« O que troys et quatre foys heureulx sont ceulx qui plantent chous ! O Parces, que ne me fillastes vous pour planteur de chous ! O que petit est le nombre de ceulx à qui Jupplter a telle faveur porté qu'il les a destinez à planter chous ! Car ilz ont toujours en terre un pied, l'aultre n'en est pas loing. Dispute de félicité et bien souverain qui vouldra; mais quicon-
qucs plante choux est présentement par mon décret declairé bien heureux, à trop meilleure raison que Pyrrhon, estant en pareil dangier que nous sommes, et voyant un pourceau prés le rivaige qui mangeoit de l'orge espandu, le declaira bien heureux en deux qualitez, sçavoir est qu'il avoit orge à foison. et d'abondant estoit en terre.
x Ha ! pour manoir deificque et seigneurial il n'est que le plancher des vaches. Ceste vague nous emportera, Dieu ser-vateur ! O mes amys, un peu de vinaigre. Je tressue de grand ahan. Zalas, les vêles sont rompues, le prodenou est en pièces, les cosses esclattent, l'arbre du hault de la guatte plonge en mer, la carine est au Soleil, nos gumenes sont presque tous rouptz. Zalas, zalas, où sont nos boulingues? Tout est frelore bigoth. Xostre trinquet est à vau l'eau. Zalas, à qui appartiendra ce briz? Amis, prestez ici darriere une de ces rambades. Enfans, vostre landrivel est tombé. Helas ! n'abandonnez l'or-geau, ne aussi le Tirados. Je oy l'agneuillot frémir. Est il cassé? Pour Dieu, saulvons la brague; du fernel ne vous souciez. Bebebe bous, bous, bous. Voyez à la calamirre de vostre boussole, de grâce, maistre Astrophile, dont nous vient ce fortunal : Par ma foy, j'ai belle paour. Bou bou bou, bous, bous. C'est faict de moy. Je me conchie de maie raige de paour. Bou, bou, bou, bou ! Otto to to to to ti ! Otto to to to to ti ! Bou bou bou, ou ou ou bou bou bous bous ! Je naye, je naye, je naye, je meurs. Bonnes gens, je naye. »
CHAPITRE XIX
QUELLES CONTENANCES EURENT PANURGE ET FRERE J E A >î DURANT LA TEMPESTE
Pantagruel, préalablement avoir imploré l'ayde du grand Dieu Servateur, et faicte oraison publicque en fervente
PANTAGRUEL Si
dévotion, par l'ad vis du pilot tenoit l'arbre fort et ferme, frère Jan s'estoit mis en pourpoinct pour secourir les nauchiers. Aussi estoient Epistemon, Ponocrales, et les aultres. Panurge restoit de cul sus le tillac, pleurant et lamentant. Frère Jan l'apperceut, passant sus la Coursie, et luy dist : « Par Dieu, Panurge le veau, Panurge le pleurart, Panurge le criart, tu feroys beaucoup mieulx nous aydant icy que là pleurant comme une vache, assis sus tes couillons comme un magot. — Be be be bous, bous, bous, respondit Panurge, frère Jean mon amy, mon bon père, je naye, je naye, mon amy, je naye. C'est faict de moy, mon père spirituel, mon amy, c'en est faict. Vostre bragmart ne m'en sçauroit saulver. Zalas, zalas ! nous sommes au dessus de Ela, hors toute la gamme. Bebe be bous bous. Zalas ! à ceste heure sommes nous au dessous de Gamma ut. Je naye. Ha mon père, mon oncle, mon tout. L'eau est entrée en mes souliers par le collet. Bous, bous, bous, paisch, hu, hu, hu, ha, ha, ha, ha, ha, je naye. Zalas, zalas, hu, hu, hu, hu, hu, hu. Bebe bous, bous, bobous, bobous, ho, ho, ho, ho, ho. Zalas, zalas. A ceste heure foys bien à poinct l'arbre forchu, les pieds à mont, la teste en bas. Pleust à Dieu que présentement je fusse dedans la Orque des bons et beatz pères concilipetes, les quelz ce matin nous rencontrasmes, tant devotz, tant gras, tant joyeulx, tant douilletz, et de bonne grâce. Holos, holos, holos, zalas, zalas, ceste vague de tous les Diables (mea culpa, Devis), je dis ceste vague de Dieu enfondrera nostre nauf. Zalas ! frère Jan, mon père, mon amy, confession ! Me voyez cy à genoulx. Confiteor, vostre saincte bénédiction.
— Vien, pendu au Diable, dist frère Jean, icy nous ayder, de par trente légions de Diables, viens : viendra il? — Ne jurons poinct, dist Panurge, mon père, mon amy, pour ceste heure. Demain, tant que vouldrez. Holos, holos. Zalas ! nostre nauf prend eau. Je naye, zalas, zalas ! Be be be be be bous, bous, bous, bous. Or sommes nous au fond. Zalas, zalas! Je T. II 6
donne dixhuict cens mille escuz de intrade à qui me mettra en terre tout foireux et tout breneux comme je suis, si onc-ques home feut en ma patrie de bien. Confiteor. Zalas 1 un petit mot de testament, ou codicille pour le moins.
— Mille diables, dist frère Jan, saultent on corps de ce coqu. Vertus Dieu, parles tu de testament à ceste heure que sommes en dangier, et qu'il nous convient évertuer ou jamais plus? Viendras tu, ho Diable? Comité, mon mignon, o le gentil algousan ! deçà ! Gymnaste, icy sus l'cstanterol. Nous sommes par la vertus Dieu troussez à ce coup. Voilà nostre Phanal extainct. Cecy s'en va à tous les millions de Diables. — Zalas, zalas, dist Panurge, zalas ! Bou, bou, bou, bou, bous. Zalas, zalas ! Estoit ce icy que de périr nous estoit prédestiné? Holos, bonnes gens, je naye, je meurs. Consum-matum est. C'est faict de moy.
— Magna, gna, gna, dist frère Jan. Fy quil est laid, le pleurart de merde. Mousse, ho, de par tous les Diables, guarde l'escantoula. T'es tu blessé? Vertus Dieu, attache à l'un des bitous. Icy, de là, de par le Diable, hay ! Ainsi, mon enfant.
