Marcus n’avait pas eu l’intention de se cacher en se promenant du côté de Bricstan. Mais quand il était tombé sur Honoria très occupée à creuser le sol au milieu du sentier, il n’avait pu s’empêcher de se glisser derrière un arbre pour l’espionner.
La jeune fille manipulait une petite bêche. Elle n’avait pas creusé longtemps et s’était redressée au bout d’une minute à peine, afin d’étudier le résultat de ses efforts. Puis elle avait posé le pied dans le trou – c’est à ce moment-là que Marcus s’était dissimulé derrière un arbre –, et elle avait jeté un regard autour d’elle avant d’aller cacher la bêche sous un tas de feuilles mortes.
Elle avait de nouveau considéré le trou, sourcils froncés, et, se ravisant apparemment, était repartie chercher sa bêche pour se remettre à l’œuvre.
Lorsqu’elle était retournée près du tas de feuilles, Marcus avait constaté qu’elle avait formé un petit monticule de terre triangulaire au-dessus du trou. Et il avait enfin compris.
Honoria venait de fabriquer une fausse taupinière.
Se rendait-elle compte qu’on ne trouvait pas de taupinière isolée dans les bois ? S’il y en avait une, il y en avait forcément d’autres un peu plus loin. Mais de toute évidence ce genre de détail ne la préoccupait pas. S’il se fiait au nombre de fois où elle avait testé la profondeur du trou, elle avait l’intention de simuler une chute. À moins qu’elle n’espère faire tomber quelqu’un dans le piège. De fait, il ne pouvait que lui donner raison : quand « l’accident » surviendrait, pas grand monde ne se soucierait de compter les taupinières alentour.
Il l’épia encore quelques longues minutes, durant lesquelles elle ne fit rien d’autre qu’observer sa fausse taupinière. Il aurait dû s’ennuyer à mourir, or il s’amusait grandement. Sans doute parce qu’il savait qu’au fond Honoria faisait tous ces efforts pour mettre un peu de piment dans sa vie. Il la vit encore parler à mi-voix, comme si elle répétait une scène. Puis, contre toute attente, elle se mit à valser au milieu du chemin avec un cavalier invisible.
Elle était étonnamment gracieuse. Finalement Honoria dansait bien mieux quand il n’y avait pas de musique. Dans sa robe vert amande, elle lui faisait penser à un elfe. Il pouvait presque l’imaginer vêtue de feuilles, sautillant entre les arbres de la forêt.
Honoria avait toujours été une fille de la campagne. À Whipple Hill, elle parcourait les bois, grimpait aux arbres et se laissait rouler au bas des prairies en pente. Quand Daniel et Marcus partaient en expédition, elle tentait toujours de les suivre, mais lorsqu’ils la chassaient, elle trouvait le moyen de se distraire. Un jour elle avait fait cinquante fois le tour de la maison, juste pour voir si elle en était capable. Et la demeure était vaste ! Le lendemain, elle avait eu des courbatures et même Daniel avait admis que, pour une fois, ce n’était pas du chiqué.
Marcus songea au manoir de Fensmore. Une propriété immense. Personne n’aurait eu l’idée d’en faire dix fois le tour, encore moins cinquante. Il réfléchit un instant. Il ne se souvenait pas que Honoria lui ait rendu visite là-bas. Quand aurait-elle eu l’occasion de le faire ? Enfant, il n’avait le droit d’inviter personne. Son père n’avait pas vraiment le sens de l’hospitalité, et d’ailleurs Marcus n’avait aucune envie de convier des camarades dans ce mausolée.
Au bout d’une dizaine de minutes, Honoria se lassa. Elle s’assit au pied d’un arbre, les coudes appuyés sur les genoux, le menton calé dans la main, et attendit.
Marcus commençait à s’ennuyer lorsqu’il entendit un lointain bruit de voix.
Honoria se releva d’un bond et se précipita vers la fausse taupinière pour y enfoncer le pied. Après quoi, elle s’allongea par terre dans une pose la plus gracieuse possible – ce qui n’était pas évident quand on avait le pied coincé dans une prétendue galerie de taupe.
