Après avoir abandonné Marcus et Daniel à leur sort, Honoria avait rejoint discrètement le salon de musique où le quartet avait répété. Celui-ci était désert, comme prévu.
Un rai de lumière zébrait le parquet devant la porte qui menait à la salle de réception. Honoria vérifia une dernière fois son apparence dans un miroir. Elle n’en était pas absolument certaine à cause de la pénombre qui régnait, mais il lui semblait qu’elle était à peu près présentable.
Elle passa dans la pièce d’à côté.
Quelques invités s’attardaient encore, suffisamment en tout cas pour que son absence n’ait pas été remarquée – du moins par des gens n’appartenant pas à sa famille.
Capucine tenait sa cour au centre de la pièce et se rengorgeait en montrant son violon, « un Ruggieri », insistait-elle.
Lady Winstead se tenait en retrait, l’air fatiguée quoique heureuse.
Quant à Iris, elle était…
— Où étais-tu passée ? lui siffla Iris à l’oreille.
… juste à côté d’elle, apparemment.
— Je ne me sentais pas très bien, prétendit Honoria.
Iris ricana.
— Euh… c’est possible.
Cette réponse lui valut un profond soupir.
— Je voudrais partir, hélas, ma mère ne veut pas en entendre parler.
— Je suis désolée, murmura Honoria.
Ce n’était pas facile d’apparaître compatissante alors qu’elle-même débordait de joie, mais elle essaya quand même.
— Le pire, c’est Capucine, grinça Iris. Elle saute partout comme une… C’est du sang sur ta manche ?
— Pardon ?
Honoria se tordit le cou. Il y avait bel et bien une trace rougeâtre sur le haut de sa manche. Le sang de Marcus ou celui de Daniel ? Dieu seul le savait, tous deux étant dans un état lamentable quand elle les avait quittés.
— Oh, euh, non… je ne sais pas ce que c’est.
— C’est bien du sang, s’entêta Iris, perplexe.
— Sûrement pas. Peut-être de la framboise, j’ai mangé une tartelette tout à l’heure. Mais que me disais-tu à propos de Capucine ?
Sa tentative de diversion fonctionna.
— Elle est horripilante ! Elle…
Le rire strident de Capucine l’interrompit. Iris leva les yeux au ciel et soupira :
— Je crois que je vais pleurer.
— Non, retiens-toi.
— J’ai bien le droit d’exprimer mon désespoir. Je viens de vivre le jour le plus humiliant de toute ma vie. Honoria, je te préviens, je ne supporterai pas de recommencer. Je t’assure. Et tant pis s’il n’y a pas de violoncelliste pour me remplacer. C’est au-dessus de mes forces.
— Si tu te maries dans l’année…
— Oui, je suis au courant, coupa Iris. J’ai même failli accepter la demande en mariage de lord Venable, juste pour éviter de remonter sur les planches.
Lord Venable ? Seigneur, ce dernier avait l’âge d’être son grand-père. Voire son arrière-grand-père.
— Je t’en prie, reste avec moi, supplia Iris. Je n’en peux plus de tous ces gens qui viennent me féliciter. Je ne sais pas quoi leur dire.
— Ne t’inquiète pas, dit Honoria en lui prenant la main.
La voix de sa mère retentit non loin :
— Ah, Honoria, te voilà ! Où étais-tu passée ?
— Je suis montée m’étendre quelques minutes, maman. J’étais épuisée.
— Il est vrai que la journée a été rude.
— J’ai dû m’endormir, dit encore Honoria d’un ton d’excuse.
Qui aurait cru qu’elle pouvait mentir si facilement ?
— Avez-vous vu Mlle Wynter ? s’enquit lady Winstead. Nous ne la trouvons nulle part et Charlotte est prête à rentrer.
— Elle est peut-être aux toilettes ? suggéra Iris.
— Cela m’étonnerait, cela fait un bon moment qu’elle a disparu.
Honoria songea à Daniel qui devait être encore dans le couloir à l’étage.
— Euh, maman… je voudrais vous parler un instant.
— Cela attendra, ma chérie. Je commence à m’inquiéter au sujet de Mlle Wynter.
— Il est possible qu’elle ait eu besoin de s’allonger, elle aussi, hasarda Honoria.
— Peut-être. J’espère que Charlotte n’oubliera pas de lui accorder un jour de congé supplémentaire cette semaine. C’est bien le moins que nous puissions faire. Elle nous a sauvé la mise. D’ailleurs je vais de ce pas soumettre l’idée à Charlotte, décida lady Winstead.
Sur ces mots, elle s’éloigna.
— Sauvé la mise… C’est une façon de voir les choses, commenta Iris.
Honoria pouffa et glissa son bras sous celui de sa cousine.
