Dieu merci, Honoria n’avait pas une coiffure trop élaborée ce jour-là. Avec toutes ces répétitions, elle n’en avait pas eu le temps. Elle put donc se recoiffer sans trop de mal.
Nouer la cravate de Marcus se révéla, en revanche, plus ardu. En dépit de leurs efforts conjoints, ils ne parvinrent pas à reproduire le nœud compliqué.
— Tu ne pourras jamais te passer de ton valet, dit Honoria après que leur troisième tentative eut échoué. Je crois même qu’il va falloir augmenter ses gages.
— J’ai avoué à lady Danbury qu’il m’avait poignardé le mollet.
Honoria plaqua la main sur sa bouche.
— J’essaie de ne pas rire. Parce que ce n’est pas drôle.
— J’ai bien peur que si.
Ils éclatèrent de rire dans un bel ensemble.
Marcus avait l’air si heureux, si insouciant, que le cœur de Honoria se gonfla de joie. C’était à la fois étrange et merveilleux de découvrir que son bonheur dépendait de celui d’un autre être.
— J’essaie une dernière fois, décida-t-il.
Il saisit les extrémités de sa cravate et se tourna vers le miroir. Honoria l’observa une minute, avant de déclarer :
— C’est peine perdue. Tu vas devoir rentrer chez toi.
— Je n’ai même pas réussi à faire le premier nœud.
— Et tu n’y arriveras pas. Ce ne sera jamais impeccable. Je dois dire qu’entre les nœuds de cravate et les bottes moulantes, je révise mon opinion concernant les contraintes de la mode. Les hommes sont encore moins bien lotis que les femmes.
— Tu trouves ?
— Oui. Au moins, personne n’a jamais lacéré mes chaussures avec un couteau.
— Ma chemise ne se boutonne pas dans le dos, fit-il remarquer.
— Tu marques un point. Cela dit, je suis libre de choisir une robe qui se boutonne par le devant, alors qu’il t’est impossible de sortir sans cravate.
— Bien sûr que si. À Fensmore, objecta-t-il sans cesser de s’escrimer sur la cravate de plus en plus chiffonnée.
— Nous ne sommes pas à Fensmore, lui rappela-t-elle en souriant.
Avec un soupir, il fourra la cravate dans sa poche.
— J’y renonce. De toute façon je ne vois pas pourquoi je retournerais à la réception. Tout le monde doit déjà penser que je suis rentré chez moi. Si tant est que quelqu’un pense à moi, ajouta-t-il après réflexion.
Comme il y avait plusieurs débutantes parmi les invités – et surtout plusieurs mères résolues à les marier dans l’année –, Honoria était quant à elle bien certaine que son absence avait été remarquée.
Ils se faufilèrent dans le couloir, puis empruntèrent l’escalier de service. Honoria avait l’intention de couper à travers plusieurs pièces pour rejoindre la salle de réception tandis que Marcus se glisserait dehors en passant par l’office. Lorsqu’ils atteignirent l’endroit où leurs chemins se séparaient, il lui caressa la joue.
— Je passerai te rendre visite demain, promit-il.
— Tu ne m’embrasses pas pour me dire au revoir ?
Il ne se le fit pas dire deux fois et, prenant son visage entre ses mains, captura sa bouche en un long baiser passionné.
Honoria sentit une vague de chaleur l’envahir, comme si son corps était sur le point de se liquéfier. Enivrée, elle se hissa sur la pointe des pieds pour mieux…
Un cri terrible retentit soudain. Puis Marcus fut catapulté contre le mur du couloir.
Un homme jailli de nulle part venait de se précipiter sur lui et le tenait à la gorge. Honoria poussa un cri perçant. Sans réfléchir, elle se jeta sur l’intrus et s’agrippa à ses épaules pour tenter de lui faire lâcher prise.
— Lâchez-le ! hurla-t-elle en tentant de lui immobiliser le bras.
— Bon sang, Moustique, descends de là ! rugit l’homme.
Moustique ?
Honoria se figea, puis :
— Daniel ?
— Qui d’autre, à ton avis ?
Incrédule, elle desserra son étreinte et retomba sur ses pieds. Puis elle recula d’un pas pour mieux le dévisager.
— Daniel !
Elle avait presque du mal à le reconnaître.
Il semblait plus âgé, ce qu’il était certes, mais surtout ses traits étaient marqués par une profonde lassitude. Peut-être était-il tout simplement fatigué par son voyage – après tout, il arrivait d’Italie. D’ailleurs sa veste était toute poussiéreuse et froissée.
— Tu es rentré, dit-elle stupidement.
