5

L’instant d’avant, Honoria était debout – en équilibre précaire, soit. Elle avait tellement hâte de s’éloigner de Marcus qu’elle n’avait pas regardé où elle marchait et avait perdu l’équilibre.

Mais elle se serait redressée s’il n’avait pas littéralement volé à son secours.

En prime elle avait reçu son épaule en plein thorax. Le souffle coupé, elle s’était effondrée en l’entraînant dans sa chute. Et il avait atterri sur elle.

Puis toute pensée cohérente s’était effacée devant les sensations nouvelles qui l’assaillaient.

C’était la première fois qu’un corps masculin était pressé contre le sien – Seigneur, à quelle occasion cela aurait-il bien pu lui arriver ? Bien sûr, elle avait dansé la valse, parfois plus étroitement que ne le voulaient les convenances, mais cela n’avait rien à voir. Ce poids, cette chaleur… C’était très choquant, et en même temps presque agréable.

Elle attendit de recouvrer son souffle, ouvrit la bouche. Mais, comme le regard de Marcus plongeait dans le sien, elle se retrouva à court de mots. Il ne ressemblait pas au Marcus qu’elle connaissait. Elle le côtoyait depuis des années, comment était-il possible qu’elle n’ait jamais prêté attention à la forme de sa bouche ? Et à la couleur de ses yeux ? Ils étaient bruns, cela elle le savait, mais pour la première fois elle remarquait ces petites paillettes ambrées sur le pourtour de l’iris. À cet instant, il inclina lentement la tête.

Oh, mon Dieu ! Avait-il l’intention de l’embrasser ? Marcus ?

Elle se raidit, anticipant la suite…

Qui ne vint pas. Marcus n’avait pas le moins du monde prévu de l’embrasser. Débitant une série de jurons comme elle n’en avait pas entendu depuis le départ de Daniel, il se releva d’un bond, recula d’un pas et…

— Bon sang !

Sous l’œil horrifié de Honoria, il battit frénétiquement des bras, puis s’effondra de nouveau. Un gémissement de douleur lui échappa, suivi d’une autre bordée de jurons dont Honoria ne songea pas à s’offusquer. Inquiète, elle se hissa sur les coudes. À en juger par l’expression de Marcus, il s’était vraiment fait mal.

— Est-ce que ça va ? demanda-t-elle, alors que, de toute évidence, ça n’allait pas du tout.

— C’est ce maudit trou ! aboya-t-il avant de serrer les dents.

— Oh, je suis désolée !

Elle se remit debout et, sentant que la situation appelait d’autres excuses, répéta :

— Vraiment désolée.

Il ne répondit pas.

— Sache que je n’avais pas du tout prévu…

Elle s’interrompit. Elle n’allait pas se mettre à jacasser à tort et à travers, d’autant que Marcus n’avait pas l’air particulièrement heureux d’entendre le son de sa voix.

Nerveuse, elle esquissa un pas dans sa direction. Il était toujours affalé sur le flanc. De la boue maculait ses bottes, son pantalon et sa belle veste.

— Marcus ?

Il grimaça et elle se dit que le moment était mal choisi pour l’informer qu’il avait des feuilles mortes dans les cheveux. Avec précaution, il se tourna jusqu’à se retrouver dos au sol et ferma les yeux. Il inspira profondément à trois reprises, puis rouvrit les paupières.

— Veux-tu que je t’aide ?

— Attends un peu, grommela-t-il.

Il parvint à se mettre en position semi-assise, attrapa son mollet à deux mains pour soulever sa jambe et décoincer son pied du trou. Doucement, il testa sa cheville, d’abord en faisant bouger son pied d’avant en arrière, puis en le tordant légèrement de côté. Ce mouvement lui arracha un grognement douloureux.

— Elle n’est pas cassée au moins ? s’alarma Honoria.

— Non, je ne pense pas.

— Juste foulée ?

Il acquiesça d’un autre grognement.

— Tu ne crois pas que…

Le regard féroce qu’il lui décocha la réduisit instantanément au silence. Cependant, au bout de quinze secondes, n’y tenant plus, elle murmura :

— Marcus ? Tu ne crois pas que tu devrais retirer ta botte ?

Tête baissée, il ne répondit pas.

— Ta cheville risque d’enfler, insista-t-elle.

— Je sais ! rétorqua-t-il, avant de soupirer et de reprendre d’un ton moins brusque : J’étais juste en train de réfléchir.

— Oui, bien sûr. Dis-moi juste quand tu seras prêt à…

Il s’immobilisa. Elle recula d’un pas.

— Enfin, peu importe.

