Le dimanche après-midi, Honoria avait acquis la conviction d’avoir fait le bon choix.
Gregory Bridgerton était le mari idéal.
La veille, au dîner, ils avaient été placés l’un à côté de l’autre. Gregory s’était montré charmant. S’il n’avait pas paru particulièrement ébloui par sa conversation ou son physique, aucune autre jeune fille n’avait non plus semblé retenir son attention. Il était gentil, courtois, et son sens de l’humour lui plaisait.
D’un point de vue purement pragmatique, Honoria estimait que si elle s’en donnait la peine, elle avait une bonne chance de l’attirer dans ses filets.
Gregory était un benjamin, ce qui signifiait que les débutantes motivées par un titre ronflant se détourneraient de lui. Et sans doute avait-il besoin d’argent. Sa famille était aisée et lui versait probablement une rente, mais les benjamins recherchaient des épouses nanties, c’était de notoriété publique.
Et de l’argent, Honoria en avait.
Sans être mirobolante, sa dot était confortable. Daniel lui en avait révélé le montant avant de quitter le pays, aussi savait-elle qu’elle ne se marierait pas les mains vides.
Il ne lui restait plus qu’à faire comprendre à M. Bridgerton qu’ils étaient faits pour s’entendre.
Et pour y parvenir, elle avait un plan.
L’idée lui était venue ce matin à la messe – à laquelle les messieurs pouvaient échapper, mais pas les dames. Ce plan n’avait rien de très compliqué. Elle avait juste besoin d’une belle journée ensoleillée, d’un sens de l’orientation à peu près opérationnel et d’une pelle.
Le premier point ne posait pas de problème. Le ciel était d’un bleu radieux quand elle était entrée dans la petite église de campagne, et c’était même ce détail qui l’avait mise sur la voie.
Pour ce qui était du sens de l’orientation, cela demanderait un peu plus d’efforts. Cela dit, ils avaient fait une promenade dans les bois la veille, aussi était-elle à peu près sûre de retrouver son chemin. Elle ne savait peut-être pas localiser le nord, mais elle pouvait au moins suivre un chemin bien entretenu.
Quant à la pelle, elle trouverait bien le moyen de s’en procurer une.
Quand les dames rentrèrent après l’office dominical, on les informa que ces messieurs étaient partis à la chasse et qu’ils rentreraient tard.
— Ils seront affamés, prédit Mme Royle. Nous devons prendre nos dispositions en conséquence.
Honoria fut apparemment la seule à ne pas comprendre que cela nécessitait de l’aide. Cecily et Sarah se précipitèrent à l’étage pour se changer, et Iris, prétextant une stupide migraine, se sauva de son côté. Honoria fut aussitôt alpaguée par Mme Royle qui l’entraîna vers les cuisines.
— J’avais l’intention de servir des tourtes à la viande. C’est pratique pour pique-niquer. Toutefois, si les messieurs se sont dépensés, il faudrait peut-être prévoir un autre plat de viande. Croyez-vous qu’ils apprécieraient des tranches de rosbif froid ?
— Tout le monde aime le rosbif froid.
— Avec de la moutarde ?
Honoria ouvrit la bouche pour répondre, mais Mme Royle enchaînait déjà :
— Nous servirons trois sortes de moutarde en condiments. Et des pommes de terre sautées.
Honoria attendit quelques secondes et, une fois sûre que Mme Royle attendait une réaction de sa part, elle opina.
— Oui, ce sera parfait.
Ce n’était pas une fulgurance intellectuelle, mais étant donné le sujet, ce n’était déjà pas mal.
Mme Royle s’arrêta net et Honoria faillit la percuter.
— Oh ! J’ai oublié d’en parler à Cecily !
— Lui parler de quoi ?
Mme Royle s’éloignait déjà pour héler une servante. Elle revint une minute plus tard et expliqua :
— Il est primordial qu’elle porte du bleu cet après-midi. Je me suis laissé dire que c’était la couleur préférée d’au moins deux de nos invités.
Comment avait-elle obtenu cette précieuse information ? Mystère.
— Et puis, cela s’accorde avec ses yeux.
— Oui, Cecily a de très beaux yeux.
Mme Royle considéra Honoria un instant, la mine pensive, avant de déclarer :
— Vous aussi, vous devriez envisager de porter cette couleur plus souvent. Vos yeux paraîtraient moins étranges.
— J’aime beaucoup mes yeux. C’est un trait de famille. Mon frère a les mêmes.
— Ah oui, votre frère ! Mon Dieu, quel gâchis, soupira Mme Royle.
Trois ans plus tôt, Honoria aurait pris ombrage de ce commentaire désobligeant. Elle était moins à vif sur la question, désormais. D’ailleurs Mme Royle avait raison. C’était un beau gâchis.
