LE QUART LIVRE DES FAICTS ET DICTS HEROÏQUES

DU NOBLE PANTAGRUEL

COMPOSÉ

PAR M. FRANÇOIS RABELAIS

DOCTEUR EN MÉDECINE

ANCIEN PROLOGUE

Beuveurs très illustres, et vous Goutteux très precieulx, j'ay veu, receu, ouy et entendu l'ambassadeur que la seigneurie de vos seigneuries a transmis par devers ma paternité; et m'a semblé bien bon et facond orateur. Le sommaire de sa proposition je réduis en trois motz, les quelz sont de tant grande importance que jadis, entre les Romains, par ces trois motz le prêteur respondoit à toutes requestes exposées en jugement. Par ces trois motz decidoit toutes controversies, tous complainctz, procès et differens, et est oient les jours dicts malheureux et néfastes, es quelz le prêteur n'usoit de ces trois motz : fastes et heureux, esquelz d'iceulx user souloit. Vous donnez, vous dictes, vous adjugez. O gens de bien ! je ne vous peulx voir. La digne vertus de Dieu vous soit, et non moins à moy, éternellement en ayde ! Or ça, de par Dieu, jamais rien ne faisons que son très sacré nom ne soit premièrement loué.

Vous me donnez. Quoy? un beau et ample bréviaire. Vray bis, je vous en remercie : ce sera le moins de mon plus. Quel bréviaire feust certes ne pensois, voyant les reigletz, la rose, les fermailz, la relieure, et la couverture, en laquelle je n'ay omis à considérer les crocs, et les pies painctes au dessus et semées en moult belle ordonnance. Par lesquelles (comme si fussent lettres hieroglyphicques) vous dictes facilement qu'il n'est ouvrage que de maistres, et courage que de crocqueurs

de pies Croquer pic signifie certaine joyeulseté, par métaphore extraicte du prodige qui advint en Bretaigne, peu de temps avant la bataille donnée prés Sainct Aubin du Cormier. Nos pères le nous ont exposé, c'est raisen que nos successeurs ne l'ignorent. Ce fut l'an de la benne vinée; on donnoit la quarte de bon vin et friand pour une aiguilJette borgne.

Des contrées de levant ad vola grand nombre de gays d'un cousté, grand nombre de pies de l'aultre, tirans tous vers le ponant. Et se coustoyoient en tel ordre que sur le soir, les gays faisoient leur rctraicte à gauche (entendez icy l'heur de l'augure), et les pies à dextre, assez prés les uns des aultres. Par quelque région qu'ilz passassent, ne demeuroyt pie qui ne se ralliast aux pies, ne gay qui ne se joignist au camp des gays. Tant allèrent, tant volèrent, qu'ilz payèrent sus Angiers. ville de France, limitrophe de Bretaigne, en nombre tant multiplié que, par leur vol, ilz tollissoycnt la clarté du soleil aux terres subjacentes.

En Angiers estoit pour lors un vieux oncle, seigneur de sainct George, nommé Frapin : c'est celluy qui a faict et composé les beaulx et joyeulx noëlz en langage poictevin. Il avoit un gay en délices à cause de son babil, par lequel tous les survenans invitoit à boyre, jamais ne chantoit que de boyre, et le nommoit son goitrou. Le gay, en furie martiale, rompist sa caige, et se joignist aux gays passans. Un barbier voisin, nommé Bahuart, avoit une pie privée bien guallante. Elle de sa personne augmenta le nombre des pies, et les suivit au combat. Voicy choses grandes et paradoxes, vrayes tou-tesfoys, veues et avérées. Notez bien tout. Qu'en advint il? Quelle feust la fin? Qu'il en advint, bonnes gens? Cas merveilleux. Prés la croix de Malchara feust là bataille tant furieuse que c'est horreur seulement y penser. La fin fut que les pics perdirent la bataille, et sus le camp furent felonnement occises, jusques au nombre de 2,589,362,109, sans les femmes et petitz enfans, c'est à dire sans les femelles et petitz piaux,

vous entendez cela. Les gays restèrent victorieux, non toutes-foys sans perte de plusieurs de leurs bons soubdarz, dont fut dommaige bien grand en tout le pays. Les Bretons sont gens, vous le sçavez. Mais s'ilz eussent entendu le prodige, facilement eussent congnu que le malheur scroit de leur cousté. Car les queues des pies sont en forme de leurs hermines; les gays ont en leurs pennaiges quelques pourtraietz des armes de France.

A propos, le goitrou, troys jours après, retourna tout hallebrené et fasché de ces guerres, ayant un œil poché. Tou-tesfoys, peu d'heures après qu'il eust repeu en son ordinaire, il se remit en bon sens. Les gorgias peuple et escoliers d'An-giers par tourbes accouroient veoir Goitrou le borgne, ainsi accoustré. Goitrou les invitoit à boyre comme de coustume, adjoutant à la fin d'un chascun invitatoire : Crocquez pie. Je présuppose que tel est oit le mot du guet au jour de la bataille, tous en faisoient leur debvoir. La pie de Bahuart ne retournoit poinct. Elle avoit esté crocquée. De ce feut dict en proverbe commun : Boyre d'autant et à grands traitz estre pour vray crocquel la pie. De telles figures à mémoire perpétuelle fit Frapin peindre son tiner en salle basse. Vous la pourrez voir en Angiers, sus le tartre sainct Laurent.

Ceste figure, sus vostre bréviaire posée, me fit penser qu'il y avoit je ne sçay quoy plus que bréviaire. Aussi bien à quel propos me feriez vous présent d'un bréviaire? Je en ay, Dieu mercy et vous, des vieulx jusques aux nouveaulx. Sus ce doubte ouvrant ledict bréviaire, j'apperceu que c'esicit un bréviaire faict par invention mirificque, et les reiglcitz tous à propous, avecques inscriptions opportunes. Donc vous voulez qu'à prime je boive vin blanc; à tierce, sexte et none, pareillement; à vespres et compiles, vin clairet. Cela vous appeliez crocquer pie ; vrayement vous ne f ustes oneques de mauvaise pie couvés. J'y donnerai requeste.

Vous dictes. Quoy? Que en rien ne vous ay fasché par tous

mes livres cy devant imprimez. Si à ce propous je vous allègue la sentence d'un ancien Pantagrueliste, encores moins vous fasche

Ce n'est (dit-il) louange populaire Aux princes avoir peu complaire.

Plus dictes que le vin du tiers livre a esté à vostre goust, et qu'il est bon. Vray est qu'il yen avoit peu, et ne vous plaist ce que l'on dict communément, un peu et du bon. Plus vous plaist ce que disoit le bon Evispande Verrou, beaucoup et du bon. D'abondant m'invitez à la continuation de l'histoyre Pantagrueline, alleguans les utilitez et fruictz perceus en la lecture d'icelle, entre tous gens de bien; vous excusans de ce que n'avez obtempéré à ma prière, contenant que eussiez vous reserver à rire au septante huitiesme livre. Je le vous pardonne de bien bon cœur. Je ne suis tant farouche, ne implacable que vous penseriez. Mais ce que vous en disois n'es-toit pour vostre mal. Et vous dis pour response, comme est la sentence d'Hector proférée par Xevius, que c'est belle chose estre loué de gens louables. Par réciproque déclaration je dist et maintiens jusques au feu exclusivement (entendez et pour cause) que vous estes grands gens de bien, tous extraictz de bons pères et bonnes mères. Vous promettant, foy de piéton, que, si jamais vous rencontre en Mésopotamie, je feray tant avec le petit comte George de la basse Egypte qu'à chascun de vous il fera présent d'un beau crocodile du Nil et d'un cauquemare d'Euphrates.

Vous adjugez. Quoy? A qui? Tous les vieulx quartiers de lune aux cafars, cagotz matagotz. botineurs, papelardz, bur-gotz, patespellues, porteurs de rogatons,, chattemites. Ce sont noms horrificques, seulement oyant leur son. A la prononciation desquelz j'ay vcu les cheveulx dresser en teste de vostre noble ambassadeur. Je n'y ay entendu que le hault allemant, et ne sçay quelle sorte de bestes comprenez en ces denomina-

tions. Ayant faict diligente recherche par diverses contrées, n'ay trouvé home qui les advouast, qui ainsi tolerast estre nommé ou designé. Je présuppose que c'estoit quelque espèce monstrueuse de animaulx barbares, on temps des naultz bonnetz; maintenant est deperie en nature, comme toutes choses sublunaires ont leur fin et période; et ne sçavons quelle en soit la dimnition, comme vous sçavez que, subject peiy, facillement périt sa dénomination.

Si, par ces termes, entendez les calumniateurs de mes escripts, plus aptement les pourrez vous nommer Diables : car, en grec, calumnie est dicte diabole. Voyez combien détestable est devant Dieu et les anges ce vice dict calumnie (c'est quand on impugne le bien faict, quand on mesdit des choses bonnes), que, par icelluy, non par aultre, quoy que plusieurs sembleroient plus énormes, sont les Diables d'enfer nommez et appeliez. Ceulx cy ne sont, proprement parlant, diables d'enfer, ilz en sont appariteurs et ministres. Je les nomme Diables noirs, blancs, diables privez, diables domes-ticques. Et ce que ont faict envers mes livres, ilz feront, si on les laisse faire, envers tous aultres. Mais ce n'est de leur invention. Je le dis, afiîn que tant désormais ne se glorifient au surnom du vieulx Caton le Censorin.

Avez vous jamais entendu que signifie cracher au bassin? Jadis les prédécesseurs de ces Diables privez, architectes d° volupté, everseurs d'honnesteté, comme un Philoxenus, un Gnatho, et aultres de pareille farine, quand, par les cabaretz et tavernes es quelz lieux tenoient ordinairement leurs escoles, voyoient les hostes estre de quelques bonnes viandes et morceaux friandz serviz. ilz crachoient villainement dedans les platz, aflin que les hostes, abhorrens leurs infâmes crachatz et morveaux, désistassent manger des viandes apposées, et tout demourast à ces villains cracheurs et morveux. Presque pareille, non toustes foys tant abhominable histoire nous conte l'on du medicin d'eau doulce, neveu de l'advocat, feu

Amer lequel disoit l'aisle du chappon gras estre maulvaisc, et le croppion redoubtable, le col assez bon, pourveu que la peau fust ostée, afin que les malades n'en mangeassent, tout feust réservé pour sa bouche.

Ainsi ont faict ces nouveaulx Diables engipponés. Voyans tout ce monde en fervent appétit de veoir et lire mes escrits, par les livres précédons, ont craché dedans le bassin, c'est à dire les ont tous par leur maniment conchiez, descriez et calumniez, en ceste intention que personne ne les eust, personne ne les leust, fors leurs poiltronités. Ce que je ay veu de mes propres ceilz, ce n'est oit pas des aureilles, voire jusques à les conserver religieusement entre leurs besongnes de nuyct, et en user cemme de bréviaire à usaige quotidian. Hz les ont tolluz es malades, es goutteux, es infortunez, pour lesquels en leur mal esjouir les avois faicts et composez. Si je prenois en cure tous ceulx qui tombent en meshaing et maladie, ja besoing ne seroit mettre telz livres en lumière et impression.

Hippocrates a faict un livre exprès, lequel il a intitulé De l'estât du parfaict medicin (Galien l'a illustré de doctes commentaires), auquel il commande rien n'estre au medicin (veoire jusqu'à particulariser le* ongles) qui puisse offenser le patient : tout ce qu'est au médecin, gestes, visage, vestemens. paroles, reguardz, touchement, complaire et délecter le malade. Ainsi faire en mon endroict, et à mon lourdoys, je me peine et efforce envers ceulx que je prens en cure. Ainsi font mes compaignons de leur cousté; dont, par adventure, sommes dicts parabolains au long faucile et au grand code, par l'opinion de deux gringuenaudiers aussi follement interprétée comme fadement inventée.

Plus il y a ; sur un passaige du sixiesme des Épidémies dudict père Hippocrates, nous suons disputans à sçavoir, non si la face du medicin chagrin, tetricque.reubarbatif, malplaisant, malcontent, contriste le malade, et du medicin la face joyeuse, seraine, plaisante, riante, ouverte, esjouyst le

malade (cela est tout esprouvé et certain) ; mais si telles con-tristations et esjouyssemens proviennent par appréhension du malade contemplant ces qualitez, ou par transfusion des espritz serains ou ténébreux, joyeulx ou tristes, du medicin au malade, comme est l'advis des Platonicques et Averroïstcs. Puis doneques que possible n'est que de tous malades sois appelle, que tous malades je prenne en cure, quelle envie est ce tollir es languoureux et malades le plaisir et passetemps joyeulx (sans offense de Dieu, du roy, ne d'aultre) qu'ilz prennent, ouyans en mon absence la lecture de ces livres joyeulx?

Or puys que, par vostre adjudication et décret, ces mesdi-sans et calumniateurs sont saisiz et emparez des vieulx quartiers de Lune, je leur pardonne; il n'y aura pas à rire pour tous désormais, quand voirrons ces folz lunaticques, aucuns ladres, aultres boulgres, aultres ladres et boulgres ensemble, courir les champs, rompre les banez, grincer les dentz, fendre carreaux, battre pavez, soy pendre, soy noyer, soy précipiter, et à bride avallee courir à tous les Diables, selon l'énergie, faculté et vertus des quartiers qu'ilz auront en leurs caboches, croissans, initians, amphicyres, brisans et desinens. Seulement, envers leurs malignités et impostures, useray de l'offre que fit Timon le Misanthrope à ses ingratz Athéniens.

Timon, fasché de l'ingratitude du peuple athénien en son endroict, un jour entra au conseil public de la ville, requérant luy estre donnée audience, pour certain négoce concernant le bien public. A sa requeste feust silence faicte, en expectation d'entendre choses d'importance veu qu'il estoit au conseil venu, qui tant d'années auparavant s'estoit absenté de toutes compaignies, et vivoit en son privé. Adoncques leur dist : « Hors mon jardin secret, dessoubs le mur, est un ample, beau et insigne figuier, auquel vous aultres messieurs les Athéniens désespérez, hommes, femmes, jouvenceaux et pucelles, avez de coustume à l'escart vous pendre et estran-

Je vou<= adverty que, pour accommoder ma maison, je ay délibéré huyctaine démolir icelluy figuier : pourtant, quiconque de vous aultres, et de toute la ville aura à se pendre, s'en depesche promptement. Le terme susdict expiré, n'auront lieu tant apte, ne arbre tant commode. »

A son exemple, je dénonce à ces calumniateurs diabolic-ques que tous ayent à se pendre dedans le dernier chanteau de ceste Lune : je les fourniray de licolz. Lieu pour se pendre je leur assigne entre Midy et Faverolles. La lune renouvellée, ilz n'y seront receuz à si bon marché, et seront contrainctz eux mesmes à leurs dépens acheter cordeaux, et choisir arbre pour pendaige, comme fit la seignore Leontium, calumnia-trice du tant docte et éloquent Théophrastc.

A TRES ILLUSTRE PRINCE ET KEVERENDISSIME

MON SEIGNEUR ODET

CARDINAL DE CHASTH-LON

Vous estes deuement adverty, Prince très illustre, de quants grands personaiges j'ay esté, et suis journellement stipulé, requis et importuné pour la continuation des mythologies Pantagruelicques : alleguans que plusieurs gens languoureux, malades, ou autrement faschez et désolez, avoient, à la lecture d'icelles, trompe leurs ennuictz, temps joyeusement passé, et repceu alaigresse et consolation nouvelle. Es quelz je suis coustumier de respondre que, icelles par esbat composant, ne pretendois gloire ne louange aulcune; seulement avois esguard et intention par escript donner ce peu de soulai-gement que povois es affligez et malades absens : lequel volontiers, quand besoing est, je fais es presens qui soy aident de mon art et service.

Quelques foys je leur expose par long discours comment Hippocrates, en plusieurs lieux, mesmement on sixiesme livre des Epidémies, descrivant l'institution du medicin son disciple; Soramus Ephesien, Oribasius, Cl. Galen, Hali Abbas, autres auteurs consequens pareillement, l'ont composé en gestes, maintien, reguard, touchement, contenance, grâce, honesteté, netteté de face, vestemens, barbe, cheveulx, mains, bouche, voire jusques à particulariser les ongles, comme s'il deust jouer le rolle de quelque Amoureux ou Poursuyvant en quelque insigne comcedie, ou descendre en camp clos pour combattre quelque puissant ennemy. De faict, la praticque de Medicine bien proprement est par Hippocrates comparée à un combat et farce jouée à trois personnages, le malade, le medicin, la maladie. Laquelle composition lisant quelque fois, m'est soubvenu d'une parolle de Julia à Octavian Auguste son père. Un jour elle s'estoit devant lui présentée en habits pompeux, dissoluz et lascifz, et luy avoit grandement despieu, quoy qu'il n'en sonnast mot. Au lendemain, elle changea de vestemens, et modestement se habilla, comme lors estoit la coustume des chastes dames Romaines. Ainsi restue se présenta devant luy. Il qui, le jour précèdent, n'avoit par parolles déclaré le desplaisir qu'il avoit en la voiant en habits impudicques, ne peut celer le plaisir qu'il prenoit la voiant ainsi changée, et luy dist : « O combien cestuy vestement plus est séant et louable en la fille de Auguste ! » Elle eut son excuse prompte, et lui respondit : « Huy, me suis je vestue pour les ceilz de mon père. Hier, je l'estois pour le gré de mon mary. »

"Semblablement pourroit le medicin, ainsi desguisé en face et habitz, mesmement revestu de riche et plaisante robbe à quatre manches, comme jadis estoit Testât, et estoit appellée Philonium, comme dit Petrus Alexandrinus, in vi, Epid., respondre à ceux qui trouveroient la prosopopée estrange : « Ainsi me suis je accoustré, non pour me guorgiaser et pom-

pcr, mais pour le gré du malade lequel je visite, auquel seul je veulx entièrement complaire, en rien ne l'offenser ne fas-cher. »

Plus y a. Sus un passaige du père Hippocrates on livre cy dessus allégué, nous suons, disputans et recherchans, non si le minois du medicin chagrin, tetrique, reubarbatif, Cato-nian, mal plaisant, mal content, severe, rechigné, contriste le malade; et du medicin la face joyeuse, seraine, gratieuse, ouverte, plaisante, rcsjouist le malade. Cela est tout esprouvé et très certain. Mais si telles contristations et csjouissemens proviennent par appréhension du malade contemplant ces qualitez en son medicin, et par icelles conjecturant l'issue et catastrophe de son mal ensuivir, sçavoir est, par les joyeuses, joyeuse et désirée ; par les fascheuses, fascheuse et abhorrente ; ou par transfusion des esprits serains ou ténébreux, aérez ou terrestres, joyeulx ou melancholicques du medicin en la personne du malade. Comme est l'opinion de Platon et Aver-roïs.