— Viens avec moi. Nous allons faire le tour de la pièce et montrer à tout le monde que nous sommes fières et heureuses.
— Fières et heureuses ? Je ne crois pas en être capable, Honoria. Je…
Cette fois, ce fut un brusque fracas qui interrompit Iris.
On entendit un craquement sinistre, suivi d’une série de cloc et de zwouiiiiing.
— Qu’est-ce que c’était ? s’exclama Iris.
— Je ne sais pas, fit Honoria, qui tendit le cou. On aurait dit…
— Oh, mon Dieu, Honoria ! s’écria Capucine. Ton violon !
— Quoi, mon violon ? dit Honoria en se rapprochant.
— Seigneur ! souffla Iris en portant la main à sa bouche.
Elle agrippa Honoria par le bras, comme pour lui dire : « Mieux vaut que tu ne regardes pas. »
— Que se passe-t-il ? demanda Honoria. Je…
Lady Danbury se détacha du groupe.
— Lady Honoria, je vous présente mes excuses, aboya-t-elle.
Interdite, Honoria considérait ce qui restait de son instrument.
— Que… comment… qu’est-ce qui… balbutia-t-elle.
Lady Danbury secoua la tête d’un air faussement catastrophé.
— Je ne sais pas comment cela a pu se produire, vraiment. C’est ma canne. J’ai dû accrocher le violon par inadvertance et il est tombé de la table.
Honoria ouvrit la bouche, puis la referma, sans qu’aucun son n’en sorte. De toute évidence, son violon n’était pas seulement tombé. Il était fracassé. Toutes les cordes étaient arrachées, certaines pièces de bois s’étaient détachées et la mentonnière avait disparu.
On aurait dit qu’il avait été sauvagement piétiné.
— J’insiste pour vous en racheter un autre, naturellement, reprit lady Danbury.
— Ce ne sera pas nécessaire, répondit Honoria d’une voix sans timbre.
— Bien sûr que si. Un Ruggieri, cela va de soi.
Non loin, Capucine eut un petit hoquet d’indignation.
— Je vous assure, ne vous donnez pas cette peine, articula Honoria dont les yeux restaient rivés sur le violon désarticulé.
— Voyons, je suis responsable, je vous dois réparation, insista lady Danbury d’un ton grandiloquent, la main sur le cœur.
— Mais un Ruggieri ! couina Capucine.
— Je sais, ils sont hors de prix. En l’occurrence, c’est bien le moins que je puisse faire.
— Vous savez qu’il y a un délai d’attente, dit Capucine, l’air supérieur.
— Je ne vois pas comment je pourrais l’ignorer, cela fait une heure que vous nous le répétez, ma chère.
— Six mois. Voire un an.
— Ou plus ? hasarda lady Danbury avec un sourire ravi.
— Je ne veux pas d’un autre violon, déclara Honoria.
Elle n’en avait nul besoin. Elle allait épouser Marcus. Et plus jamais de sa vie elle ne jouerait dans un concert.
Bien sûr, elle ne pouvait pas le dire devant tous ces gens.
Il fallait d’abord que Marcus fasse sa demande. Ce qui était juste une formalité, elle ne se tracassait pas à ce sujet.
— Elle peut prendre mon vieux violon, cela ne me dérange pas, dit Capucine, magnanime.
Pendant que lady Danbury et Capucine se disputaient, Honoria se pencha vers Iris et chuchota :
— C’est vraiment inouï. Comment s’y est-elle prise, à ton avis ?
— Je n’en sais rien, avoua Iris, tout aussi abasourdie. Un coup de canne n’aurait pas suffi à faire de tels dégâts. Il fallait au moins… un éléphant.
Les deux cousines échangèrent un regard, puis partirent dans un fou rire irrépressible. Lady Danbury et Capucine cessèrent de se chamailler pour les considérer d’un air ahuri.
— Je crois que ses nerfs lâchent, commenta Capucine.
— Bien sûr, petite sotte ! jappa lady Danbury. Elle vient de perdre son cher violon.
— Et loué soit le Seigneur ! lâcha un invité.
Tous les regards convergèrent sur lui. C’était un homme à la mise soignée, accompagné d’une dame vêtue de manière tout aussi raffinée. Il rappelait à Honoria ces illustrations qu’elle avait vues dans les magazines de mode, qui représentaient Beau Brummell, le dandy le plus en vue à l’époque où ses sœurs avaient fait leurs débuts dans le monde.
L’homme eut un sourire sarcastique.
— Par pitié, lady Danbury, ne remplacez surtout pas le violon de cette jeune personne. Il faut plutôt lui attacher les mains dans le dos pour s’assurer qu’elle ne touche plus jamais un instrument de musique de sa vie.
