— À quelle heure doit-il venir ?
— Je n’en sais rien, répondit Honoria pour la septième fois au moins.
Les jeunes filles étaient réunies dans le salon des Royle, décoré dans les tons gris-vert. La visite imminente de Marcus avait déjà été amplement commentée et analysée. Et maintenant, elle était célébrée par lady Sarah Pleinsworth, la cousine préférée de Honoria, par le biais d’une élégie dithyrambique.
— La pluie battait au carreau / Quand il apparut, sombre et beau / Éclairant de sa présence sublime / Une journée triste comme un crime.
Honoria faillit recracher sa gorgée de thé, et Cecily Royle ravala un sourire derrière sa tasse avant de demander :
— As-tu songé à faire de la prose, Sarah ?
— Notre héroïne frémissante…
— J’avais juste froid, précisa Honoria.
Iris Smythe-Smith, une autre de ses cousines, ajouta avec son ironie coutumière :
— Ce sont mes tympans qui frémissent.
Imperturbable, Sarah continua de déclamer :
— Vibrant d’une passion incandescente…
— Ce n’est pas vrai ! Tu inventes ! protesta Honoria.
— On ne peut pas brider le génie poétique, rétorqua Iris d’un ton suave.
— Ce poème devient rapidement autonome !
— Moi, cela commence à me plaire, affirma Cecily.
— Le cœur frappé d’une grande détresse…
— Oh, je t’en prie !
— Je trouve que Sarah se débrouille bien. Au moins, cela rime.
Sous leur regard perplexe, la poétesse s’était interrompue, la main tendue dans une posture dramatique, la bouche ouverte… en panne d’inspiration.
— Caresse ? suggéra Cecily. Prouesse ?
— Bougresse ? proposa Iris.
— Cela suffit, je vais devenir folle si je reste coincée ici avec vous une minute de plus, décréta Honoria.
Riant, Sarah se laissa tomber sur le divan.
— Le comte de Chatteris, dit-elle dans un soupir. Honoria, je ne te pardonnerai jamais de ne pas nous l’avoir présenté l’année dernière.
— Mais je l’ai fait !
— Alors tu aurais dû recommencer. Je ne crois pas qu’il m’ait adressé plus de deux mots de toute la Saison.
— Il ne m’a pas parlé davantage. Marcus n’est pas très sociable, vous savez.
— Je le trouve très séduisant, déclara Cecily.
— Moi, je le trouve ténébreux, répliqua Sarah.
— Justement, c’est cela qui est séduisant.
— Pourquoi ai-je l’impression d’être piégée dans un mauvais roman de gare ? musa Iris.
— Honoria, tu n’as pas répondu à ma question. À quelle heure doit-il venir ?
— Je n’en sais rien, dit Honoria pour la huitième fois. Il ne me l’a pas précisé.
— C’est impoli, décréta Cecily en tendant la main vers l’assiette de biscuits.
— C’est sa façon de faire.
— Je trouve curieux que tu le connaisses si bien.
— Ils se fréquentent depuis des décennies. Des siècles ! affirma Sarah, avant d’ajouter avec malice : Il l’appelait même Moustique !
— Sarah ! C’était il y a une éternité. J’avais sept ans et lui douze.
— Ah, ceci explique cela ! Les garçons de cet âge sont de vraies brutes.
Honoria hocha la tête. Cecily avait sept frères plus jeunes qu’elle. Elle savait de quoi elle parlait.
— N’empêche que c’est une sacrée coïncidence que vous vous soyez croisés en pleine rue, reprit son amie.
— Oui, un hasard presque incroyable, renchérit Sarah.
— On pourrait presque croire qu’il t’a suivie.
— Ne dites pas n’importe quoi.
— J’ai dit presque.
— Cela n’a rien d’extraordinaire, il habite tout près d’ici, rappela Honoria avec un geste vague de la main.
Elle avait un sens de l’orientation déplorable et aurait été bien incapable d’indiquer le nord, sa vie en eût-elle dépendu. De Cambridge, elle n’aurait su quelle direction prendre pour se rendre à Fensmore.