Sus toutes choses, les autheurs susdietz ont au medicin baillé advertissement particulier des paroles, propous, abou-chemens, et confabulations qu'il doibt tenir avecques les malades de la part des quelz seroit appelé. Lesquelles toutes doibvent à un but tirer, et tendre à une fin, c'est le resjouir sans offense de Dieu, et ne le contrister en façon quelconques. Comme grandement est par Herophilus blasmé Callianax medicin, qui, à un patient l'interrogeant et demandant : • Mourray je? ■ impudentement respondit :

Et Patroclus à mort succumba bien, Qui plus estoit que n'es homme de bien.

A un aultre voulent entendre Testât de sa maladie, et l'interrogeant à la mode du noble Patelin :

Et mon urine Vous dict elle poinct que je meure?

Il follement respondit : « Non, si t'eust Latona, mère des beaulx enfans Phœbus et Diane, engendré. » Pareillement est de Cl. Galen, lib. IV, Comment, in vi, Epidem., grandement vitupéré Quintus, son précepteur en mcdicine, lequel à certain malade en Rome, homme honorable, luy disant : « Vous avez desjeuné, nostre maistre, vostre haleine me sent le vin, » arroguamment respondit : « La tienne me sent la fiebvre : duquel est le flair et l'odeur plus délicieux, de la fiebvre ou du vin? »

Mais la calumnie de certains Canibales, misanthropes, age-lastes, avoit tant contre moy esté atroce et desraisonnée qu'elle avoit vaincu ma patience, et plus n'estois délibéré en escrire un iota. Car l'une des moindres contumelies dont ilz usoient estoit que telz livres tous estoient farciz d'heresies diverses : n'en povoient toutes fois une seule exhiber en en-droict aucun; de folastries joyeuses, hors l'ofïence de Dieu et du Roy, prou (c'est le subject et thème unicque d'iceulx livres) ; d'heresies poinct, sinon, perversement et contre tout usaige de raison et de langaige commun, interpretans ce que, à poine de mille fois mourir, si autant possible estoit, ne voul-drois avoir pensé : comme qui pain interpretoit pierre; poisson, serpent, œuf, scorpion. Dont quelque fois me complai-gnant en vostre présence, vous dis librement que, si meilleur Christian je ne m'estimois qu'ilz ne monstrent estre en leur part, et que si en ma vie, escriptz, parolles, voir certes pensées, je recongnoissois scintille aulcune d'heresie, ilz ne tom-beroient tant detestablement es lacs de l'esprit calumnia-! teur, c'est AiàêoÀoç, qui par leur ministère me suscite tel | crime. Par moy mesmes, à l'exemple du Phoenix, seroit le bois sec amassé, et le feu allumé, pour en icelluy me brusler. Alors me dictes que de telles calumnies avoit esté le def unct I roy François, d'eterne mémoire, adverty; et curieusement [ aiant, par la voix et pronunciation du plus docte et fidèle Anagnoste de ce royaulme, ouy et entendu lecture distincte

d'iceulx livres miens (je le diz, parce que meschantemenl l'un m'en a aulcuns supposé faulx et infâmes), n'avoit trouvé pas-saige aulcun suspect ; et avoit eu en horreur quelque mangeur de serpens, qui fondoit mortelle hérésie sus un N pour un M par la faulte et négligence des imprimeurs.

Aussi avoit son nlz, nostre tant bon, tant vertueux et des cieulx benist roy Henry : lequel Dieu nous vueille longuement conserver, de manière que, pour moy, il vous avoit octroyé privilège et particulière protection contre les claumniateurs : Cestuy évangile depuys m'avez de vostre bénignité réitéré à Paris, et d'abondant lors que nagueres visitastes monseigneur le cardinal du Bellay, qui pour recouvrement de santé après longue et fascheuse maladie, s'estoit retiré à Sainct Maur, heu, ou (pour mieulx et plus proprement dire) paradis de salubrité, aménité, sérénité, commodité, délices, et tous honestes plaisirs de agriculture et vie rusticque.

C'est la cause, Monseigneur, pourquoy présentement, hors de toute intimidation, je mectz la plume au vent, espérant que, par vostre bénigne faveur, me serez contre les calum-niateurs comme un second Hercules Gaulloys, en sçavoir, prudence et éloquence; Alexicacos en vertuz, puissance et auctorité; duquel véritablement dire je peuz ce que de Moses, le grand prophète et capitaine en Israël, dict le saige roy Salo-mon, Ecclesiastici, 45 : homme craignant et aimant Dieu, agréable à tous humains/de Dieu et des hommes bien aymé, duquel heureuse est la mémoire. Dieu en louange l'a comparé aux Preux : l'a faict grand en terreur des ennemis. En sa faveur a faict choses prodigieuses et espoventables : en présence des Roys l'a honoré; au peuple par luy a son vouloir déclaré et par luy sa lumière a monstre. Il l'a en ioy et debon-naireté consacré et esleu entre tous humains. Par luy a voulu estre sa voix ouye, et à ceulx qui estoient en ténèbres estre la loy de vivificque science annoncée.

Au surplus vous promettant que ceulx qui par moy seront

rencontrez congratulans de ces joyeulx escriptz, tous je adju-reray vous en sçavoir gré total : unicquement vous en remercier, et prier nostre Seigneur pour conservation et accroissement de ceste vostie Grandeur. A moy rien ne attribuer, fors humble subjection et obéissance voluntaire à voz bons commandemens. Car, par vostre exhortation tant honorable, m'avez donné et couraige et invention, et, sans vous m'estoit le cœur failly, et restoit tarie la fontaine de mes esprits ani-maulx. Nostre Seigneur vous maintienne en sa saincte grâce. De Paris, ce 28, de janvier 1552.

Vostre très humble et très obéissant serviteur.

Franc. RABELAIS, medicin.

PROLOGUE DE L'AUTEUR

M. FRANÇOIS RABELAIS

POUR LE QUATRIEME LIVRE DES FAICTS ET DICTS HEROÏQUES DE PANTAGRUEL

AUX LECTEURS BENEVOLES

Gens de bien, Dieu vous saulve et guard ! Où estes vous? Je ne vous peuz voir. Attendez que je chausse mes lunettes.

Ha, ha ! Bien et beau s'en va Quaresme ! je vous voy. Et doneques? Vous avez eu bonne vinée, à ce que l'on m'a dict. Je n'en serois en pièce marry. Vxis avez remède trouvé inn-nable contre toutes altérations. C'est vertueusement opéré. Vous, vos femmes, enfans, parens et familles, estez en santé désirée. Cela va bien, cela est bon, cela me plaist. Dieu, le bon

Dieu en soit éternellement loué, et, (si telle est sa sacre vo-lunté), y soyez longuement maintenuz.

Quant est de moy, par sa saincte bénignité, j'en suys là, et me recommande. Je suys, moiennant un peu de Pantagrue-lisme (vous entendez que c'est certaines gayeté d'esprit con-rlcte en mespris des choses fortuites), sain et degourt ; prest à boire, si voulez. Me demandez vous pourquoy, Gens de bien? Response irréfragable : Tel est le vouloir du tresbon, très-grand Dieu, on quel je acquiesce, au quel je obtempère, duquel je révère la sacrosaincte parolle de bonnes nouvelles, c'est l'Evangile, on quel est dict, Luc, iv, en horrible sarcasme et sanglante dérision, au medicin négligent de sa propre santé : « Medicin, o, gueriz toymesmes. »

Cl. Galen, non pour telle révérence, en santé soy mainte-noit, quoy que quelque sentiment il eust des sacres Bibles et eust congneu et fréquenté les saincts Christians de son temps, comme appert lib. II, De usu partium, lib. II, De differentiïs pulsuum, cap. m, et ibidem, lib. III, cap. n, et lib. De rerum affectibus (s'il est de Galen) ; mais par craincte de tomber en ceste vulgaire et Satyricque mocquerie :

'Ixxrâ xXXcov, av:o.; ïXxuat pyjtov.

Medicin est des aultres en efîect; Toutesfois est d'ulcères tout infect.

De mode qu'en grande braveté il se vante, et ne veult estre medicin estimé si,depuys l'an de son aage vingt et huistiesme jusques en sa haulte vieillesse, il n'a vescu en santé entière, exceptez quelques fiebvres Ephémères de peu de durée : combien que, de son naturel, il ne feust des plus sains, et eust l'es-tomach evidentement dyscrasié. « Car (dict il lib. V. De sanit. luenda) difficilement sera creu le medicin avoir soing de la santé d'aultruy, qui de la sienne propre est négligent. » Encores plus bravement se vantoit Asclepiades medicin

avoir avecques Fortune convenu en ceste paction, que medi-cin réputé ne feust si malade avoit esté depuys le temps qu'il commença practiquer en l'art, jusques à sa dernière vieillesse. A laquelle entier il parvint, et viguoureux en tous ses membres, et de Fortune triumphant. Finablement, sans maladie aul-cune précédente, feist de vie à mort eschange, tombant par maie guarde du hault de certains degrez mal emmortaisez et pourriz.

Si, par quelque desastre, s'est santé de vos seigneuries émancipée, quelque part, dessus, dessoubz, davant, dar-riere, à dextre, à senestre, dedans, dehors, loing ou près vos territoires qu'elle soit, la puissiez vous incontinent avecques l'aide du benoist Servateur rencontrer ! En bonne heure de vous rencontrée, sus l'instant soit par vous asserée, soit par vous vendiquee, soit par vous saisie et mancipée. Les loigs vous le permettent, le Roy l'entend, je le vous conseille. Ne plus ne moins que les Législateurs antiques authorisoient le seigneur vendiquer son serf fugitif, la part qu'il seroit trouvé. Ly bon Dieu et ly bons homs ! n'est il escript et prac-tiqué, par les anciennes coustumes de ce tant noble, tant antique, tant beau, tant florissant, tant riche royaulme de France, que le mort saisit le vif ? Voyez ce qu'en a recentement exposé le bon, le docte, le saige, le tant humain, tant débonnaire et équitable André Tiraqueau, conseiller du grand, du victorieux et triumphant roy Henry, second de ce nom, en sa très redoubtée court de parlement à Paris. Santé est nostre vie comme tresbien déclare Ariphon Sicyonien. Sans santé n'est lavievie,n'estlavievivable: "ABIOS B'IOS, B'IOS, 'AB'IQ TOS. Sans santé n'est la vie que langueur; la vie n'est que simulachre de mort. Ainsi doncques vous, estans de santé privés, c'est à dire mors, saisissez vous du vif, saisissez vous de vie, c'est santé.

J'ay cestuy espoir en Dieu qu'il oyra nos prières, veue la ferme foy en laquelle nous les faisons : et accomplira cestuy T. II. 2

jg livre iv

no=trcsoubhavt, attendu qu'il est médiocre. Médiocrité a este par les saiges anciens dicte aurée, c'est à dire précieuse, de tous louée, en tous endroietz agréable. Discourez par les sacrées Bibles, vous trouverez que de ceulx les prières n'ont jamais esté esconduites qui ont médiocrité requis. Exemple on petit Zachée, duquel les Mnsaphiz de Sainct Ayl prés Orléans se vantent d'avoir le corps et reliques, et le nomment sainct Sylvain. Il soubhaitoit, rien plus, veoir nestre benoist Servaient autour de Hierusalem. C'estoit chose médiocre et exposée à un chascun. Mais il estoit trop petit, et parmy le peuple, ne pouvoir. Il trépigne, il rrotigne, il s'efforce, il s'es-carte, il monte sur un Sycomore. Le tresbon Dieu congneut sa syncere et médiocre affectation. Se présenta à sa veue, et feut non seulement de luy veu, mais aultre ce feut ouy, visita sa maison, et bénist sa famille.

A un filz de Prophète en Israël, fendant du bois prés le

fleuve Jordan, le fer de sa coingnée eschappa (comme est

escript IV, Reg., vi), et tomba dedans icelluy fleuve. Il pria

Dieu le luv vouloir rendre. C'estoit chose médiocre. Et en

ferme fov et confiance jecta, non la coingnée après le manche,

comme, en scandaleux solécisme, chantent les diables Censo-

rius, mais le manche après la coingnée, comme proprement

vous dictes. Soubdain apparurent deux miracles. Le fer se leva

du profond de l'eaue. et se adapta au manche. S'il eust soub-

haité monter es cieulx dedans un charriot flamboiant comme

Helie, multiplier en lignée comme Abraham, estre autan

riche que Job, autant fort que Sanson, aussi beau que Absa

Ion, l'eust il impetré? C'est une question.

A propos de soubhaictz médiocres en matière de coingné (advisez quand sera temps de boire), je vous raconieray c qu'est escript parmy les apologues du sage .Esope le Franco:: j'entens Phrvgien et Troian, comme afferme Maxim. Planu des : duquel'peuple, selon les plus veridiques chroniqueur' sont les nobles François descenduz. iElian escript qu'il fi

PROLOGUE DE L'AUTEUR jg

Thracian; Agathias, après Hérodote, qu'il estoit Samicn : ce m'est tout un.

De son temps estoit un pauvre villageois natif de Gravot, nommé Couillatris, abatteur et fendeur de bois, et, en cestuy bas estât, guaingnant cahin caha sa paouvre vie. Advint qu'il perdit sa coingnée. Qui feut bien fa?ché et marry? Ce fut il : car de sa coingnée dependoit son bien et sa vie; par sa coingnée vivoit en honneur et réputation entre tous riches buscheteurs; sans coingnée mouroit de faim. La mort six jours après, le rencontrant sans coingnée, avecques son dail l'eust fausché et cerclé de ce monde. En cestuy estrif commença crier, prier, implorer, invocquer Juppiter, par oiaisons moult disertes (comme vous sçavez que Nécessité feut inventrice d'Eloquence), levant la face vers les cieulx, les genoilz en terre, la teste nue, les bras haulx en l'air, les doigts des mains esquarquillez, disant à chascun refrain de ses suffrages, à haulte voix infatiguablement : « Ma coingnée, ma coingnée; rien plus, ô Juppiter, que ma coingnée ou deniers pour en achapter une aultre. Helas ! ma paouvre coingnée ! » Jupiter tenoit conseil sus certains urgens affaires, et lors opinoit la vieille Cybelle, ou bien le jeune et clair Phœbus, si le voulez. Mais tante grande fut l'exclamation de Couillatris qu'elle feut en grand efïroy ouye on plein conseil et consistoire des Dieux.

« Quel diable, demanda Jupiter, est là bas qui hurle si horrificquement? Vertuz de Styx. ne avons nous pas cy devant esté, présentement ne sommes nous assez icy à la décision empeschez de tant d'affaires controvers et d'importance? Nous avons vuidé le débat de Presthan, roi des Perses, et de sultan Solyman, empereur de Constantinople. Nous avons clos le passaige entre les Tartres et les Moscovites. Nous avons respondu à la requeste du Cheriph. Aussi avons nous à la dévotion de Guolgotz Rays. L'estat de Paime est expédié, aussi est celluy de Maydenbourg, de la Mirandole

et de Afrique. Ainsi nomment les mortelz ce que, sus la mer Méditerranée, nous appelions Aphrodisium. Tripoli a changé de maistre par maie guarde. Son période esloit venu. Icy sont les Guascons renians et demandans restablissement de leurs cloches. En ce coing sont les Saxons, Estrelins, Ostro-gotz et Alemans, peuple jadis invincible, maintenant vlbcr-ketbs, et subjuguez par un petit homme tout estropié. Hz nous demandent vengeance, secours, restitution de leur premier bon sens et liberté antique. Mais que ferons nous de ce Rameau et de ce Gaiand.qui, capparassonnez de leurs marmitons, suppous et astipulateurs, brouillent toute ceste Académie de Paris? J'en suis en grande perplexité. Et n'ay encores résolu quelle part je doibve encliner. Tous deux me semblent autrement bons compaignons et bien couilluz. L'un a des escuz au Soleil, je dis beaulx et tresbuchans; l'autre en vouldroit bien avoir. L'un a quelque sçavoir; l'autre n'est ignorant. L'un aime les gens de bien;l'aultre est des gens de bien aimé. L'un est un fin et cauld renard; l'autre mesdisant, mesescrivant et abayant contre les antiques Philosophes et Orateurs, comme un chien. Que t'en semble, dis, grand Viet-daze Priapus? J'ay maintes fois trouvé ton conseil et advis équitable et pertinent : et habet tua mentula mentem.

— Roy Juppiter, respondit Priapus defleublant son capus-sion, la teste levée, rouge, flamboyante et asseuree, puis que l'un vous comparez à un chien abayant, l'autre à un fin frété renard, je suis d'advis que, sans plus vous fascher ne altérer, d'eulx faciez ce que jadis feistes d'un chien et d'un renard. — Quoy? demanda Jupiter. Quand? Qui estoient ilz? Où feut ce ? — O belle mémoire ! respondit Priapus. Ce vénérable père Bacchus, lequel voyez cy à face cramoisie, avoit pour soy venger des Thebains un Renard fée, de mode que, quelque mal et dommaige qu'il feist,de beste du monde ne seroit prins ne offensé. Ce noble Vulcan avoit d'airain Monesian faict un chien et, à force de souffler, l'avoit rendu vivant et

animé. Il le vous donna : vous le donnastes à Europe vostre mignonne. Elle le donna à Minos, Minos à Procris, Procris enfin le dDnna à Cephalus. Il estoit pareillement fée; de mode que, à l'exemple des advocatz de maintenant, il prendroit toute beste rencontrée, rien ne luy eschapperoit. Advint qu'ilz se rencontrèrent. Que feirent ilz? Le chien, par son destin fatal doibvoit prendre le renard ; le renard, par son destin ne doibvoit estre prins.

« Le cas fut rapporté à vostre conseil. Vous protestâtes non contrevenir aux Destins. Les destins estoient contradictoires. La vérité, la fin, l'effect de deux contradictions ensemble feut declairé impossible en nature. Vous en suastes d'ahan. De vostre sueur, tombant en terre, nasquirent les choux cabutz. Tout ce noble consistoire, par default de resolution catégorique, encourut altération mirifique : et feut en icelluy conseil beu plus de soixante et dixhuict bussars de Nectar. Par mon advis, vous les convertissez en pierres; soub-dain feuste hors toute perplexité; soubdain feurent tres-ves de soif criées par tout ce grand Olympe. Ce feut l'année des couilles molles, prés Teumesse, entre Thebes et Chal-cide.

« A cestuy exemple, je suis d'advis que pétrifiez ces chien et renard. La métamorphose n'est incongneue. Tous deux portent nom de Pierre. Et parce que, selon le proverbe des Limosins, à faire la gueule d'un four sont trois pierres nécessaires, vous les associerez à maistre Pierre du Coingnet, par vous jadis pour mesmes causez pétrifié. Et seront, en figure trigone equilaterale, on grand temple de Paris, ou au mylieu du pervis, posées ces trois pierres mortes, en office de extain-dre avecques le nez, comme au jeu de fouquet, les chandelles, torches, cierges, bougies et flambeaux allumez : lesquelles,, vivantes, allumoient couillonniquement le feu de faction simulte, sectes couillonniques, et partialité entre les ocieux escholiers. A perpétuelle mémoire que ces petites philauties

couiiionniformes plus tôt davant vous conterapnees feurçnt que condamnées. J'ay dict.