— Ha frère Jan, dist Panurge, mon père spirituel, mon amy, ne jurons poinct. Vous péchez. Zalas, zalas ! Be, be, be. bous, bous, bous, je naye, je meurs, mes amys. Je pardonne à tout le monde. Adieu, in manus. Bous, bous, bouououous. Sainct Michel d'Aure, sainct Nicolas, à ceste foys et jamais plus ! Je vous foys icy bon veu et à Nostre Seigneur que, si à ce coup m'estez aydans, j'entends que me mettez en terre hors ce dangier icy. je vous edifieray une belle grande petite chapelle ou deux entre Quande et Monssoreau, et n'y paistra vache ne veau. Zalas, zalas ! Il m'en est entré en la bouche plus de dixhuict seilleaux ou deux. Bous, bous, bous, bous. Qu'elle est amere et sallee !
— Par la vertus, dist frère Jan, du sang, de la chair, du ventre, de la teste, si encores je te oy pioller, coqu au diable, je te gualleray en loup marin : vertus Dieu, que ne le jectons
nous au fond de la mer? Hespaillier, ho gentil compaignon, ainsi mon amy. Tenez bien lassus. Vrayement voicy bien esclairé, et bien tonné. Je croy que tous les diables sont des-chainez au jourdhuy ou que Proserpine est en travail d'enfant. Tous les Diables dansent aux sonnettes. »
CHAPITRE XX
COMMENT LES NAUCHÏERS ABANDONNENT LES NAVIRES AU FORT DE LA TEMPESTE
« Ha, dist Panurge, vous péchez, frère Jan, mon amy ancien. Ancien, dis je, car de présent je suys nul, vous estes nul. Il me fasche le vous dire. Car je croy que ainsi jurer face grand bien à la râtelle; comme, à un fendeur de bois, fait grand soulaigement celluy qui à chascun coup près de luy crie : Han ! à haulte voix, et comme un joueur de quilles est miri-ficquement soulaigé quand il n'a jecté la boulle droit, si quelque homme d'esprit prés de luy panche et contourne la teste et le corps à demy, du cousté auquel la boulle aultrement bien jectée eust faict rencontre de quilles. Toutes foys vous péchez, mon amy doulx. Mais, si présentement nous mangeons quelque espèce de cabirotades' serions nous en sceureté de cestuy oraige? J'ay leu que, sus mer, en temps de tempeste, jamais n'avoient paour, tous jours estoient en sceureté les ministres des Dieux Cabires, tant célébrez par Orphée, Apollonius, Pherecydes, Strabo, Pausanias, Hérodote.
— Il radote, dist frère Jan, le paouvre Diable. A mille et millions et centaines de millions de Diables soit le coqu cor-nard au Diable ! Ayde nous icy, hau, tigre ÎVinsdra il? Icy à orche. Teste Dieu plene de reliques, quelle patenostre de Cinge est ce que tu marmottez là entre les dens? Ce Diable de
fol marin est cause de la tempeste, et il seul ne ayde à la chorme. Par Dieu, si je voys là, je vous chastieray en diable tempestatif. Icy, Fadrin, mon mignon, tiens bien, que je y face un nou Gregeoys. O le gentil mousse ! Pleust à Dieu que tu feusses abbé de Talemouze, et celluy qui de présent l'est fust guardian de Croullay ! Ponocrates, mon frère, vous blesserez là. Epistemon, guardez vous de la Jalousie, je y ay veu tomber un coup de fouldre. — Inse ! — C'est bien dict. Inse, inse, inse. Vieigne esquif ! Inse. Vertus Dieu, qu'est cela? Le cap est en pièces. Tonnez, Diables, petez, rottez, fiantez. Bren pour la vague ! Elle a, par la vertus Dieu, faillyàm'em-porter soubs le courant. Je croy que tous les millions de Diables tiennent icy leur chapitre provincial, ou briguent pour élection de nouveau recteur. — Orche ! — C'est bien dict. Gare la caveche. hau, mousse, de par le diable, hay ! Orche, orche.
— Bebebebous, bous, bous, dist Panurge, bous, bous, bebe, be bous, bous, je naye. Je ne voy ne ciel ne terre. Zalas, zalas ! De quatre elemens ne nous reste icy que feu et eau. Boubou-bous, bous, bous. Pleust à la digne vertus de Dieu que à heure présente je f eusse dedans le clos de Seuillé, ou chez Innocent le pastissier, davant la cave paincte, à Chinon, sus peine de me mettre en pourpoinct pour cuyre les petits pastez ! Nostre homme, sçauriez vous me jecter en terre? Vous sçavez tant de bien, comme l'on m'a dict. Je vous donne tout Salmi-guondinoys, et ma grande cacquerelliere, si par vostre industrie je trouve unes foys terre ferme. Zalas, zalas ! je naye. Dea, beaulx amys, puys que surgir ne pouvons à bon port, mettons nous à la rade, je ne sçay où. Plongez toutes vos ancres. Soyons hors ce dangier, je vous en prie. Nostre amé, plongez le scandai et les bolides, de grâce. Sçaichons la haul-teur du profond. Sondez, nostre amé, mon amy, de par Nostre Seigneur ! Sçaichons si l'on boyroit icy aisément debout, sans soy baisser. J'en croy quelque chose.
— Uretacque, hau ! cria le pilot, uretacque. ! La main à l'insail. Amené, uretacque ! Bressine, uretacque, guare la pane ! Hau amure, amure bas. Hau, uretacque, cap en houlle ! Desmanche le haulme. Acappaye.