— Son domaine est voisin du nôtre, précisa Cecily. Enfin, je devrais plutôt dire qu’il entoure le nôtre. Lord Chatteris possède la moitié du comté. Il me semble me souvenir que ses terres touchent Bricstan au nord et au sud. Et à l’ouest.
— Et à l’est ? s’enquit Iris. Pardon, mais c’est la suite logique.
— Ma foi… maintenant que j’y réfléchis, je crois que cette portion lui appartient également. On y accède par une petite langue de terrain, mais cela mène au presbytère. Je ne vois pas l’intérêt.
— C’est loin ? s’enquit Sarah.
— Bricstan ?
— Non, Fensmore !
— Non, pas vraiment. Bricstan est à une dizaine de lieues de Cambridge, Fensmore doit être à la même distance, approximativement. Et lord Chatteris a peut-être une résidence ici, à Cambridge. Je ne me souviens plus.
Les Royle étaient fermement ancrés en est-Anglie, ils possédaient une résidence à Cambridge et un manoir dans la campagne, un peu au nord. Et lors de leurs séjours londoniens, ils louaient une maison.
— Nous devrions y aller ce week-end, proposa soudain Sarah.
— Où cela ?
— À la campagne ?
— Oui, acquiesça Sarah, la voix frémissante d’excitation. Cela prolongera notre séjour de quelques jours seulement, et je ne pense pas que nos familles y voient un inconvénient. Ta mère pourrait organiser une petite fête, ajouta-t-elle à l’adresse de Cecily. Nous inviterons quelques étudiants. Ils seront sûrement contents d’échapper à leurs chères études.
— J’ai entendu dire qu’on mangeait très mal à l’université.
— Mmm, c’est une idée intéressante, murmura Cecily.
— Une idée brillante, tu veux dire ! Va vite demander à ta mère. Tout de suite, avant l’arrivée de lord Chatteris, lui conseilla Sarah.
Honoria sursauta.
— Vous n’avez quand même pas l’intention de l’inviter ?
Elle avait été heureuse de voir Marcus la veille, mais passer tout un week-end en sa compagnie, c’était bien la dernière chose qu’elle souhaitait. S’il venait, elle pouvait abandonner tout espoir d’attirer l’attention d’un jeune homme. Il rôderait dans les parages, en affichant un air renfrogné qui effrayerait tout le monde et elle serait condamnée à faire tapisserie.
— Bien sûr que non, rétorqua Sarah d’un ton exaspéré. Pourquoi séjournerait-il à Bricstan alors qu’il habite à côté et peut dormir dans son propre lit, au bout de la route ? Mais il acceptera sûrement de nous rendre visite, non ? Peut-être pour dîner ou pour participer à une partie de chasse ?
Si Marcus se retrouvait coincé un après-midi au milieu de ce troupeau de femelles, il était fort probable qu’il ait envie de leur tirer dessus.
— Ce serait parfait, poursuivit Sarah. Les étudiants seront d’autant plus enclins à accepter notre invitation s’ils savent que lord Chatteris sera présent. Ils voudront faire bonne impression. Il a une grande influence, vous savez.
— Tu viens de dire que tu ne comptais pas l’inviter.
Sarah lança un regard interrogateur à Cecily qui, après tout, était la fille de l’hôtesse susceptible d’envoyer les invitations.
— Je ne sais pas… Nous pouvons simplement laisser entendre qu’il sera le bienvenu ?
— Et, bien sûr, il ne va pas se douter une seule seconde de la vraie raison, marmonna Honoria.
Personne ne lui prêta attention.
— Il faut décider qui nous allons inviter, reprit Sarah. Voyons, il faut au moins quatre messieurs…
— Mais si lord Chatteris vient finalement, nous serons en nombre impair.
— Tant mieux pour nous. Nous n’allons pas nous limiter à trois invités, au risque de nous retrouver en surnombre si lord Chatteris nous snobe.
Honoria soupira. Sarah était tenace. Quand elle avait une idée en tête, il était impossible de l’en faire démordre.
— Je vais en parler à ma mère, décida Cecily en se levant. Il va falloir tout organiser au plus vite.