Il se pencha pour palper sa cheville blessée à travers sa botte, sans doute pour voir si elle commençait déjà à enfler. Honoria se déplaça de manière à voir son visage. Elle essayait de jauger l’intensité de sa douleur, ce qui n’était pas facile. Il bouillait de colère, manifestement, et semblait au bord de perdre son sang-froid.

Les hommes étaient si bêtes, songea-t-elle avec irritation. Bien sûr, c’était sa faute s’il s’était tordu la cheville, et elle comprenait qu’il lui en veuille ; il devait toutefois bien se rendre compte qu’il aurait besoin de son aide. Il ne pourrait pas se relever et encore moins retourner à Fensmore seul. S’il avait été raisonnable, il l’aurait admis et aurait accepté son assistance. Mais non, il préférait feuler tel un tigre blessé, comme s’il maîtrisait encore la situation.

Elle toussota.

— Hum… J’aimerais être sûre de ne pas me tromper. Veux-tu que je t’aide, ou faut-il juste… que je me taise ?

Il y eut un long silence pénible pour les nerfs, puis il demanda du bout des lèvres :

— Aurais-tu l’amabilité de m’aider à retirer ma botte ?

— Bien sûr !

Elle se précipita, puis se figea, indécise et gênée.

— Attends, je vais… euh…

S’il lui était arrivé d’ôter les bottes de son père quand elle était petite et voulait lui prêter main-forte, elle n’avait jamais fait cela avec un autre homme. Surtout pas un homme qui était allongé sur elle l’instant d’avant !

Ses joues s’enflammèrent. Pourquoi diable pensait-elle à cela ? Marcus ne l’avait pas fait exprès. Et c’était Marcus, saperlipopette. Marcus. Seulement Marcus.

Elle s’assit en face de lui, glissa une main derrière son talon et posa l’autre sur son cou-de-pied.

— Tu es prêt ?

Toujours aussi renfrogné, il hocha la tête.

Elle s’arc-bouta. Marcus poussa un tel cri de douleur qu’elle le lâcha aussitôt.

— Oh, Seigneur ! Est-ce que ça va ? s’écria-t-elle, affolée.

— Oui. Essaie encore.

— Tu es sûr ?

— Oui !

— Bon.

Elle recommença, donna une secousse. Cette fois Marcus ne cria pas, mais émit un son rauque qui évoquait un animal sur le point d’être immolé.

Incapable d’en supporter davantage, Honoria leva les mains.

— Ce n’est pas possible. Je n’y arrive pas.

— Essaie encore. Ces bottes sont toujours difficiles à enlever.

— À ce point-là ?

Et dire que c’étaient les femmes qui étaient censées avoir des vêtements peu pratiques.

 Honoria.

— D’accord, d’accord…

Elle fit une nouvelle tentative qui se révéla tout aussi infructueuse.

— Désolée, mais tu vas devoir découper le cuir. C’est la seule solution.

Il fit la grimace.

— Ce n’est qu’une botte, Marcus.

— Ce n’est pas cela. C’est juste que cela me fait un mal de chien.

— Désolée, murmura-t-elle, compatissante.

Il laissa échapper un long soupir.

— Tu vas devoir m’aider à me remettre debout.

— Ta main, fit-elle en lui tendant la sienne.

Elle tira de toutes ses forces, mais il ne réussit pas à prendre appui sur le sol et finit par la lâcher.

Honoria regarda sa main qui lui semblait vide et froide, tout à coup.

— Tu vas devoir m’agripper sous les bras, la prévint-il.

C’était un peu choquant, mais elle venait déjà de passer dix minutes à s’escrimer sur sa botte, ce qui était déjà parfaitement scandaleux. Alors un peu plus, un peu moins.

Courbée en deux, elle l’attrapa à bras-le-corps. Dieu que c’était étrange. Elle se sentait mal à l’aise. Ils n’avaient jamais été aussi proches physiquement. Sauf bien sûr quand il s’était effondré sur elle.

Décidément, ça avait été une idée de génie de creuser ce trou.

Après quelques manœuvres et quelques jurons supplémentaires, Marcus parvint à se relever et à prendre appui sur son pied valide. Honoria s’écarta un peu tout en gardant la main sur son épaule pour l’aider à garder l’équilibre.

— Tu peux poser l’autre pied par terre ?

— Je n’en sais rien.

Il fit une tentative, et renonça aussitôt.

— Je vais essayer à cloche-pied.

— Tu ne pourras jamais…

— Je te dis que… Aïe !

Il trébucha, se raccrocha à l’épaule de Honoria pour ne pas tomber. S’armant de patience, elle lui tendit son autre main en guise de soutien. Il l’accepta et, une fois de plus, elle fut frappée par la vision de cette belle main chaude et ferme qui, Dieu sait pourquoi, lui donnait un sentiment de sécurité.

