Il aurait été impossible de décrire le tintamarre qui envahit la pièce à la seconde où les cousines Smythe-Smith se mirent à jouer. Marcus n’était même pas sûr qu’il existât de mots pour cela, du moins pas si l’on restait dans un registre poli. On ne pouvait décemment pas appeler cela de la musique et, franchement, le terme le plus pertinent aurait été « abomination ».
Il regarda les jeunes filles tour à tour. La gouvernante semblait un peu affolée, sa tête oscillant d’avant en arrière tandis que ses mains couraient sur le clavier. Les yeux fermés, Capucine se balançait sur sa chaise comme si les notes grinçantes qu’elle tirait de son violon la transportaient dans un monde merveilleux. Iris semblait prête à pleurer. Ou à assassiner sa sœur.
Quant à Honoria…
Elle était adorable. Pour le coup, c’est lui qui en aurait pleuré. Même s’il avait envie de fracasser son violon, comme l’avait conseillé lady Danbury.
Lèvres pincées, yeux étrécis, elle faisait glisser son archet sur les cordes avec une farouche détermination, tel un général menant ses troupes au combat.
Il n’aurait pu l’aimer davantage.
Heureusement il n’eut pas à subir l’intégralité du morceau, car Iris leva soudain la tête et l’aperçut. Elle laissa échapper un cri stupéfait et le silence se fit.
— Marcus ! s’exclama Honoria. Que fais-tu là ?
Il aurait juré qu’elle était heureuse de le voir, mais il se méfiait désormais de son propre jugement quant aux humeurs de la jeune fille.
— Ta mère m’envoie avec ceci, répondit-il en levant la carafe de citronnade.
Elle le considéra une seconde, puis éclata de rire. Iris l’imita et même la gouvernante s’autorisa un sourire. Seule Capucine parut déconcertée.
— Qu’y a-t-il de si drôle ?
— Rien, répondit Honoria. C’est juste que… Doux Jésus, ma mère nous envoie un comte pour nous servir de la citronnade !
— Je ne vois pas en quoi c’est drôle, s’entêta Capucine. Je trouve cela déplacé.
— Ne faites pas attention, lord Chatteris. Ma sœur n’a aucun humour, intervint Iris.
— Ce n’est pas vrai !
Ignorant les protestations de Capucine, Iris ajouta :
— Eh bien, que dites-vous de notre prestation, milord ?
— Je ne suis là que pour vous apporter de la citronnade, répondit Marcus, qui ne tenait absolument pas à donner son avis.
Abandonnant son instrument, Honoria le rejoignit.
— Bien joué, Marcus, souffla-t-elle.
— J’espère que vous avez des verres, parce que je n’ai pas réussi à en trouver.
— Nous en avons. S’il te plaît, sers Mlle Wynter en premier, c’est elle qui a travaillé le plus dur. Elle a rejoint le quartet cet après-midi.
Marcus s’exécuta un peu gauchement. Après tout, il n’avait pas l’habitude de faire le service. Comme Mlle Wynter le remerciait, il scruta son visage qui lui semblait familier.
— Nous sommes-nous déjà rencontrés ? demanda-t-il.
— Je ne crois pas, milord.
Marcus était surpris. Certaines personnes avaient une physionomie banale et pouvaient aisément être confondues avec d’autres, ce qui n’était pas le cas de la gouvernante qui était d’une beauté saisissante. Ce n’était pas le genre d’employée qu’une maîtresse de maison aimait engager, mais lady Pleinsworth n’avait pas de fils, et son mari ne quittait jamais le Dorset, aussi n’avait-elle aucune raison de se sentir menacée par la présence d’une trop jolie gouvernante.
Il servit Capucine qui le remercia à son tour.
— C’est très aimable à vous, milord. Et très démocratique.
Ne sachant que répondre, il hocha la tête et se dirigea vers Iris, qui venait de lever les yeux au ciel d’un air exaspéré.
Puis il put enfin s’approcher de Honoria.
— Merci, dit-elle après avoir bu une gorgée.
— Que vas-tu faire ?
— À quel propos ?
— À propos du récital, répondit-il un peu surpris, car cela lui semblait évident.
— Que veux-tu dire ? Je vais jouer. Que puis-je faire d’autre ?