Sur ces mots, elle quitta le salon dans une envolée de mousseline rose.
Honoria lança un regard implorant à Iris. Celle-ci devait bien se rendre compte que l’affaire allait tourner au fiasco. Mais sa cousine haussa les épaules.
— Je trouve que c’est une bonne idée, Honoria.
— Oui, après tout, nous sommes venues à Cambridge pour faire des rencontres, leur rappela Sarah.
Elle avait raison. Mme Royle avait beau feindre de se soucier de leur culture générale, personne n’était dupe : leur séjour à Cambridge avait un tout autre but. Quand Mme Royle avait soumis l’idée à la mère de Honoria, elle s’était plainte que les étudiants demeurent encore à Oxford ou à Cambridge en début de Saison et soient donc dans l’impossibilité de courtiser les débutantes à Londres. De fait, l’idée d’en piéger une poignée au manoir pour une partie de campagne la séduirait certainement.
Honoria allait devoir écrire à sa mère pour l’informer qu’elle resterait à Cambridge quelques jours de plus. Elle n’avait pas très envie de se servir de Marcus pour attirer d’autres messieurs, d’un autre côté elle ne pouvait pas laisser passer une telle occasion. Les étudiants étaient jeunes, certes, mais ce n’était pas un problème. S’ils n’étaient pas prêts à se laisser passer la corde au cou, ils avaient des frères aînés. Ou des cousins. Ou des amis.
Elle soupira. Tout cela ressemblait à un traquenard, mais avait-elle le choix ?
— Que diriez-vous d’inviter Gregory Bridgerton ? demanda Sarah. Cela me paraît judicieux. Il a beaucoup de relations haut placées. L’une de ses sœurs a épousé un duc, et une autre un comte. Et il est en dernière année à la faculté, il est donc peut-être prêt à se caser ?
Honoria avait rencontré M. Bridgerton à plusieurs reprises, le plus souvent lors du traditionnel récital de musique qu’organisaient les Smythe-Smith chaque année. Et ces soirées n’étaient certes pas l’occasion idéale pour faire la connaissance d’un jeune homme, à moins qu’il ne soit dur d’oreille.
On se disputait un peu dans la famille pour savoir qui avait eu en premier l’idée de ce rituel. Quoi qu’il en soit, en l’an 1807, quatre cousines Smythe-Smith étaient montées sur scène devant un parterre d’amis pour interpréter une œuvre de Mozart – qui ne leur avait pourtant rien fait. Pourquoi avait-on jugé bon de réitérer le massacre l’année suivante ? Personne ne le saurait jamais. Mais c’est bel et bien ce qui s’était passé, et encore l’année suivante, et celle d’après.
Dès lors il fut décidé que toutes les filles Smythe-Smith apprendraient à jouer d’un instrument, afin de rejoindre le quartet le moment venu.
Une fois intégrée à la formation, une fille ne la quittait que pour se marier. Ce qui, de l’avis de Honoria, était une motivation suffisante pour trouver un époux le plus vite possible.
Le plus étrange, c’est que personne ne semblait se rendre compte à quel point elles étaient mauvaises. Sa cousine Viola avait fait partie du quartet six années de suite et en parlait encore avec une vive nostalgie. Elle s’était mariée six mois plus tôt, mais Honoria s’attendait presque à la voir planter son promis devant l’autel pour pouvoir continuer à nuire dans son rôle de premier violon.
C’était à n’y rien comprendre.
L’an passé, Honoria et Sarah avaient à leur tour sacrifié à la coutume, Honoria au violon, Sarah au piano. La pauvre Sarah était encore choquée par cette expérience. Elle avait pourtant l’oreille musicale et avait joué sa partition à peu près correctement. C’était du moins ce qu’on avait dit à Honoria qui, elle, n’avait entendu que les couinements de son violon et les rires étouffés de l’audience.
