— Où est Sarah ?
Honoria leva le nez de sa partition. Elle était en train de griffonner des notes dans la marge. Rien de ce qu’elle écrivait n’avait de sens, mais cela lui donnait l’illusion de savoir à peu près ce qu’elle faisait.
— Où est Sarah ? répéta Iris.
— Je ne sais pas. Et où est Capucine ?
— Elle est allée se pomponner, répondit Iris avec un geste impatient en direction de la porte. Ne te tracasse pas, elle ne raterait la représentation pour rien au monde.
— Et Sarah ? Elle n’est pas arrivée ?
— Tu la vois quelque part ? rétorqua Iris, qui semblait sur le point d’exploser.
— Iris !
— Excuse-moi de m’emporter ainsi. Mais où diable est-elle passée ?
Honoria laissa échapper un soupir irrité. Iris n’avait donc pas de motif d’inquiétude plus important ? Elle au moins ne s’était pas ridiculisée devant l’homme qu’elle aimait.
Trois jours s’étaient écoulés depuis le bal de lady Bridgerton, et pourtant ce souvenir continuait de la hanter.
Honoria ne se rappelait pas exactement ce qu’elle avait dit. Elle se souvenait surtout de sa voix de crécelle qui lui vrillait les tympans, alors même que son cerveau la suppliait de se taire. Elle s’était conduite de manière totalement irrationnelle, et si Marcus la considérait auparavant comme une charge, il devait maintenant la voir comme un boulet.
Et même avant cela, avant qu’elle ne commence à perdre son sang-froid et à raconter n’importe quoi, elle avait réagi dans l’outrance, saisie par une inexplicable exaltation des sens qui lui avait donné l’impression de s’envoler dans les bras de son héros. Comme la dernière des évaporées.
Et Marcus lui avait dit…
Rien.
Il n’avait rien dit, en fait. Il avait juste prononcé son prénom. Puis il l’avait regardée comme si elle avait perdu l’esprit. Persuadé sans doute qu’elle allait être malade et rejeter le contenu de son estomac, ruinant une fois de plus une magnifique paire de bottes.
Tout cela s’était passé trois jours plus tôt. Trois jours. Et depuis, ils n’avaient pas échangé un mot.
— Cela fait vingt bonnes minutes que Sarah devrait être là, souligna Iris.
— Et il devrait être là depuis deux jours, marmonna Honoria.
— Que dis-tu ?
Honoria se ressaisit et hasarda :
— Il y a peut-être beaucoup de circulation en ville ?
— Elle habite à trois pâtés de maisons !
Distraite, Honoria hocha la tête. Elle venait de remarquer qu’elle avait écrit le nom de Marcus sur la deuxième page de sa partition. Deux, non, trois fois. Et là, en lettres tarabiscotées près d’un gribouillis quelconque, apparaissaient ses initiales : M. H. Seigneur, c’était pathétique !
— Honoria ! Tu m’écoutes ?
Honoria ravala un grognement et répondit d’un ton apaisant :
— Elle ne va pas tarder, j’en suis sûre.
— Vraiment ? Parce que moi, je n’en suis pas sûre du tout. Je me doutais qu’elle allait me faire un coup pareil.
— Un coup ? Quel coup ?
— Tu ne comprends donc pas ? Elle ne va pas venir !
— Ne dis pas de bêtises. Sarah ne ferait jamais cela.
— Tu crois ? Tu en es absolument certaine ?
Iris la fixait d’un regard affolé. Honoria la considéra un long moment, avant de murmurer d’une voix blanche :
— Doux Jésus !
— Je t’avais dit que c’était une erreur de choisir le quatuor n° 1. Sarah n’est pas mauvaise pianiste, mais ce morceau est bien trop difficile pour elle.
— Il est difficile pour nous toutes, objecta faiblement Honoria, qui commençait à avoir la nausée.
— La partie piano est la plus ardue. Et les parties violon ne comptent pas, parce que… eh bien…
Iris s’interrompit, gênée.
— N’aie pas peur de me vexer, dit Honoria. J’ai conscience d’être mauvaise et je sais que Capucine est pire. Nous sommes aussi nulles l’une que l’autre, quel que soit le morceau à interpréter.