— À l’évidence. Que diable se passe-t-il ici ?
— Je…
Il l’interrompit d’un geste.
— Non, reste en dehors de cela, Honoria.
Elle lui décocha un regard indigné. Ne venait-il pas de lui poser une question ? Il aurait pu avoir l’amabilité de la laisser répondre !
Chancelant, Marcus se frottait le crâne là où sa tête avait heurté le mur.
— Bon sang, Daniel, la prochaine fois préviens-nous quand tu…
Daniel pivota et lui asséna un coup de poing dans la mâchoire.
— Espèce de salopard !
— Daniel ! hurla Honoria.
Elle voulut s’interposer une fois de plus, mais son frère l’écarta d’un geste. Elle n’eut pas le temps de contre-attaquer. Daniel avait toujours été vif et athlétique. Furibond, il frappa de nouveau Marcus.
Celui-ci se contenta d’essuyer d’un revers de manche le sang qui lui coulait sur le menton.
— Je ne veux pas me battre avec toi, Daniel.
— Qu’est-ce que tu trafiques avec ma sœur ?
— Tu as…
Ouch !
— … perdu la tête, ahana Marcus, plié en deux après avoir reçu le poing de Daniel dans l’estomac.
— Je t’ai demandé de veiller sur elle. De-veiller-sur-elle ! répéta Daniel en ponctuant chaque mot d’un coup dans le thorax de Marcus.
— Daniel, arrête ! supplia Honoria.
— C’est ma sœur !
— Je sais bien, grogna Marcus.
Il parvint à retrouver son équilibre et, bien campé sur ses pieds, il envoya à son tour son poing dans la figure de Daniel.
Ce dernier l’attrapa au collet et le plaqua violemment contre le mur. Marcus lui envoya alors son genou dans les parties sensibles. Courbé en deux, Daniel laissa échapper un gémissement inhumain et s’effondra, entraînant Honoria dans sa chute.
— Vous êtes devenus fous tous les deux, haleta-t-elle en s’efforçant de se relever.
Les deux hommes ne l’écoutaient pas. Elle aurait tout aussi bien pu s’adresser aux lattes du parquet.
Marcus grimaça en se frottant la gorge.
— Bon sang, Daniel, tu as failli m’étrangler !
Pantelant de douleur, Daniel grogna :
— Je te demande de protéger ma sœur, et toi tu profites d’elle !
— Justement, réfléchis un peu, siffla Marcus. Tu m’as demandé de la protéger, mais qu’est-ce que je connais aux débutantes ?
— Apparemment tu en sais beaucoup sur le sujet. Tu étais en train de la peloter…
Outrée, Honoria flanqua une calotte sur le crâne de son frère. Elle l’aurait frappé de nouveau s’il ne l’avait poussée rudement.
Avant qu’elle puisse réagir, Marcus rugit et se jeta sur celui qu’il avait toujours considéré comme son meilleur ami. Les coups se mirent à pleuvoir sur Daniel.
— Nom de nom, Marcus… qu’est-ce qui te prend ? éructa Daniel entre deux coups de poing.
— Je t’interdis de lui parler ainsi !
— C’est toi que j’insultais !
— Très bien. Alors voilà pour l’insulte, beugla Marcus en boxant la joue gauche de Daniel. Et ça… c’est pour l’avoir abandonnée, ajouta-t-il en lui boxant la joue droite.
Daniel avait maintenant la bouche en sang.
— Je ne l’ai pas abandonnée ! J’ai dû m’exiler. Je risquais la pendaison !
— Tu aurais pu rentrer depuis longtemps, répliqua Marcus en lui donnant une violente poussée dans l’épaule.
— C’est faux ! Tu n’as pas remarqué que Ramsgate était complètement cinglé ?
— En tout cas, tu n’as pas daigné lui écrire depuis plus d’un an.
— Ce n’est pas vrai !
— Si, c’est vrai, intervint Honoria.
Mais aucun d’eux ne lui prêtait la moindre attention.
— Ta mère était anéantie.
— Que voulais-tu que je fasse ? répliqua Daniel.
— Je m’en vais, annonça Honoria.
— Tu aurais au moins pu lui écrire.
— Je l’ai fait ! Elle n’a jamais répondu à mes lettres.
— Je m’en vais, répéta Honoria.
Les deux hommes, presque nez à nez, continuaient de se lancer des noms d’oiseau et de vitupérer. Elle haussa les épaules. Au moins n’essayaient-ils plus de se tuer l’un l’autre. Ce n’était pas la première fois qu’ils se battaient et ce ne serait sans doute pas la dernière.