Sarah avait juré ses grands dieux qu’elle n’avait jamais rien vécu de plus humiliant de toute sa vie et qu’on ne l’y reprendrait plus. Honoria avait réagi de manière moins extrême. Pour tout dire, elle trouvait tout cela plutôt cocasse. Et de toute façon, elle ne pouvait rien y faire. On ne dérogeait pas à la tradition familiale et, à ses yeux, rien n’était plus important que la famille.
Rien.
À présent il ne lui restait plus qu’à dénicher un homme sourd comme un pot, ou doté d’un solide sens de l’humour.
Gregory Bridgerton semblait être un bon candidat. Honoria ignorait s’il était mélomane, mais leurs chemins s’étaient croisés deux jours plus tôt, quand les quatre jeunes filles étaient allées prendre le thé en ville. Elle l’avait trouvé sympathique, sociable et très souriant. Il lui avait rappelé l’atmosphère joyeuse et turbulente qui régnait à Whipple Hill, à l’époque où la famille était au complet. Gregory venait lui aussi d’une famille nombreuse – il était le septième d’une fratrie de huit. Honoria étant elle-même la petite dernière, ils avaient certainement de nombreux points communs.
Oui, Gregory Bridgerton. Pourquoi n’y avait-elle pas songé plus tôt ?
Honoria Bridgerton.
Winifred Bridgerton.
Elle avait toujours souhaité appeler sa fille Winifred, donc mieux valait prendre ses précautions et vérifier si ce prénom sonnait bien avec son futur patronyme.
M. Gregory et lady Honor…
— Honoria ? Honoria !
Elle sursauta. Sarah la considérait d’un air irrité.
— Alors, que penses-tu de Gregory Bridgerton ?
— Hum… oui, je vote pour, acquiesça Honoria d’un ton détaché.
— Bien, qui d’autre ? Il faut faire une liste.
— Pour quatre personnes ? s’étonna Honoria.
— Tu ne manques pas de détermination, murmura Iris.
— Il le faut bien ! rétorqua Sarah, farouche.
— Tu crois vraiment que tu vas réussir à te faire épouser en l’espace de deux semaines ? s’enquit Honoria.
— Pourquoi deux semaines ? Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Oh, je t’en prie ! Il n’y a que nous ici, tu peux dire la vérité.
— Est-on obligée de participer au récital quand on est fiancée ? s’enquit Iris.
— Oui, répondit Honoria.
— Non, la contredit Sarah d’un ton ferme.
— Bien sûr que si, insista Honoria.
Sarah pivota vers Iris qui venait de pousser un soupir.
— Ne te plains pas. Tu n’as pas été obligée de jouer l’année dernière.
— Et tu n’imagines pas à quel point je m’en réjouis, avoua Iris, qui devait rejoindre le quartet cette année pour jouer du violoncelle.
— Et toi Honoria, inutile de te moquer. Tu es aussi désireuse que moi de mettre le grappin sur un mari.
— Mais je n’envisage pas de boucler l’affaire en deux semaines uniquement pour échapper au concert.
— Je ne dis pas que j’épouserai le premier venu, rétorqua Sarah avec un reniflement. Toutefois, si d’aventure lord Chatteris tombait éperdument amoureux de moi…
— Cela ne risque pas d’arriver !
Se rendant compte qu’elle venait de manquer de tact, Honoria reprit plus gentiment :
— Crois-moi, Marcus n’est pas du genre à s’amouracher d’une débutante.
— L’amour réserve parfois des surprises, figure-toi.
Mais Sarah semblait surtout chercher à se convaincre elle-même.
— Même si Marcus tombait amoureux de toi – je n’y crois pas une seconde, et cela n’a rien à voir avec toi –, il lui faudrait beaucoup plus que quinze jours pour éprouver un attachement sincère.
Honoria fit une pause et tenta de se rappeler le début de sa phrase. Qu’avait-elle eu l’intention de dire à l’origine ? Parce qu’elle avait l’impression de n’avoir pas terminé.
— Je peux savoir où tu veux en venir ? lança Sarah en croisant les bras. Parce que pour le moment, je me sens juste insultée.
— Je veux juste dire que si Marcus tombait amoureux, ce serait de la manière la plus classique, la plus ordinaire qui soit.