— Nous espérons le voir revenir un jour.
Mme Royle émit un reniflement qui traduisait son scepticisme.
— N’y comptez pas avant la mort de Ramsgate. Je le connais depuis l’époque où il courait en culottes courtes, et il a toujours été plus têtu qu’une bourrique.
Surprise par ce langage prosaïque dans la bouche de son hôtesse, Honoria arrondit les yeux.
— Mais je ne peux, hélas, rien y faire, conclut Mme Royle. Revenons à nos moutons. La cuisinière va préparer des crèmes à la vanille individuelles pour le dessert. Avec des framboises.
— Excellente idée, dit Honoria, qui avait compris que sa mission consistait uniquement à approuver les décisions de Mme Royle.
— Je devrais peut-être lui demander de faire un cake ? Elle est plutôt bonne pâtissière et ces messieurs auront très faim. La chasse est un sport éprouvant.
Honoria trouvait la chasse plus éprouvante pour les canards que pour les humains, mais elle garda cette réflexion pour elle.
— Vous ne trouvez pas curieux que les messieurs soient allés à la chasse plutôt qu’à la messe ? ne put-elle toutefois s’empêcher de demander.
— Ce n’est pas à moi de leur dicter leur conduite. Ce ne sont pas mes fils.
Il n’y avait nulle trace d’ironie dans son ton. Une fois de plus, Honoria opina du bonnet. Son instinct lui soufflait que le futur mari de Cecily aurait lui aussi intérêt à filer doux.
Daniel lui avait dit un jour que le meilleur conseil qu’il ait reçu concernant le mariage lui avait été donné par la terrifiante lady Danbury, une douairière d’âge canonique qui claironnait ses avis à tous ceux qui voulaient bien l’écouter, et aux autres aussi : tout homme devait avoir conscience qu’en épousant une femme il épousait aussi sa belle-mère.
Daniel… Comme il lui manquait !
À vrai dire Mme Royle n’était pas si pénible que cela. Elle était juste déterminée, et Honoria savait d’expérience que les mères déterminées étaient redoutables. À une certaine époque, la sienne avait eu, elle aussi, à cœur d’offrir les meilleures chances à ses filles. Elle avait nourri de grandes ambitions pour Margaret, Henrietta, Lydia et Charlotte, qu’elle avait parées des plus belles toilettes et qui avaient été se pavaner dans les meilleures maisons. De fait, les sœurs de Honoria avaient toutes épousé de bons partis. Et cela n’avait pas pris plus d’une Saison, deux maximum.
Honoria, en revanche, voyait approcher sa troisième Saison, pourtant sa mère ne manifestait qu’un tiède intérêt pour son avenir. Bien sûr, en théorie elle souhaitait que sa fille se marie, mais elle ne s’investissait pas vraiment dans l’affaire.
Il n’y avait plus grand-chose qui suscitât son enthousiasme depuis que Daniel avait quitté l’Angleterre.
Si Mme Royle se démenait en tous sens pour faire cuire des gâteaux et habiller sa fille en bleu, elle agissait par amour, et Honoria ne pouvait le lui reprocher.
— C’est très aimable à vous de m’aider aux préparatifs, reconnut Mme Royle en lui tapotant le bras. Tout est plus facile quand quelqu’un vous prête main-forte, ma mère le disait toujours.
Honoria avait le sentiment que son hôtesse avait davantage besoin d’une paire d’oreilles que d’une paire de mains, toutefois elle acquiesça et suivit Mme Royle dans le jardin afin de superviser la préparation du pique-nique.
— J’ai l’impression que M. Bridgerton s’intéresse de très près à ma Cecily, dit encore Mme Royle, alors qu’elles émergeaient sous un ciel un peu moins bleu qu’en début de matinée. Qu’en pensez-vous, lady Honoria ?
— Je n’ai pas remarqué, répondit Honoria, secrètement alarmée.
— Oh, j’en suis quasi sûre ! Hier soir au dîner, il n’a pas arrêté de lui sourire.
— Il sourit à tout le monde.
— Peut-être, mais il avait un sourire différent.
— Si vous le dites.
Honoria regarda les nuages blancs qui commençaient à s’amonceler dans le ciel. Mme Royle suivit la direction de son regard et, se méprenant sur sa mine inquiète, soupira :
— Je sais, cela se couvre. J’espère que nous pourrons quand même pique-niquer. Ce serait tragique que nous soyons obligés de battre en retraite à l’intérieur. Hélas, nous ne pouvons rien faire d’autre qu’attendre et voir venir ! D’ailleurs, ce n’est pas si grave. Si nous rentrons, Cecily pourra montrer ses talents de pianiste à M. Bridgerton.