— En sommes nous là? dist Pantagruel. Le bon Dieu ser-vateur nous soyt en ayde ! — Acappaye, hau ! s'escria Jamet Brahier, maistre pilot. Acappaye ! Chascun pense de soname, et se mette en dévotion, n'esperans ayde que par miracle des Cieulx ! — Faisons, dist Panurge, quelque bon et beau veu. Zalas, zalas, zalas, bou, bou, bebebebous, bous, bous. Zalas, zalas ! faisons un pèlerin. Cza, ça, chascun boursille à beaulx liards; cza ! — Deçà, hau, dist frère Jean, departous les Diables ! A poge. Acappaye, on nom de Dieu ! Desmanche le heaulme, hau ! Acappaye, Acappaye. Beuvons hau ! Je diz du meilleur et plus stomachal. Entendez vous, hau, majour dôme. Produisez, exhibez. Aussi bien s'en va cecy à tous les millions de Diables. Apporte cy, hau, page, mon tirouoir (ainsi nommoit il son bréviaire). Attendez! tyre, mon amy, ainsi ! Vertus Dieu, voicy bien greslé et fouldroyé, vraye-ment. Tenez bien là hault, je vous en prie. Quand aurons nous la feste de Tous Sainctz? Je croy que aujourd'huy est l'infeste feste de tous les millions de Diables.
• — Helas ! dist Panurge, frère Jean se damne bien à crédit. O que je y perds un bon amy ! Zalas, zalas, voicy pis que an-tan. Nous allons de Scylle en Carybde, holos, je naye. Confi-teor. Un petit mot de testament, frère Jan, mon père; monsieur l'abstracteur, mon amy, mon Achates; Xenomanes, mon tout. Helas ! je naye, deux motz de testament. Tenez icy sur ce transpontin. »
CHAPITRE XXI
CONTINUATION DL LA TEMPESTE, ET BRIEF DISCOURS SUR TESTAMENTS FAICTZ SUS MER
Taire testament, dit Epistemon, à ceste heure qu'il nous convient évertuer et secourir nostre chorme sus poine de faire naufrage, me semble acte autant importun et mal à propous cemme celluy des Lances pesades et mignons de Caesar entrant en Gaule, les quelz s'amusoient à faire testa-mens et ccdicillcs, lamentoient leur fortune, pleuroient l'absence de leurs femmes et amys Romains, lorsque, par nécessité, leur convenoit courir aux armes et soy évertuer contre Ariovistus leur ennemy. C'est sottise telle que du charretier, lequel sa charrette versée par un retouble, à genoilz imploroit l'aide de Hercules, et ne aiguillonnoit ses boeufz, et ne met-toit la main pour soub]ever les roues. Dequoy vous servira icy faire testament? Car. ou nous évaderons ce dangier, ou nous serons nayez. Si évadons, il ne vous servira de rien. Tes-tamens ne sent valables ne auctorizez sinon par mort des testateurs. Si sommes nayez, ne nayera il pas comme nous? Qui le portera aux exécuteurs?
— Quelque bonne vague, respondit Panurgc, le jectera à bourt comme feist Ulyxes; et quelque fille de Roy, allant à l'esbat sur le serain, le rencontrera, puis le fera tresbien exécuter, et près le rivage me fera ériger quelque magnificque cénotaphe, comme fit Didio à son mary Sychée; JEnéas, à Déi-phobus, sus le rivage de Troie, prés Rhoete; Andromache, à Hector, en la cité de Buttiot; Aristoteles, à Hermias et Eu-bulus; les Athéniens, au pocie Euripides; les Romains, à Drusus en Germanie, et à Alexandre Severe, leur empereur,
PANTAGRUEL S?
en Gaulle; Argentier, à Callaischre; Xenocrite, à Lysidiccs; Timares, à son nlz Theleutagores; Eupolices et Aristodice, à leur filz Théotime; Onestc, à Timocles; Callimache, à Sopo-lis, filz de Dioclides; Catulle, à son frère; Statius, à son perc; Germain de Brie, à Hervé, le nauchier breton.
— Resves tu? dist frère Jan. Ayde icy, de par cinq cens mille millions de charretées de Diables, ayde; que le cancre te puisse venir aux moustaches, et troys razes de anguou-nages pour te faire un hault de chausse, et nouvelle braguette ! Nostrenauf est elle encarée? Vertus Dieu, comment la remolqucrons nous? Que tous les Diables de coup de mer voicy ! Nous n'eschapprons jamais, ou je me donne à tous les Diables. »
Alors feut ouye une piteuse exclamation de Pantagruel, disant à haulte voix : « Seigneur Dieu, saulve nous ; nous périssons. Non toutesfoys adveigne scelon nos affections, mais ta saincte volunté soit f aicte. — Dieu, dist Panurge, et la benoiste Vierge soient avecques nous ! Holas, holas ! je naye. Bebe-bebous, bebe, bous, bous. In manus. Vray Dieu, envoyé moy quelque daulphin pour me saulver en terre comme un beau petit Arion. Je sonneray bien de la harpe, si elle n'est desman-chee.
— Je me donne à tous les Diables, dist frère Jan (Dieu soit avecques nous, disoit Panurge entre les dens), si je descens là, je te monstreray par évidence que tes couillons pendent au cul d'un veau coquart, cornart, escorné. Mgnan, mgnan, mgnan ! Viens icy nous ayder, grand veau pleurart, de par trente millions de Diables qui te saultent au corps ! Viendras tu, ô veau marin? Fy, qu'il est laid le pleurart ! — Vous ne dictes aultre chose. — Ça, joyeulx Tirouoir en avant, que je vous espluche à contrepoil. Beatus vir qui non abiit. Je sçay tout cecy par cœur. Voyons la légende de monsieur sainct Nicolas :
Horrida tempestas montent turbavit acutum.