D’un discret mouvement de tête, il indiqua la gouvernante.
— Vous avez un prétexte idéal pour annuler la représentation.
— Non, c’est impossible, murmura-t-elle, et il y avait plus qu’une pointe de regret dans sa voix.
— Honoria, tu n’es pas obligée de te sacrifier pour faire plaisir à ta famille.
— Ce n’est pas un sacrifice, c’est… Oh, je ne sais au juste ce que c’est, admit-elle avec un sourire contrit. En tout cas, il n’est pas question de se dérober.
Il eut envie de lui dire qu’elle était la personne la plus courageuse, loyale et généreuse qu’il connaisse, qu’il était prêt à endurer encore un millier de récitals si cela lui permettait d’être à ses côtés.
Il voulait aussi lui dire qu’il l’aimait. Mais ici, ce n’était pas possible.
— Je te trouve admirable, déclara-t-il simplement.
Elle eut un petit rire.
— Tu n’en diras pas autant à la fin de la soirée.
— Je serais incapable de faire ce que tu fais.
— Pourquoi ?
— Tu le sais très bien. Je n’aime pas être au centre de l’attention.
— C’est vrai. Quand nous étions petits, tu jouais toujours le rôle de l’arbre.
— Comme cela, je n’avais pas de texte à déclamer.
— Et tu restais en retrait.
Il eut un sourire nostalgique.
— J’aimais bien participer à ces petites saynètes.
— Tu t’en tirais fort bien. Le monde a besoin d’arbres, conclut-elle avec un sourire lumineux.
À la fin du récital, Honoria avait mal aux joues à force de sourire. Leur performance s’était révélée aussi désastreuse que prévu. Peut-être n’y en avait-il jamais eu de pire de mémoire de Smythe-Smith, ce qui n’était pas peu dire.
Anne était plutôt bonne pianiste. Si elle avait eu plus de temps pour répéter, elle s’en serait sans doute tirée avec les honneurs. En l’occurrence, elle avait joué avec une mesure de retard durant tout le morceau. Détail aggravé par le fait que Capucine avait constamment joué avec une mesure d’avance.
Iris s’était bien débrouillée techniquement. Honoria, qui l’avait entendue répéter seule, avait été impressionnée par sa maîtrise. Mais sur scène, sa cousine n’avait pu faire abstraction des regards narquois, voire horrifiés, des spectateurs. Le visage fermé, le dos voûté, elle avait manié son archet avec mollesse. Elle était tellement accablée que Honoria n’aurait pas été étonnée de la voir s’empaler sur le manche de son violoncelle.
Quant à Honoria elle-même… elle avait très mal joué, comme prévu. Concentrée sur son sourire, elle s’était à plusieurs reprises perdue dans la partition et s’était rattrapée de manière très approximative.
Néanmoins elle n’avait pas de regrets. Cela en valait la peine. Sa famille était assise au premier rang : sa mère, ses sœurs, ses tantes, et toute une brochette de cousines, qui l’avaient écoutée le sourire aux lèvres, fières et heureuses de la voir perpétuer la tradition.
Quant aux invités, ma foi, certains avaient paru un peu nauséeux, cela dit, ils étaient venus en connaissance de cause. Au bout de dix-huit ans, tout le monde savait que le récital des Smythe-Smith était tout sauf une partie de plaisir.
Il y eut une salve d’applaudissements – sans doute pour célébrer la fin du supplice –, puis, sans se départir de son sourire, Honoria accueillit les quelques téméraires venus lui présenter leurs félicitations hypocrites.
Elle croyait en avoir terminé quand une dernière personne s’approcha. Ce n’était pas Marcus, qui était en grande conversation avec Felicity Featherington – la plus jolie des quatre sœurs Featherington. Non, c’était la terrible lady Danbury, dont la canne frappait le parquet de manière menaçante. Toc-toc-toc.
— Vous n’êtes pas nouvelle, n’est-ce pas, ma chère ?
— Je vous demande pardon, milady ?
— Vous faisiez déjà partie du quartet l’année dernière, il me semble. Je n’ai pas pu vérifier sur le programme, je ne garde pas toute cette paperasse.
— Oh ! En effet, j’ai déjà joué l’année passée.