Il fallait admettre qu’une infime partie d’elle-même – enfin, un peu plus qu’infime – avait été émoustillée de les voir se battre ainsi à cause d’elle. Surtout Marcus.
Un soupir ravi lui échappa au souvenir de l’expression farouche qui s’était peinte sur son visage quand il avait cru que Daniel l’avait insultée. Il l’aimait. Il ne le lui avait pas encore dit, mais cela ne faisait aucun doute. Il allait s’expliquer avec son frère et cette histoire d’amour – mon histoire, songea-t-elle rêveusement – connaîtrait un heureux dénouement.
Ils se marieraient, auraient des tas d’enfants et formeraient une famille joyeuse et unie. Cette famille qui avait tant manqué à Marcus et qu’il méritait d’avoir. Une famille où l’on mangerait de la tarte aux framboises au moins une fois par semaine, se promit-elle.
Ce serait merveilleux.
Elle jeta un dernier regard aux deux hommes qui continuaient à se pousser mutuellement, quoique sans conviction, à présent. L’affaire était réglée. Autant rejoindre la réception. Il fallait bien que quelqu’un annonce à sa mère que Daniel était de retour.
— Où est passée Honoria ? demanda soudain Daniel.
Ils étaient assis sur le sol, côte à côte, le dos appuyé au mur. Marcus avait les jambes repliées, celles de Daniel étaient étalées devant lui. Au bout d’un moment passé à se pousser et à s’invectiver, le ton et les coups avaient baissé d’intensité et, comme d’un accord tacite, ils s’étaient assis dans le couloir en grimaçant de douleur.
— Je suppose qu’elle est retournée avec les invités, dit Marcus.
Il espérait que Daniel s’était bel et bien calmé, car il doutait d’avoir suffisamment d’énergie pour remettre cela.
— Tu as l’air d’un épouvantail, déclara Daniel.
— Tu ne t’es pas regardé.
— Je t’ai vu l’embrasser.
— Et alors ?
— Quelles sont tes intentions ?
— Je comptais te demander sa main, mais tu m’as flanqué un direct à l’estomac.
Daniel cilla.
— Ah !
— À quoi t’attendais-tu donc ? Tu pensais que j’allais la séduire, puis la jeter aux loups ?
Daniel se raidit.
— La séduire ? répéta-t-il, ses yeux lançant des éclairs. Aurais-tu…
— Tais-toi, l’interrompit Marcus en levant la main.
Daniel se tint coi, mais continua de le considérer d’un air soupçonneux.
— Non, intima encore Marcus pour être tout à fait clair.
Il se tâta la mâchoire. Bon sang, cela faisait un mal de chien. Puis il regarda Daniel qui pliait et dépliait ses doigts meurtris.
— Au fait, content de te revoir. Et la prochaine fois, précise-nous la date de ton arrivée.
Daniel leva les yeux au ciel d’un air excédé.
— Ta mère n’a pas prononcé ton nom pendant trois ans, ajouta Marcus à mi-voix.
— Pourquoi me dis-tu cela ?
— Parce que tu es parti. Tu es parti, et…
— Je n’avais pas le choix.
— Tu aurais pu rentrer. Tu sais que…
— Non, coupa Daniel. Ramsgate m’avait fait poursuivre sur le Continent.
Marcus demeura silencieux un moment, avant de murmurer :
— Désolé, je l’ignorais.
— Ce n’est pas grave, soupira Daniel, qui laissa retomber sa tête contre le mur. De toute façon, elle n’a jamais répondu à mes lettres. Je parle de ma mère. Alors cela ne me surprend pas qu’elle n’ait plus prononcé mon nom.
— Ces années ont été aussi très difficiles pour Honoria.
— Depuis combien de temps elle et toi…
— C’est arrivé ce printemps.
— Que s’est-il passé ?
Marcus ne put s’empêcher de sourire. Du côté droit de la bouche uniquement. Le gauche commençait à enfler sérieusement.
— Je ne sais pas trop, admit-il.
Cela n’avait pas de sens de parler de la fausse taupinière, de son entorse, de sa blessure infectée ou de la tarte aux framboises. C’étaient là des anecdotes. Cela n’avait rien à voir avec ce qui s’était passé dans son cœur.
— Tu l’aimes ?
Marcus hocha la tête.
— Dans ce cas…
Daniel eut un haussement d’épaules. Cela suffisait. Il n’y avait rien à ajouter, comprit Marcus. Ils étaient des hommes et les hommes étaient ainsi.
Il décocha un petit coup de coude dans les côtes de son ami.
— Je suis content que tu sois rentré, mon vieux.
— Moi aussi, Marcus. Moi aussi, répondit Daniel.