Tcmpeste feut un grand fouetteur d'escholiers au collège de M' ntagu. Si, par fouetter paouvres petitz enfans, escholiers mnocens, les pédagogues sont damnez, il est, sus mon honneur, en la roue de Ixion, fouettant le chien courtault qui l'esbranle; s'ilz sont par enfans innocens fouetter saulvez, il doibt cstre au dessus des... »
CHAPITRE XXII
FIN DE LA TEMPESTJ
" Terre, terre, s'escria Pantagruel, je voy terre ! Enfans, couraige de brebis ! Nous ne sommes pas loing de port. Je voy le Ciel, du cousté de la Transmontane, qui commence s'es-parer. Advisez à Siroch. — Couraige, enfans, dist le pilot, le courant est refoncé. Au trinquet de gabie. Inse, inse. Aux bou-lingues de contremejane. Le cable au capestan. Vire, vire, vire. La main à l'insail. Inse, inse, inse. Plante le heaulme. Tiens fort à guarant. Pare les couetz. Pare les escoutes. Pare les bolines. Amure bâbord. Le heaulme soubs le vent. Casse escoute de tribord, filz de putain. (Tu es bien aise, homme de bien, dist frère Jan au matelot, d'entendre nouvelles de ta mère.) Vien du lo ! Prés et plain ! Hault la barre. (Haulte est, respondoient les matelotz.) Taille vie; le cap au seuil! Ma-lettes, hau ! que l'on coue bonnette. Inse, inse. — C'est bien dict et ad visé, disoit frère Jean. Sus, sus, sus, enfans, diligen-tement. Bon. Inse, inse. — A poge. — C'est bien Jict et ad-visé. L'orage me semble critiquer et finir en bonne heure. Loué soit Dieu pourtant. Nos Diables commencent escam-per dehinch. — Mole ! — C'est bien et doctement parlé. Mole, mole ! Icy, de par Dieu, gentil Ponocrates, puissant
ribauld ! Il en fera qu'enfans maies, le paillard. Eusthenes, guallant homme, au trinquet de prore ! — Inse, inse. — C'est bien dict. Inse ! de par Dieu, inse, inse. Je n'en daignerois rien craindre, car le jour est feriau. Nau, Nau, Nau ! — Ces-tuy Celeume, dist Epistemon, n'est hors de propous, et me plaist, car le jour est feriau. — Inse, inse, bon ! — O ! s'escria Epistemon, je vous commande tous bien espérer. Je voy ça Castor à dextre. — Be be bous bous bous, dist Panurge, j'ay grand paour que soit Hélène la paillarde. — C'est vraye-ment, respondit Epistemon, Mixarchahevas, si plus te plaist la dénomination des Argives. Haye, haye, je voy terre, je voy port, je voy grand nombre de gens sus le havre. Je voy du feu sur un Obeliscolychnie. — Haye, haye, dist le pilot, double le cap et les basses. — Doublé est, respondoient les matelotz. — Elle s'en va, dist le pilot : aussi vont celles de convoy. Ayde au bon temps.
— Sainct Jean, dist Panurge, c'est parlé cela. O le beau mot. — Mgna, mgna, mgna, dist frère Jan, si tu en tastes goutte, que le Diable me taste. Entends tu, couillu au diable? Tenez, nostre amé, plein tanquart du fin meilleur. Apporte les frizcns, hau, Gymnaste, et ce grand mastin de paste Jambique, ou Jambonique, ce m'est tout un. Guardez de donner à travers.
— Couraige, s'escria Pantagruel; couraige, enfans. Soyons courtoys. Voyez cy prés nostre nauf deux lutz, trois flouins, cinq chippes, huict volantaires, quatre gondoles, et six frégates, par les bonnes gens de ceste prochaine isle envoyées à nostre secours. Mais qui est cestuy Ucalegon là bas qui ainsi crie et se desconforte? Ne tenoys je l'arbre sceurement des mains, et plus droict que ne feroient deux cens gumenes? — C'est, respondit frère Jan, le pauvre diable de Panurge, qui a fiebvre de veau. Il tremble de paour quand il est saoul.
— Si, dist Pantagruel, paour il a eu durant ce Colle horrible et périlleux Fortunal, pourveu qu'au reste il se feust ever-
tué. je ne l'en estime un pelet moins. Car. comme craindre en tout heurt est indice de gros et lasche cœur, ainsi comme faisoit Agamemnon, et pour ceste cause le disoit Achilles en ses reproches ignominieusement avoir œilz de chien et cœur de cerf, aussi ne craindre, quand le cas est evidentement redoutable, est signe de peu ou faulte de appréhension. Ores, si chose est en ceste vie à craindre, après l'ofïense de Dieu, je ne veulx dire que soit la mort. Je ne veulx entrer en la dispute de Socrates et des Academicques, mort n'estre de soy maulvaise, mort n'estre de soy à craindre. Je dis ceste espèce de mort par naufraige estre, ou rien n'estre à craindre. Car, comme est la sentence de Homère, chose griefve, abhorrente et dénaturée est périr en mer. De faict, iEnéas. en la tempestc de laquelle feut le convoy de ses navires près Sicile surprins, regretoit n'estre mort de la main du fort Diomedes, et disoit ceulx estre troys et quatre foys heureux qui estoient morts en la conflagration de Troie. Il n'est céans mort personne : Dieu servateur en soit éternellement loué. Mais vrayement voicy un mesnage assez mal en ordre. Bien. Il nous fauldra reparer ce briz. Guardez que ne donnons par terre.
CHAPITRE XXIII
COMMENT, LA TEMPES TE FINIE, PANURGE FAICT LE BON COMFAÎGNON
Ha, ha, s'escria Panurge, tout va bien. L'oraigc est passée. Je vous prie, de grâce, que je descende le premier. Je vouldrois fort aller un peu à mes affaires. Vous aideray je encores là. Baillez que je vrilonne ceste chorde. J'ay du couraige prou, voyre. De paour bien peu. Baillez ça, mon may. Non. non, pas maille de crainetc. Vray est que ceste vague decumane,
PAMTAGRUEL <j i
laquelle donna de prore en pouppe, m'a un peu l'artère altéré. — Voile bas ! — C'est bien dict. Comment, vous ne faictes rien, frère Jan? Est il bien temps de boire à ceste heure? Que sçavons nous si l'estamer de sainct Martin nous brasse encores quelque nouvelle oraige? Vous iray je encores ayder de là? Vertus guoy, je me repens bien, mais c'est à tard, que n'ay suivy la doctrine des bons Philosophes, qui disent soy pour-mener prés la mer, et naviger près la terre estre chose moult sceure et délectable, comme aller à pied quand l'on tient son cheval par la bride. Ha, ha, ha, par Dieu, tout va bien. Vous aideray je encores là? Baillez ça, je feray bien cela, ou le Diable y sera.»