— Tu as raison, je n’y arriverai pas, admit-il de mauvaise grâce. Mets-toi sur le côté. Je vais m’appuyer sur toi.

Elle se rapprocha, le laissa glisser le bras autour de ses épaules. Le poids de ce bras n’était pas désagréable. Elle l’enlaça timidement.

— Dans quelle direction est Fensmore ?

— Par là, dit-il avec un mouvement du menton.

— Je devrais plutôt demander : à quelle distance se trouve Fensmore ?

— Une lieue environ.

Elle laissa échapper un cri incrédule.

— Une lieue ?

— Un petit peu moins.

Avait-il perdu l’esprit ?

— Marcus, jamais je ne vais pouvoir te soutenir sur une telle distance ! Il faut aller prévenir les Royle.

— Non, il n’est pas question que je me présente à leur porte dans cet état, rétorqua-t-il sombrement.

En son for intérieur, Honoria ne lui donnait pas tort. Un comte célibataire se livrant à Mme Royle en état de grande vulnérabilité ? Cette dernière y aurait vu un cadeau du ciel. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il se serait retrouvé prisonnier dans une chambre avec Cecily Royle dans le rôle de l’infirmière.

— Tu n’auras pas à me soutenir durant tout le trajet. La douleur va s’estomper.

— C’est insensé.

— Bon, avançons, veux-tu ?

Il semblait aussi épuisé que furieux. Honoria savait déjà qu’ils n’y arriveraient pas. Elle ne lui donnait pas cinq minutes avant d’avouer qu’il avait présumé de ses forces.

Ils clopinèrent néanmoins sur quelques dizaines de mètres.

— Pourquoi as-tu creusé un trou aussi gros ? grommela-t-il au bout d’un moment. C’est beaucoup plus petit, une galerie de taupe.

— Je sais, mais il fallait bien que j’arrive à mettre le pied dedans.

— Et qu’était-il censé se passer ?

Elle soupira. Elle avait depuis longtemps dépassé le stade de la honte. Mentir ne servirait à rien.

— Je ne sais pas trop. J’imaginais que mon prince charmant volerait à mon secours. Je n’ai pas réfléchi au-delà.

— Et qui est le prince en question ?

— Cela ne te regarde pas.

— Ce n’est quand même pas un secret d’État.

— Non, mais je n’ai pas envie de…

— Honoria, à cause de toi je suis handicapé.

C’était un coup bas.

— Oh, très bien ! Si tu veux le savoir, il s’agit de Gregory Bridgerton. Le plus jeune des Bridgerton, celui qui est encore célibataire, précisa-t-elle.

— Je sais qui est Gregory Bridgerton.

— Eh bien, qu’as-tu à lui reprocher ? demanda-t-elle d’un ton bravache.

Il réfléchit quelques secondes, puis répondit :

— Rien.

Honoria ouvrit des yeux ronds.

— Rien ? Vraiment ?

— Rien qui me vienne à l’esprit pour le moment, en tout cas.

Son choix aurait pu être bien pire, devait-il admettre.

— Tu n’as vraiment aucune objection à formuler ? insista-t-elle, l’air soupçonneux.

Marcus fit semblant de réfléchir. Il endossait le rôle de l’empêcheur de tourner en rond. Ou du vieux ronchon.

— Il est sans doute un peu jeune, lâcha-t-il finalement.

Il s’arrêta, désigna une souche d’arbre à quelques mètres.

— Aide-moi à m’asseoir là-bas, veux-tu ? J’ai besoin de me reposer un peu.

Elle le soutint tandis qu’il s’asseyait pesamment sur le tronc avec un soupir de soulagement. Il avait l’impression qu’un fer chauffé au rouge lui encerclait la cheville.

— Il n’est pas si jeune, objecta Honoria, reprenant le fil de leur conversation.

— Il est encore à l’université.

— Mais il est plus âgé que moi.

— A-t-il donné un coup de pied à un chien récemment ?

— Pas à ma connaissance.

— Dans ce cas tu as ma bénédiction.

Elle étrécit les yeux.

— Pourquoi aurais-je besoin de ta bénédiction ?

Bon sang, ce qu’elle était susceptible.

— Tu n’en as pas besoin, mais est-ce si pénible de la recevoir ?

— Non, mais…

— Mais quoi ?

— Je ne sais pas.

Il se retint de rire.

— Pourquoi es-tu si méfiante ?

— Sans doute parce que durant la dernière Saison tu as passé ton temps à me dénigrer.

— C’est faux.

— C’est vrai.

— Bon, j’avais des réserves sur certains de tes prétendants, tu as raison. Mais ce n’est pas toi que je dénigrais.

Voilà, il avait vendu la mèche.

— Ainsi tu me surveillais ! s’indigna-t-elle.