Cela fait, elle poussa un cri perçant.
Les saynètes qu’ils interprétaient enfants lui avaient au moins appris à jouer la comédie. Sa petite mise en scène était assez convaincante, il fallait l’avouer.
Marcus attendit de voir ce qui allait se passer.
Attendit.
Et attendit encore.
Finalement, perdant patience, Honoria cria une deuxième fois.
Hélas, personne ne vola à son secours !
Elle cria encore, mais le cœur n’y était plus.
— Bon sang de bois ! pesta-t-elle en se hissant sur le coude pour libérer son pied.
Marcus s’esclaffa.
— Qui est là ? s’écria-t-elle.
Zut, il avait ri plus fort que prévu. Il se décida à émerger du bois. Il ne voulait pas l’effrayer.
— Marcus ?
Il la salua d’un signe de la main. Il aurait dit quelques mots, mais elle était toujours étalée par terre, sa chaussure couverte de terre, et elle faisait une tête… Oh, il n’avait jamais rien vu de plus drôle ! Elle était mortifiée et furieuse, sans qu’on sache quelle émotion l’emportait sur l’autre.
— Arrête de rire !
— Pardon.
— Que fais-tu ici ?
Elle affichait une mine si courroucée qu’il se retint à grand-peine d’éclater de nouveau de rire.
— J’habite ici, lui rappela-t-il, avant de s’approcher pour lui tendre la main, comme l’aurait fait n’importe quel gentleman.
Elle étrécit les yeux. De toute évidence, elle ne croyait pas une seconde qu’il était là par hasard.
— Du moins, j’habite tout près, corrigea-t-il. Et j’inspectais le sentier.
Elle accepta enfin sa main et se releva, puis elle entreprit de brosser ses jupes. Hélas, la terre humide avait laissé des traces brunâtres sur le tissu. Râlant et soupirant, Honoria s’acharna encore un instant, avant de renoncer.
— Depuis combien de temps es-tu là ?
— Plus longtemps que tu ne le souhaiterais, rétorqua-t-il en souriant.
Elle eut un grognement de dépit.
— J’imagine que ce serait trop te demander que de bien vouloir garder cela pour toi ?
— Je n’en soufflerai mot à personne, promis. Mais dis-moi, qui donc voulais-tu attirer dans ce guet-apens ?
— Tu t’imagines que je vais te le dire ? Tu serais la dernière personne au monde, crois-moi.
— Vraiment ? Tu préférerais le dire à la reine ? Au premier ministre ? Au…
— Arrête !
Elle ravala un sourire, puis se rembrunit dans la foulée.
— Cela ne te dérange pas si je me rassois ? fit-elle en retournant près de l’arbre. Ma robe étant déjà tachée, cela ne fera aucune différence.
Elle s’assit, puis observa d’un ton sarcastique :
— C’est maintenant que tu es censé me dire que j’ai l’air aussi fraîche qu’une fleur des champs.
— Cela dépend de la fleur, je suppose.
Elle leva les yeux au ciel, expression aussi comique que familière. Combien de fois l’avait-il vue exprimer son exaspération de cette manière au cours des quinze dernières années ?
Maintenant qu’il y pensait, ce devait être la seule femme au monde à lui parler franchement, sarcasmes inclus. Les autres étaient trop impressionnées par son titre et ne savaient que minauder ou le flatter ou lui dire ce qu’elles pensaient qu’il avait envie d’entendre. Les hommes aussi. C’était en partie pour cette raison qu’il s’ennuyait tant à Londres.
Le pire, c’était qu’il détestait les flagorneurs. Et il détestait qu’on prenne des pincettes avec lui. Les compliments lui étaient insupportables. Pourquoi s’extasier sur son gilet alors que celui-ci était strictement identique à celui des autres messieurs ?
Daniel était le seul homme dont il se sentait proche, et quand il était parti, il n’y avait plus eu personne. Les membres de sa famille proche étaient tous morts. Il fallait remonter l’arbre généalogique sur quatre générations pour trouver quelqu’un qui ait un vague lien de parenté avec lui. Il était le fils unique d’un fils unique. La dynastie Holroyd n’était pas très prolifique.