— Sarah aussi joue du piano.
— Vraiment ? fit Mme Royle avec indifférence. De toute façon il y a peu de risque que le pique-nique soit annulé. Le ciel n’est pas très menaçant.
Honoria repéra un nuage plus sombre. Approchait-il ou s’éloignait-il ? Elle adressa une courte prière au ciel pour que le beau temps se maintienne. Elle avait un plan à mettre en œuvre, nom d’un chien. Un plan qui requérait l’emploi d’une pelle. Et, justement, on trouvait les pelles dans les jardins.
Elle jetait des coups d’œil discrets autour d’elle quand Mme Royle déclara :
— J’espère que Cecily a bien été prévenue qu’elle devait porter du bleu. Elle sera de mauvaise humeur si elle est obligée de se changer. J’espère, je l’avoue, que M. Bridgerton s’intéressera à Cecily. Bien sûr, ce serait encore mieux si c’était lord Chatteris. Savez-vous s’il aime le bleu ?
— Il ne vient pas au pique-nique, n’est-ce pas ? s’inquiéta Honoria.
— Non, mais c’est notre voisin. Et il faut saisir toutes les occasions qui se présentent, pas vrai ?
— Certes…
— Il est rare que lord Chatteris passe du temps avec une jeune fille – hormis vous, mais vous êtes amis d’enfance. Or il a dansé avec Cecily, insista fièrement Mme Royle. Sans compter que notre domaine jouxte le sien. Une telle union lui serait profitable.
Elle se dirigea vers une table ornée de compositions florales. Honoria la suivit sans trop savoir quoi dire.
— Évidemment, nous ne lui céderions pas toutes les terres, reprit son hôtesse. Je ne pourrais pas spolier Georgie de la sorte.
— Georgie ?
— Mon fils aîné.
Mme Royle pivota soudain pour envelopper Honoria d’un regard calculateur, puis balaya d’un geste l’idée qui lui était venue.
— Non, vous êtes trop vieille pour lui. Dommage.
Il n’y avait pas de réponse appropriée à une telle affirmation, décida Honoria.
— Nous pourrions cependant céder quelques acres. Cela en vaudrait la peine si Cecily devient comtesse.
— Je ne suis pas sûre que Marcus cherche une épouse.
— Balivernes. Tous les célibataires cherchent une femme. Mais ils ne le savent pas forcément.
— Je m’efforcerai de m’en souvenir, dit Honoria avec ironie.
— Vous feriez bien, acquiesça Mme Royle, ignorant sa tentative d’humour. À présent dites-moi ce que vous pensez de ces bouquets ? N’y a-t-il pas un peu trop de crocus ?
— Je les trouve magnifiques, surtout les mauves. Et nous sommes au début du printemps, les crocus sont en pleine floraison.
— Sans doute. Personnellement je trouve que c’est une fleur plutôt banale.
— Moi je les trouve très fraîches et bucoliques.
Mme Royle eut une mimique sceptique, avant de lâcher :
— Je vais demander à la cuisinière de préparer un cake.
— Cela vous ennuie si je reste ici m’occuper des fleurs ? s’enquit Honoria.
Mme Royle jeta un coup d’œil aux bouquets arrangés à la perfection, avant de reporter un regard perplexe sur la jeune fille.
— Juste pour leur donner un peu de… bouffant, expliqua Honoria.
— À votre guise. Mais n’oubliez pas de vous changer avant le retour des messieurs. Et n’allez pas mettre une robe bleue. Je veux que Cecily se distingue du lot.
— Je ne crois même pas avoir apporté de toilette bleue, répondit Honoria, diplomate.
— Tant mieux, tant mieux. Alors, amusez-vous bien à faire bouffer les fleurs.
Mme Royle regagna la maison. Honoria attendit un peu, à cause des domestiques qui allaient et venaient avec les couverts et les assiettes. Elle passa d’un bouquet à l’autre, tripota quelques tiges tout en balayant les alentours du regard. Elle finit par repérer enfin un scintillement métallique près d’un massif de roses. Après avoir vérifié que les serviteurs ne s’occupaient pas d’elle, elle s’aventura sur la pelouse.
Et découvrit une petite bêche oubliée par les jardiniers.
— Merci, articula-t-elle en levant les yeux au ciel.
Ce n’était pas une pelle, mais cela ferait l’affaire. Le problème consistait à la récupérer en toute discrétion. Il fallait réfléchir. Ses robes n’avaient pas de poches, et de toute façon, une bêche ne rentrerait pas dans une poche.
Pour l’heure, elle allait se contenter de cacher l’outil et de le récupérer un peu plus tard.