Si quelques ricanements fusèrent, la plupart des invités semblaient embarrassés. Honoria ne savait comment réagir. Elle savait qu’en privé tout le monde se moquait du récital Smythe-Smith. Mais personne n’avait jamais osé le faire en présence des membres de la famille. Même les chroniqueurs les plus féroces de la rubrique mondaine ne s’y étaient pas risqués.
Où était donc sa mère ? Et tante Charlotte ? Si elles avaient entendu ces quolibets, elles auraient le cœur brisé.
Le dandy, qui semblait très content de monopoliser l’attention, pivota vers les autres invités pour les prendre à témoin :
— Voyons, vous avez tellement peur de dire la vérité ? Ces gamines jouent comme des casseroles. C’est un crime contre Mozart. Un véritable massacre !
Quelques rires étouffés retentirent.
Honoria cherchait désespérément quoi dire pour défendre sa famille. Cramponnée à son bras, Iris semblait prier pour que la terre s’entrouvre et l’engloutisse à jamais.
Quant à Capucine, elle était en état de sidération.
Le dandy apostropha Honoria :
— Je vous en conjure, mademoiselle, renoncez à la musique. Vous êtes une calamité. Vous feriez pleurer les oiseaux. Moi-même, j’ai presque versé une larme.
Très fier de son trait d’esprit, il lança un regard goguenard à sa compagne qui décida de prouver qu’elle aussi pouvait se montrer tout aussi spirituelle.
— Personnellement j’ai trempé mon mouchoir !
Honoria sentit des larmes de rage lui monter aux yeux. Elle avait toujours cru que si un jour on l’attaquait publiquement, elle riposterait avec tant de verve et de panache que son adversaire n’aurait d’autre choix que de filer la queue entre les jambes.
Or voilà que cela se produisait, et qu’elle était littéralement paralysée.
Les mains tremblantes, elle tenta de se ressaisir, en vain. Ce soir, sans doute, des paroles cinglantes lui viendraient à l’esprit. Mais pour l’heure, son cerveau embrumé ne réagissait pas. Elle était incapable d’aligner trois mots cohérents, sans parler de s’engager dans une joute verbale féroce.
Un invité se permit un rire plus sonore. Une dame l’imita. Honoria sentit sa fureur décupler. Ce grossier personnage était en train de gagner la partie. Il avait été invité et il osait l’insulter devant tous ces gens ! C’était vraiment odieux de sa part, sauf que… il avait raison. Elle jouait comme une casserole.
Il n’empêche, cela ne se faisait pas. Ces gens devaient le savoir. Il y aurait bien quelqu’un pour remettre ce sale type à sa place.
Soudain, parmi les chuchotements et gloussements hypocrites, on distingua un martèlement de bottes sur le parquet. Lentement, les têtes pivotèrent.
Honoria se tourna vers la porte et…
… retomba amoureuse.
Marcus qui détestait se faire remarquer, Marcus qui n’avait jamais un mot plus haut que l’autre, Marcus qui préférait jouer l’arbre plutôt que le rôle principal, Marcus s’avançait d’un pas martial et s’apprêtait manifestement à faire une scène.
Le visage meurtri, le menton taché de sang, les cheveux en bataille, il ressemblait à un dieu vengeur.
— Pouvez-vous répéter ce que vous venez de dire, Grimston ? articula-t-il d’une voix sourde en s’immobilisant devant ce dernier.
Grimston parut se recroqueviller sur place, et dans la foule plusieurs personnes reculèrent. Marcus semblait vraiment furieux.
— Répétez ce que vous venez de dire, Grimston.
La mémoire revint à Honoria. Il s’agissait de Basil Grimston, qui avait été absent de Londres plusieurs années, mais qui, du temps de sa jeunesse turbulente, s’était taillé une réputation de plaisantin à la langue fielleuse. Les sœurs de Honoria le détestaient.
— Je n’ai dit que la stricte vérité, se défendit Grimston en levant le menton.
Marcus ferma le poing droit et se mit à frapper sa paume gauche.
— Vous ne serez pas la première personne que je corrige ce soir.
Avec sa chemise déchirée, ses cheveux hirsutes, son œil au beurre noir et sa lèvre fendue, on le croyait sans peine.
C’était le plus bel homme qu’elle ait jamais vu, songea Honoria.
— Honoria ? souffla Iris en lui serrant le bras.
Honoria secoua la tête. Elle n’avait pas envie de parler. Elle ne pouvait détacher les yeux de Marcus.
— Alors, Grimston, aurez-vous le cran de répéter ce que vous avez dit à lady Honoria ? s’enquit Marcus pour la troisième fois.
Grimston se tourna vers les autres invités.