— L’amour n’est-il jamais ordinaire ? intervint Iris.
Cette remarque philosophique plongea l’assemblée dans un silence circonspect, qui ne dura, hélas, que quelques secondes.
— Marcus n’est pas du genre à se précipiter dans le mariage, s’entêta Honoria. Il déteste attirer l’attention. Il a horreur de cela. Et il ne t’épousera pas pour t’épargner le récital, c’est une certitude.
Sarah demeura un instant dressée sur ses ergots, puis ses épaules se voûtèrent et elle laissa échapper un soupir.
— Alors peut-être Gregory Bridgerton, hasarda-t-elle d’un air déçu. Je sens qu’il a une veine romantique.
— Tu as envie de te faire enlever ? ironisa Iris.
— Voyons, personne ne va enlever personne ! s’écria Honoria. Et vous jouerez toutes les deux au concert le mois prochain.
Comme ses cousines lui jetaient un regard où la détresse se mêlait à l’indignation, elle ajouta plus doucement :
— Vous le savez bien. C’est notre devoir.
— Notre devoir ? répéta Sarah. Jouer comme des casseroles ?
— Mais oui.
Iris éclata de rire.
— Ce n’est pas drôle, grogna Sarah.
— Oh si ! assura Iris en s’essuyant les yeux.
— Tu riras moins quand tu devras monter sur scène.
— C’est bien pour cela que j’en profite maintenant.
— Bon, à propos de cette partie de campagne ? fit Sarah, revenant à ses moutons.
— Je suis toujours d’accord, déclara Honoria. Je dis juste qu’il ne faut pas espérer qu’elle nous sauve du récital.
Sarah alla s’installer au bureau et saisit une plume.
— Nous sommes toutes d’accord pour inviter M. Bridgerton, alors ?
Honoria interrogea Iris du regard. Toutes deux hochèrent la tête.
— Qui d’autre ?
— Vous ne croyez pas que nous devrions attendre Cecily ? suggéra Iris.
— Neville Berbrooke ! lança Sarah. Il est de la famille de M. Bridgerton.
Honoria connaissait bien les Bridgerton – tout le monde les connaissait dans la région –, mais elle n’avait jamais entendu dire qu’ils étaient apparentés aux Berbrooke.
— Première nouvelle.
— La sœur de la femme du frère de Gregory a épousé le frère de Neville, expliqua Sarah.
— Ce qui fait de Gregory et de Neville… de vagues connaissances ?
— Ils sont cousins. Enfin, beaux-frères.
— Au troisième degré, alors, observa Iris.
— Honoria, fais-la taire ! supplia Sarah.
Honoria se mit à rire. Iris l’imita, et Sarah se laissa finalement contaminer par leur hilarité.
Honoria se leva et alla impulsivement serrer Sarah dans ses bras.
— Tu verras, tout ira bien, la rassura-t-elle.
À cet instant, Cecily refit son apparition, sa mère sur les talons.
— Maman adore notre idée, annonça-t-elle.
— En effet, confirma Mme Royle, qui se dirigea vers le bureau et s’assit sur la chaise que Sarah s’était empressée de libérer.
Mme Royle était une femme moyenne en toutes choses. Taille moyenne, corpulence moyenne, cheveux châtain moyen. Ses yeux marron n’étaient ni très foncés ni très clairs. Même sa robe était entre deux teintes, d’un mauve hésitant entre le lavande et le rose.
En revanche l’expression de son visage n’avait rien de mitigé. Elle semblait prête à prendre la tête d’une armée, et il était clair qu’elle ne ferait pas de prisonniers.
— C’est une idée de génie, mesdemoiselles. J’ignore pourquoi je n’y ai pas pensé plus tôt. Il va falloir faire vite, bien sûr. Nous enverrons un messager à Londres cet après-midi afin d’avertir vos familles que votre retour sera différé. Dites-moi, lady Honoria, enchaîna-t-elle, Cecily me dit que vous pourriez nous assurer la présence de lord Chatteris. Est-ce vrai ?