Iris se mit à faire les cent pas dans la pièce en vitupérant :
— Je n’arrive pas à le croire ! Je n’arrive pas à croire qu’elle puisse me faire un coup pareil.
— Nous faire un coup pareil.
— Oui, mais c’est moi qui ne voulais pas monter sur scène. Et vous vous en moquiez.
— Je ne vois pas le rapport.
— Oh, je ne sais pas ! gémit Iris. Nous étions censées jouer ensemble, c’est ce que tu as dit. Tu l’as répété chaque jour. Si je devais ravaler ma fierté et me couvrir de ridicule devant tous les gens que je connais, au moins Sarah en ferait autant.
Sur ces entrefaites, Capucine fit son apparition.
— Que se passe-t-il ? Pourquoi fais-tu cette tête-là, Iris ?
— Sarah est introuvable, expliqua Honoria.
Capucine jeta un coup d’œil à l’horloge posée sur la cheminée.
— Elle a presque une demi-heure de retard. C’est très grossier de sa part.
— Elle ne viendra pas, asséna Iris.
— Nous n’en sommes pas sûres, protesta Honoria.
— Comment cela, elle ne viendra pas ? s’écria Capucine. Ce n’est pas possible. Comment allons-nous jouer un quatuor pour piano sans piano ?
Un silence pesant suivit sa déclaration. Puis Iris s’exclama soudain :
— Capucine, tu es brillante !
— Vraiment ? fit Capucine, perplexe mais néanmoins flattée.
— Nous allons annuler la représentation.
— Quoi ? se récria Capucine. Pas question !
— Nous n’avons pas le choix. Tu as raison, on ne peut pas jouer un quatuor pour piano sans piano. Oh, louée soit Sarah !
Honoria n’était pas convaincue. Elle adorait Sarah et il lui était difficile d’imaginer que sa cousine puisse se montrer aussi égoïste, surtout en de telles circonstances.
— Tu penses vraiment qu’elle essaie de saboter le récital, Iris ?
— Je me moque de ses intentions. Je suis tellement contente d’échapper… Oh, je suis libre ! Libre ! Nous sommes libres ! Nous…
Iris fut interrompue par une voix féminine :
— Mesdemoiselles ! Mesdemoiselles !
Leur tante Charlotte – la mère de Sarah, connue en société sous le nom de lady Pleinsworth – venait de pénétrer dans le salon de musique, une jeune femme brune dans son sillage. La mise soignée, quoique très sobre, de cette dernière la classait d’emblée dans la catégorie des gouvernantes.
Honoria sentit son estomac se nouer d’appréhension. Non pas à cause de cette personne, qui semblait tout à fait normale, même si elle paraissait un peu mal à l’aise au milieu de cette réunion familiale, mais à cause de tante Charlotte, dont le regard flamboyait.
— Sarah est malade, annonça cette dernière.
Capucine se laissa dramatiquement tomber sur une chaise.
— Oh non ! gémit-elle. Qu’allons-nous faire ?
— Je vais la tuer, marmonna Iris à Honoria.
— Naturellement il est hors de question d’annuler la représentation, reprit tante Charlotte. Si une telle tragédie se produisait, je ne me le pardonnerais jamais. J’ai d’abord songé à rompre avec la tradition en demandant à l’une de nos anciennes musiciennes de se joindre au groupe, enchaîna-t-elle. Malheureusement le quartet n’a plus compté de pianiste depuis la participation de Philippa en 1816.
Honoria arrondit les yeux. Sa tante se rappelait-elle de pareils détails, ou les consignait-elle dans un carnet ?
— Philippa attend un bébé, elle ne peut pas sortir de chez elle, fit remarquer Iris.
— Je le sais bien. La naissance est dans un mois et la pauvre est énorme. Elle aurait peut-être pu jouer du violon. S’asseoir au piano, en revanche… elle n’y arrivera jamais.
— Qui jouait du piano avant Philippa ? s’enquit Capucine.
— Personne.
— Voyons, ce n’est pas possible, intervint Honoria. En dix-huit années de récital, il n’y a eu que deux pianistes ?