Epistemon avoit une main toute au dedans escorchée et sanglante, par avoir en violence grande retenu un des gume-nes, et, entendant le discours de Pantagruel, dist : « Croyez, seigneur, que j'ay eu de paour et de frayeur non moins que Panurge. Mais quoy? Je ne me suys espargné au secours. Je consydere que si vrayement mourir est (comme est) de nécessité fatale et inévitable, en telle ou telle heure, en telle ou telle façon mourir est en la saincte volunté de Dieu. Pourtant, icel-luy fault incessamment implorer, invocquer, prier, requérir, supplier. Mais là ne fault faire but et bourne : de nostre part, convient pareillement nous évertuer, et, comme dict le sainct Envoyé, estre cooperateurs avecques luy. Vous sçavez que dist C. Flaminius, consul, lors que, par l'astuce de Annibal, il feut resserré prés le lac de Peruse dict Thrasymenc. « En-fans, dist il à ses soubdards, d'icy sortir ne vous fault espérer par veuz et imploration des Dieux. Par force et vertus il nous convient évader, et à fil d'espée chemin faire par le mylieu des ennemis. » Pareillement, eu Salluste, l'ayde (dist M. Por-tius Cato) des Dieux n'est impetrée par veuz ocieux, par lamentations muliebres. En veiglant, travaillant, soy évertuant, toutes choses succèdent à soubhayt et bon port. Si, en nécessité et dangier, est l'homme négligent, eviré et paresseux,
sans propous il implore les Dieux. Ils sont irritez et indignez.
— Je me donne au Diable, dist frère Jan j'en suys de moitié, dist Panurge), si le clous de Seuilléne fust tout vendangé et destruict, si je ne eusse que chanté Contra hostium insidias (matière de bréviaire), comme faisoient les aultres Diables de moines, sans secourir la vigne à coups de baston de la croix contre les pillars de Lerné.
— Vogue la gualere, dist Panurge, tout va bien. Frère Jan ne faict rien là. Il s'appelle frere Jan faietnéant, et me reguarde icy suant et travaillant pour ayder à cestuy home de bien, Matelot premier de ce nom. Nostre amé, ho. Deux motz, mais que je ne vous fasche. De quante espesseur sont les ais de ceste nauf ? — Elles sont, respondit le pilot, de deux bons doigts espesses, n'ayez paour. — Vertus Dieu, dist Panurge, nous sommes doneques continuellement à deux doigtz près de la mort. Est ce cy une des neuf joyes de mariage? Ha, nostre aine, vous faictes bien, mesurant le péril à l'aulne de paour. Je n'en ay poinct, quant est de moy, je m'appelle Guillaume sans paour. De couraige, tant et plus. Je ne entends couraige de brebis; je diz couraige de loup, asceurance de meurtrier. Et ne crains rien que les dangiers. »
CHAPITRE XXIV
COMMENT, PAR FRERE JAN, PANURGE EST DECLAIRE AVOIR EU PEUR SANS CAUSE DURANT L'ORAIGE
« Bon jour, messieurs, dist Panurge, bon jour trestous. Vous vous portez bien trestous. Dieu mercy, et vous? Vous soyez les bien et à propous venuz. Descendons. Hespailliers, hau, jectez le pontal : approche cestuy esquif. Vous ayderay je encores là. ? Je suis allouvy et affamé de bien faire et tra-
vailler, comme quatre bœufz. Vrayement voycy un beau lieu, et bonnes gens. Enfans, avez vous encores affaires de mon ayde? N'espargnez la sueur de mon corps, pour l'amour de Dieu. Adam, c'est l'home, nasquit pour labourer et travailler, comme l'oyseau pour voler. Nostre Seigneur veult, entendez vous bien? que nous mangeons nostre pain en la sueur de nos corps, non pas rien ne faisans, comme ce penail-lon de moine que voyez, frère Jan, qui boyt, et meurt de paour. Voycy beau temps. A ceste heure congnois je la res-ponse de Anacharsis le noble philosophe estre véritable et bien en raison fondée, quand il, interrogé quelle navire luy sembloit la plus sceure, respondit : Celle qui seroit on port.
— Encores mieulx, dist Pantagruel, quand il, interrogé des quelz plus grand estoit le nombre, des mors ou des vivans, demanda : Entre les quelz comptez vous ceux qui naviguent sus mer? Subtilement signifiant que ceulx qui sus mer navi-gent, tant près sont du continuel dangier de mort qu'ilz vivent mourans, et mourent vivens. Ainsi Portius Cato disoit de troys choses seulement soy repentir. Sçavoir est s'il avoit jamais son secret à femme révélé; si en oisyveté jamais avoir un jour passé, et si par mer il avoit peregriné en lieu autrement accessible par terre.
— Par le digne froc que je porte, dist frère Jan à Panurge. couillon mon amy, durant la tempeste tu as eu paour sans cause et sans raison. Car tes destinées fatales ne sont à périr en eau. Tu seras hault en l'air certainement pendu, ou bruslé guaillard comme un père. Seigneur, voulez vous un bon gua-ban contre la pluie ? Laissez moy ces manteaulx de Loup et de Bedouault. Faites escorcher Panurge, et de sa peau couvrez vous. N'approchez pas du feu, et ne passez par davant les forges des mareschaulx, de par Dieu : en un moment, vous la voyriez en cendres; mais à la pluie exposez vous tant que vouldrez, à la neige et à la gresle. Voire, par Dieu, jectez vous au plonge dedans le profond de l'eau, ja ne serez pourtant
mouillé. Faictcz en bottes d'hyver, jamais ne prendront eau. Faitez en des nasses pour apprendre les jeunes gens à naiger : ilz apprendront sans dangier.
— Sa peau doneques, dist Pantagruel, séroit comme l'herbe dicte Cheveu de Venus, laquelle jamais n'est mouillée, ne remoytie, tous jours est seiche, encores qu'elle feust au profond de l'eau tant que vouldrez : pouitant, est dicte Adiantos.
