait.

Elle ne s’étonnait plus que certaines filles perdent la tête au point de gâcher leur vie. On les traitait de dévergondées. Les gens chuchotaient qu’elles n’avaient pas de moralité, qu’elles avaient quitté le droit chemin. Honoria n’avait jamais vraiment compris. Pourquoi jeter son honneur aux orties pour une unique nuit de passion ?

À présent, elle savait. Et elle se sentait en grand danger de se perdre.

— Honoria ?

La voix de Marcus l’enveloppa telle une pluie d’étoiles. Il la regardait d’un air perplexe. Les notes de musique s’égrenaient, mais elle n’avait pas bougé d’un pouce.

Elle lui pressa la main et ils commencèrent à danser.

Son regard rivé au sien, elle se laissa entraîner au rythme de la valse tourbillonnante. La musique l’emportait, lui donnait des ailes. Pour la première fois de sa vie, elle comprenait ce que danser signifiait vraiment. Un-deux-trois. Un-deux-trois. Ses pieds glissaient, elle tournoyait en cadence et son cœur se gonflait d’allégresse.

Enfin l’orchestre se tut.

Ils s’écartèrent d’un pas. Marcus s’inclina et elle fit la révérence, un peu désorientée.

— Honoria ?

Il semblait inquiet, comme s’il craignait qu’elle ne s’évanouisse.

Elle avait valsé avec lui et se sentait métamorphosée. Elle qui était incapable de chanter juste ou de battre la mesure en rythme avait eu l’impression de danser au paradis et d’entendre chanter les anges. Mais de toute évidence Marcus était à mille lieues d’éprouver la même chose.

Elle tenait à peine debout, et lui était… normal. Égal à lui-même. Ce bon vieux Marcus qui la considérait comme un fardeau. Un fardeau pour lequel il éprouvait de l’affection, mais un fardeau tout de même. Elle savait pourquoi il attendait avec impatience le retour de Daniel : pour pouvoir quitter Londres et regagner sa chère campagne.

Libre.

De nouveau, il répéta son prénom. Au prix d’un effort, elle s’arracha à sa transe.

— Marcus, pourquoi es-tu venu ? s’enquit-elle abruptement.

— Parce que j’ai été invité, répondit-il, vaguement indigné.

Elle avait mal à la tête maintenant, et envie de se frotter les yeux. Mais surtout elle avait envie de pleurer.

— Non, pas ici, à Londres.

— Pourquoi cette question ?

— Tu détestes Londres.

— Tu exagères, je…

— Et tu ne supportes pas la Saison. Tu me l’as dit toi-même.

Il ouvrit la bouche, la referma, ajusta sa cravate. Honoria se rappela qu’il n’était pas doué pour mentir.

Un souvenir lui revint en mémoire. Des années plus tôt, Daniel et lui avaient réussi à décrocher un lustre du plafond. Comment s’y étaient-ils pris, elle l’ignorait encore aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, quand lady Winstead avait exigé qu’ils avouent leur crime, Daniel lui avait menti avec aplomb et s’était montré si charmeur qu’elle en avait été désarçonnée.

Marcus, en revanche, était devenu tout rouge et s’était mis à tirer sur son col. Exactement comme en cet instant.

— J’avais… des affaires à régler, dit-il gauchement.

— Je vois.

— Honoria, ça va ?

— Très bien, merci, articula-t-elle d’un ton sec.

Elle se détesta de se montrer aussi désagréable. Ce n’était pas sa faute si Daniel l’avait chargé d’une telle responsabilité. N’importe quel homme d’honneur aurait accepté.

Marcus ne comprenait visiblement pas pourquoi elle se comportait de manière aussi étrange.

— Tu es en colère, constata-t-il d’un ton qui se voulait conciliant, mais qu’elle trouva si condescendant qu’elle se hérissa.

— Pas du tout. Je ne suis pas en colère.

— Bien sûr.

Là, le ton était indéniablement sarcastique.

Il s’en tint là. Réaction typique. Marcus ne sortait jamais de ses gonds.

— Je ne me sens pas bien, lâcha-t-elle.

C’était la vérité. Elle avait la migraine, la tête lui tournait et elle avait trop chaud. Elle n’avait qu’une envie, rentrer chez elle, se coucher et rabattre les couvertures sur sa tête.

— Je t’emmène prendre l’air, dit-il d’un air guindé en posant la main au creux de son dos pour la guider vers la porte-fenêtre qui ouvrait sur le jardin.

— Non ! s’écria-t-elle, avant de reprendre plus calmement : Non, merci. Je crois que je vais rentrer à la maison.

— Très bien. Je vais chercher ta mère.

— Inutile.

— Voyons, cela ne me dérange pas de…

— Je peux me débrouiller seule, le coupa-t-elle.

Seigneur, elle détestait le son de sa propre voix, aiguë, discordante. Elle ferait vraiment bien de se taire. Sauf que les mots semblaient sortir tout seuls…

— Tu n’es pas responsable de moi, Marcus.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

Incapable de répondre à cette question, elle répéta :

— Je veux rentrer à la maison.

Il la dévisagea longuement, avant de s’incliner avec raideur.

— Comme tu voudras, fit-il avant de s’éloigner.

Et elle rentra. Comme elle l’avait souhaité et exigé.

Et ce fut affreux.