Adossé au tronc d’un arbre, il considéra Honoria qui semblait fatiguée par tous ces efforts inutiles, et malheureuse.
— Alors, cette partie de campagne n’a pas eu le succès escompté ? s’enquit-il. Dans ta lettre, tu m’as bien mis en garde.
— Parce que je savais que tu t’y ennuierais à mourir.
— Ce n’est pas sûr, objecta-t-il, tout en sachant qu’elle avait raison.
— Oh, je t’en prie ! Il n’y a que quatre jeunes filles, quatre étudiants, M. et Mme Royle. Et un chien, je crois.
— J’aime bien les chiens.
Honoria pouffa, puis, à l’aide d’une brindille, elle entreprit de tracer des arabesques dans la poussière du chemin. Quelques mèches raides s’échappaient de son chignon et lui pendouillaient dans le cou. Elle avait l’air abattu.
Il n’aimait pas cela.
Quelque chose n’allait pas. Honoria Smythe-Smith ne l’avait pas habitué à cela.
— Honoria ?
Elle releva vivement la tête.
— J’ai vingt et un ans, Marcus.
— Quoi ? Ce n’est pas possible ! s’exclama-t-il en commençant à compter mentalement.
— Je te jure que c’est vrai. L’année dernière, j’ai eu quelques soupirants, mais finalement aucun n’a daigné demander ma main. Je ne sais pas pourquoi, conclut-elle avec tristesse.
Marcus toussota et éprouva soudain le besoin de desserrer sa cravate.
— J’imagine que ce n’est pas plus mal, reprit-elle. Je n’étais pas particulièrement séduite. J’ai même vu l’un d’eux donner un coup de pied à un chien. Bien sûr, il n’est pas question que j’envisage d’épouser… enfin, tu vois.
Il hocha la tête.
Elle se redressa et afficha un sourire enjoué. Peut-être un peu trop enjoué.
— Mais cette année, je suis bien décidée à faire mieux.
— Je suis sûr que ce sera le cas.
Elle lui jeta un regard soupçonneux.
— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ? protesta-t-il.
— Rien. Mais tu n’as pas besoin d’être si condescendant.
— Je ne suis pas…
— Oh, Marcus, tu es toujours condescendant !
— Explique-toi.
— Tu sais bien ce que je veux dire.
— Pas du tout.
Elle se remit debout en ricanant, pointa le menton en avant d’un air supérieur.
— Tu regardes tout le monde comme cela.
— Si réellement je fais cette tête-là, tu as la permission de me tirer dessus !
— Voilà, c’est exactement la tête que tu fais en ce moment ! s’écria-t-elle d’un air triomphant. L’an dernier, tu as passé ton temps à me fusiller du regard. Chaque fois que je te voyais, tu fronçais les sourcils d’un air désapprobateur.
— Je t’assure que ce n’était pas mon intention.
Ce n’était pas elle, qu’il désapprouvait, mais les prétendants qui lui tournaient autour.
Bras croisés, elle le dévisagea, l’air en colère.
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour toi ? s’enquit-il d’un ton prudent.
— Non. Merci.
Il soupira et changea d’approche.
— Honoria, tu n’as pas de père, et ton frère est à l’étranger. Quant à ta mère, elle va s’installer à Bath.
— Où veux-tu en venir ?
— Tu es seule au monde !
— J’ai des sœurs, protesta-t-elle.
— L’une d’elles t’a-t-elle proposé de venir vivre chez elle ?
— Bien sûr que non. Je vis chez ma mère.
— Qui va déménager à Bath, insista-t-il.
Il détecta un sanglot dans sa voix. Pourtant, ravalant ses larmes, elle poursuivit d’une voix frémissante :
— J’ai une multitude de cousines et quatre sœurs qui m’inviteraient dans la seconde si elles pensaient que c’était nécessaire.
— Honoria…
— Et j’ai aussi un frère, même si nous ne savons pas où il est. Je n’ai pas besoin de…
Elle s’interrompit et cilla, comme si elle était la première surprise des mots qu’elle s’apprêtait à prononcer. Puis elle acheva :
— … pas besoin de toi.