— Panurge, mon amy, dist frère Jan, n'aye jamais paour de l'eau, je t'en prie. Par élément contraire sera ta vie terminée. — Voire, respondit Panurge; mais les cuisiniers des Diables resvent quelque foys, et errent en leur office : et mettent souvent bouillir ce qu'on destinoit pour roustir; comme, en la cuisine de céans, les maistres Queux souvent lardent Perdris, Ramiers et Bizets, en intention (comme est vray sembl?.ble) de les mettre roustir. Advient toutes foys que les Perdris aux choux, les ramiers aux pourreaulx, et les bizets ilz mettent bouillir auxnaveaulx.
Escoutez, beaulx amis : Je proteste davant la noble com-paignie que, de la chapelle vouée à monsieur S. Nicolas entre Quande et Monssoreau, j'entends que sera une chappelle d'eau rose, en laquelle ne paistra vache ne veau; car je la jetteray au fond de l'eau. —Voylà, dist Eusthenes, le gual-lant. Voylà le guallant, guallant et demy ! C'est vérifié le proverbe Lombardique :
Passato el pericolo, gabbato el santo.
CHAPITRE XXV
COMMENT, APRÈS LA TEMPESTE, PANTAGRUEL DESCENDIT ES ISLES DES MACRiEONS
Sus l'instant nous descendismes au port d'une isle laquelle on nommoit l'isle des Macneons. Les bonnes gens du lieu nous
repceurent honorablement. Un vieil Macrobe (ainsi nom-moient ilz leur maistre eschevin) vouloit mener Pantagruel en la maison commune de la ville, pour soy refraischir à son aise, et prandre sa réfection. Mais il ne voulut partir du mole que tous ses gens ne feussent en terre. Apres les avoir recon-gneuz, commenda chascun estre mué de vestemens, et toutes les munitions des naufz estre en terre exposées, à ce que toutes les chormes feissent chère lie. Ce que feut incontinent faict. Et Dieu sçayt comment il y eut beu et guallc. Tout le peuple du lieu apportoit vivres en abondance. Les Panta-gruelistes leurs en donnoient d'adventaige. Vray est que leurs provisions estoient aulcunement endommagées par la tem-peste précédente. Le repas finy, Pantagruel pria un chascun soy mettre en office et debvoir pour reparer le briz. Ce que feirent et de bon hayt. La réparation leur estoit facile, parce que tout le peuple de l'isle estoient charpentiers, et tous artizanz telz que voyez en l'arsenac de Venise ; et l'isle grande seulement estoit habitée en trois portz et dix paroeces : le reste estoit boys de haulte fustaye, et désert comme si feust la forest de Ardeine.
A nostre instance, le vieil Macrobe monstra ce que estoit spectable et insigne en l'isle. Et, par la forest umbrageuse et déserte, descouvrit plusieurs vieulx temples ruinez, plusieurs obelisces, pyramides, monumens et sepulchres antiques, avecques inscriptions et epitaphes divers. Les uns en lettres Hieroglyphicques, les aultres en languaige Ionicque, les aul-tres en langue Arabicque, Agarene, Sclavonicque, et aultres. Des quelz Epistemon lit extraict curieusement. Ce pendent Panurge dist à frère Jan : « Icy est l'isle des Macraeons. Macraeon, en grec, signifie vieillart, home qui a des ans beaucoup.
— Que veulx tu, dist frère Jan, que j'en face? Veulx tu que je m'en defface? Je n'estoys mie on pays lors que ainsi feut baptisée,
— A propous, respondit Panurge, je croy que le nom de maquerelle en est extraict. Car maquerellaige ne compete que aux vieilles : aux jeunes compete culletaige. Pourtant seroit ce à penser que icy feust l'isle Maquerelle, original et prototype de celle qui est à Paris. Allons pescher des huytres en escalle. »
Le vieil Macrobe, en languaige Ionicque, demandoit à Pantagruel comment et par quelle industrie et labeur estoit abourdé à leur port celle journée, en laquelle avoit esté trou-blement de l'air, et tempeste de mer tant horrificque. Pantagruel luy respondit que le hault Servateur avoit eu esguard à la simplicité et syncere affection de ses gens, les quelz ne voyageoient pour guain ne traficque de m archandise. Une et seule cause les avoit en mer mis, sçavoir es t studieux désir de veoir, apprendre, congnoistre, visiter l'oracle de Bacbuc, et avoir le mot de la Bouteille, sus quelques difncultez proposées par quelqu'un de la compaignie. Toutesfoys ce ne avoit esté sans grande affliction et dangier évident de naufraige. Puis luy demanda quelle cause luy sembloit estre de cestuy espou-vantable fortunal, et si les mers adjacentes d'icelle isle estoient ainsi ordinairement subjectes à tempestes, comme, en la mer Océane, sont les Ratz de Sanmaieu, Maumusson, et, en la mer Méditerranée, le gouffre de Satalie, Montargentan, Plombin, Capo Melio en Laconie, l'estroict de Gilbathar, le far de Messine, et aultres.
CHAPITRE XXVI
COMMENT LE BON MACROBE RACONTE A PANTAGRUEL LE MANOIR ET DISCESSION DES HEROES
Adoncques respondit le bon Macrobe : « Amys peregrins, icy est une des isles Sporades, non de vos Sporades qui sont
en la mer Carpathie, mais des Sporades de l'Océan : jadis riche, fréquente, opulente, marchande, populeuse, et subjecte au dominateur de Bretaigne. Maintenant, par laps de temps et sus la declination du monde, paouvre et déserte comme voyez.
« En ceste obscure forest que voyez, longue et ample pins de soixante et dixhuict mille parasanges, est l'habitation des Démons et Heroes, les quelz sont devenuz vieulx, et croyons, plus ne luysant le comète présentement, lequel nous appa-reut par trois entiers jours precedens, que hier en soit mort quelqu'un, du trespas duquel soyt excitée celle horrible tem-peste que avez paty : car, eulx vivens, tout bien abonde en ce lieu et aultres isles voisines, et, en mer, est bonache et sérénité continuelle. Au trespas d'un chascun d'iceulx, ordinairement ayons nous par la forest grandes et pitoyables lamentations, et voyons en terre pestes, vimeres et afflictions; en l'air, troublemens et ténèbres; en mer, tempeste et fortunal.