— Vous leur favorisez, dist Jupiter, à ce que je voy, bel mcsser Priapus. Ainsi n'es Les à tous favorable. Car, veu que tant ilz couvoient perpétuer leur nom et mémoire, ce seroit bien leur meilleur esire ainsi après leur vie en pierres dures et marbrines convertiz que retourner en terre et pourriture. Icy darriere, vers ceste mer Thyrrene et lieux circumvoisins de l'Apennin, voyez vous quelles tragédies sont excitées par certains Pastophores? Ceste furie durera son temps comme les fours des Limosins, puis finira; mais non si tost. Nous y aurons du passetemps beaucoup. Je y voy un inconvénient : c'est que nous avons petite munition de fouldres, depuis le temps que vous autres Condieux, par mon oultroy particulier, en jectiez sans espargne, pour vos esbatz, sus Antiochc la m ufve. Comme depuis, à vostre exemple, les gorgias champions qui entreprindrent garder la forteresse de Dindenaroys contre tous venens, consommèrent leurs munitions à force de tirer aux moineaux ; puis n'eurent de quoy, en temps de nécessité, soy deffendre, et vaillamment cédèrent la place et se rendirent à l'ennemy, qui jà levoit son siège comme tout forcené et désespéré, et n'avoit pensée plus urgente que de sa retraicte, acompagnee de courte honte. Donnez y ordre, rilz Vulcan : esveiglez vos endormiz Cyclopes, Asteropes, Bron-tc?, Arges, Polypheme, Steropes, Pyracmon, mettez les en besoigne et les faictes boire d'autant. A gens de feu ne fault vin espargner. Or depcschons ce criart là bas. Voyez, Mercure, qui c'est, et sachez qu'il demande. ■

Mercure reguarde par la trappe des Cieulx, par laquelle ce que l'on dict ça bas en terre ilz escoutent; et semble proprement à un escoutillon de navire (Icaromenippe disoit qu'elle semble à la gueule d'un puiz) ; et veoid que c'est Couillatris qui demande sa coingnée perdue, et en faict le rapport au conseil, i Vrayement, dist Jupiter, nous en sommes bien. Nous à

ccste heure n'avons aultre faciende que rendre coingnées perdues ? Si f ault il luy rendre. Cela est escript es Destins, entendez vous? aussi bien comme si elle valust la duché de Milan. A la vérité, sacoingnée luy est en tel prins et estimation que sercit à un Roy son Royaulme. Ça, ça, que cestecoingnée soit rendue. Qu'il n'en soit plus parlé. Rcsoulvons le différent du clergé et de la Taulpeterie de Landerousse. Où en estions nous? » Priapus restoit debout au coing de la cheminée. Il, entendant le rapport de Mercure, dist en toute courtoysie et joviale honnesteté : « Roy Juppiter, on temps que, par vostre ordon-nanc3 et particulier bénéfice, j'estois guardian des jardins en terre, je notay que ceste diction, coingnéc, est equivocque à plusieurs choses. Elle signifie un certain instrument par le service duquel est fendu et couppé boys. Signifie aussi (au moins jadis signifioit) la femelle bien à poinct et souvent gim-bretiletolletce. Et veidz que tout bon compaignon appelloit sa guarse fille de joye : Ma coingnée. Car, avecques cestuy ferrement (cela disoit exhibant son coingnouoir dodrental) ilz leurs coingnsnt si fièrement et d'audace leurs emmanchouoirs qu'elles restent exemptes d'une paour epidemiale entre le sexe féminin : c'est que du bas ventre ilz leurs tombassent sur les talons, par default de telles agraphes. Et me soub-vient (car j'ay mentule, voyre diz je mémoire bien belle, et grande assez pour emplir un pot beurrier) avoir un jour du Tubilustre, es feries de ce bon Vulcan en May, ouy jadis en un beau parterre Josquin des Prez, Olkegan, Hobrethz, Agricola, Brumel, Camelin, Vigoris, de la Fage, Bruycr, Prioris, Seguin, de la Rue, Midy, Moulu, Mouton, Guascoigne, Loyset, Compère, Penet, Fevin, Rouzée, Richardfort, Rousseau, Consi-lion, Constantio Festi, Jacquet Bercan, chantans mélodieusement :

Grand Tibault, se voulant coucher

Avecques sa femme nouvelle,

S'en vint tout bellement cacher

Un gros maillet en la ruelle.

e O ! mon doux amy (ce dist elle), Quel maillet vous voy je empoingner?

— C'est (dist il) pour mioulx vous coingner.

— Maillet (dist elle) il n'y faut nul : Quand gros Jan me vient besoingner, Il ne me coingne que du cul. »

« Neuf Olympiades, et un an intercalare après (ô belle mentule, voire dis je mémoire. Je solecise souvent en la sym-bolization et colliguance de ces deux motz), je ouy Adrian Villart, Gombert, Janequin, Arcadelt, Claudin, Certon, Man-chicourt, Auxerre, Villers, Sandrm, Sohier, Hesdin, Morales, Passereau, Maille, Maillart, Jacotin, Heurteur, Verdclot, Car-pentras, Lheritier, Cadeac, Doublet, Vermont, Bouteiller, Lupi, Pagnier, Millet, du Mollin, Alaire, Marault, Morpain, Gendre, et autres joyeulx musiciens en un jardin secret, soubz belle feuiLade, autour d'un rampart de flaccons, jambons, pastez et diverses Cailles coyphees, mignonnement chantans :

S'il est ainsi que coingnée sans manche Ne sert de rien, ne houstil sans poingnée, Afin que l'un dedans l'autre s'emmanche, Prends que sois manche, et tu seras coingnée.

Ores seroit à sçavoir quelle espèce de coingnée demande ce criart de Couillatris. »

A ces motz tous les vénérables Dieulx et Déesses s'eclate-rent de rire, comme un microcosme de mouches. Vulcan, avec sa jambe torte, en feist pour l'amour de s'amie, trois ou quatre beaulx petitz saulx en plate forme. « Ça, ça, dist Jupiter à Mercure, descendez présentement là bas, et jettez es pieds de Couillatris troys coingnées : la sienne, une aultre d'or et une tierce d'argent massives, toutes d'un qualibre. Luy ayant baillé l'option de choysir, s'il prend la sienne et s'en contente, donnez luy les deux autres. S'il en prend aultre que la sienne, couppez luy la teste avecques la sienne propre. Et désormais ainsi faictes à ces perdeurs de coingnées. »

Ces parolles achevées, Juppiter, contournant la teste comme un cinge qui avalle pillules, fit une morgue tant espou-vantable que tout le grand Olympe trembla.

Mercure avecques son chappeau poinctu, sa capeline, talon-nieres et caducée, se jecte par la trappe des Cieulx, fend le vuyde de l'air, descend legierement en terre, et jecte es pieds de Couillatris les trois coingnées ; puis luy dict : « Tu as assez crié pour boire. Tes prières s)nt exaulsees de Jupiter. Re-guarde laquelle de ces troys est ta coingnée, et l'emporte. » Couillatris soublieve la coingnée d'or, il la reguarde et la trouve bien poisante, puis dit à Mercure : « Marmes, ceste cy n'est mie la mienne. Je n'en veulx grain. » Autant faict de la coingnée d'argent, et dict : « Non est ceste cy. Je la vous quitte. » Puis prend en amin la coingnée de boys : il reguarde au bout du manche, en icelluy recognoist sa marque, et tressaillant tout de joye, comme un renard qui rencontre poulies esguarees, et soubriant du bout du nez, dict : « Merdigues, ceste cy estoit mienne. Si me la voulez laisser, je vous sacri-firay un bon et grand pot de laict, tout fin couvert de belles frayres, aux Ides (c'est le quinziesme jour) de May. — Bon homme, dist Mercure, je te la laisse, prens la. Et, pour ce que eu as opté et soubhaité médiocrité en matière de coingnée, par le vueil de Juppiter je te donne ces deux aultres. Tu as de-quoy dorénavant te faire riche; soys homme de bien. »

Couillatris courtoisement remercie Mercure, révère le grand Juppiter, sa coingnée antique atache à sa ceincture de cuyr, et s'en ceinct sus le cul, comme Martin de Cambray. Les deux aultres plus poisantes il charge à son cou. Ainsi s'en va prélassant par le pays, faisant bonne troigne parmy ses paroeciens et voysins, et leur disant le petit mot de Patelin : « En ay je? » An lendemain, vestu d'une sequenie blanche, charge sur son dours les deux précieuses coingnées, se transporte à Chinon, ville insigne, ville noble, ville antique, voyre première du monde, scelon le jugement et assertion des plus doctes

Massorethz. En Chinon il change sa coingnée d'argent en beaulx testons et aultre monnoyc blanche; sa coingnec d'or, en beaulx salutz. beaulx moutons à la grande laine, belles riddes, beaulx royaulz, beaulx escutz au Soleil. Il en acheté force mestairies, force granges, force cens .s, force mas, force bordes et bordieux, force cassines, prez, vign3s, boys, terres labourables, pastis, estangs, moulins, jardins, saulsayes; bœufz, vaches, brebis, moutons, chèvres, truyes, pourceaulx, asnes, chevaulx, poulies, coqs, chappens, poulletz, oyes, jars, canes, canars, et du menu. Et. en peu de temps, feut le plus riche homme du pays : voyre plus que Mauleuvrier le boy-teux.

Les francs gontiers et Jacques Bons hems du voysinage, voyans ceste heureuse rencontre de Couillalris, feurent bien estonnez; et feut, en leurs espritz, ia pitié et commisération que au paravant avoient du paouvre Couillatris, en envie changée de ses richesses tant grandes et inopinées. Si commencèrent courir, s'enquérir, guementer, informer par quel moyen, en quel lieu, en quel jour, à quelle heure, comment et à quel propous luy estoit ce grand thesaur advenu. Entendens que c'estoit par avoir perdu sa coingnée : « Hen, hen, dirent ilz, ne tenoit il qu'à la perte d'une coingnée que riches ne feussions? Le moyen est facile, et de coust bien petit. Et doneques telle est on temps présent la révolution des Cieulx, la constellation des Astres et aspect des Planettes que qui-conques coingnée perdera soubdain deviendra aussi riche? Hen, hen, ha ! par Dieu, coingnée, vous serez perdue, et ne vous en desplaise, i Adoncques tous perdirent leurs coingnées. Au diable l'un à qui demoura coingnée. Il n'estoit nlz de benne mère qui ne perdist sa coingnée. Plus n'estoit abatu, plus n'estoit fendu boys en pays, en ce default de coingnées.

Encores, dict l'apologue .Esopicque que certains petitz JansphThommes de bas relief, qui à Couillatris avoient le petit pré et le petit moulin vendu pour soy gourgiaser à la

monstre, advertiz que ce thesaur luy estoit ainsi et par ce moyen seul advenu, vendirent leurs espees pour achapter coingnées, affin de les perdre, comme faisoient les paysans, et par icelle perte recouvrir montjoie d'Or et d'Argent. Vous eussiez proprement dict que fussent petitz Romipetcs, ven-dens le leur, empruntans l'aultruy, pour acheter mandatz à tas d'un pape nouvellement créé. Et de crier, et de prier, et de lamenter et invocquer Juppiter. « Ma coingnée, ma coin-gnée, Juppiter ! Ma coingnée deçà, ma coingnée delà, ma coingnée, ho, ho, ho, ho ! Jupiter, ma coingnée ! » L'air tout autour retentissoit aux cris et huiicmens de ces perdeurs de coingnées.

Mercure feut prompt à leur apporter coingnées, à un chas-cun offrant la sienne perdue, une aultre d'Or, et une tierce d'Argent. Tous choisissoient celle qui estoit d'Or, et l'amas-soient, remercians le grand donateur Juppiter; mais sus l'instant qu'ilz la levoient de terre, courbez et enclins, Mercure leur tranchoit les testes, comme estoit l'edict de Juppiter. Et feut des testes couppees le nombre equal et correspondent aux coingnées perdues. Voylà que c'est. Voylà qu'advient à ceulx qui en simplicité soubhaitent et optent choses médiocres.

Prenez y tous exemple, vous aultres gualliers de plats pays, qui dictez que, pour dix mille francs d'intrade, 112 quitteriez vos soubhaitz; et désormais ne parlez ainsi impuden-tement, comme quelque foys je vous ay ouy soubhaitans : « Pleust à Dieu que j'eusse présentement cent soixante et dixhuict millions d'Or ! Ho, comme je triumpheroys ! » Vos maies mules ! Que soubhaiteroit un Roy, un Empereur, un pape d'advantaige ?

Aussi, voyez vous par expérience que, ayans faict telz oultrez soubhayts, ne vous en advient que le tac et la cla-vclée, en bourse par maille; non plus que aux deux belistran-diers soubhaiteux à l'usaige de Paris; desquelz l'un soubhai-

toyt avoir en beaulx escuz au Soleil autant que a esté en Paris despendu, vendu et achapté, depuys que pour l'édifier on y jecta les premiers fondements jusques à l'heure présente : le tout estimé au taux, vente, et valeur de la plus chère année qui ayt passé en ce laps de temps. Cestuy, en vostre advis, estoit il degousté? Avoit il mangé des prunes aigres sans peler? Avoit il les dens esguassées? L'aultre soub-haitoit le temple de Xostre Dame tout plein d'aiguilles asse-rees, depuys le pavé jusques au plus hault des voultes, et avoir autant d'escuz au Soleil qu'il en pourroit entrer en autant de sacs que l'on pourroit couldre de toutes et une chascune aiguille, jusques à ce que toutes feussent crevées ou espeinctées. C'est soubhayté cela ! Que vous en semble ? Qu'en advint il? Au soir un chascun d'eulx eut les mules au talon, le petit cancre au menton, la maie toux au poulmon, le catarrhe au gavion, le gros fronde au cropion ; et au diable le boussin de pain pour s'escurer les dents.

Soubhaitez donc médiocrité : elle vous adviendra ; et, enco-res mieulx, deuement ce pendent labourans et travaillans. a Voire mais, dictes vous, Dieu m'en eust aussi toust donné soixante et dixhuict mille comme la treziesme partie d'un demy. Car il est tout puissant. Un million d'or luy est aussi peu qu'une obole. » Hay, hay, hay. Et de qui estez vous ap-prins ainsi discourir et parler de la puissance et prédestination de Dieu, paouvres gens? Paix : st, st, st; humiliez vous davant sa sacrée face, et recongnoissez vos imperfections.

C'est, goutteux, sus quoy je fonde mon espérance, et croy fermement que, s'il plaist au bon Dieu, vous obtiendrez santé, veu que rien plus que santé pour le présent ne demandez. Attendez encorcs un peu avecques demie once de patience. Ainsi ne font, les Genevoys, quand, au matin, avoir dedans leurs escriptoires et cabinetz discouru, propensé et résolu de qui et de quelz, celluyjour, ilz pourront tirer denares et qui, par leur astuce, sera beliné, corbiné, trompé et affiné,

ilz sortent en place, et s'entresaluant, disent : Sanita et gua-dain, messer. Hz ne se contentent de santé, d'abondant ilz soubhaytent gaing, voire les escuz de Guadaigne. Dont advient qu'ilz souvent n'obtiennent l'un ne l'autre. Or, en bonne santé toussez un bon coup; beuvez en trois, secouez dehait vos aureilles, et vous oyrez dire merveilles du noble

CHAPITRE I

COMMENT PANTAGRUEL MONTA SUS MER POUR VISITER L'ORACL] DE LA DIVE BACBUC

On mois de juin, au jour des festes Vestales, celluy propre on quel Brutus conquesta Hespaigne et subjugua les Hespai-gnolz; on quel aussi Crassus l'avaricieux feut vaincu et def-faict par les Parthes, Pantagruel, prenant congé de bon Gargantua son père, icelluy bien priant (comme en l'Eglise primitive estoit louable coustume entre les saine ts Christians-pour le prospère naviguaige de son filz et toute sa compai)' gnie, monta sus mer au port de Thalasse, accompaigné de Panurge, frère Jan des Entommeures, Epistemon, Gymnaste, Eusthenes, Rhizotome, Carpalim, et aultres siens serviteurs et domestiques anciens; ensemble de Xenomanes le grand voyageur et traverseur des voies périlleuses lequel, certains jours paravant, estoit arrivé au mandement de Panurge. Icelluy, pour certaines et bonnes causes, avoit à Gargantua laissé et signé, en sa grande et universelle Hydrographie, la route qu'ilz tiendroient visitans l'oracle de la dive Bouteille Bacbue.

Le ncmbrc des navires fut tel que vous ay exposé en ticr: livre, en conserve de Trirèmes, Ramberges, Gallicns et Libur-nicques, nombre pareil, bien equippées, bien calfatées, bien munies, avecques abendance de Pantagruclion. L'assemblée de tous officiers, truchemens, pilotz, capitaines, nauchiers, faùrlns, hespailliers et matelots feut en la Thalamege. Ainsi estoit nommée la grande et maistresse nauf de Pantagruel ayant en pouppe pour- enseigne une grande et ample Bouteille, à moytié d'argent bien liz et pblly, l'aultre moitié estoit d'or esmaillé de couleur incarnat. En quoy facile estoit de juger que blanc et clairet est oient les couleurs des nobles voyagiers, et qu'ilz alloient pour avoir le mot de la Bouteille.

Sus la pouppe de la seconde estoit hault enlevée une lanterne antiquaire, faicte industrieusement de pierre sphengi-tide et speculaire : dénotant qu'ilz passeroient par Lanter-noys.

La tierce pour divise avoit un beau et profond hanat de porcelaine. La quarte, un potet d'or à deux anses, comme sifeust une urne antique. La quinte, un brocq insigne, de sperme d'Emeraulde. La sizieme, un Bounabaquinmonachal, faict des quatre metaulx ensemble. La septième, un entonnoir de Ebene, tout requamé d'or, à ouvraige de Tauchie. La huitième, un goubelet de Lierre bien précieux, battu d'or à la Damasquine. La neuvième, une brinde de fin or obrizé. La dixième, une breusse de odorant Agalloche (vous l'appeliez boys d'aloës), porfilée d'or de Cypre, à ouvraige d'Aze-mine. L'unzieme, une portouoiie d'or faicte à la mosaicque. La douzième, un barrault d'or terny, couvert d'une vignette de grosses perles Indicques, en ouvraige topiaire. De mode que personne n'estoit, tant triste, fasché, rechiné ou melan-cholicque feust, voire y fust Heraclitus le pleurart, qui n'entrast en joye nouvelle, et de bonne ratte ne soubrist, voyant ce noble convoy de navires en leurs devises; ne dist que les vovagiers estoient tous beuveurs, gens de bien, et ne

jugcast en prognostic asceuré que le voyage, tant de l'aller que du retour, scroit en alaigresse et santé perfaict.

En la Thalamege doneques feut l'assemblée de tous. Là Pantagruel leur feist une briefve et saincte exhortation, toute auctoriséc de propous extraietz de la Saincte Escripturc, sus l'argument de naviguation. Laquelle finie, feut hault et clair faicte prière à Dieu, oyans et entendens tous les bourgeoys et citadins de Thalasse, qui estoient sus le mole accouruz pour veoir l'embarquement.