Un silence horrible suivit.
Marcus ne pensa pas à ces dîners joyeux qu’ils avaient partagés à la table familiale de Whipple Hill. Il ne pensa pas aux saynètes grotesques dans lesquelles il jouait toujours le rôle de l’arbre. Ni aux jeux, aux batailles, aux escapades. À tous ces moments passés ensemble. Non, il fut absolument certain de ne pas y penser face à cette fille qui venait de lui dire qu’elle n’avait pas besoin de lui.
C’était sans doute vrai.
Elle était adulte, maintenant.
Nom de nom.
Il se ressaisit. Peu importait, de toute façon. Il avait fait une promesse à Daniel. Il avait juré de protéger Honoria, et il le ferait.
Il chercha une manière délicate de présenter les choses, pour ne pas la froisser. Et y renonça.
— Tu as besoin d’aide, lâcha-t-il dans un soupir.
— Tu veux jouer les tuteurs ?
— Non ! Crois-moi, c’est la dernière chose que je souhaite.
— Parce que je suis impossible ?
— Je n’ai pas dit cela.
Seigneur, comment la conversation avait-elle pu dégénérer à ce point ?
— Je veux juste t’offrir mon aide.
— Je n’ai pas besoin d’un deuxième frère.
— Je ne veux pas être ton frère, rétorqua-t-il.
Et soudain, il la vit différemment. Pour la toute première fois. Était-ce ses yeux, son teint, ses joues rosies ? Ou sa respiration haletante ? L’arrondi de sa joue ? Ou cette petite zone tendre juste sous…
— Tu as de la terre sur le menton, dit-il en lui tendant son mouchoir.
Ce n’était pas vrai, mais il voulait changer de sujet. Le plus vite possible. Elle se tamponna le visage avec le carré de tissu, fronça les sourcils en constatant qu’il était toujours aussi propre, recommença.
— C’est parti, assura-t-il.
Elle lui rendit son mouchoir, puis demeura immobile, l’air renfrogné. On aurait dit qu’elle avait de nouveau douze ans.
— Honoria, reprit-il d’un ton patient, en tant que meilleur ami de Daniel…
— Arrête.
Il prit une profonde inspiration, puis :
— Pourquoi est-ce si difficile d’accepter de l’aide ?
— Tu aimes cela, toi ?
— Quoi donc ?
— Accepter l’aide des autres ?
— Cela dépend de la personne qui l’offre.
— Et si c’était moi ? Imagine. Imagine que nos rôles soient inversés.
— Eh bien, si c’était dans un domaine où tu es compétente, oui, je serais heureux d’accepter ton aide.
Il était satisfait de sa réponse, courtoise, conciliante, et qui ne l’engageait pas à grand-chose.
Honoria garda le silence un moment, puis secoua brièvement la tête.
— Il faut que je rentre.
— Ils vont s’apercevoir de ton absence ?
— Ils auraient dû s’en apercevoir depuis longtemps, marmonna-t-elle.
— Ah oui, c’est vrai, tu t’es tordu la cheville ! dit-il d’un air faussement compatissant.
Elle lui jeta un regard mauvais, puis s’éloigna d’un pas martial. Dans la mauvaise direction.
— Honoria !
Elle pivota.
Réprimant à grand-peine un sourire, il pointa le doigt vers le sud.
— Bricstan est de ce côté.
Dents serrées, elle rebroussa chemin. Mais alors qu’elle passait à sa hauteur, son pied buta sur une racine et elle perdit l’équilibre. Marcus réagit en gentleman. D’instinct, il s’élança pour la retenir.
Sans voir cette maudite taupinière.
Son pied flancha et, à sa grande honte, il lâcha un juron tandis que tous deux s’affalaient sur le sol. Honoria sur le dos. Et lui sur elle.
Il prit aussitôt appui sur les coudes pour ne pas l’écraser. Était-elle blessée ? Il aurait voulu lui poser la question, mais il avait le souffle coupé.
Honoria le dévisageait de ses grands yeux lavande, lèvres entrouvertes, haletante.
Alors il fit ce que n’importe quel homme aurait fait à sa place. Il inclina la tête et…