Honoria avait apparemment du mal à suivre la conversation. Il faut dire qu’une partie de son cerveau restait concentrée sur Marcus qui discutait toujours avec Felicity Featherington. Cette dernière était absolument ravissante dans une toilette rose dragée qui mettait en valeur sa chevelure brune.
Lady Danbury se pencha et demanda :
— C’est un violon que vous tenez là ?
— Euh… oui, milady.
La comtesse lui décocha un regard perçant.
— Vous êtes très polie. Vous auriez pu répondre qu’à l’évidence ce n’était pas un trombone.
— Eh bien, je ne l’ai pas dit… mais je l’ai pensé, riposta Honoria qui, tout à coup, en avait assez de feindre et ne voyait pas pourquoi elle aurait dû subir stoïquement les provocations de la vieille dame.
Le visage de lady Danbury se plissa tandis qu’elle laissait échapper un rire qui ressemblait à un jappement.
La mère de Honoria, qui se trouvait non loin, tourna la tête dans leur direction, l’air alarmé.
— J’avoue que mes connaissances musicales sont limitées. J’ai du mal à faire la différence entre un violon et un alto. Pas vous ?
— Non, mais c’est sans doute parce que je suis violoniste, répondit Honoria.
— Je n’ai pas reconnu la pianiste.
— Il s’agit de Mlle Wynter, la gouvernante des Pleinsworth. Ma cousine Sarah est tombée malade et a dû être remplacée au dernier moment. Je croyais cependant qu’on l’avait annoncé au début du récital ?
— C’est possible. Je n’ai pas écouté.
Honoria faillit lui dire qu’elle espérait qu’elle n’avait rien écouté de la soirée, mais elle se retint. Elle devait faire bonne figure même si elle se sentait de plus en plus irritable – la faute de Marcus, et de Felicity Featherstone, dans une moindre mesure.
— Que regardez-vous ainsi ? s’enquit lady Danbury, la mine curieuse.
— Personne.
— Alors qui cherchez-vous ?
Misère, cette femme était une vraie bernique.
— Personne, je vous assure, milady.
— Hum… C’est mon neveu, vous savez.
— Je vous demande pardon ?
— Chatteris. Mon arrière-petit-neveu pour être précise, quoique tous ces « arrière » et « petit » me donnent l’impression d’être centenaire.
— Marc… je veux dire lord Chatteris est votre petit-neveu ? Je l’ignorais.
— Il ne me rend pas visite aussi souvent qu’il le devrait.
— C’est parce qu’il déteste Londres, murmura Honoria sans réfléchir.
— Vous savez cela, vous ?
Honoria se sentit rougir.
— Je le connais depuis que nous sommes enfants.
— Oui, c’est ce que j’ai cru comprendre.
De nouveau la vieille dame se pencha pour approcher sa bouche de l’oreille de Honoria.
— Ma chère, je vais vous rendre un énorme service. Vous me remercierez plus tard.
— Je n’ai besoin de rien, assura Honoria, car la lueur presque diabolique qui luisait dans le regard de la comtesse n’augurait rien de bon.
— Pfff. Laissez-moi faire. Ces choses sont de mon ressort et j’ai déjà un grand succès à mon actif. Je ne vais pas m’arrêter là.
— Quoi ? Je… je ne comprends pas, bredouilla Honoria.
Mais lady Danbury s’était déjà détournée.
— Monsieur Bridgerton ! appela-t-elle. Monsieur Bridgerton !
Elle leva sa canne pour attirer l’attention, et Honoria dut se baisser promptement pour éviter de se faire arracher l’oreille.
Comme elle se redressait, elle vit s’approcher un bel homme au regard vert pétillant. Elle reconnut Colin Bridgerton, l’un des frères aînés de Gregory Bridgerton, dont le charme notoire et le sourire dévastateur avaient fait chavirer bien des cœurs.
Justement, il lui souriait. Elle sentit son cœur manquer un battement. Si elle n’avait été éperdument amoureuse de Marcus – dont le sourire était bien plus subtil et sincère –, elle aurait été en grand danger d’être envoûtée.
— J’ai séjourné à l’étranger, je ne suis donc pas sûr que nous ayons été présentés, dit-il après lui avoir baisé la main.