— Il y a, dist Pantagruel, de l'apparence en ce que dictes. Car, comme la torche ou la chandelle, tout le temps qu'elle est vivente et ardente, luist es assistans, esclaire tout autour, délecte un chascun, et à chascun expose son service et sa clarté, ne faict mal ne desplaisir à personne; sus l'instant qu'elle est extaincte, par sa fumée et evaporation elle infec-tionne l'air, elle nuist es assistans, et à un chascun desplaist. Ainsi est il de ces âmes nobles et insignes. Tout le temps qu'elles habitent leurs corps, est leur demeure pacificque, utile, délectable, honorable; sus l'heure de leur discession communément adviennent par les isles et continens grands tremblemens en l'air, ténèbres, fouldres, gresles; en terre, concussions, tremblemens, estonnemens : en mer, fortunal et tempeste, avec lamentations des .peuples, mutations des religions, transports des Royaulmes, et eversions des Repu-blicques.
— Nous, dist Epistemon, en avens naguieres veu l'expe-
T. II. 7
ricnce en deces du preux et docte chevalier Guillaume du Bellay, lequel vivant, France estoit en telle félicité que tout le monde avoit sus elle envie, tout le monde se rallioit, tout le monde la redeubtoit. Soubdain après sontrespas, elle a esté en mespris de tout le monde bien longuement.
— Ainsi, dist Pantagruel, mort Anchise à Drepani en Sicile, la tempeste donna terrible vexasion à ^Bnéas. C'est par adven-ture la cause pourquoy Herodes. le tyrant et cruel roy de Judée, soy voyant prés de mort horrible et espovantable en nature (car il mourut d'une Phthiriasis, mangé des verms et des poulx, comme paravant estoient morts L. Sylla, Phere-cyd.es Syrien, précepteur de Pythagoras, le poëte Gregeoys Alcman et aultres), et prévoyant qu'à sa mort les Juifz feroient feuz de joye, feist en son Serrail, de toutes les villes, bourguades, et chasteaulx de Judée, tous les nobles et magis-tratz convenir, soubs couleur et occasion fraudulente de leurs vouloir choses d'importance communicquer, pour le régime et tuitien de la province. Iceulx venuz et comparens en personnes feist en l'hippodrome du Serrail reserrer. Puys dist à sa sœur Salomé, et à son mary Alexandre : « Je suis asceuré que de ma mort les Juifz se esjouiront; mais, si entendre voulez et exécuter ce que vous diray, mes exeques seront honorables, et y sera lamentation publicque. Sus l'instant que seray trespassé, faictez, par les archiers de ma guarde, es quelz j'en ay expiess commissien donné, tuer tous ces nobles et magistratz qui sont céans reserrés. Ainsi faisans, toute Judée maulgré soy en dueil et lamentation sera, et semblera es estrangiers que ce soit à cause de mon trespas, ce mme si quelque ame héroïque feust decedée. »
Autant en afïectoit un désespéré tyran, quand il dist : t Moy mourant, la terre soyt avecques le feu meslée; » c'est à dire périsse tout le monde. Lequel mot Néron le truant changea, disant : ■ Moy vivant, » comme atteste Suétone. Ceste détestable parole, de laquelle parlent Cicero, lib. III,
PANTAGRUEL
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de Finibus, et Seneque, lib. II, de Clémence, est par Dion Nicaeus et Suidas attribuée à l'empereur Tibère. »
CHAPITRE XXVII
COMMENT PANTAGRUEL RAISONNE SUR LA DISCESSION
DES AMES HEROÏQUES
ET DES PRODIGES HORRIFICQUES QUI PRECEDERENT LE TRESPAS
DU FEU SEIGNEUR DE LANGEY
« Je ne vouldrois (dist Pantagruel continuant) n'avoir pati la tormente marine laquelle tant nous a vexez et travaillez, pour ij n entendre ce que nous dict ce bon Macrobe. Encores suys je facilement induict à croyre ce qu'il nous a dict du comète veu en l'air par certains jours precedens telle dicession. Car aulcunes telles âmes tant son nobles, précieuses et heroïcques, que, de leur deslogement et trespas, nous est certains jours davant donnée signification des cieulx. Et, comme le prudent medicin, voyant par les signes pronosticz son malade entrer en decours de mort, par quelques jours davant advertist les femme, enfans, parens et amis, du deces imminent du mary, père, ou prochain, affin qu'en ce reste de temps qu'il a de vivre ilz l'admonnestent donner ordre à sa maison, exhorter et benistre ses enfans, recommander la viduité de sa femme, declairer ce qu'il sçaura estre nécessaire à l'entretenement des pupilles, et ne soyt de mort s«r-prins sans tester et ordonner de son ame et de sa maison : semblablement les cieulx bénévoles, comme joyeulx de la nouvelle réception de ces béates âmes, avant leur deces semblent faire feuz de joye par telz comètes et apparitions météores. Les quelles voulent les cieulx estre aux humains pour pronostic certain et veridicque prédiction que, dedans
peu de jours, telles vénérables âmes laisseront leurs corps et la terre.
« Ne plus ne moins que jadis, en Athènes, les juges Aréopa-gites, ballotans pour le jugement des criminelz prisonniers; usoient de certaines notes seelen la variété des sentences: par M signifians condemnation à mort; par T, absolution; par A, ampliation : sçavoir est quand le cas n'estoit encores liquidé. Icelles, publiquement exposées, houstoient d'esmoy et pensement les parens, amis et aultres, curieulx d'entendre quelle seroit l'issue et jugement des malfaicteurs detenuz en prison. Ainsi, par telz comètes, comme par notes etherées, disent les cieulx tacitement : Hommes mortelz, si de cestes heureuses âmes voulez chose aulcune sçavoir, apprandre, entendre, congnoistre, prévoir, touchant le bien et utilité publicque ou privée, faitez diligence de vous représenter à elles, et d'elles response avoir; car la fin et catastrophe de la cemeedie approche. Icelle passée, en vain vous les regretterez.
a Font d'adventaige. C'est que, pour declairer la terre et gens terriens n'estre dignes de la présence, compaignie et fruilion de telles insignes âmes, l'estcnnent et espovantent par prodiges, portentes, monstres, et aaltres precedens signes formez contre tout oidre de nature. Ce que veismes plusieurs jours avant le département de celle tant illustre, généreuse et héroïque ame du docte et preux chevalier de Langey, duquel vous avez parlé.