Après l'oraison feut mélodieusement chanté le psaulme du sainct Roy David, lequel commence : Quand Israël hors d 1 TEgpyte sortit. Le psaulme parachevé, feurent sus le tillac les tables dressées, et viandes promptement apportées. Les Thalassicns, qui pareillement avoient le psaulme susdict chanté, feirent de leurs maisons force vivres et vinage apporter. Tous beurent à eulx. Hz beurent à tous. Ce feut la cause pourquoy personne de l'assemblée oneques par la. marine ne rendit sa guorge, et n'eut perturbation d'esto-mach ne de teste. Ausquelz inconveniens n'eussent tant commodément obvié, beuvans par quelques jours paravant de l'eaue marine, ou pure, ou mistionnée avecesl que vîn; ou usans de chair de Coings, de escorce de Citron, de jus de Grenades aigresdoulces ; ou tenans longue diète, ou se cou-vrans l'estomach de papier, ou autrement faisans ce que les folz medicins ordonnent à ceulx qui montent sus mer.

Leurs beuvettes souvent réitérées, chascun se retira en sa naulf, et en bonne heure feirent voile au vent Grec levant, selon lequel le pilot principal, nommé Jamet Brayer, avoit designé la routte, et dressé la calamité de toutes les boussoles. Car l'advis sien et de Xenomanes aussi feut, veu que l'oracle de la dive Bacbuc estoit près le Catay en Indie supérieure, ne prendre la routte ordinaire des Portugualoys, les-quelz, passans la Ceincture ardente, et le cap de Bona Spe-ranza sus la poincte Méridionale d'Africque oultre l'/Equi^

noxial.et perdens laveue et guyde de l'aisseuil Septentrional, font navigation énorme; ains suyvre au plus prés le parallèle de ladicte Indie. et gyrer autour d'icelluy pôle par Occident, de manière que, tournoyans soubs Septentrion, l'eussent en pareille élévation comme il est au port de Olone, sans plv en approcher, de paour d'entrer et estre retenuz en la mer Glaciale. Et suyvans ce canonicque destour par mesme parallèle, l'eussent à dextre, vers le Levant, qui au département leur est oit à senestre.

Ce que leurs vint à profict incroyable. Car sans naufrage, sans dangier, sans perte de leurs gens, en grande sérénité (exceptez un jour près l'isle des Macreons), feirent le voyage de Indie supérieure en moins de quatre moys, lequel à poine feroient les Portugualoys en trois ans, avecques mille fasche-ries et dangiers innumerables. Et suys en ceste opinion, sauf meilleur jugement, que telle routte de Fortune fut suivie par ces Indians qui naviguèrent en Germanie, et feurent honorablement traictez par le Roy des Suèdes, on temps que Q. Metellus Celer estoit proconsul en Gaulle, comme descri-vent Corn. Xepos, Pomp. Mêla, et Pline après eulx.

CHAPITRE II

COMMENT PANTAGRUEL, EN L'iSLE DE MEDAM07HI, ACHAPTA PLUSIEURS BELLES CHOSES

Cestuy jour, et les deux subsequens, ne leur apparut terre ne chose aultre nouvelle. Car aultres foys avoient are ceste routte. Au quatrième découvrirent une isle nommée Meda-mothi, belle à l'œil et plaisante, à cause du grand nombre des Phares et haultes tours marbrines des quelles tout le circuit estoit orné, qui n'estoit moins grand que de Canada.

Pantagruel, s'enqucrant qui en estoit dominateur, entendit que c'estoit le roy Philophanes, lors absent pour le mariage de son frère Philothcamon avecques l'infante du royaulme des Engys. Adoncques descendit on havre, contemplant, ce pendent que les chormes des naufz faisoient aiguade, divers tableaulx, diverses tapisseries, divers animaulx, poissons, oizeaulx et aultres marchandises exotiques et peregrines, qui estoient en l'allée du mole, et par les halles du port. Car c'estoit le tiers jour des grandes et solennes foires du lieu, es quelles annuellement convenoient tous les plus riches et fameux marchans d'Afrique et Asie. D'entre les quelles frère Jan achapta deux rares et précieux tableaux, en l'un des quelz estoit au vif painct le visage d'un appellant; en l'aultre estoit le portraict d'un varlet qui cherche maistre, en toutes qualitez requises, gestes, maintien, minois, alleures, physionomie et affections : painct et inventé par maistre Charles Char-mois, painctre du roy Megiste;et les payaenmonnoiedeCinge.

Panurge achapta un grand tableau painct et transsumpt de l'ouvraige jadis faict à l'aiguille par Philomela, exposante et représentante à sa sœur Progne comment son beau-frere Tereus l'avoit despucellee, et sa langue couppée affin que tel crime ne decelast. Je vous jure, par le manche de ce fallot que c'estoit une paincture gualante et mirifique. Ne pensez, je vous prie, que ce feust le protraict d'un homme couplé sus une fille. Cela est trop sot et trop lourd. La paincture estoit bien aultre et plus intelligible. Vous la pourrez voir en Theleme, à main guausche, entrans en la haulte guallerie.

Epistemon en achapta un aultre, on quel estoient au vif painctes les Idées de Platon, et les Atomes de Epicurus. Rhi-zotome en achapta un on quel estoit Echo selon le naturel représentée.

Pantagruel par Gymnaste feist achapter la vie et gestes de Achilles, en soixante et dixhuict pièces de tapisserie à haulte s T. IL 3

lisses, longues de quatre, larges de trois toises, toutes de saye Phrvgienne, requamée d'or et d'argent. Et commençoit la tapisserie aux nopces de Peleus et Thetis; continuant la nativité d'Achilles, sa jeunesse descripte par Stace Papinie, ses gestes et faicts d'armes célébrez par Homère, sa mort et exeques dcscriptz par Ovide et Quinte Calabrois, finissant en l'apparition de son umbrc, et sacrifice de Polyxene, descript par Euripides. Feist aussi achapter trois beaulx et jeunes Unicornes : un masle, de poil alezan tostade, et deux femelles, de poil gris pommelé. Ensemble un Tarande, que lui vendit un Scythien de la contrée des Gelones.

Tarande est un animal grand comme un jeune taureau, portant teste comme est d'un cerf, peu plus grande, avec cornes insignes largement ramées ; les pieds forchuz, le poil long comme d'un grand ours, la peau peu moins dure qu'un corps de cuirasse. Et disoit le Gelon peu en estre trouvé parmy la Scythie, parce qu'il change de couleur selon la variété des lieux es quelz il paist et demoure. Et représente la couleur des herbes arbres, arbrisseaulx, fleurs, lieux, pastiz, rochiers, généralement de toutes choses qu'il approche. Cela luy est commun avecques le Poulpe marin, c'est le Polype : avecques les Thoës, avecques les Lycaons de Indie, avecques le Chame-léon, qui est une espèce de Lizart tant admirable que Demo-critus a faict un livre entier de sa figure, anatomie, vertus, et propriété en Magie. Si est ce que je l'ay veu couleur changer, non à l'approche seulement des choses colorées, mais de soy mesmes, selon la paour et affections qu'il avoit. Comme sus un tapiz verd, je l'ay veu certainement verdoyer; mais y restant quelque espace de temps, devenir jaulne, bleu, tanné, violet par succès : en la façon que voiez la creste des coqs d'Inde couleur scelon leurs passions changer. Ce que sus tout trouvasmes en cestuy Tarande admirable est que, non seulement sa face et peau, mais aussi tout son poil telle couleur prenoit, quelle estoit es choses voisines. Près de Panurge

vestu de sa toge bure, le poil luy devenoit gris; près de Pantagruel vestu de sa mante d'escarlate, le poil et peau luy rougis-soit; près du pilote vestu à la mode des Isiaccs de Anubis en Egypte, son poil apparut tout blanc. Les quelles deux dernières couleurs sont au Chameléon déniées. Quand hors toute paour et affections il estoit en son naturel, la couleur de son poil estoit telle que voyez es asnes de Meung.

CHAPITRE III

COMMENT PANTAGRUEL REPCEUT LETTRES

DE SON PERE GARGANTUA,

ET DE L'ESTRANGE MANIERE DE SÇAVOIR NOUVELLES BIEN

SOUBDAIN DES PAYS ESTRANGIERS ET LOINGTAINS

Pantagruel occupé en l'achapt de ces animaux peregrins, feurent ouiz du mole dix coups de Verses et Faulconneaux ; ensemble grande et joyeuse acclamation de toutes les naufz. Pantagruel se tourne vers le havre, et veoyd que c'estoit une des Celoces de son père Gargantua, nommé la Chelidoine, pource que, sus la pouppe, estoit en sculpture de cerain Corinthien une hirondelle de mer élevée. C'est un poisson grand comme un dar de Loyre, tout charnu, sans esquasmes, ayant œsles cartilagineuses (quelles sont es Souriz chaulves), fort longues et larges, moyenans les quelles je l'ay souvent veu voler une toyse au dessus de l'eau, plus d'un traict d'arc. A Marseille on le nomme Lendole. Ainsi estoit ce vaisseau legier comme une Hirondelle, de sorte que plus toust sembloit sus mer voler que voguer. En iceluy estoit Malicorne, escuyer tranchant de Gargantua, envoyé expressément de par luy, entendre Testât et portement de son filz le bon Pantagruel, et luy porter lettres de créance.

Pantagruel, après la petite accolade et barretade gracieuse, avant ouvrir les lettres, ne aultres propous tenir à Malicorne, luy demanda : « Avez vous icy le Gozal, céleste messaiger? — Ouy, respondit il; il est en ce panier emmailloté. ■ C'estoit un pigeon prins on colombier de Gargantua, esclouant ses petitz sus l'instant que le susdict Celoce departoit. Si fortune adverse feust à Pantagruel advenue, il y eust des jeetz noirs attaché es pieds; mais pource que tout luy estoit venu à bien et prospérité, l'ayant faict demailloter, luy attacha es pieds une bandelette de taffetas blanc, et, sans plus différer, sus l'heure le laissa en pleine liberté de l'air. Le pigeon soubdain s'envole, haschant en incroyable hastiveté, comme vous sçavez qu'il n'est vol que de Pigeon, quand il a œufz ou petitz, pour l'obstinée sollicitude en luy par nature posée de recourir et secourir ses pigeonneaulx. De mode qu'en moins de deux heures, il franchit par l'air le long chemin que avoit le Celoce en extrême diligence par troys jours et troys nuyetz perfaict, voguant à rames et à vêles, et luy continuant vent en pouppe. Et feut veu entrant dedans le colombier on propre nid de ses petitz. Adoncques entendent le preux Gargantua qu'il por-toit la bandelette blanche, resta en joye et sceureté du bon portement de son filz.

Telle estoit l'usance des nobles Gargantua et Pantagruel, quand sçavoir promptement vouloient nouvelles de quelque chose fort affectée et véhémentement désirée, comme l'issue de quelque bataille, tant par mer, comme par terre, la pnnze ou défense de quelque place forte, l'appoincrément de quelques difïerens d'importance, l'accouchement heureux ou infortuné de quelque royne ou grande dame, la mort ou convalescence de leurs amis ou alliez malades, et ainsi des aultres. Hz prenoient le Gozal, et par les postes le faisoient de main en main jusques sus les lieux porter dont ilz affectoient les nouvelles. Le Gozal, portant bandelette noire ou blanche scelon les occurrences et accidens, les houstoit de pensement à son

retour, faisant en une heure plus de chemin par l'air que n'a-voient faict par terre trente postes en un jour naturel. Cela estoit rachapter et guaingner temps. Et croyez comme chose vraysemblable que, par les colombiers de leurs cassines, on trouvoit sus ceufz on petitz, tous les moys et saisons de l'an, les pigeons à foyson. Ce que est facile en mcsnagerie, moyennant le Salpêtre en roche et la sacre herbe Vervaine.

Le Gozal lasché, Pantagruel leugt les missives de son père Gargantua, des quelles la teneur en suyt :

« Filz très cher, l'affection que naturellement porte le père à son filz bien aymé, est en mon endroict tant acreue, par l'esguard et révérence des grâces particulières en toy par élection divine posées que, depuys ton partement, me a, non une foys tollu tout aultre pensement, me délaissant on cueur ceste unicque et soingneuse paour que vostre embarquement ayt esté de quelque meshaing ou fascherie accompaigné : comme tu sçays que à la bonne et syncere amour est craincte perpétuellement annexée. Et pource que, selon le dict de Hésiode, d'une chascune chose le commencement est la moytié du tout, et, scelon le pioverbe commun, à l'enfourner on faict les pains cornuz, j'ay pour de telle anxiété vuider mon entendement, expressément depeschc Malicorne, à ce que par luy je soys acertainé de ton portement sus les premiers jours de ton voyage. Car, s'il est prospère, et tel que je le soubhayte, facile me sera preveoir, prognosticquer et juger du reste. J'ay recouvert quelques livres joyeulx, lesquelz te seront par le présent porteur renduz. Tu les liras, quand te vouldras refraischir de tes meilleurs estudes. Ledict porteur te dira plus amplement toutes nouvelles de ceste court. La paix de l'Eternel soit avecques toy. Salue Panurge, frère Jan, Epis-temon, Xenomanes, Gymnaste, et autres tes domesticques, mes bons amis. De ta maison paternelle, ce treziesme de juin. « Ton père et amy,

«GARGANTUA».

CHAPITRE IV

COMMENT PANTAGRUEL ESCRIPT A SON PERE GARGANTUA, ET LUV ENVOYE PLUSIEURS BELLES ET RARES CHOSES

Après la lecture des lettres susdictes, Pantagruel tint plusieurs propous avecques l'cscuyer Malicorne.et feutavecques luy si long temps que Panurge, interrompant, luy dist : « Et quand boyrez vous? Quand boyrons nous? Quand boyra monsieur l'escuyer? N'est ce assez sermonné pour boyre? — C'est bien dict, respondit Pantagruel. Faitez dresser la collation en ceste prochaine hostellerie, en laquelle pend pour enseigne l'image d'un Satyre à cheval. Ce pendent pour la depesche de l'escuyer, il escrivit à Gargantua comme s'en-suyt :

« Père tresdebonnaire, comme à tous accidens en ceste vie transitoire non doubtez ne soubsonnez, nos sens et nos facul-tez animales pâtissent plus énormes et impotentes perturbations (voyre jusques à en estre souvent l'ame désemparée du corps, quoy que telles subites nouvelles feussent à contentement et soubhayt), que si eussent auparavant esté propensez et preveuz, ainsi me a grandement esmeu et perturbé l'inopinée venue du vostre escuyer Malicorne. Car je n'espe-roys aulcun veoir de vos domesticques, ne de vous nouvelles ouyr avant la fin de cestuy nostre voyage. Et facilement, acquiesçoys en la doulce recordation de vostre auguste majesté, escripte, voire certes insculpée et engravée on poste-rieur ventricule de mon cerveau, souvent au vif me la représentant en sa propre et naïfve figure.

" Mais, puys que m'avez prévenu par le bénéfice de vos gratieuses lettres, et par la créance de vostre escuyer mes es-

pritz recréé en nouvelles de vostre prospérité et santé, ensemble de toute vostre royale maison, force m'est, ce que par le passé m'estoit voluntaire, premièrement louer le benoist Ser-vateur, lequel, par sa divine bonté, vous conserve en ce long teneur de santé perfaicte; secondement, vous remercier sem-piternellement de ceste fervente et invétérée affection que à moy portez, vostre treshumble filz et serviteur inutile. Jadis un Romain, nommé Furnius, dist à César Auguste recepvant à grâce et pardon son père, lequel avoit suyvy la faction de Antonius : Au jourd'huy me faisant ce bien, tu m'as reduict en telle ignominie que force me sera, vivant, mourant, estre ingrat réputé, par impotence de gratuité. Ainsi pourray je dire que l'excès de vostre paternelle affection me range en ceste angustie et nécessité qu'il me conviendra vivre et mourir ingrat. Sinon que de tel crime soys relevé par la sentence des Stoïciens, lesquelz disoient troys parties estre en bénéfice : l'une du donnant, l'aultre du recepvant, la tierce du recompensant : et le recepvant tresbien recompenser le donnant quand il accepte voluntiers le bienfaict, et le retient en soub-venance perpétuelle. Comme, au rebours, le recepvant estre le plus ingrat du monde, qui mespriseroit et oubliroit le bénéfice.

« Estant doneques opprimé d'obligations infinies toutes procrées de vostre immense benignité,et impotent à la minime partie de recompense, je me saulveray pour le moins de calumnie en ce que de mes esprits n'en sera à jamais la mémoire abolie : et ma langue ne cessera confesser et protester que vous rendre grâces condignes est chose transcendente ma faculté et puissance.

« Au reste, j'ay ceste confiance en la commisération et ayde de nostre Seigneur, que, de ceste nostre pérégrination, la fin correspondra au commencement, et sera le totaige en alai-gresse et santé perfaict. Je ne fauldray à réduire en commentaires et ephemerides tout le discours de nostre naviguaige ; affin que à nostre retour vous en ayez lecture veridicque.

J ay ici trouve un Tarandc de Scythie, animal estrange et merveilleux à cause des variations de couleur en sa peau et poil, selon la dictinction des choses prochaines. Vous le prendrez en gré. Il est autant maniable et facile à nourrir qu'un aigneau. Je vous envoie pareillement troys jeunes Unicornes, plus domesticques et apprivoisées que ne scroient petits chat-tons. J'ay conféré avecques l'esouyer, et dict la manière de les traicter. Elles ne pasturent en terre, obstant leur longue corne on front. Force est que pasture elles prennent es arbres fruictiers, ou en ratteliers idoines, ou en main, leur offrant herbes, gerbes, pommes, poyrcs, orge, touzelle, brief toutes espèces de fruietz et legumaiges. Je m'esbahis comment nos escrivains antiques les disent tant farouches, féroces et dangereuses, et oneques vives n'avoir esté veues. Si bon vous semble ferez espreuve du contraire, et trouverez qu'en elles consiste une mignotize la plus grande du monde, pourveu que malicieusement on ne les offense.

a Pareillement, vous envoie la vie et gestes de Achillcs en tapisserie bien belle et industrieuse. Vous asceurant que les nouveaultez d'animaulx, de plantes, d'oyzeaulx, de pierreries que trouver pourray, et recouvrer en toute nostre pérégrination, toutes je vous porteray, aydant Dieu nostre Seigneur, lequel je prie en sa saincte grâce vous conserver.

« De Medamothi, ce quinziesme de juin. Panurge, frère Jan, Epistemon, Xenomanes, Gymnaste, Eusthenes, Rhizo-tome, Carpalim, après le dévot baisemain, vous resaluent en usure centuple.