— Mais oui. Crois-moi, j’ai été aussi surprise que toi de le découvrir. J’ai revérifié tous les programmes pour m’en assurer. La plupart du temps, il y avait deux violonistes, une violoncelliste et une altiste.
— Un quartet à cordes, dit Capucine, comme si une explication était nécessaire. La configuration classique.
— Alors nous annulons ? risqua Iris, pleine d’espoir.
— Sûrement pas, rétorqua tante Charlotte. Je vous présente Mlle Wynter, ajouta-t-elle en se tournant vers la femme qui l’accompagnait. Elle va remplacer Sarah.
Tous les regards convergèrent vers la jeune femme brune qui était restée en retrait. Elle était tout bonnement… magnifique. Tout était parfait chez elle, depuis sa chevelure brillante jusqu’à son teint laiteux, en passant par son visage en forme de cœur, sa bouche pulpeuse et ses cils démesurés.
— Au moins, nous sommes sûres que ce n’est pas nous qu’on regardera, souffla Honoria à Iris.
— C’est notre gouvernante, expliqua encore tante Charlotte.
— Et elle joue du piano ? s’enquit Capucine.
— Je ne l’aurais pas amenée si ce n’était pas le cas, voyons.
— Certes, mais ce morceau est délicat à exécuter, précisa Iris. Très délicat, même. Très très…
Honoria fit taire Capucine d’un coup de coude dans les côtes.
— Mlle Wynter le maîtrise déjà, déclara tante Charlotte.
— Vraiment, mademoiselle Wynter ? s’enquit Iris, au désespoir. Vous savez jouer le quatuor n° 1 de Mozart ?
— Pas très bien, toutefois je l’ai déjà interprété, répondit Mlle Wynters de sa voix mélodieuse.
Iris fit une ultime tentative.
— Les programmes ont été imprimés avec le nom de Sarah au piano.
— Au diable, le programme, rétorqua tante Charlotte. Nous n’aurons qu’à faire une annonce au début du spectacle. Cela arrive tout le temps au théâtre. Considérez Mlle Wynter comme la doublure de Sarah.
Il y eut un silence qui manquait franchement d’enthousiasme, puis Honoria s’avança vers la gouvernante.
— Bienvenue dans le quartet, déclara-t-elle d’une voix ferme, histoire qu’Iris et Capucine comprennent qu’elles devaient suivre son exemple. Je suis enchantée de faire votre connaissance.
Mlle Wynter fit une petite révérence :
— Moi de même, euh…
— Oh, pardon ! Je suis lady Honoria Smythe-Smith. Mais je vous en prie, puisque nous allons jouer ensemble, vous allez nous appeler par nos prénoms. Voici Iris et Capucine Smythe-Smith.
— Je m’appelle Anne, dit Mlle Wynters.
— Iris joue du violoncelle et Capucine et moi sommes violonistes.
— Bien, je vous laisse répéter, annonça tante Charlotte en se dirigeant vers la porte. J’imagine que vous aurez un après-midi chargé.
Iris attendit qu’elle ait disparu pour demander à Mlle Wynter :
— Sarah n’est pas vraiment malade, n’est-ce pas ?
— Sarah. Elle simule, j’en suis sûre !
— Je ne saurais le dire, je ne l’ai même pas vue, répondit Anne avec tact.
— Elle a peut-être eu une réaction allergique, suggéra Capucine. Si elle a des plaques rouges partout, il est normal qu’elle ne veuille pas se montrer.
— À moins d’être défigurée, aucune excuse ne me satisfera.
— Iris !
— Je ne connais pas très bien lady Sarah, avoua Anne. Je suis entrée au service des Pleinsworth cette année, et lady Sarah n’a plus besoin de gouvernante depuis longtemps.
— Elle ne vous obéirait pas, de toute façon, vous êtes à peine plus âgée qu’elle. N’est-ce pas ?
— Capucine !
Honoria commençait à en avoir assez de reprendre sans cesse ses cousines.
Capucine haussa les épaules.
— Si nous nous appelons par nos prénoms, je ne vois pas pourquoi il serait grossier de lui demander son âge.