— Non ! se récria Honoria. Je peux essayer, bien sûr, mais…
— Soyez persuasive, la coupa Mme Royle. Ce sera votre mission pendant que nous autres organisons cette partie de campagne. Quand doit-il passer, à ce propos ?
— Je n’en ai aucune idée, répondit Honoria, qui avait cessé de compter le nombre de fois où on lui avait posé la question. Il ne me l’a pas dit.
— Il n’a pas pu oublier, tout de même ?
— Non, ce n’est pas son genre.
— C’est bien ce que je pensais. Néanmoins un homme est toujours moins investi qu’une jeune fille dans le processus de cour, murmura Mme Royle qui, sourcils froncés, semblait chercher quelque chose sur le plateau du bureau.
Le sang de Honoria ne fit qu’un tour. Mme Royle n’allait quand même pas imaginer que Marcus et elle…
— Il ne me courtise pas !
Comme Mme Royle lui décochait un regard dubitatif, elle insista :
— Je vous assure, il ne faut pas le considérer comme un prétendant.
Mme Royle reporta son attention sur Sarah qui, comprenant qu’on lui demandait son avis, répondit :
— Lord Chatteris et Honoria sont un peu comme frère et sœur. Ils se connaissent depuis très longtemps.
— Lord Chatteris était le meilleur ami de mon frère, précisa Honoria.
À la mention de Daniel, un lourd silence suivit. Honoria se demanda s’il fallait y voir un témoignage de respect ou de malaise, ou encore l’expression d’un regret, celui de savoir un si beau parti perdu pour les débutantes en chasse.
— Bien, quoi qu’il en soit, faites de votre mieux, Honoria. C’est tout ce que nous vous demandons, déclara Mme Royle.
Cecily, qui se tenait près de la fenêtre, recula vivement.
— Le voilà !
Sarah se leva d’un bond et se mit à lisser des plis imaginaires sur sa jupe.
— Tu es sûre ?
— Oui. Oh, Seigneur, quel magnifique attelage !
Le silence retomba de nouveau tandis qu’elles attendaient, pétrifiées, comme si le temps s’était suspendu. Honoria était presque certaine que Mme Royle retenait son souffle.
Iris se pencha pour lui chuchoter à l’oreille :
— Nous aurons l’air malin si ce n’est pas lui.
Honoria ravala un gloussement et lui donna un discret coup de pied. Iris se contenta de sourire.
Quelques secondes plus tard, le majordome frappait à la porte.
— Tiens-toi droite, Cecily, siffla Mme Royle, avant d’ajouter après réflexion : Et vous aussi, mesdemoiselles.
Le majordome apparut dans l’encadrement de la porte. Il était seul.
— Lord Chatteris vous prie de l’excuser, madame.
Les épaules se voûtèrent et ces dames s’affaissèrent sur leurs sièges respectifs telles des baudruches dégonflées d’un coup d’épingle.
— J’ai une lettre de sa part, poursuivit le majordome.
Mme Royle tendit la main, mais il ajouta alors :
— Elle est adressée à lady Honoria.
Honoria se redressa et, consciente que tous les regards étaient braqués sur elle, s’efforça de ne pas montrer son soulagement.
— Euh… merci, dit-elle en prenant le pli sur le plateau qu’on lui tendait.
— Que dit-il ? l’interrogea Sarah avant même qu’elle ait brisé le cachet de cire.
— Un instant, s’il te plaît.
Honoria s’approcha de la fenêtre afin de lire la missive dans une intimité relative. Elle parcourut rapidement les trois phrases griffonnées sur le vélin et annonça :
— C’est très banal. Un contretemps l’oblige à se décommander.
— Il ne dit rien d’autre ? s’étonna Mme Royle.
— Lord Chatteris n’est pas quelqu’un de très loquace.
— Les hommes puissants ne perdent pas leur temps à se justifier, commenta Cecily d’un ton docte.
Chacune parut méditer cette remarque lourde de sens dans un silence que Honoria s’empressa de rompre d’un ton enjoué :
— Il nous salue toutes.
— Mais il ne daigne pas se déplacer pour nous rendre visite, marmotta Mme Royle.