« Vostre humble filz et serviteur,

« PANTAGRUEL. »

Pendent que Pantagruel escrivoit les lettres susdictes, Malicorne fut de tous festoyé, salué et accollé à double rebraz. Dieu sçayt comment tout alloit, et comment recommenda-tions de toutes parts trottoient en place. Pantagruel, avoir

parachevé ses lettres, bancqueta avecques l'escuyer. Et luy donna une grosse chaine d'Or, pesante huyct cens escuz, en laquelle, par les chaînons septénaires, estoient gros Diamans, Rubiz, Esmerauldes, Turquoises, Unions, alternativement enchâssez. A un chàscun de ses nauchiers fit donner cinq cens escuz au Soleil; à Gargantua son père envoya le Tarande couvert d'une housse de satin broché d'Or, avecques la tapisserie contenant la vie et gestes de Achilles, et les troys Uni-cornes capparassonnees de drap d'Or frizé. Ainsi départirent de Medamothi, Malicorne, pour retourner vers Gargantua; Pantagruel, pour continuer son naviguaige. Lequel en haulte mer feist lire par Epistemon les livres apportez par l'escuyer. Desquels, pource qu'ils les trouva joyeulx et plaisans, le trans-sumpt voluntiers vous donneray, si dévotement, le requérez.

CHAPITRE V

PANTAGRUEL RENCONTRA UNE NAUF DE VOYaGERS RETOURNANS DU PAYS LANTERNOIS

Au cinquième jour, ja commençans tournoyer le pôle peu à peu, nous esloignans de l'jEquinoctial, descouvrismes une navire marchande faisant voile à horche vers nous. La joye ne feut petite, tant de nous comme des marchans : de nous, entendens nouvelle de la marine ; de eulx entendens nouvelles de terre ferme. Nous rallians avecques eulx congneusmes qu'ilz estoient François Xantongeois. Devisant et raisonnant ensemble, Pantagruel entendit qu'ilz venoient de Lanter-noys. Dont eut nouveau accroissement d'alaigresse, aussi eut toute l'assemblée mesmement, nous enquestans de Testât du pays et mœurs du peuple Lanternier; et ayans advertisse-ment que, sus la fin de Juillet subséquent, estoit l'assignation

du chapitre gênerai des Lanternes : et que, si lors y arrivions (comme facile nous estoit), voyrions belle, honorable et joyeuse compaignie des Lanternes : et que l'on y faisoit grands apprestz, comme si l'on y deust profondément lanterner. Nous feut aussi dict que, passans le grand royaulme xie Gebarim, nous serions honorifiquement repeeuz et traictez par le Roy Ohabé, dominateur d'icelle terre. Lequel et tous ses subjeetz pareillement parlent languaige François Tourangeau.

Ce pendent que nous entendions ces nouvelles, Panurge prend débat avecques un marchant de Taillebourg, nommé Dindenault. L'occasion du débat feut telle : Ce Dindenault, voyant Panurge sans braguette, avecques ses lunettes attachées au bonnet, dist de luy à ses compaignons : « Voyez là une belle médaille de Coqu. » Panurge, à cause de ses lunettes, oyoit des aureilles beaucoup plus clair que de coustume, Doncques, entendant ce propous, demanda au marchan : ■ Comment diable seroys je coqu, qui ne suis encores marié, comme tu es, scelon que juger je peuz à ta troigne mal gracieuse ?

— Oui vrayement, respondit le marchant, je le suys : et ne vouldrois ne l'estre pour toutes les lunettes d'Europe, non pour toutes les bezicles d'Afrique. Car j'ay une des plus belles, plus advenentes, plus honestes, plus prudes femmes en mariage, qui soit en tout le pays de Xantonge; et n'en desplaise aux aultres. Je luy porte de mon voyage une belle et de unze poulsees longue branche de Coural rouge, pour ses estrenes. Qu'en as tu à faire? Dequoy te mesles tu? Qui es tu? Dont es tu? O Lunetier de l'Antichrist, responds si tu es de Dieu.

— Je te demande, dist Panurge, si, par consentement et convenence de tous les elemens, j'avoys sacsacbezevezine-massé ta tant belle, tant advenente, tant honeste, tant preude femme, de mode que le roydde Dieu des jardins Pria-

pus, lequel icy habite en liberté, subjection forcluse de braguettes attachées, luy feust on corps demeuré, en tel desastre que jamais n'en sortiroit, éternellement y resteroit, sinon que tu le tirasses avec les dens, que feroys tu ? Le laisseroys tu là simpiternellement? ou bien le tireroys tu à belles dents? Res-ponds, o belinier de Mahumet, puys que tu es de tous les diables. — Je te donneroys, respondit le marchant, un coup d'espée sus ceste aureille lunetiere, et te tueroys comme un bélier. » Ce disant desguainoit son espée. Mais elle tenoit au fourreau, comme vous sçavez que, sus mer, tous harnoys facilement chargent rouille, à cause de l'humidité excessive et nitreuse. Panurge recourt vert Pantagruel à secours. Frère Jan mist la main à son bragmard fraischementesmoulu, et eust felonnement occis le marchant, ne feust que le patron de la nauf, et aultres passagiers supplièrent Pantagruel n'estre faict scandale en son vaisseau. Dont feut appoincté tout leur différent : et touchèrent les mains ensemble Panurge et le marchant, et beurent d'autant l'un à l'autre dehayt, en signe de perfaicte reconciliation.

CHAPITRE VI

COMMENT, LE DEBAT APPAISÉ, PANURGE MARCHANDE AVEC DINDENAULT UN DE SES MOUTONS

Ce débat du tout appaisé, Panurge dist secrètement à Epis-temon et à frère Jan : « Retirez vous icy un peu à l'escart, et joyeusement passez temps à ce que voirez. Il y aura bien beau jeu, si la chorde ne rompt. » Puis se addressa au marchant, et de rechef beut à luy plein hanat de bon vin Lanternoys. Le marchant le pleigea guaillard, en toute courtoisie et honnes-teté. Cela faict, Panurge dévotement le prioyt luy vouloir de

grâce vendre un de ses moutons. Le marchant luy respondit : « Halas, halas, mon amy, nostre voisin, comment vous sçavez bien trupher des paouvres gens. Vraycmcnt vous estes un gentil chalant. O le vaillant achapteur de moutons ! Vraybis, vous portez le minoys non mie d'un achapteur de moutons, mais bien d'un couppeur de bourses. Deu Colas, faillon, qu'il feroit bon porter bourse pleine auprès de vous en la tripperie sus le dégel ! Han, han, qui ne vous congnois-troyt, vous feriez bien des vostres. Mais voyez, hau, bonnes gens, comment il taille de l'historiographe.

— Patience, dist Panurge. Mais, à propous, de grâce spéciale, vendez moy un de vos moulons. Combien? — Comment, respondit le marchant, l'entendez vous, nostre amy, mon voisin? Ce sont moutons à la grande laine. Jason y print la toison d'Or. L'ordre de la maison de Bourgoigne en fut extraicit. Moutons de Levant, moutons de haulte fustaye, moutons de haulte grosse. — Soit, dist Panurge, mais de grâce vendez m'en un, et pour cause; bien et promptement vous payant en monnoye de Ponant, de taillis, et de basse gresse. Combien?

— Xostre voism, mon amy, respondit le marchant, escortez ça un peu de l'aultre aureille.

Panurge. A vostre commandement.

Le Marchant. Vous allez en Lanternois?

Panurge. Voire.

Le Marchant. Vcoir le monde ?

Panurge. Voire.

Le Marchant. Joyeusement.

Panurge. Voire.

Le Marchant. Vous avez, ce croy je. nom Robin mouton.

Panurge. Il vous plaist à dire.

Le Marchant. Sans vous fascher

Panurge. Je l'entends ainsi.

Le Marchant. Vous estes, ce croy je, le joyculx du Roy.

Panurge. Voire.

Le Marchant. Fourchez là. Ha, ha, vous allez veoir le monde, vous estes le joyeulx du Roy, vous avez nom Robin mouton. Voyez ce mouton là, il a nom Robin comme vous. Robin, Robin, Robin. — Bês, bês, bês, bês. — O la belle voix?

Panurge. Bien belle et harmonieuse.

Le Marchant. Voicy un pact qui sera entre vous et moy, nostre voisin et amy. Vous qui estes Robin mouton, serez en ceste couppe de balance, le mien mouton Robin sera en l'aul-tre : je guaige un cent de huytres de Busch que, en poidz, en valleur, en estimation, il vous emportera hault et court, en pareille forme que serez quelque jour suspendu et pendu.

— Patience, dist Panurge. Mais vous feriez beaucoup pour moy et pour vostre postérité, si me le vouliez vendre, ou quelque autre du bas cueur. Je vous en prie, syre monsieur. — Nostre amy, respondit le marchant, mon voisin, de la toison de ces moutons seront f aietz les fins draps de Rouen ; les lou-chetz des balles de Limestre, au pris d'elle, ne sont que bourre. De la peau seront faietz les beaux marrôquins, les-quelz on vendra pour marrôquins Turquins, ou de Monteli-mart, ou de Hespaigne pour le pire. Des boyaulx, on fera chordes de violons et harpes, lesquelles tant chèrement on vendra comme si f eussent chordes de Munican ou Aquileie. Que pensez vous? — S'il vous plaist, dist Panurge, m'en vendrez un, j'en seray bien fort tenu au courrail de vostre huys. Voyez cy argent content. Combien? » Ce disoit, monstrant son esquarcelle pleine de nouveaulx Henricus.

CHAPITRE VII

CONTINUATION DU MARCHÉ ENTRE PANURGE ET DINDENAULT

Mon amy, respondit le marchant, nostre voisin, ce n'est viande que pour Roys et Princes. La chair en est tant délicate, tant savoureuse, et tant friande que c'est basme. Je les ameine d'un pays on quel les pourceaulx (Dieu soit avecques nous) ne mangent que Myrobalans. Les truyes en leur gesine (saulve l'honneur de toute la compaignie) ne sont nourriez que de fleurs d'orangiers. — Mais, dist Panurge, vendez m'en un, et je vous le payeray en Roy, foy de piéton. Combien ? — Nostre amy, respondit le marchant, mon voisin, ce sont moutons extraictz de la propre race de celluy qui porta Phrixus et Hellé par la mer dicte Hellesponte. — Cancre, dist Panurge, vous estes elericus vel adiscens. — Ita sont choux, respondit le marchant, vere ce sont pourreaux. Mais rr. rrr. rrrr. rrrrr. Ho Robin rr. rrrr. rrrr. Vous n'entendez ce languaige.

« A propous. Par tous les champs es quelz ilz pissent, le bled y provient comme si Dieu y eust pissé. Il n'y faut autre marne ne fumier. Plus y a. De leur urine les Quintessentiaux tirent le meilleur Salpêtre du monde. De leurs crottes (mais qu'il ne vous desplaise) les medicins de nos pays guérissent soixante et dix huict espèces de maladies. La moindre des quelles est le mal Sainct Eutrope de Xaintes, dont Dieu nous saulve et guard. Que pensez vous, nostre voisin, mon amy? Aussi me coustent ilz bon.

— Couste et vaille, respondit Panurge. Seulement vendez m'en un, le payant bien. — Nostre amy, dist le marchant, mon voisin, considérez un peu les merveilles de nature con-sistans en ces animaulx que voyez, voire en un membre que

estimeriez inutile. Prenez moy ces cornes là, et les concassez un peu avecques un pilon de fer, ou avecques un landier, ce m'est tout un. Puis les enterrez en veue du Soleil la part que vouldrez, et souvent les arrousez. En peu de moys vous en voirez naistre les meilleurs Asperges du monde. Je n'en dai-gnerois excepter ceulx de Ravenne. Allez moy dire que les cornes de vous aultres messieurs les coqus ayent vertu telle, et propriété tant mirifique.

— Patience, respondit Panurge. — Je ne sçay, dist le marchant, si vous estes clerc. J'ay veu prou de clercs, je dis grands clercs, coqus. Ouy dea. A propous, si vous estiez clerc, vous sçauriez que, es membres inférieurs de ces animaulx divins, ce sont les piedz, y a un os, c'est le talon, l'astragale, si vous voulez, duquel, non d'aultre animal du monde, fors de l'asne Indian et des Dorcades de Libye, l'on jouoyt antiquement au Royal jeu des taies, auquel l'empereur Octavian Auguste un soir guaingna plus de 50.000 escuz. Vous aultres coqus n'avez garde d'en guaingner aultant.

— Patience, respondit Panurge. Mais expédions. — Et quand, dist le marchant, vous auray je, nostre amy, mon voisin, dignement loué les membres internes? Les espaules, les esclanges, les gigotz, le hault cousté, la poictrine, le foye-, la râtelle, les trippes, la guogue, la vessie, dont on joue à la balle; les coustelettes, dont on faict en Pygmion les beaulx petitz arcs pour tirer des noyaulx de cerises contre les Grues; la teste, dont, avecques un peu de soulphre, on fait une miri-ficque décoction pour faire viander les chiens constippez du ventre ?

— Bren, bren, dist le patron da la nauf au marchant, c'est trop icy barguigné. Vends luy si tu veulx; si tu ne veulx, ne l'amuse plus. — Je le veulx, respondist le marchant, pour l'amour de vous. Mais il en payera trois livres tournois de la pièce en choisissant. — C'est beaucoup, dist Panurge. En nos pays j'en aurois bien cinq, voire six pour telle somme de

deniers. Advisez que ne soit trop. Vous n'estes le premier de ma congnoissance qui, trop toust voulant riche devenir et parvenir, est à l'envers tombé en paouvreté, voire quelque foys s'est rompu le col. — Tes fortes nebvres quartaines, dict le marchant, lourdault sot que tu es ! Par le digne veu de Charrous, le moindre de ces moutons vault quatre fois plus que le meilleur de ceulx que jadis les Coraxiens en Tuditanie, contrée d'Espaigne, vendoient un talent d'Or la pièce. Et que penses tu, ô sot à la grande paye, que valoit un talent d'or? — Benoist monsieur, dist Panurge, vous vous eschaufïez en votre harnois, à ce que je voy et congnois. Bien tenez, voyez là vostre argent. ■ Panurge, ayant payé le marchant, choisit de tout le trouppeau un beau et grand mouton, et l'emportoit cryant et bellant, oyans tous les aultres et ensemblemenc bellans et regardans quelle part on menoit leur compaignon. Ce pendant le marchant disoit à ses moutonniers : « O qu'il a bien sceu choisir, le challant ! Il se y entend, le paillard ! Vrayement, le bon vrayement, je le reservoys pour le seigneur de Cancale, comme bien congnoissant son naturel. Car, de sa nature, il est tout joyeulx, et esbaudy quand il tient une espaule de mouton en main bien séante et advenente, comme une raquette gauschiere, et, avecques un cousteau bien tranchant, Dieu sçait comment il s'en escrime. »

CHAPITRE VIII

COMMENT PANURGE FEIST EN MER NOYER LE MARCHANT ET LES MOUTONS

Soubdain je ne sçay comment, le cas feut subit, je ne eus loisir le consyderer, Panurge, sans aultre chose dire, jette en pleine mer son mouton criant et bellant. Tous les aultres

moutons, crians et bellans en pareille intonation, commencèrent soy jecter et saulter en mer après, à la file. La foulle estoit à qui premier y saulteroit après leur compaignon. Possible n'estoit les enguarder, comme vous sçavez estre du mouton le naturel, tous jours suyvre le premier, quelque part qu'il aille. Aussi le dict Aristoteles, lib. IX, de Histor. anim., estre le plus sot et inepte animant du monde.

Le marchant, tout effrayé de ce que davant ses yeulx périr voyoit et noyer ses moutons, s'efforçoit les empescher et retenir de tout son pouvoir. Mais c'estoit en vain. Tous à la file saultoient dedans la mer, et perissoient. Finablement, il en print un grand et fort par la toison sus le tillac de la nauf, cuydant ainsi le retenir, et saulver le reste aussi conse-quemment. Le mouton fut si puissant qu'il emporta en mer avecques soy le marchant, et feut noyé, en pareille forme que les moutons de Polyphemus le borgne Cyclope emportèrent hors la caverne Ulyxes et ses compaignons. Autant en feirent les aultres bergiers et moutonniers, les prenens uns par les cornes, aultres par les jambes, aultres par la toison. Lesquelz tous furent pareillement en mer portez et noyez misérablement.

Panurge, a cousté du fougon, tenant un aviron en main, non pour ayder les moutonniers, mais pour les enguarder de grimper sus la nauf, et évader le naufraige, les preschoit elo-quentement, comme si feust un petit frère Olivier Maillard, ou un second frère Jan Bourgeoys; leurs remonstrant par lieux de Rethoricque les misères de ce monde, le bien et l'heur de l'austre vie, affermant plus heureux estre les tres-passez que les vivans en cestc vallée de misère, et à un chas-cun d'eulx promettant ériger un beau cénotaphe et sepulchre honoraire au plus hault du mont Cenis, à son retour de Lan-temoys : leurs optant ce neantmoins, en cas que vivre encores entre les humains ne leurs faschast, et noyer ainsi ne leur vint à propous, bonne adventure, et rencontre de quelque Baleine, T. II. 4

laquelle au tiers jour subséquent les rendist sains et saulvcs en quelque pays de satin, à l'exemple de Jonas.

La nauf vuidec du marchant et des moutons : « Reste il icy, dist Panurge, ulle amc moutonnière? Où sont ceux de Thibault l'Aignelet? et ceux de Rcgnauld Belin, qui dorment quand les aultres paissent? Je n'y sçay rien. C'est un tour de vieille guerre. Que t'en semble, frcrc Jan? — Tout bien de vous, respondit frère Jean. Je n'ay rien trouvé maulvais, sinon qu'il me semble que, ainsi comme jadis on souloys en guerre, au jour de bataille ou assault, promettre aux soub-dars double paye pour celluy jour : s'ilz guaingnoient la bataille, l'on avoit prou de quoy payer; s'ilz la perdoient, c'eust esté honte la demander, comme feirent les fuyards Gruyers après la bataille de Serizolles : aussi qu'en fin vous doibviez le payement reserver; l'argent vous dcmourast en bourse. — C'est, dist Panurge, bien chié pour l'argent. Vertus Dieu, j'ay eu du passetemps pour plus de cinquante mille francs. Retirons nous, le vent est propice. Frère Jan, escoutte icy. Jamais homme ne me feist plaisir sans recompense, ou recongnoissance pour le moins. Je ne suys point ingrat et ne le feuz, ne seray. Jamais homme ne me feist desplaisir sans repentance, ou en ce monde, ou en l'autre. Je ne suis poinct fat jusques là. — Tu, dist frerc Jan, te damnes comme un vieil diable. Il est escript : Mihi vindictam, etc. Matière de bréviaire. »

CHAPITRE IX

COMMENT PANTAGRUEL ARRIVA EN L'iSLE ENNASIN, ET DES ESTRANGES ALLIANCES LU PAYS

Zephyre nous continuoit en participation d'un peu du Gar-bin, et avions un jour passé sans terre descouvrir. Au tiers

jour, à l'aube des mousches, nous apparut une isle triangulaire, bien fort ressemblante quant à la forme et assiette à Sicile. On la nommoit l'isle des Alliances. Les hommes et femmes ressemblent aux Poictevins rouges, exceptez que tous, hommes, femmes et petitz enfans, ont le nez en figure d'un as de treufftes. Pour ceste cause, le nom antique de l'isle estoit Ennasin. Et estoient tous pareils et alliez ensemble, comme ilz se vantoient; et nous dist librement le Protestât du lieu : « Vous aultres gens de l'aultrc monde tenez pour chose admirable que, d'une famille Romaine (c'estoient les Fabians), pour un jour (ce feut le trezieme du mois de Feb-vrier), par une porte (ce feut la porte Carmentale, jadis située au pied du Capitole, entre le roc Tarpéian et le Tibre, depuys surnommée Scélérate), contre certains ennemis des Romains (c'estoient les Veientes Hetrusques), sortirent trois cens six hommes de guerre tous parens, avecques cinq mille autres soubdars tous leurs vassaulx, qui tous furent occis (ce feut prés le fleuve Cremere, qui sort du lac de Baccanc). De ceste terre, pour un besoing, sortiront plus de trois cens mille, tous parens et d'une famille. »

Leurs parentez et alliances estoient de façon bien estrange ; car, estans ainsi tous parens et alliez l'un de Taultre, nous trouvasmes que persone d'eulx n'estoit père ne mère, frère ne sœur, oncle ne tante, cousin ne nepveu, gendre ne bruz, parrain ne marraine de l'autre. Sinon vrayement un grand vieillard ennasé, lequel, comme je veidz, appella une petite fille aagée de trois ou quatre ans mon père; la petite fillette le appelloit ma fille.