— En tout cas elle est plus âgée que toi, ce qui signifie que, non, tu n’es pas autorisée à le lui demander.
— Cela ne me dérange pas, intervint Anne en souriant. J’ai vingt-quatre ans et j’ai été engagée pour m’occuper de Harriet, Elizabeth et Frances.
— Dieu ait pitié de vous, murmura Iris.
Honoria ne pouvait la contredire sur ce point. Les trois jeunes sœurs de Sarah étaient adorables prises séparément. Ensemble, en revanche… elles plongeaient la maison dans le chaos.
— Bien, dit-elle, il faudrait commencer la répétition.
— Je préfère vous prévenir que je ne suis pas excellente musicienne, fit Anne.
— Ne vous inquiétez pas. Nous non plus.
— Parlez pour vous ! s’insurgea Capucine.
Honoria se pencha pour glisser à l’oreille de Mlle Wynter :
— Iris n’est pas si mauvaise et Sarah est plutôt bonne, s’agissant de Capucine et de moi… notre cas est désespéré. Je vous conseille de prendre votre mal en patience et de faire de votre mieux.
Une lueur d’inquiétude passa dans le regard d’Anne Wynter. Honoria retint un haussement d’épaules fataliste. La jeune femme allait vite se rendre compte qu’elle était tombée dans un traquenard. Et personne n’y pouvait rien.
Marcus arriva tôt ce soir-là, sans trop savoir si c’était pour choisir une place près de la scène ou au contraire se réfugier au fond de la salle.
Il avait apporté des fleurs – pas des jacinthes, introuvables de toute façon –, mais deux douzaines de tulipes toutes fraîches. Réalisant que c’était la première fois qu’il offrait un bouquet à une femme, il s’était demandé ce qu’il avait fait de sa vie jusqu’à présent.
Il avait envisagé de se désister. Honoria s’était conduite de manière si bizarre le soir du bal de lady Bridgerton. Pour une raison inconnue, elle était en colère contre lui. Et lorsqu’il était passé lui rendre visite à son arrivée à Londres, elle s’était montrée froide et distante ; une attitude qui ne lui ressemblait pas du tout.
Pourtant, quand ils avaient dansé…
Il avait vécu un moment magique, et il aurait juré qu’elle aussi éprouvait la même euphorie. Il avait eu l’impression qu’ils étaient seuls au monde, dans une brume de couleurs et de sons. Et Honoria ne lui avait pas marché sur les pieds une seule fois, ce qui était déjà prodigieux en soi.
Mais peut-être avait-il tout imaginé. Car quand la musique s’était arrêtée, Honoria s’était montrée cassante, agressive. Elle avait prétendu ne pas se sentir bien, et cependant elle avait refusé son aide.
Décidément, il ne comprendrait jamais les femmes. Il avait cru voir en elle une exception, et apparemment il s’était trompé. Il avait passé les trois derniers jours à se demander quelle mouche avait piqué la jeune fille.
Finalement il avait décidé qu’il lui était impossible de ne pas assister au concert. C’était une tradition, comme se plaisait à le répéter Honoria. Il avait fait acte de présence chaque année depuis qu’il était en âge de venir à Londres seul, et s’il snobait le récital après l’avoir pris comme prétexte pour justifier son retour précipité à Londres, Honoria y verrait un camouflet personnel.
Il ne pouvait pas faire cela. Et peu importait qu’elle soit fâchée contre lui. Et que lui le soit aussi contre elle, ce qui était on ne peut plus légitime. Après tout, elle s’était montrée hostile sans un mot d’explication.
Même si elle ne l’aimait pas, elle était son amie, et il n’était pas question qu’il la blesse délibérément. Il en serait bien incapable.
Ils se côtoyaient depuis quinze ans. Il connaissait ses qualités et n’allait pas réviser son jugement à son endroit à cause d’une simple brouille dont le motif lui échappait.
Il pénétra dans la grande salle de réception où régnait une activité trépidante. Les domestiques allaient et venaient, vaquant aux préparatifs. Marcus chercha Honoria du regard. Il voulait juste lui glisser quelques mots d’encouragement avant le début du concert. Il savait quel courage il lui faudrait pour monter sur scène.