— Pas du tout. J’aurais cependant eu du mal à ne rien voir.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

Et voilà qu’ils allaient se disputer.

— Rien. Tu étais à Londres, et moi aussi. Je t’ai vue au même titre que les autres débutantes. Je me souviens mieux de toi parce que… eh bien, les autres, je ne les connais pas, acheva-t-il, avant de réaliser que sa phrase pouvait paraître offensante.

Elle posa sur lui un regard songeur – ce qu’il n’aimait guère, car cela signifiait qu’elle réfléchissait un peu trop, ou voyait un peu trop de choses, et il se sentait exposé. Enfant déjà, elle le perçait à jour mieux que quiconque. C’était curieux. La plupart du temps, elle était enjouée, insouciante, puis soudain elle fixait sur lui ses extraordinaires yeux lavande, et il avait l’impression d’être nu, tel un chevalier dépouillé de son armure.

Honoria l’avait toujours compris, bien mieux que tous les autres membres de la famille Smythe-Smith.

Il s’efforça de chasser ces souvenirs lointains. Il ne voulait pas repenser à cette époque heureuse, à ce sentiment d’appartenance qui lui avait fait tant de bien. Et il ne voulait pas non plus penser à elle. À ses yeux de la couleur exacte des jacinthes qui fleurissaient un peu partout dans la campagne. Chaque fois qu’il en voyait à cette époque de l’année, il se disait que cette fleur était décidément la sienne.

Quelle stupide association d’idées.

Il avait la gorge nouée, tout à coup. Le silence se prolongeait. Pour une fois, il aurait préféré qu’elle jacasse.

Finalement, elle dit à mi-voix :

— Je pourrais te présenter.

— Quoi ? À qui ?

— Des jeunes filles. Les débutantes que tu ne connais pas.

Là n’était pas le problème. On lui avait déjà présenté toutes les jeunes filles à marier de Londres.

— Je le ferais volontiers, assura-t-elle gentiment.

Miséricorde, avait-elle pitié de lui ?

— Merci, mais c’est inutile.

— Bien sûr, je comprends. Je suppose qu’on t’a présenté…

— Je n’ai pas envie…

— Tu nous trouves assommantes.

— Les débutantes ne savent parler que de…

— Même moi, je m’ennuierais.

Il fallait en finir avec cette conversation de sourds.

— La vérité, lâcha-t-il, c’est que je déteste Londres.

Il avait parlé d’un ton si brusque qu’il se sentit idiot. Un bel idiot qui, tout à l’heure, devrait découper sa botte pour récupérer son pied.

— Ce n’est pas possible, soupira-t-il. Nous n’arriverons jamais à rejoindre Fensmore.

Honoria s’abstint de répondre qu’elle le lui avait bien dit et il lui en sut gré.

— Tu vas retourner à Bricstan. C’est plus proche et tu connais le chemin. Tu connais le chemin, n’est-ce pas ? s’inquiéta-t-il soudain, se rappelant à qui il parlait.

Heureusement, elle ne se froissa pas.

— Je sais que je dois rester sur le sentier jusqu’au petit étang, puis remonter la colline.

— C’est cela. Ensuite, tu demanderas qu’on vienne me chercher. Pas au personnel de Bricstan. Envoie un message à Fensmore. Adressé à Jimmy. Mon palefrenier en chef. Dis-lui juste que je suis sur le chemin de Bricstan, à environ une lieue de la maison. Il saura quoi faire.

— Cela ira si tu restes ici tout seul à attendre ?

— Tant qu’il ne pleut pas…

Tous deux levèrent la tête. Une traînée de nuages menaçants était en train d’envahir le ciel.

— Bon sang, maugréa-t-il.

— Je vais courir, ne t’en fais pas.

— Non. Il ne manquerait plus que tu tombes, toi aussi.

Elle ébaucha un mouvement, prête à partir, se ravisa.

— Tu n’oublieras pas de m’envoyer un mot pour me prévenir que tu es rentré sain et sauf ?

— Bien sûr.

Et ce serait bien la première fois de sa vie. D’ordinaire personne ne se souciait de lui. C’était déconcertant. Et assez agréable.

Elle s’éloigna et il écouta le bruit de ses pas décroître sur le sentier. Combien de temps allait-il attendre les secours ? Honoria avait un bon bout de chemin à parcourir, si tant est qu’elle ne se perde pas en route. Puis elle devrait écrire une lettre et la faire porter à Fensmore. Il faudrait ensuite que Jimmy selle deux chevaux et vienne jusqu’ici.

Cela prendrait une bonne heure. Voire deux.

Marcus se laissa glisser au sol, s’adossa à la souche. L’épuisement le gagnait, mais il souffrait trop pour songer à dormir.

Il ferma les yeux.

Et c’est à cet instant qu’il sentit les premières gouttes.