La parenté et alliance entre eulx estoit que l'un appelloit une femme ma maigre; la femme le appelloit mon marsouin. « Ceulx là, disoit frère Jan, doibvroient bien sentir leur marée, quand ensemble se sont frottez leur lard. » L'un appelloit un guorgiase bachelette, en soubriant : « Bon jour, mon estrille. » Elle le resalùa, disant : « Bonne estrene, mon fauveau. —

Hay, hay, hay ! s'ercria Panurge, venez veoir une estrille, une fau et un veau. N'est ce estrille fauveau? Ce fauveau à la raye noire doibt bien souvent estre estrille. ■ Un autre salua une sienne mignonne, disant : « Adieu, mon bureau. » Elle luy respondit : • Et vous aussi, mon procès. — Par sainct Trei-gnant, dist Gymnaste, ce procès doibt estre soubvent sus ce bureau. ■ L'un appelloit une autre mon verd. Elle l'appelloit son coquin, i II y a bien là, dist Eusthenes, du Verdcoquin. » Un autre salua une sienne alliée, disant : i Bon di, ma coin-gnee. a Elle respondit : « Et à vous, mon manche. — Ventre bœuf, s'escria Carpalim, comment ceste coingnée est emmanchée? Comment ce manche est encoingné? Mais seroit ce poinct la grande manche que demandent les courtisanes Romaines? Ou un cordelier à la grande manche? »

Passant oultre, je veids un averlant qui, saluant son alliée, l'appella mon matraz : elle le appelloit mon lodier. De faict, il avoit quelques traietz de lodier lourdault. L'un appelloit une aultre ma mie, elle l'appelloit ma crouste. L'un une aultre appelloit sa palle, elle l'appelloit son fourgon. L'un une autre appelloit ma savate, elle le nommoit pantophle. L'un une aultre nommoit sa botine, elle l'appelloit son estivallet. L'un une aultre nommoit sa mitaine, elle le nommoit mon guand. L'un une aultre nommoit sa couane, elle l'appelloit son lard : et estoit entre eulx parenté de couane de lard.

En pareille alliance, l'un appelloit une sienne mon home-laicte, elle le nommoit mon œuf : et estoient alliez comme une homelaicte d'œufz. De mesmes un autre appelloit une sienne ma trippe, elle l'appeloit son fagot : Et oneques ne peuz sça-voir quelle parenté, alliance, affinité ou consanguinité feust entre eulx, la rapportant à nostre usaige commun, sinon qu'on nous dist qu'elle estoit trippe de ce fagot. Un aultre, saluant une sienne, disoit : i Salut, mon escalle. » Elle respondit : « Et à vous, mon huytre. — C'est, dist Carpalim, une huytre en escalle. » Un aultre de mesmes saluoit une sienne, disant :

« Bonne vie, ma gousse. » Elle respondit : « Longue à vous, monpoys. — C'est, dist Gymnaste, un poys en gousse. » Un autre grand villain claquedens, monté sus haultes mulles de boys, rencontrant une.grosse, grasse, courte guarse, luy dist : « Dieu gard mon sabbot, ma trombe, ma touppie. » Elle luy respondit fièrement : « Guard pour guard, mon fouet. — Sang sainct Gris, dist Xenomanes, est il fouet compétent pour mener ceste touppie? »

Un docteur régent, bien peigné et testonné, avoir quelque temps devisé avecques une haulte damoiselle, prenant d'elle congié, luy dist : « Grand mercy, Bonne mine. — Mais, dist elle, très grand à vous, Mauvais jeu. — De bonne mine, dist Pantagruel, à mauvais jeu n'est alliance impertinente. » Un bachelier en busche, passant, dist à une jeune bachelette : « Hay, hay, hay ! Tant y a que ne vous veidz, Muse. — Je vous voy, respondit elle, Corne, voluntiers. — Accouplez les, dist Panurge, et leurs soufflez au cul : ce sera une cornemuse. » Un aultre appella une sienne ma truie, elle l'appella son foin. Là me vint en pensement que cette truie voluntiers tournoit à ce foin. Je veidz un demy guallant bossu, quelque peu prés de nous, saluer une sienne alliée, disant : « Adieu, mon trou. » Elle de mesmes le resalua, disant : « Dieu guard ma cheville. » Frère Jean dist : « Elle, ce croy je, est toute trou, et il de mesme tout cheville. Ores est à sçavoir si ce trou par ceste cheville peut entièrement estre estouppé. » Un aultre salua une sienne, disant : « Adieu, ma mue. » Elle respondit : « Bon jour, mon oison. — Je croy, dist Ponocrates, que cestuy oison est souvent en mue. » Un averlant, causant avec une jeune gualoise, luy disoit : « Vous en souvieign, vesse. — Aussi sera, ped, » respondit elle. « Appeliez vous, dist Pantagruel au Potestat, ces deux là parens? Je pense qu'ilz soyent ennemis, non alliez ensemble, car il l'a appellee vesse. En nos pays, vous ne pourriez plus oultrager une femme que ainsi l'appeliant. — Bonnes gens de l'autre monde, respondit le

Potcstat, vous avez peu de parens telz et tant proches comme sont ce Pcd et ccste Vessc. Hz sortirent invisiblcmcnt tous deux ensemble d'un trou.cn un instant. — Lèvent de Galcrnc, dist Panurgc, avoit doneques lanterné leur mère. — Quelle mère, dist le Potestât, entendez vous? C'est parenté de vostre monde. Hz ne ont père ne mère. C'est à faire à gens delà l'eau, à gens bottez de foin. Le bon Pantagruel tout voyoit, et escoutoit; mais, à ces propous il cuyda perdre contenence.

Avoir bien curieusement consyderé l'assiette de l'isle et mœurs du peuple Ennasé, nous entrasmes en un cabaret pour quelque peu refraichir. Là on faisoit nopees à la mode du pays. Au demourant chère et demye. Nous presens feut faict un joyeuLx mariage d'une poyTe, femme bien gaillarde, comme nous sembloit, toutesfoys ceulx qui en avoient tasté la disoient estre molasse, avecques un jeune fromaige à poil follet, un peu rougeastre. J'en avoys aultres foys ouy la renommée, et ailleurs avoient esté faietz plusieurs telz mariages. Encores dict on, en nostre pays de vache, qu'il ne feut oneques tel mariage qu'est de la poyre et du fromaige. En une autre salle, je veids qu'on marioit une vieille botte avecques un jeune et soupple brodequin. Et feut dict à Pantagruel que le jeune brodequin prenoit la vieille botte à femme, pource qu'elle estoit bonne robbe,en bon poinct.et grasse à profict de mesnaige, voyre feust ce pour un pescheur. En une autre salle basse je vis un jeune escafignon espouser une vieille pan-tophle. Et nous feut dict que ce n'estoit pour la beauté ou bonne grâce d'elle, mais par avarice et convoitise d'avoir les escuz dont elle estoit toute contrepoinctec.

PANTAGRUEL $$

CHAPITRE X

COMMENT PANTAGRUEL DESCENDIT EN LTSLE DE CHELI, EN LAQUELLE REGNOIT LE ROY SAINCT PANIGON

Le Garbin nous souffloit en pouppe, quand, laissans ces mal plaisans Allianciers, avecques leur nez de as de treufflc, montasmes en haulte mer. Sus la declination du Soleil, feis-mez scalle en l'isle de Cheli, isle grande, fertile, riche et populeuse, en laquelle rcgnoit le roy sainct Panigon. Lequel accompaigné de ses enfans et princes de sa court, s'estoit transporté jusque près le havre pour recepvoir Pantagruel. Et le mena jusques en son chasteau : sus l'entrée du dongeon se offrit la royne, accompaignée de ses filles et dames de court. Panigon voulut qu'elle et toute sa suyte baisassent Pantagruel et ses gens. Telle estoit la courtoisie et coustume du pays. Ce que feut faict, excepté frère Jan, qui se absenta et s'escarta par my les officiers du Roy. Panigon vouloit, en toute instance, pour cestuy jour et au lendemain retenir Pantagruel. Pantagruel fonda son excuse sus la sérénité du temps et opportunité du vent, lequel plus souvent est désiré des voyagiers que rencontré, et le fault emplniter quand il advient, car il ne advient toutes et quantes foys qu'on le soubhaycte. A ceste remonstrance, après boyre vingt et cinq ou trente foys par home, Panigon nous donna congié.

Pantagruel, retournant au port et ne voyant frère Jan, demandoit quelle part il estoit, et pourquoy n'estoit ensemble la compaignie. Panurge se sçavoit comment l'excuser, et vouloit retourner au chasteau pour le appeller, quand frère Jan accourut tout joyeulx, et s'escria en grande guayeté de cœur, disant : « Vive Je noble Panigon ! Par la mort beuf de

boys, il rue en cuisine. J'en viens, tout y va par escuelles. J'esperoys bien y cotonner à profict et usaige monacal le moule de mon gippon. — Ainsi, mon amy, dist Pantagruel, tousjours à ces cuisines ! — Corpe de galline, respondit frère Jan. j'en sçay mieulx l'usage et cérémonies que de tant chia-brener avecques ces femmes, magny, magna, chiabrena, révérence, double, reprinze, l'accolade, la fressurade, baise la main de vostre mercy, de vostre majesta, vous soyez tarabin, tarabas. Bren, c'est merde à Rouan. Tant chiasser et urenil-ler ! Dea, je ne diz pas que je n'en tirasse quelque traict dessus la lie à mon lour dois, qui me laissast insinuer ma nomination. Mais ceste brenasserie de révérences me fasche plus qu'un jeune diable; je voulois dire, un jeusne double. Sainct Benoist n'en mentit jamais. Vous parlez de baiser damoi-zelles; par le digne et sacre froc que je porte, voluntiers je m'en déporte, craignant que m'advieigne ce que advint au seigneur de Guyercharois. — Quoy? demanda Pantagruel, je le congnois; il est de mes meilleurs amis. — Il estoit, dist frère Jan, invité à un sumptueux et magnificque banquet que faisoit un sien parent et voisin : au quel estoient pareillement invitez tous les gentilz hommes, dames et damoyselles du voysinage. Icelles, attendentes sa venue, déguisèrent les paiges de l'assemblée, et les habillèrent en damoyselles bien pimpantes et atourées. Les paiges endamoysellez à luy entrant près le pont leviz se présentèrent. Il les baisa tous en grande courtoisie et révérences magnificques. Sus la fin, les dames, qui l'attendoient en la guallerie, s'esclaterent de rire, et feirent signe aux pages à ce qu'ilz houstassent leurs atours. Ce que voyant le bon seigneur, par honte et despit ne daigna baiser icelles dames et damoyselles naïfves. Alléguant, veu qu'on luy avoit ainsi desguysé les pages, que, par la mort beuf de boys, ce debvoient là estre les varletz, encores plus finement desguysez. Vertuz Dieu, da jurandi, pourquoy plus toust ne transportons nous nos humanitez en belle cuisine

de Dieu? Et là ne consyderons le branslement des broches, l'harmonie des contrehastiers, la position des lardons, la température des potaiges, les preparatifz du dessert, l'ordre du service, du vin ? Beati immaculati in via. C'est matière de bréviaire. »

CHAPITRE XI

POURQUOY LES MOINES SONT VOLUNTIERS EN CUISINE

« C'est, dist Epistemon, naïfvement parlé en moine. Je diz moine moinant, je ne diz pas moine moine. Vrayement vous me induisez en mémoire ce que je veidz et ouy en Florence, il y a environ vingt ans. Nous estions bien bonne compaignie de gens studieux, amateurs de peregrinité, et convoyteux de visiter les gens doctes, antiquitez et singularitez d'Italie. Et lors curieusement contemplions l'assiette et beaulté de Florence, la structure du dôme, la sumptuosité des temples et palais magnificques. Et entrions en contention qui plus apte-ment les extolleroit par louanges condignes : quand un moine d'Amiens, nommé Bernard Lardon, comme tout fasché et monopole, nous dist : « Je ne sçay que diantre vous trouvez icy tant à louer. J'ay aussi bien contemplé comme vous, et ne suis aveugle plus que vous. Et puis? Qu'est-ce? Ce sont belles maisons. C'est tout. Mais Dieu, et monsieur sainct Bernard, nostre bon patron, soit avec nous, en toute ceste ville encores n'ay je veu une seulle roustisserie, et y ay curieusement reguardé et consyderé. Voire je vous diz comme espiant et prest à compter et nombrer, tant à dextre comme à senes-tre, combien et de quel cousté plus nous rencontrerions de roustisseries roustissantes. Dedans Amiens, en moins de chemin quatre fois, voire troys qu'avons faict en nos con-

tempîations, je vous pourrais mons'.rer plus de quatorze roustisseries antiques et aromatizantes. Je ne sçay quel plaisir avez prins voyans les Lions et Afiiquanes (ainsi nommiez vous, ce me semble, ce qu'ilz appellent Tygres) prés le befirov : pareillement voyans les Porcz espiez et Austruches on palais du seigneur Philippe Strossi. Par ma foy, nos fieulx, j'avmeroys mieulx voir un bon et gras oyzon en broche. Ces Porphyres, ces marbres sont beaulx. Je n'en dis poinct de mal, mais les Darioles d'Amiens sont meilleures à mon goust. Ces statues antiques sont bien faictes, je le veulx croire; minj par sainct Ferreol d'Abbeville, les jeunes bachelettes de nos pays sont mille foys plus advenentes.

— Que signifie, demanda frère Jan, et que veult dire que tousjours vous trouvez moines en cuysines; jamais n'y trouvez Roys, Papes, ne Empereurs? — Est ce, respondit Rhizo-tome, quelque vertus latente et propriété spécifique absconse dedans les marmites et contrehastiers, qui les moines y attire, comme l'Amyant à soy le fer attire; n'y attire Empereurs, Papes, ne Roys? Ou c'est une induction et inclination naturelle, aux froez et cagoulles adhérentes, laquelle de soy mené et poulse les bons religieux en cuisine, encore qu'ilz n'eussent élection ne délibération d'y aller? — Il veult dire, respondit Epistemon, formes suyvantes la matière. Ainsi les nomme Averroïs. — Voyre, voyre, dist frère Jan.

— Je vous diray, respondit Pantagruel, sans au problème propousé respondre, car il est un peu chatouilleux, et à peine y toucheriez vous sans vous espiner. Me soubvient avoir leu que Antigonus, roy de Macédoine, un jour entrant en la cuisine de ses tentes, et y rencontrant le poëte Antagoras, lequel fricassoit un Congre et luy mesmes tenoit la paille, luy demanda en toute alaigres^e : i Homère fricassoit il Congres, lorsqu'il descripvoit les prouesses de Agamemnon? — Mais, respondit Antagoras au Roy, estimes tu que Agamemnon, lors que telles prouesses faisoit, feust curieux de savoir si

personne en son camp fricassoit Congres? » Au Roy sembloit indécent que en sa cuisine le poëtc faisoit telle fricassée. Le Poëte luy remonstroit que chose trop plus abhorrente estoit rencontrer le Roy en cuisine. — Je dameray ceste cy, dist Panurge, vous racontant ce que Breton Villandry respondit un jour au seigneur duc de Guyse. Leur propous estoit de quelque bataille du Roy François contre l'Empereur Charles cinquiesme, en laquelle Breton estoit guorgiasement armé, mesmement de grefvcs et solleretz asseréz, monté aussi à l'adventaige n'avoit toutesfois esté veu au combat. « Par ma foy, respondit Breton, je y ay esté, facile me sera le prouver, voyre en lieu on quel vous n'eussiez ausé vous trouver. » Le seigneur duc prenant en mal ceste parolle, comme trop brave et trop témérairement proférée, et se haulsant de propous, Breton facilement en grande risée l'appaisa. disant : « J'es-tois avecques le baguage : on quel lieu vostre honneur n'eust porté soy cacher comme je faisois. » En ces menuz devis arrivèrent en leurs navires. Et plus long séjour ne feirent en icelle isle de Cheli.

CHAPITRE XII

COMMENT PANTAGRUEL PASSA PROCURATION ET DE L'ESTRANGE MANIERE DE VIVRE ENTRE LES CHICQUANOUi

Continuant nostre routte, au jour subséquent passasmes Procuration, qui est un pays tout chafïouré et barbouillé. Je n'y congneu rien.Làvcismes des ProcultousetChiguanous, gens à tout le poil. Hz ne nous invitèrent à boyre ne à manger. Seulement, en longue multiplication de doctes révérences, nous dirent qu'ilz estoient tous à nostre commendement, en payant. Un de nos truchemens racontoit à Pantagruel com-

ment ce peuple guaignoient leur vie en façon bien estrange, et en plein Diamètre contraire aux Romicoles. A Rome, gens innniz guaignent leur vie à empoisonner, à battre et à tuer ; les Chiquanous la guaignent à estre battuz. De mode que, si par lon CT temps demouroient sans estre battuz, ils mourroient de maie faim, oulx, leurs femmes et enfans.

C'est, disoit Panurge, comme ceux qui, par le rapport de Cl. Galien, ne peuvent le nerf caverneux vers le cercle equa-teur dresser, s'ilz ne sont très bien fouettez. Par sainct Thibault, qui ainsi me fouetteroit me feroit bien au rebours desarsonner, de par tous les diables.

— La manière, dist le truchement est telle : Quand un moine, prebstre, usurier, ou advocat veult mal à quelque gentilhomme de son pays, il envoyé vers luy un de ces Chiquanous. Chiquanous le citera., l'adjournera, le outragera, le injurira impudentemen:, suyvant son record et instruction; tant que le gentilhomme, s'il n'est paralytique de sens, et plus stupide qu'une Rane Gyrine, sera contrainct luy donner bastcnades et coups d'espée sur la teste, ou la belle jarretade, ou mieulx le jecter par les creneaulx et fenestres de son chas-teau. Cela iaict, voylà Chiquanous riche pour quatre moys. Comme si coups de baston feussent ses naïfves moissons. Car il aura du moine, de l'usurier, ou advocat, salaire bien bon, et réparation du gentilhomme, aulcunefois si grande et excessive que le gentilhomme y perdra tout son avoir, avec-ques dangier de misérablement pourrir en prison, comme s'il eust frappé le Roy.