Il se réfugia dans un coin, regrettant déjà d’être arrivé si tôt. Si cela lui avait semblé une bonne idée sur le moment, à présent il était embarrassé. Honoria n’était nulle part en vue. Il aurait dû se douter que ses cousines et elle seraient encore en répétition.
Les domestiques lui jetaient des regards perplexes en passant, l’air de dire : « Que fait-il ici, celui-là ? »
Fidèle à son habitude, il redressa les épaules et afficha un air de détachement souverain. Il devait paraître hautain et blasé, et pas très sympathique, ce qui ne reflétait pas ce qu’il ressentait en réalité. Mais cela lui donnait une contenance.
Les autres invités n’arriveraient pas avant une bonne demi-heure. Devait-il aller patienter dans le petit salon ? Il n’y avait sûrement personne là-bas. Il en était à ce stade de ses réflexions quand une tache de couleur mouvante attira son attention.
Lady Winstead venait d’arriver, en proie à une fébrilité qui ne lui ressemblait guère.
Elle reconnut Marcus et se précipita vers lui.
— Dieu merci vous êtes là !
— Que se passe-t-il ?
— Sarah est malade !
— Vous m’en voyez désolé. Ce n’est pas grave, j’espère ?
— Je n’en ai aucune idée, répliqua-t-elle, d’un ton étonnamment sec dans la mesure où elle parlait de sa nièce malade. Je ne l’ai pas vue. Tout ce que je sais, c’est qu’elle ne viendra pas.
— Alors le concert est annulé ?
— Miséricorde, pourquoi tout le monde me pose-t-il la même question ? Bien sûr que non ! Il se trouve que la gouvernante des Pleinsworth est pianiste. Elle va remplacer Sarah au pied levé.
— Dans ce cas tout va bien. Non ?
Elle le regarda comme si elle avait affaire à un enfant un peu retardé.
— Nous ne savons pas si cette personne a du talent, lâcha-t-elle.
Marcus se garda d’objecter que cela n’avait pas vraiment d’importance. Il se contenta d’un vague commentaire, le but étant de ne pas se compromettre.
— Cela fait dix-huit ans que le récital Smythe-Smith existe. Chaque concert a remporté un grand succès, et voilà que cette année… Oh, c’est trop bête ! se lamenta-t-elle.
— Ne vous alarmez pas, cette gouvernante est peut-être très douée, dit-il, s’efforçant de la réconforter.
— Peu importe le talent quand on n’a que six heures pour répéter !
Marcus comprit que la conversation risquait de tourner en rond.
— Puis-je faire quoi que ce soit pour vous aider ? hasarda-t-il.
Il s’attendait à une réponse négative qui le laisserait libre d’aller siroter un cognac dans le salon, or, à sa grande surprise – et à sa profonde consternation, il devait l’avouer –, lady Winstead lui agrippa la main en s’écriant.
— Oui !
— Je vous demande pardon ?
— Pourriez-vous apporter une carafe de citronnade aux filles ?
— Quoi ?
— Les domestiques ne savent plus où donner de la tête. Cela fait déjà trois fois qu’ils changent la disposition des chaises.
Marcus balaya la salle du regard, se demandant en quoi disposer douze rangées de chaises devant une estrade était compliqué.
— Vous souhaitez que j’apporte de la citronnade aux jeunes filles ? répéta-t-il pour être sûr d’avoir bien compris.
— Oui. Elles vont avoir soif.
— Ne me dites pas qu’elles vont aussi chanter ?
Ce serait le pompon !
— Bien sûr que non, répliqua lady Winstead avec une pointe d’agacement. Mais elles ont répété toute la journée et c’est épuisant. Jouez-vous d’un instrument, lord Chatteris ?
— Non, pas du tout.
La musique était l’un des rares domaines qui n’avaient pas retenu l’attention de son père quand celui-ci avait décidé de parfaire son éducation.
— Alors vous ne pouvez pas comprendre, dit-elle avec emphase. Ces pauvres filles sont certainement assoiffées.