Le projet de partie de campagne semblait en suspens. Les jeunes filles échangèrent des regards circonspects, se demandant visiblement laquelle oserait poser la question fatidique. Finalement, tous les regards convergèrent sur Cecily. C’était son rôle, après tout. Toute autre intervention aurait semblé impertinente.
— Désirez-vous toujours organiser une fête à Bricstan, maman ?
Lèvres pincées, Mme Royle paraissait plongée dans ses pensées.
Cecily toussota, puis :
— Maman ?
— Oui, cela reste une bonne idée, acquiesça Mme Royle d’un ton ferme.
— Alors nous pouvons inviter les étudiants ?
— J’ai pensé à M. Gregory Bridgerton, intervint Sarah. Et à M. Neville Berbrooke.
— Bon choix, approuva Mme Royle. Tous deux sont issus d’excellentes familles. Je vais rédiger les invitations sur-le-champ.
Elle saisit plusieurs feuillets de papier à lettres, en tendit un à Honoria.
— Excepté celle-ci.
— Je… je vous demande pardon ? bégaya Honoria.
En réalité elle avait parfaitement compris ce que leur hôtesse avait en tête.
— C’est à vous d’inviter lord Chatteris. Dites-lui que nous serions ravies qu’il nous honore de sa présence un après-midi. Samedi ou dimanche, à sa convenance.
— Ne vaut-il pas mieux que l’invitation émane de vous, maman ? risqua sa fille.
— Non, Cecily. Si lady Honoria est une amie proche, il y a moins de risques qu’il refuse.
Mme Royle agita la main et Honoria n’eut d’autre choix que de saisir le vélin ivoire.
— N’allez pas croire pour autant que nous sommes en froid, précisa Mme Royle. Nous avons d’excellentes relations avec tout le voisinage.
— Bien sûr, murmura Honoria.
Par chance, Mme Royle occupant le bureau, cela la laissait libre de se réfugier dans sa chambre pour rédiger l’invitation.
Et donc d’écrire ce qu’elle voulait.
Marcus,
Mme Royle me prie de t’inviter à Bricstan ce week-end. Elle y organise une partie de campagne avec les trois jeunes filles dont je t’ai parlé, et elle a également l’intention d’y convier des étudiants de l’université. Je t’en conjure, refuse cette invitation. Je suis sûre que tu vas t’ennuyer à mourir et, te sachant mal à l’aise, je le serai forcément.
Avec toute mon affection, et cetera, et cetera,
Honoria
Tout autre homme aurait vu un défi dans cette invitation et l’aurait accepté dans la foulée. Pas Marcus, Honoria en avait la conviction. Il était peut-être hautain et autoritaire, mais il n’était pas méchant. Il ne lui infligerait pas une telle épreuve pour le simple plaisir de la contrarier.
Si Marcus était, à l’occasion, le fléau de son existence, au fond c’était un homme bien, à l’âme généreuse. Quelqu’un de raisonnable. Il se rendrait bien compte que la petite sauterie de Mme Royle était exactement le type de festivités qui lui donnait envie de se trancher la gorge.
Honoria prit soin de cacheter la missive avant de descendre la remettre à un valet qu’elle chargea de la commission.
La réponse de Marcus arriva quelques heures plus tard. Elle était adressée à Mme Royle.
— Que dit-il, maman ? demanda Cecily d’une voix essoufflée.
Elle s’était précipitée vers sa mère qui faisait sauter le sceau de cire, et même Iris ne put s’empêcher de tendre le cou pour voir par-dessus son épaule.
Honoria se contenta d’attendre dans son coin. Elle connaissait déjà la réponse.
Mme Royle sortit la feuille de l’enveloppe et la déplia :
— Il est au regret de décliner l’invitation.
Cecily et Sarah poussèrent une exclamation de dépit. Mme Royle coula un regard suspicieux à Honoria, qui s’efforça de prendre une mine affligée.
— J’ai fait de mon mieux, je vous assure. Mais lord Chatteris n’apprécie guère les réunions mondaines. Je vous l’ai dit, il n’est pas très sociable.