— Contre tel inconvénient, dist Panurge, je sçay un remède très bon, duquel usoit le seigneur de Basché. — Quel? demanda Pantagruel. — Le seigneur de Basché, dist Panurge, estoit homme couraigeux, vertueux, magnanime, chevaleureux. Il, retournant de certaine longue guerre en laquelle le duc de Ferrare, par l'ayde des François, vaillamment se défendit contre les furies du pape Jules second, par chascun

jour estoit adjourné, cité, chiquané, à l'appétit et passetemps du gras prieur de Sainct Louant.

« Un jour, desjeunant avecqucs ses gens (comme il estoit humain et débonnaire), manda quérir son boulangier, nommé Loyre, et sa femme, ensemble le curé de sa parœce, nommé Oudart, qui le servoit de sommelier, comme lors estoit la coustume en France ; et leurs dist en présence de ses gentilz-hommes et aultres domesticques : « Enfans, vous voyez en quelle fascherie me jectent journellement ces maraulx Chi-quanous; j'en suys là résolu que, si ne m'y aydez, je délibère abandonner le pays et prandre le party du Soudan à tous les diables. Désormais, quand céans ilz viendront, soyez pretz vous Loyre et vostre femme, pour vous représenter en ma grande salle avecques vos belles robbes nuptiales, comme si l'on vous fiansoit, et comme premièrement feustes nansés. Tenez : voylà cent escuz d'Or, lesquelz je vous donne pour entretenir vos beaulx accoustremens. Vous, messire Oudart, ne faillez y comparoistre en vostre beau suppellis et estolle, avec l'eaue beniste, comme pour les nanser. Vous pareillement, Trudon (ainsi estoit nommé son tabourineur), soyez y avecques- vostre flutte et tabour. Les parolles dictes, et la mariée baisée, au son du tabour, vous tous baillerez l'un à l'aultre du souvenir des nopces, ce sont petitz coups de poing. Ce faisans, vous n'en soupperez que mieulx. Mais, quand ce viendra au Chiquanous, frappez dessus comme sus seigle verde, ne l'espargnez. Tappez, daubez, frappez je vous en prie. Tenez, présentement je vous donne ces jeunes guante-letz de jouste, couvers de chevrotin. Donnez luy coups sans compter à tors et à travers. Celluy qui mieulx le daubera, je recongnoistray pour mieulx affectionné. N'ayez paour d'en estre reprins en justice. Je seray guarant pour tous. Telz coups serons donnez en riant, selon la coustume observée en toutes fiansailles. — Voyre mais, demanda Oudart, à quoy congnoistrons nous le Chiquanous? Car, en ceste vostre

maison, journellement abourdcnt gens de toutes pars. — Je y ay donné ordre, respondit Basclié. Quand à la porte de céans viendra quelque home, ou à pied, ou assez mal monté, ayant un anneau d'argent gros et large on ponlce, il sera Chiqua-nous. Le portier l'ayant introduict courtoisement, sonnera la campanelle. Alors soyez pretz, et venez en salle jouer la Tra-gicque comédie que vous av expousé. »

Ce propre jour, comme Dieu le voulut, arriva un vieil, gros et rouge Chiquanous. Sonnant à la porte, feut par le portier recongnu à ses gros et gras houzeaulx, à sa meschante jument, à un sac de toille plein d'informations, attaché à sa ceincturc, signamment au gros anneau d'argent qu'il avoit on poulce guausche. Le portier luy feut courtoys, le introduict honnestement, joyeusement, sonne la campanelle. Au son d'icelle, Loyre et sa femme se vestirent de leurs beaulx habillent en s, comparurent en la salle, faisans bonne morgue. Oudart se revestit de suppellis et d'estolle : sortant de son office rencontre Chiquanous, le mené boyre en son office longuement, ce pendent qu'on chaussoit gantelctz de tous coustez, et luy dist : i Vous ne poviez à heure venir plus opportune. Xostre maistre est en ses bonnes : nous ferons tantouts bonne chère, tout ira par escuelles : nous sommes céans de nopees : tenez, beuvez, soyez joyeulx.

Pendent que Chiquanous beuvoit, Basché, voyant en la salle ses gens en equippage requis, mande quérir Oudart. Oudart vient portant l'eaue benistc. Chiquanous le suyt. Il, entrant en la salle, n'oublia faire nombre de humbles révérences, cita Basché, Basché luy feist la plus grande caresse du monde, luy donna un Angelot, le priant assister au contract et nansaillcs. Ce que feut faict. Sus la fin coups de poing commencèrent sortir en place. Mais, quand ce vint au tour de Chiquanous, ilz le festoyèrent à grands coups de guanteletz, si bien qu'il resta tout estourdy et meurtry, un œil poché au beurre noir, huict costes freussées, le bréchet enfondré, les

omoplates en quatre quartiers, la maschouere inférieure en trois loppins, et le tout en riant. Dieu sçait comment Oudart y operoit, couvrant de la manche de son suppellis le gros guan-telet asseré, fourré d'hermines, car il estoit puissant ribault. Ainsi retourne à l'isle Bouchard Chiquanous, accoustré à la Tigresque : bien toutesfois satisfaict et content du seigneur de Basché, et moyennant le secours des bons chirurgiens du pays vesquit tant que vouldrez. Depuis n'en fut parlé. La mémoire en expira avecques le son des cloches les quelles quarillonne-rent à son enterrement. »

CHAPITRE XIII

COMMENT, A L EXEMPLE DE MAISTRE FRANÇOIS VILLON, LE SEIGNEUR DE BASCIIÉ LOUE SES GENS

« Chiquanous issu du chasteau, et remonté sus son esgue orbe (ainsi nommoit il sa jument borgne), Basché, soubs la treille de son jardin secret, manda quérir sa femme, ses damoiselles, tous ses gens; feist apporter vin de collation, associé d'un nombre de pastez, de jambons, de fruietz et fromaiges, beut avecques eulx en grande alaigresse, puis leur dist :

« Maistre François Villon, susses vieulx jours, se retira à Sainct Maixent en Poictou, soubs la faveur d'un homme de bien, abbé dudict lieu. Là, pour donner passetemps au peuple, entreprint faire jouer la Passion en gestes et languaijc Poio-tevin. Les rolles distribuez, les jourseu recollez, le théâtre préparé, dist au Maire et eschevins que le mystère pourroit estre prest à l'issue des foires de Niort; restoit seulement trouver habillemens aptes aux personnaiges. Les Maire et eschevins y

donnèrent ordre. Il, pour un vieil paysant habiller qui jouoit Dieu le père, requist frère Etienne Tappecoue, secretain des Cordeliers du lieu, luy prester une chappe et estolle. Tappecoue le refusa, alléguant que, par leurs statutz provinciaulx, estoit rigoureusement défendu rien bailler ou prester pour les jouans. Villon replicquoit que le statut seulement concernoit farces, mommeries et jeuz dissoluz, et qu'ainsi l'avoit veu practiquer à Bruxelles et ailleurs. Tappecoue, ce non obstant, luy dist péremptoirement qu'ailleurs se pourveust, si bon luy sembloit, rien n'esperast de sa sacristie, car rien n'en auroit sans faulte. Villon feist aux joueurs le rapport en grande abhomination, adjoustant que de Tappecoue Dieu feroit vengeance et punition exemplaire bien toust.

a Au Samedy subséquent, Villon eut advertissement que Tappecoue, sus la poultre du convent (ainsi nomment ilz une jument non encores saillie), estoit allé en queste à Sainct Ligaire, et qu'il seroit de retour sus les deux heures après midy. Adoncques fit la monstre de la Diablerie parmy la ville et le marché. Ses diables estoient tous capparassonnez de peaulx de loups, de veaulx et de béliers, passementees de testes de mouton, de cornes de boeufz, et de grands havetz de cuisine; ceinetz de grosses courraies, esquelles pendoient grosses cymbales de vaches, et sonnettes de muletz à bruit horrineque. Tenoient en main aulcuns bastons noirs pleins de fuzees; aultres portoient longs tizons allumez, sus lesquelz à chascun carrefour jectoient pleines poingnées de parasine en pouldre, dont sortoit feu et fumée terrible. Les avoir ainsi con-duietz avecques contentement du peuple et en grande frayeur des petitz enfans, finablement les mena banequeter en une cassine, hors la porte en la quelle est. le chemin de Sainct Ligaire. Arrivans à la cassine, de loing il apperceut Tappecoue qui retournoit de queste, et leurs dist en vers macaronicques :

Hic est de patria, natus de gente belistra, Qui solet antiquo bribas portare bisacco.

« Par la mort dicne ! (dirent adoneques les Diables) il n'a voulu prester à Dieu le perc une pauvre chappe; faisons luy paour. — C'est bien dict, respond Villon; mais cachons nous jusques à ce qu'il passe, et chargez vos fusées et tizons. » Tap-pecoue arrivé au lieu, tous sortirent on chemin au davant de luy, en grand effroy, jectant feu de tous coustez sus luy et sa poultre, sonnans de leurs cymbales, et hurlans en diables : « Hho, hho, hho, hho, brrrourrrourrrrs, rrrourrrs, rrrourrrs. Hou, hou, hou. Hho, hho, hho. Frère Estienne, faisons nous pas bien les Diables ? »

« La poultre, toute effrayée, se mit au trot, à petz, à bondz, et au gualot; à ruades, fressurades, doubles pédales, et petar-rades; tant qu'elle rua bas Tappecoue, quoy qu'il se tint à l'aulbe du bast de toutes ses forces. Ses estrivieres esloient de chordes : du cousté hors le montouoir son soulier fenestre estoit si fort entortillé qu'il ne le peut oneques tirer. Ainsi estoit trainné à escorchecul par la poultre, tousjours multipliante en ruades contre luy, et fourvoyante de paour par les hayes, buissons et fossez. De mode qu'elle luy cobbit toute la teste, si que la cervelle en tomba prés la cioix Osaniere, puys les bras en pièces, l'un çà, l'aultre là, les jambes de mesmes; puys des boyaulx fit un long carnaige, en sorte que la poultre au convent arrivante, de luy ne portoit que le pied droict, et soulier entortillé.

« Villon, voyant advenu ce qu'il avoit pourpensé, dict à ses Diables : Vous jourrez bien, messieurs les Diables, vous jour-rez bien, je vous affie. O que vous jourrez bien ! Je despite la diablerie de Saulmur, de Doué, de Mommorillon, de Langés, de Sainct Espain, de Angiers, voire, par Dieu, de Poictiers avec leur parlouoire, er cas qu'ilz puissent estre à vous parra-gonnez. O que vous jourrez bien ! »

« Ainsi, dist Basché, prevoy je, mes bons amys, que vous dorénavant jouerez bien cestre tragicque farce, veu que à la première monstre et essay, par vous a esté Chiquanous tant T. II. 5

disertement daube, tappé et chatouillé. Présentement je double à vous tous vos guaiges. Vous, mamie (disoit-il à sa femme), faites vos honneurs comme vouldrez. Vous avez en vos mains et conserve tous mes thesaurs. Quant est de moy, premièrement, je boy à vous tous, mes bons amys. Or ça, il est bon et frays. Secondement, vous, maistre d'hostel, prenez ce bassin d'argent ; je le vous donne. Vous, escuiers, prenez ces deux couppes d'argent doré. Vos pages de troys moys ne soient fouettez. M'amye, donnez leur mes beaulx plumailz b'.ancs, avec les pampillettes d'or. Messire Oudart, je vous donne ce flaccon d'argent. Cestuy aultre je donne aux cuisiniers ; aux varletz de chambre je donne ceste corbeille d'argent; aux palefreniers je donne ceste nasselle d'argent doré; aux portiers je donne ces deux assiettes; aux muletiers, ces dix happesouppes. Trudon, prenez toutes ces cuillères d'argent, et ce drageouoir. Vous lacquais, prenez ceste grande sal-liere. Servez moy bien, amys, je le recongnoistray : croyans fermement que j'aymerois mieulx, par la vertus Dieu, endurer en guerre cent coups de masse sus le heauime au service de nostretant bon Roy qu'estreune foys cité par ces mastins Chiquanous, pour le passetemps d'un tel gras Prieur. »

CHAPITRE XIV

CONTINUATION DE5 CHIQUANOUS DAUBEZ EN LA MAISON DE BASCHÉ

a Quatre jours après, un autre jeune, hault et maigre Chiquanous alla citer Basché à la requeste du gras Prieur. A son arrivée, feut soubdain par le portier rencogneu, et la campa-nelle sonnée. Au son d'icelle, tout le peuple du chasteau entendit le mystère. Loyre poitrisoit sa paste, sa femme belutoit la

farine. Oudart tenoit son bureau. Les gentilzhomcs jouoient à la paulme. Le seigneur Basché jouoit aux troys cens troys avecques sa femme. Les damoiselles jouoient aux pingres. Les officiers jouoient à l'impériale, les pages jouoient à la mourre à belles chinquenauldes. Soubdain feut de tous entendu que Chiquanous estoit en pays. Lors Oudart se reves-tir, Loyre et sa femme prendre leurs beaulx accoustremens, Trudon sonner de sa flutte, battre son tabourin ; chascun rire, tous se préparer, et guanteletz en avant.

« Basché descend en la basse court. Là Chiquanous, le rencontrant, se meist à genoilz devant luy, le pria ne prendre en mal si, de la part du gras Prieur, il le citoit, remonstra par harangue diserte comment il estoit persone publicque, serviteur de Moinerie, appariteur de la mitre Abbatiale, prest à en faire autant pour luy, voyre pour le moindre de sa maison, la part qu'il luy plairoyt l'emploicter et commender. « Vraye-ment, dist le seigneur, ja ne me citerez que premier n'ayez beu de mon bon vin de Quinquenays, et n'ayez assisté aux nopees que je foys présentement. Messire Oudart, faites le boyre tresbien, et refraischir; puis l'amenez en ma salle. Vous soyez le bien venu. »

« Chiquanous, bien repeu et abbrevé, entre avecques Oudart en salle, en laquelle estoient tous les personaiges de la farce, en ordre et bien délibérez. A son entrée chascun commença soubrire. Chiquanous rioit par compaignie, quand par Oudar, feurent sus les fiansez dicts motz mystérieux, touchées les mains, la mariée baisec, tous aspersez d'eau beniste. Pendent qu'on apportoit vins et espices, coups de poing commencèrent trotter. Chiquanous en donna nombre à Oudart. Oudart, soubs son suppellis, avoit son guantelet caché : il s'en chausse comme d'une mitaine. Et de daubber Chiquanous, et de drap-per Chiquanous : et coups des jeunes guanteletz de tous cous-tez pleuvoir sus Chiquanous. « Des nopees, disoient ilz, des nopees, des nopees, vous en soubvieine. » Il feut si bien

accoustré que le sang luy sortoit par la bouche, par le nez, par les aureilles, par les œilz. Au demourant, courbatu, espaultré et froissé, teste, nucque, dours, poictrine, braz et tout. Croyez qu'en Avignon au temps du Carne val, les bacheliers, oneques ne jouèrent à la Raphe plus mélodieusement que feut joué sus Chiquanous. En fin il tombe par terre. On lui jecta force vin sus la face, on luy attacha à la manche de son pour-poinct belle livrée de jaulne et verd, et le mist on sus son cheval morveulx. Entrant en l'isle Bouchard ne sçay s'il fut bien pensé et traicté, tant de sa femme comme des Myres du pays. Depuis n'en feut parlé.

Au lendemain, cas pareil advint, pour ce qu'on sac et gib-bessiere du maigre Chiquanous n'avoit esté trouvé son exploict. De par le gras Prieur feut nouveau Chiquanous envoyé citer le Seigneur de Basché, avec deux Records pour sa sceureté. Le Portier, sonnant la campanelle, resjouyt toute la famille, entendans que Chiquanous estoit là. Basché estoit à table, dipnant avec sa femme et gentilzhommes. Il mande quérir Chiquanous, le feist asseoir prés de soy, les Records près les damoiselles, et dipnerent très bien et joyeusement. Sus le dessert, Chiquanous se levé de table, presens et oyans les Records, cite Basché : Basché gracieusement lui demande copie de sa commission. Elle estoit ja preste. Il prend acte de son exploict : à Chiquanous et à ses Records feurent quatre escuz Soleil donnez : chascun s'estoit retiré pour la farce. Trudon commence sonner du tabourin. Basché prie Chiquanous assister aux fiansailles d'un sien officier, et en recepvoir le contract, bien le payant et contentent. Chiquanous feut courtoys. Desgaina son escriptoire, eut papier promptement, ses Records près de luy. Loyre entre en salle par une porte, sa femme avecques les damoiselles par aultre, en accoustre-mens nuptiaulx. Oudart, revestu sacerdotalement, les prend par les mains, les interroge de leurs vouloirs, leurs donne sa bénédiction, sans espargne d'eaue beniste. Le contract est

passé et minuté. D'un cousté sont apportez vins et espices; de l'aultre, livrée à tas, blanc et tanné; de l'aultre sont pro-duictz guanteletz secrètement. »

CHAPITRE XV

COMMENT PAR CHIQUANOUS SONT RENOUVELÉES LES ANTIQUES COUSTUMES DE FIANSAILLES

«Chiquanous, avoir degouzillé une grande tasse de vin Breton, dist au seigneur : « Monsieur, comment l'entendez-vous ? L'on ne baille poinct icy des nopces? Sainsambreguoy, toutes bonnes coustumes se perdent. Aussi ne trouve Ion plus de lièvres au giste. Il n'est plus d'amys. Voyez comment en plusieurs ecclises l'on a desemparé les antiques beuvettes des benoists saincts O O de Noël? Le monde ne faict plus que res-ver. Il approche de sa fin. Or tenez : des nopces, des nopces, des nopces ! » Ce disant, frappoit sus Basché et sa femme, après sus les damoiselles et sus Oudart.

« Adonques feirent guanteletz leur exploict, si que à Chi-quanous fut rompue la teste en neuf endroietz : à un des Records feut le braz droict defaucilié, à l'aultre fut démanchée la mandibule supérieure, de mode qu'elle luy couvroit le menton à demy, avecques denudation de la luette et perte insigne des dens molares, masticatoires et canines. Au son du tabourin changeant son intonation, feurent les guanteletz mussez, sans estre aulcunement apperceuz, et confictures multipliées de nouveau, avecques liesse nouvelle. Beuvans les bons compaignons uns aux aultres, et tous à Chiquanous et ses Records, Oudart renioit et despitoit les nopces, alléguant qu'un des Records luy avoit desincorninstibulé toute l'aultre espaule. Ce non obstant, beuvoit à luy joyeusement. Le

Records demandibulé joignoit les mains, et tacitement lui demandent pardon : car parler ne povoit il. Loyre se plaignoit de ce que le Records debradé luy avoit donné si grand coup de poing sus l'aultre coubte qu'il en estoit devenu tout esper-ruquancluzelubelouzerirelu du talon.