— De la citronnade, dit-il, se demandant si l’on attendait de lui qu’il apporte le pichet sur un plateau. Très bien.
Lady Winstead haussa les sourcils, l’air un peu agacé par sa lenteur.
— Vous êtes assez remis pour porter une carafe, je suppose ?
Apparemment aucune offense ne lui serait épargnée.
— Je crois que c’est dans mes capacités, répliqua-t-il avec flegme.
— Parfait. Les rafraîchissements sont de ce côté, précisa-t-elle en agitant la main en direction d’une table. Et Honoria se trouve juste derrière cette porte, ajouta-t-elle en désignant le fond de la salle.
— Honoria… toute seule ?
— Bien sûr que non. C’est un quartet, lui rappela-t-elle.
Sur ces mots, elle s’en alla distribuer ses consignes aux valets et servantes qui, de l’avis de Marcus, se débrouillaient très bien tout seuls.
Il alla d’abord récupérer un pichet de citronnade sur la table du buffet, puis s’avisa que les domestiques n’avaient pas encore apporté de verres. Lady Winstead s’attendait-elle qu’il verse la citronnade directement dans la bouche des jeunes filles ?
L’image le fit sourire.
Il se dirigea vers la pièce que lui avait indiquée lady Winstead, ouvrit doucement la porte pour ne pas perturber la répétition.
En fait de répétition il découvrit quatre femmes qui se disputaient comme si l’avenir de la Grande-Bretagne était en jeu.
Plus précisément trois d’entre elles étaient en train de se prendre le bec. La pianiste – la fameuse gouvernante – restait sagement en dehors du conflit.
Le plus remarquable, c’était que les cousines Smythe-Smith réussissaient à se quereller sans élever la voix, probablement parce qu’elles avaient conscience que les invités n’allaient pas tarder à arriver.
— Ce serait quand même mieux si tu souriais, Iris ! chuchotait Honoria avec véhémence.
— Mieux pour qui ? Pour toi ? Parce que je te garantis que cela ne me facilite pas la tâche.
— C’est peine perdue, Honoria, dit la troisième. Tu vois bien qu’elle est odieuse !
— Capucine !
— Si, tu es odieuse, Iris !
— Et toi, tu es stupide !
Marcus jeta un coup d’œil à la gouvernante, qui avait posé la tête sur le montant du piano, preuve sans doute que les cousines Smythe-Smith se chamaillaient depuis un bon moment.
— Peux-tu au moins essayer, Iris ? plaida encore Honoria.
Iris plissa ses lèvres dans une mimique si affreuse que Marcus faillit rebrousser chemin.
Honoria capitula.
— Tant pis, oublions cela. Je crois que je préfère quand tu fais la tête.
— Comment veux-tu que je fasse semblant d’être heureuse alors que j’ai envie de me jeter par la fenêtre ?
— Elle est fermée, fit remarquer Capucine.
— Justement !
— S’il vous plaît, calmons-nous, supplia Honoria. Il faut penser au concert.
— Je trouve que nous nous en sortons très bien, déclara Capucine. Personne ne devinera que nous n’avons eu que six heures pour répéter avec Anne.
À la mention de son nom, la gouvernante releva la tête, puis reprit sa position initiale, comprenant visiblement que toute intervention de sa part serait inutile.
Iris lança un regard venimeux à sa sœur.
— Toi et tes avis. Tu serais incapable de faire la différence entre un violon et un râteau !
— Iris !
Iris jeta un ultime regard dédaigneux à Capucine.
— Nous essayons une dernière fois ? s’enquit Honoria d’un ton las.
— Je ne vois pas ce que cela changera, grommela Iris.
Marcus glissa un coup d’œil du côté de la gouvernante, qui semblait se retenir de rire. C’est alors qu’elle l’aperçut, sa carafe de citronnade à la main. Il posa un doigt sur ses lèvres et elle hocha la tête avec un petit sourire.
— Prête ? demanda Honoria.
Les deux violonistes levèrent leur instrument.
La gouvernante posa les mains sur le clavier.
Iris plaça son archet sur les cordes de son violoncelle.
Et l’horreur commença.