— Cet homme est un forcené. Il faut le mettre dehors ! Où est notre hôtesse ?
— Ici même, répondit Honoria en faisant un pas en avant.
Ce n’était pas tout à fait vrai, mais sa mère n’était pas là, Dieu merci, et en son absence elle se devait de reprendre le flambeau.
Marcus secoua imperceptiblement la tête et elle recula docilement aux côtés d’Iris.
— Si vous ne présentez pas immédiatement vos excuses à lady Honoria, je vais vous tuer, annonça Marcus d’une voix d’autant plus terrifiante qu’elle était calme.
Un murmure horrifié courut parmi les invités. Capucine feignit de s’évanouir et s’affaissa gracieusement contre Iris, qui fit un bond de côté et la laissa choir sur le sol.
— Vous n’allez quand même pas me convoquer sur le pré à l’aube ? riposta Grimston.
— Je ne vous parle pas d’un duel. Je parle de vous tuer ici même, de mes propres mains.
— Vous avez perdu la tête !
— C’est possible, admit Marcus avec un haussement d’épaules.
Grimston jeta un regard affolé autour de lui. Comme personne ne s’avisait de prendre sa défense – et qu’en bon dandy il n’avait aucune envie qu’on s’attaque à son physique –, il fit le choix le plus sage.
Pivotant vers Honoria, il s’adressa à son front :
— Pardon, milady.
— Faites cela selon les règles, gronda Marcus.
— Je m’excuse, dit Grimston entre ses dents.
— Grimston.
Grimston regarda enfin Honoria dans les yeux et articula :
— Je vous prie d’accepter mes excuses, milady.
Il était rouge de honte, visiblement furieux, mais au moins faisait-il amende honorable.
— Je les accepte, s’empressa-t-elle de dire avant que Marcus ne trouve encore à redire à sa formulation.
— Et maintenant, dehors, ordonna ce dernier.
— Comme si je comptais m’attarder, répliqua Grimston en reniflant.
— Je vais vraiment devoir vous frapper, lâcha Marcus, qui secoua la tête d’un air incrédule.
La femme qui accompagnait Grimston se hâta d’attraper celui-ci par le bras.
— Ce ne sera pas nécessaire, assura-t-elle. Merci pour cette charmante soirée, lady Honoria. Soyez sûre que si l’on me pose la question, je dirai que tout s’est très bien passé.
Encore sous le choc, Honoria se contenta de hocher la tête.
Le couple quitta la salle.
— Dieu merci, ils sont partis, grommela Marcus en se frottant les phalanges. Je ne me voyais pas lui mettre mon poing dans la figure. Ton frère a vraiment la tête dure.
Honoria ne put s’empêcher de sourire. Capucine, toujours étendue par terre, poussait des gémissements ridicules. Non loin, lady Danbury écartait les curieux en glapissant qu’il n’y avait « rien à voir ! ». Et Iris s’obstinait à poser des questions que Honoria n’écoutait pas.
— Je t’aime, dit-elle dès que le regard de Marcus accrocha le sien. Je t’aime et je t’aimerai toujours.
Elle n’avait pas eu l’intention de lui faire cet aveu, mais son cœur débordait tellement d’amour et de gratitude qu’elle n’avait pu se retenir.
Quelqu’un dut l’entendre. Et le répéter à son voisin. Et ainsi de suite. Car bientôt le silence se fit dans la salle. Et, une fois de plus, Marcus se retrouva au centre de l’attention générale.
— Je t’aime aussi, déclara-t-il d’une voix claire et ferme.
Et alors que la moitié de la bonne société londonienne les regardait, il mit un genou en terre et demanda :
— Lady Honoria Smythe-Smith, me ferez-vous le grand honneur de devenir ma femme ?
Incapable d’articuler le moindre mot, la gorge nouée par l’émotion, Honoria hocha la tête. Ses yeux s’emplirent de larmes. Puis elle hocha la tête plus vigoureusement et se jeta dans les bras de Marcus qui s’était relevé.
— Oui, cria-t-elle, retrouvant l’usage de la parole. Oui !
Iris lui raconta plus tard que tous les invités avaient poussé une clameur joyeuse. Honoria n’entendit rien. Dans cet instant parfait, il n’y avait plus que Marcus et elle.
Souriant, il appuya son front contre le sien.
— Je comptais bien te demander en mariage, mais tu m’as obligé à précipiter les choses, murmura-t-il.
— Ce n’était pas mon intention.
— J’attendais un moment plus opportun.
Elle se hissa sur la pointe des pieds et l’embrassa. Et cette fois, elle entendit les applaudissements et les vivats.
— Je crois que c’était le moment idéal, chuchota-t-elle.
Il devait être d’accord, car il l’embrassa à son tour. Devant tout le monde.