Mais, disoit Trudon (cachant l'oeil guausche avecques son mouchoir, et monstrant son tabourin défoncé d'un cousté), quel mal leur avois je f aict ? Il ne leurs a suffis m'avoir ainsi lourdement morrambouzevezengouzequoquemorguata-sacbacguevezinemafïressé mon paouvre oeil, d'abondant ils m'ont défoncé mon tabourin. Tabourins à nopees sont ordinairement battuz; tabourineurs bien festoyez, battuz jamais. Le Diable s'en puisse coyffer ! — Frère, lui dist Chiquanous manchot, je te donneray unes belles, grandes, vieilles Lettres Royaulx, que j'ay i&y en mon baudrier, pour repetasser ton tabourin : et pour Dieu pardonne nous. Par nostre dame de Rivière la belle dame, je n'y pensoys en mal. »

Un des escuyers, chopant et boytant contrefaisoit le bon et noble seigneur de la Roche Posay. Il s'adressa au Records embaviere de machoueres, et luy dist : « Estes vous des Frap-pins, des Frappeurs, ou des Frappars' Ne vous sufîisoit nous avoir ainsi morcrocassebezassevezassegrigueliguoscopapo-pondrillé tous les membres supérieurs à grands coups de bobe-lins, sans nous donner telz morderegrippipiotabirofrelucham-burelurecoquelurintimpanc-mens sus les grefves à belles poinctes de houzeaulz? Appeliez vous cela jeu de jeunesse? Par Dieu, jeu n'est ce. »

« Le Records, joingnant les mains, sembloit luy en requérir pardon, marmonnant de la langue : i Mon, mon, mon, vrclon, von, von, » comme un Marmot.

«La nouvelle mariée pleurante rioyt,riante pleuroit.de ce que Chiquanous ne s'estoit contenté la daubant sans choysne élection des membres, mais, l'avoir lourdement deschevelée, d'abondant luy avoit trepignemampenillorifrizonoufressuré

les parties honteuses en trahison. « Le diable, dist Basché, y ayt part ! Il estoit bien nécessaire que monsieur le Roy (ainsi se nomment Chiquanous) me daubbast ainsi ma bonne femme d'eschine. Je ne luy en veulx mal toutesfoys. Ce sont petites caresses nuptiales. Mais apperçoy clairement qu'il m'a cité en Ange, et daubbé en Diable. Il tient je ne sçay quoy du frère frappart. Je boy à luy de bien bon coeur, et à vous aussi, messieurs les Records. — Mais, disoit sa femme, à quel pro-pous et sus quelle querelle m'a il tant et trestant festoyée à grands coups de poing? — Le Diantre l'emport, si je le veulx. Je ne le veulx pas pourtant, ma Dia. Mais je diray cela de luy qu'il a les plus dures oinces qu'oncques je senty sus mes espaules. »

« Le maistre d'hostel tenoit son braz guausche en escharpe, comme tout morquaquoquassé : « Le Diable, dist il, me feist bien assister à ces nopces. J'en ay, par la vertus Dieu, tous les braz enguoulevezinemassez. Appelez vous cecy fiansailles? Je les appelle fiantailles de merde. C'est, par Dieu, le naïf bancquet des Lapithes, descript par le philosophe Samo-satoys. »

«Chiquanous ne parloit plus. Les Records s'excusèrent qu'en daubbant ainsi n'avoient eu maligne volunté, et que pour l'amour de Dieu on leurs pardonnast. Ainsi départent. A demye lieu de là Chiquanous se trouva un peu mal. Les Records arrivent à l'isle Boucha,rd, disàns publicquement que jamais n'avoient veu plus home de bien que le seigneur de Basché, ne maison plus honorable que la sienne. Ensemble, que jamais n'avoient esté à telles nopces. Mais toute la faulte venoit d'eulx, qui avoient commencé la frapperie. Et vesqui-rent encores ne sçay quants jours après.

« De là en hors feut tenu comme chose certaine que l'argent de Basché plus estoit au Chiquanous et Records pesti-lent, mortel et pernicieux que n'estoit jadis l'or de Tholose, et le cheval Sejan à ceulx qui le possédèrent. Depuis, feut le dict

seigneur en repous, et les nopees de Basché en proverbe commun. ■

CHAPITRE XVI

COMMENT PAR FRIRE JEAN EST FAICT ESSAY DU NATUREL LES CHICANOWS

« Ceste narration, dist Pantagruel, sembleroit joyeuse, ne feust que devant nos oeilz fault la craincte de Dieu continuellement avoir. — Meilleure, dist Eipstemon, seroit, si la pluie de ces jeunes guanteletz feust sus le gras Prieur tombée. Il dependoit pour son passetemps argent, part à fascher Basché, part à veoir ses Chiquanous daubbez. Coups de poing eussent aptement atouré sa teste rase : attendue l'énorme concussion que voyons huy entre ces juges pedanées soubs l'orme. En quoy offensoieni ces paouvres Diables Chiquanous?

— Il me soubvient, dist Pantagruel à ce propous, d'un antique gentilhomme Romain, nommé L. Xeratius. Il estoit de noble famille et riche en son temps. Mais en luy estoit ceste tyrannique complexion que, issant de son palais, il fai-soit emplir les gibessieres de ses varletz d'or et d'argent monnoyé, et, rencontrant par les rues quelques mignons bra-guars et mieulx en poinct, sans d'iceulx estre aulcunement offensé, par guayeté de cœur leurs donnoit de grands coups de poing en face. Soubdain après, pour les appaiser et empescher de non soy complaindre en justice, leurs departoit de son argent. Tant qu'il les rendoit contens et satisfaietz, scelon l'ordonnance d'une loig des douze Tables. Ainsi despendoit son revenu, battant les gens au pris de son argent.

— Par la sacre botte de sainct Benoist, dist frère Jan, présentement j'en sçauray la vérité. » Adoncques descend en

terre, mist la main à son escarcelle, et en tira vingt escuz au Soleil. Puis dist à haulte voix en présence et audience d'une grande tourbe du peuple Chiquanourroys : « Qui veut guain-gner vingt escuz d'or pour estre battu en Diable? — Io, io, io, respondirent tous. Vous nous affollerez de coups, monsieur, cela est sceur. Mais il y a beau guaing. » Et tous accouroient à la foulle, à qui seroit premier en date pour estre tant précieusement battu. Frère Jean, de toute la trouppe, choysit un Chiquanous à rouge muzeau, lequel on poulse de la main dextre portoit un gros et large anneau d'argent, en la palle duquel estoit enchâssée une bien grande Crapauldine.

L'ayant choysi je veidz que tout ce peuple murmuroit et cntendiz un grand, jeune et maisgre Chiquanous, habile et bon clerc, et, comme estoit le bruyt commun, honeste homme en court d'ecclise, soit complaingnant et murmurant de ce que le rouge muzeau leur oustoit toutes praticques; et que, si en tout le territoire n'estoient que trente coups de bastons à guaingner, il en cmboursoit tousjours vingt huict et demy. Mais tous ces complainctz et murmures ne procedoient que d'envie.

Frère Jan daubba tant et trestant Rouge muzeau, dours et ventre, bras et jambes, teste et tout, à grands coups de bas-ton, que je le cuydois mort assommé. Puys luy bailla les vingt escuz. Et mon villain debout, ayse comme un Roy ou deux. Les aultres disoient à frère Jan : « Monsieur frère Diable, s'il vous plaist encores quelques uns battre pour moins d'argent, nous sommes tous à vous, monsieur le Diable. Nous sommes trestous à vous, sacs, papiers, plumes et tout. »

Rouge muzeau s'escria contre eulx, disant à haulte voix : « Feston diene, Guallefretiers, venez vous sus mon marché? Me voulez vous houster et seduyre meschalans? Je vous cite par devant l'Official à huyctaine Mirelaridaine. Je vous chi-quaneray en Diable de Vauverd. » Puys, se tournant vers frère Jan, à face riante et joyeuse, luy dist : « Révérend père en

Diable Monsieur, si m'avez trouvé bonne robbe, et vous plaist encores en me battant vous csbatre, je me conten-teray de la moitié, de juste pris. Ne m cspargnez, je vous en prie. Je suys tout et trestout à vous, Monsieur le Diable : teste, poulmon. boyaulx et tout. Je le vous diz à bonne chère. » Frère Jan interrompit son propous, et se destourna aultrepart. Lesaultres Chiquanous se retiroient vers Panurge, Epistemon, Crv-mnaste et aultres, les supplians dévotement estre par eulx à quelque petit pris battuz : aultrement estoient en dangier de bien longuement jeusner. Mais nul n'y voulut entendre.

Depuys, cherchans eau fraische pour la chorme des naufz, rencontrasmes deux vieilles Chiquanoures du lieu, lesquelles ensemble misérablement pleuroient et lamentoient. Pantagruel estoit resté en sa nauf, et ja faisoit sonner la retraicte. Nous, doubtans qu'elles feussent parentes du Chiquanous qui avoit eu bastonnades, interrogions les causes de telle doleance. Elles respondirent que de plourer avoient cause bien équitable, veu qu'à heure présente l'on avoit au gibbet baillé le moine par le coul aux deux plus gens de bien qui feussent en tout Chiquanourroys. « Mes Paiges, dist Gymnaste, baillent le moine par les pieds à leurs compaignons dormars. Bailler le moine par le coul, seroit pendre et estran-gler la persone. — Voire, voire, dist frère Jan ; vous en parlez comme sainct Jan de la Palisse, i Interrogées sus les causes de cestuy pendaige, respondirent qu'ilz avoient desrobé les ferremens de la messe, et les avoient mussez soubs le manche de la parœce. « Voylà, dist Epistemon, parlé en terrible

CHAPITRE XVII

COMMENT PANTAGRUEL PASSA LES ISLES DE TOHU ET BOIIU,

ET DE L'ESTRANGE MORT

DE BRINGUENARILLES, AVALLEUR DE MOULINS A VENT

Ge mesme jour, passa Pantagruel les deux isles de Tohu et Bohu, es quelles ne trouvasmes que frire : Bringuenarilles, le grand géant, avoit toutes paelles, paellons, chaudrons, coquasses, ïichefretes et marmites du pays avallé, en faulte de moulins à vent, des quelz ordinairement il se paissoit. Dont estoit advenu que, peu davant le jour, sus l'heure de sa digestion, il estoit en griefve maladie tombé, par certaine crudité d'estomach causée de ce (comme disoient les Medi-cins) que la vertu concoctrice de son estomach, apte naturellement à moulins à vent tous brandifz digérer, n'avoit peu à perfection consommer les paelles et coquasses : les chaudrons et marmites avoit assez bien digéré, comme disoient congnois-tre aux hypostases et eneoremes de quatre bussards d'urine -qu'il avoit à ce matin en deux foys rendue.

Pour le secourir, usèrent de divers remèdes scelon l'art. Mais le mal feut plus fort que les remèdes. Et estoit le noble Bringuenarilles à cestuy matin trespassé, en façon tant estrange que plus esbahir ne vous fault de la mort de iEschy-lus. Lequel, comme luy eust fatalement esté par les vaticina-teurs predict qu'en certain jour il mourroit par ruine de quelque chose qui tomberoit sus luy, iceluy jour destiné, s'estoit de la ville, de toutes maisons, arbres, rochiers et aultres choses esloingné, qui tomber peuvent, et nuire par leur ruine. Et demoura on mylieu d'une grande praerie, soy commettant en la foy du ciel libre et patent, en sceureté bien asseurée,

comme luy sembloit. si non vrayement que le ciel tombast : ce que croyoit estre impossible. Toutes foys on dict que les alouettes grandement redoubtent la ruine des cieulx tombans, car les cieulx tombans, toutes seroient prinses.

Aussi la redoubtoient jadis les Celtes voisins du Rhin : ce sont les nobles, vaillans, chevaleureux, bellicqucux et trium-phans François : lesquelz, interrogez par Alexandre le Grand quelle chose plus en ce monde craignoient, espérant bien que de luy seul feroient exception, en contemplation de ses grandes prouesses, victoires, conquestes et triumphes, respondi-rent rien ne craindre, sinon que le ciel tombast. Non toutes foys faire refus d'entrer en ligue, confédération et amitié avec un si preux et magnanime Roy.

Si vous croyez Strabo, liv. VII, et Arrian, liv. I, Plutarche aussi, on livre qu'il a faict de la face qui apparoist on corps de la Lune, allègue un nommé Phenace, lequel grandement crai-gnoit que la Lune tombast en terre : et avoit commisération et pitié de ceulx qui habitent sous icelle, comme sont les ^Ethiopiens et Taprobaniens, si une tant grande masse tom-boit sus eulx. Du ciel et de la terre avoit paour semblable, s'ilz n'estoient deuement fulciz et appuyez sus les columnes de Atlas, comme estoit l'opinion des anciens, scelon le tesmoi-gnage de Aristoteles, liv. V, Melaphys.

/Eschilus, ce non obstant, par ruine feut tué et cheute d'une caquerolle de Tortue, laquelle, d'entre les gryphes d'une Aigle haulte en l'air tombant sus sa teste, luy fendit la cervelle.

Plus de Anacréon poète, lequel mourut estranglé d'un pépin de raisin. Plus de Fabius prêteur Romain, lequel mourut suffoqué d'un poil de chievre, mangeant une esculée de laict. Plus de celluy honteux lequel, par retenir son vent, et default de peter un meschant coup, subitement mourut en la présence de Claudius, empereur Romain. Plus de celluy qui, à Rome, est en la voye Flaminie enterré, lequel en son epitaphe

se complainct estre mort par estre mords d'une chatte au petit doigt. Plus de Q. Lecanius Bassus, qui subitement mourut d'une tant petite poincture de aiguille au poulse de la main guausche qu'à peine la pouvoit on veoir. Plus de Quene-lault medicin normant, lequel subitement à Monspellier trépassa, par de bies s'estre avecques un trancheplume tiré un Ciron de la main.

Plus de Philomenes, auquel son varlet, pour l'entrée de dipner, ayant appresté des figues nouvelles, pendent le temps qu'il alla au vin, un asne couillart esguaré estoit entré au logis, et les figues apposées mangeoit religieusement. Philomenes survenant, et curieusement contemplant la grâce de l'asne Sycophage, dist au varlet qui estoit de retour : « Raison veult, puis qu'à ce dévot asne as les figues abandonné, que pour boire tu luy produises de ce bon vin qu'as apporté. » Ces pa-rolles dictes, entra en si excessive guayeté d'esprit, et s'es-clata de rire tant énormément, continuement, que l'exercice de la Râtelle luy tollut toute respiration, et subitement mourut.

Plus de Spurius Saufeius, lequel mourut humant un œuf mollet à l'issue du baing. Plus de celluy lequel dist Boccace estre soudainement mort par s'escurer les dents d'un brin de Saulge. Plus de Philippot placut, lequel, estant sain et dru, subitement mourut, en payant une vieille debte, sans aultre précédente maladie. Plus de Zeuzis le painctre, lequel subitement mourut à force de rire, considérant le minoys et por-traict d'une vieille par luy représentée en paincture. Plus de mil aultres qu'on vous die, feust Verrius, feust Pline, feust Valere, feust Baptiste Fulgose, feust Bacabery l'aisné.

Le bon Biinguenarilles (helas !) mouiut estranglé, mangeant un coing de beurre frays à la gueule d'un four chaud, par l'ordonnance des medicins.

Là, d'abondant, nous feut dict que le roy de Cullan en Bohu avoit defïaict les satrapes du roj'- Mechloth, et mis à sac les forteresses de Belima. Depuys, passâmes les isles de Nargues

et Zargues. Aussi les isles de Teleniabin et Geneliabin, bien belles et fructueuses en matière de clysteres. Les isles aussi de € uig et foig. desquelles par avant estoit advenue l'esta-nllade au Langraufï d'Esse.

CHAPITRE XVIII

COMMENT PANTAGRUEL EVADA UNE IORTE TEMPESTE EN MER

Au lendemain, rencontrasmes à poge neuf Orques chargées de moines, Jacobins, Jésuites, Capussins, Hermites, Augus-tins, Bernardins, Celestins, Théatins, Egnatins, Amadeans, Cordeliers, Carmes, Minimes, et aultres saincts religieux, les quelz alloient au concile de Chesil pour grabeler les articles de la foy contre les nouveaulx hereticques. Les voyant, Panurge entra en excès de joye, comme asceuré d'avoir toute bonne fortune pour celluy jour et aultres subsequens en long ordre. Et, ayant courtoisement salué les béatz pères, et recommendé le salut de son ame à leurs dévotes prières et menuz sufrraiges, fit jecter en leurs naufz soixante et dix-huict douzaines de jambons, nombre de Caviatz, dizaines de Cervelatz, centaines de Boutargues, et deux mille beaulx Angelotz pour les âmes des trespassez.

Pantagruel restoit tout pensif et melancholique. Frère Jan l'apperceut, et demandoit dont luy venoit telle fascherie non accoustumee, quand le pilot, consyderant les voltige -mens du peneau sus la pouppe, et prevoiant un tyrannicque grain et fortunal nouveau, commenda tous estre à l'herte tant nauchiers, fadrins et mousses quen ous aultres voya-giers; feist mettre voiles bas, mejane, contremejane, triou, maistralle, epagon, civadiere; feist caller les boulingues, trinquet de prore et trinquet de gabie, descendre le grand

artemon, et de toutes les antemnes ne rester que les grizelles et coustieres.

Soubdain la mer commença s'enfler et tumultuer du bas abysme ; les fortes vagues batre les flans de nos vaisseaulx ; le Maistral, accompaigné d'une cole effréné, de noires Grup-pades, de terribles Sions, de mortelles Bourrasques, siffler à travers nos antemnes. Le ciel tonner du hault, fouldroyer, esclairer, pleuvoir, gresler; l'air perdre sa transparence, devenir opacque, ténébreux et obscurcy, si queaultre lumière ne nous apparoissoit que des fouldres, esclaires et infractions des flambantes nuées ; les categides, thielles, lelapes et presteres enflamber tout au tour de nous par les psoloentes, arges, eli-cies et aultres ejaculations etherées : nos aspectz tous estre dissipez et perturbez; les horrificques Typhones suspendre les montueuses vagues du courrant. Croyez que ce nous sem-bloit estre l'antique Chaos, on quel estoient feu, air, mer, terre, tous les elemens en refractaire confusion.

Panurge, ayant du contenu en son estomach bien repeu les poissons scatophages, restoit acropy sus le tillac, tout affligé, tout meshaigné, et à demy mort ; invocqua tous les benoistz saincts et sainctes à son ayde, piotesta de soy confesser en temps et lieu, puys s'escria en grand efîroy, disant : « Majordome, hau, mon amy, mon père, mon oncle, produisez un peu de salle : nous ne boirons tantoust que trop, à ce que je voy. A petit manger bien boire, sera désormais ma devise. Pleust à Dieu, et à la benoiste, digne et sacrée Vierge, que maintenant, je diz tout à ceste heure, je feusse en terre ferme bien à mon aise !