— Certes, murmura Mme Royle. Je ne me rappelle pas l’avoir vu danser plus de trois fois lors de la dernière Saison. Alors que tant de jeunes débutantes attendaient un cavalier. C’était vraiment grossier de sa part.
— Il est pourtant bon danseur, remarqua Cecily.
Tous les regards se tournèrent vers elle.
— C’est vrai, dit-elle, sur la défensive. Il a dansé avec moi au bal des Mottram. Après tout, nous sommes voisins. Ce n’était que par politesse.
Honoria hocha la tête. Oui, Marcus dansait plutôt bien. Bien mieux qu’elle en tout cas, qui n’avait aucun sens du rythme. Sarah avait passé des heures à lui expliquer la différence entre la valse et les danses plus classiques, mais rien à faire, cela ne rentrait pas.
— Nous allons persévérer, déclara Mme Royle. Deux jeunes gens ont déjà accepté l’invitation, et je suis sûre que nous aurons la réponse des deux autres demain dans la matinée.
Plus tard dans la soirée, alors que Honoria montait se coucher, Mme Royle la prit à part.
— Pensez-vous qu’il y ait la moindre chance que lord Chatteris change d’avis, lady Honoria ?
— Je crains que non.
Mme Royle exprima sa contrariété par un petit claquement de langue.
— Quel dommage. Sa présence aurait été le clou de la fête. Eh bien, bonne nuit, ma chère. Faites de beaux rêves.
À quelques kilomètres de là, Marcus était assis dans son bureau, une tasse de cidre chaud à la main.
Il réfléchissait.
Il avait ri à la lecture de la lettre de Honoria, ce qui était sans doute le but recherché – hormis le fait qu’elle voulait l’empêcher de venir à la partie de campagne.
Il relut son bref message, et sourit. Il n’y avait qu’elle pour lui transmettre une invitation et le supplier de ne pas accepter deux phrases plus loin.
Il avait été content de la revoir. Cela faisait si longtemps. Il ne comptait pas les fois où ils s’étaient croisés à Londres en société, ces rencontres n’avaient rien à voir avec les moments heureux et insouciants passés en famille à Whipple Hill. À Londres il était toujours préoccupé, soucieux d’éviter les mères ambitieuses résolues à le marier à leur précieuse progéniture ou de surveiller Honoria.
Il passait son temps à se renseigner plus ou moins discrètement sur les agissements de la jeune fille et, à la réflexion, il était étonnant que personne n’ait pensé qu’il s’intéressait à elle.
L’an passé, fort des informations obtenues, il avait dissuadé quatre soupirants : deux chasseurs de dot, un sale type porté sur la cruauté, et un vieux beau imbu de sa personne. Honoria aurait sûrement été suffisamment sensée pour repousser les avances du dernier, mais le sale type cachait bien sa vraie nature, et les deux arrivistes avaient du charme à revendre – un atout somme toute indispensable quand on était chasseur de dot.
Honoria avait sans doute des vues sur un des étudiants invités par Mme Royle, et elle ne souhaitait pas que Marcus vienne lui mettre des bâtons dans les roues. Comme il n’avait aucune envie de participer à une partie de campagne, ils étaient plutôt d’accord.
D’un autre côté, il lui faudrait se renseigner sur ledit étudiant. Si celui-ci faisait partie de son cercle de connaissances, il mènerait sa petite enquête. Récupérer la liste des invités ne serait pas compliqué. Les domestiques avaient l’art et la manière de se procurer ce genre de choses.
Et puis, si le temps s’y prêtait, il pourrait toujours faire un saut à Bricstan. À cheval ou à pied. Un sentier forestier serpentait entre les deux propriétés. Cela faisait une éternité qu’il ne l’avait pas emprunté, ce qui était un peu irresponsable de sa part. Un propriétaire terrien se devait de connaître chaque recoin de son domaine.
Et si d’aventure il tombait sur les quatre jeunes filles, il pourrait engager la conversation pour leur tirer les vers du nez. Ainsi il satisferait sa curiosité tout en évitant la réception.
Il termina son cidre. Oui, c’était assurément la meilleure façon de procéder.