Honoria avait sur les lèvres une réponse d’une banalité affligeante quand elle remarqua soudain qu’il avait la main bandée.
— Vous êtes blessé ? J’espère que ce n’est pas grave.
— Cela ? fit-il en levant la main. Ce n’est rien du tout. Une petite altercation avec un coupe-papier.
— Prenez garde aux infections, ne put-elle s’empêcher de l’avertir. Si jamais la plaie gonfle, devient rouge, ou, pire, jaune, il faut consulter un médecin sans attendre.
— Pas verte ?
— Pardon ?
— De quelles couleurs dois-je me méfier ?
Les infections n’étaient en rien un sujet comique. Honoria décida d’ignorer sa plaisanterie et continua sur sa lancée :
— Surtout guettez l’apparition de stries rougeâtres autour de la plaie. Ce serait vraiment très mauvais signe.
— Comment se fait-il que vous soyez aussi calée en médecine, jeune fille ? intervint lady Danbury.
— J’ai récemment soigné quelqu’un qui souffrait d’une blessure infectée.
— Vraiment ? C’est intéressant. Donnez-nous des détails. S’agissait-il d’une blessure à la main ? À la jambe ?
— Euh… au mollet. Un malheureux coup de ciseaux qui a entaillé…
— Mon Dieu, j’ai oublié de féliciter le deuxième violon ! l’interrompit lady Danbury. C’est impardonnable. J’y vais de ce pas.
Elle ponctua ses paroles d’un coup de canne qui manqua de peu le pied de M. Bridgerton, puis s’éloigna, laissant Honoria en tête à tête avec ce dernier. Comme Honoria, un peu inquiète, la regardait fondre sur Capucine, Colin Bridgerton remarqua d’un air amusé :
— C’est une calamité, n’est-ce pas ?
— Capucine ?
— Euh… non, lady Danbury.
— Vous croyez qu’elle est sourde ?
— Votre cousine ?
— Non, lady Danbury.
— Je ne pense pas, non.
— On dirait bien que Capucine est persuadée du contraire.
Colin Bridgerton pivota à demi et tendit l’oreille. À quelques mètres de là, lady Danbury et Capucine s’étaient engagées dans une conversation. La jeune fille forçait sa voix et articulait chaque mot de manière exagérée.
— Cela va mal se terminer, murmura Colin Bridgerton. Votre cousine tient-elle à ses orteils ?
À cet instant Capucine poussa un cri perçant ; la canne tant redoutée de lady Danbury venait de clouer au plancher la pointe de son escarpin.
Honoria et Colin échangèrent un sourire.
— J’ai cru comprendre que vous aviez séjourné à Cambridge le mois dernier, milady.
— En effet, et j’ai eu le plaisir de dîner avec votre frère.
— Gregory ? Et vous rangez cela dans la catégorie des plaisirs ? plaisanta-t-il avec un sourire espiègle.
— Il a été charmant, je vous assure.
— Puis-je vous confier un secret ?
Il abusait de son sourire ravageur. Honoria décida de se prêter au jeu. C’était assez agréable de flirter avec un beau garçon.
— S’agit-il d’un grand secret qu’il faut garder à tout prix ? chuchota-t-elle en se penchant imperceptiblement.
— Sûrement pas.
— Alors vous pouvez me le confier.
M. Bridgerton inclina la tête.
— Petit, au dîner, Gregory catapultait des petits pois à l’autre bout de la table.
— Vraiment ? Et a-t-il gardé cette curieuse manie ? s’enquit Honoria avec le plus grand sérieux.
— Pas que je sache, non. Mais ce n’est pas exclu.
Honoria réprima un sourire. Les frères Bridgerton aimaient apparemment se taquiner. Il devait régner chez eux une atmosphère chaleureuse et gaie, comme chez elle à l’époque où Daniel et ses sœurs étaient encore à la maison.
— J’ai une question à vous poser, monsieur Bridgerton.
— Je vous en prie.
— En quoi était faite la catapulte en question ?
— Il s’agissait d’une simple cuillère, milady. Mais dans les mains de ce pervers de Gregory, cela devenait une arme redoutable.
Elle éclata de rire.
Une main se referma soudain sur son coude.
C’était Marcus, et il avait l’air furieux.