— Il m'en souvient, dist Epistemon, et encores me frissonne et tremble le cœur dedans sa capsule, quand je pense es prodiges tant divers et horrificques lesquelz vismes aper-tement cinq et six jours avant son départ. De mode que les seigneurs de Assier, Chemant, Mailly le borgne, Sainct Ayl, Villeneufve la Guyart, maistre Gabriel medicm de Savillan, Rabelays, Cohuau, Massuau, Maiorici, Bullou, Cercu dit Bourguemaistre, François Proust, Ferron, Charles Girard, François Bourré, et tant d'aultres, amys, domesticques et
serviteurs du defunct, tous effrayez, se rcgardoient les uns les aultres en silence, sans mot dire de bouche, mais bien tous pensans et prevoyans en leurs entendcmens que de brief seroit France privée d'un tant perfaict et nécessaire chevalier à sa gloire et protection, et que les cieulx le repetoient comme à eulx deu par propriété naturelle.
— Huppe de froc, dist frerc Jan, je veulx devenir clerc sus mes vieulx jours. J'ay assez belle entendouoire, voire. Je vous demande en demandant, comme le roy à son sergent, et la Royne à son enfant : Ces Heroes icy et Semidieux des quelz avez parlé peuvent ilz par mort finir? Par nettre dene, je pensoys en pensaroys qu'ilz fussent immortelz, comme beaulx anges, Dieu me le veueille pardonner. Mais ce reveren-dissime Macrobe dict qu'ilz meurent finablement.
— Non tous, respondit Pantagruel. Les Stoïciens les disoient tous estre mortelz, un excepté, qui seul est immortel, impassible, invisible.
« Pindarus apertement dict es déesses Hamadryades plus de fil, c'est à dire plus de vie n'estre fille de la quenoille et fillasse des Destinées et Parces iniques que es arbres par elles conservées. Ce sont chesnes, des quelz elles nasquirent scelon l'opinion de Callimachus, et de Pausanias, in Phoci. Es quelz consent Martianus Capella. Quant aux Semidieux, Panes, Satyres, SyJvains, Folletz, ^Egipanes, Nymphes, Heroes et Démons, plusieurs ont, par la somme totale résultante des aages divers supputez par Hésiode, compté leurs vies estre de 9,720 ans : nombre composé de unité passante en quadrinité, et la quadrinité entière quatre foys en soy doublée, puys le tout cinq fois multiplié par solides triangles. Voyez Plutarche on livre de la Cessation des oracles.
— Cela, dist Irere Jan, n'est point matière de bréviaire. Je n'en croy si non ce que vous plaira. — Je croy, dist Pantagruel, que toutes âmes intelleclives sont exemptes des. cizeaulx de Atropos. Toutes sont immortelles : Anges,
Dcmons et Humaines. Je vous diray toutes foye une histoire bien estrange, mais escripte et asceurée par plusieurs doctes et sçavans historiographes, à ce propous. »
CHAPITRE XXVIII
COMMENT PANTAGRUEL RACONTE UNE PITOYABLE HISTOIR: TOUCHANT LE TRESPAS DES HEROES
« Epitherses, père de .Emilian rhéteur, naviguant de Grèce en Italie dedans une nauf chargée de diverses marchandises et plusieurs voyagiers, sus le soir, cessant le vent auprès des islcs Echinades, les quelles sont entre la Morée et Tunis, feut leur nauf portée près de Paxes. Estant là abourdée, aulcuns des voyagiers dormans, aultres veiglans, aultres beuvans, et souppans, feut de l'isle de Paxes ouie une voix de quelqu'un qui haultement appeloit Thamoun. Auquel cry tous feuvent espovantez. Cestuy Thamous estoit leur pilot natif de Egypte, mais non connu de nom, fors à quelques uns des voyagiers. Fut secondement ouie ceste voix : laquelle appelloit Tha-moun en cris horrificques. Personne ne respondent, mais tous restans en silence et trépidation, en tierce foys ceste voix fut ouie plus terrible que davant. Dont advint que Thamous respondit : « Je suis icy, que me demande tu? que veulx tu que je face? » Lors feut icelle voix plus haultement ouie, luy disant et cemmandant, quand il seroit en Palodes, publier et d're que Pan le grand dieu estoit mort.
■ Ceste parolle entendue, disoyt Epitherses tous les nauchiers
>yaigiers s'estre esbahiz et grandement effrayés : et entre
eulx deliberans quel seroit meilleur ou taire ou publ'er ce que
avoit esté commandé, dist Thamous son ad vis estre, advenant
que lors ilz eussent vent en pouppc, passer oultre sans mot dire ; advcncnt qu'il feust calme en mer, signifier ce qu'il avoit ouy. Quand doneques furent prés Paiodes advint qu'ilz n'eurent ne vent ne courant. Adcncques Thamous mentant en propre, et en terre projectant sa veue, disl, ainsi que luy estoit commandé, que Pan le grand estoit mort. 11 n'avoit encores achevé le dernier mot quand feurent entenduz grands sous-pirs, grandes lamentations et effroiz en terre, non d'une personne seule, mais de plusieurs ensemble. Cestc nouvelle (parce que plusieurs avoient esté presens) feut bien toust divulguée en Rome. Et envoya Tibère Caesar, lors empereur en Rome, quérir cestuy Thamous. Et, l'avoir entendu parler, adjousta foy à ses parolles. Et se guementant es gens doctes qui pour lors estoient en sa court et en Rome en bon nombre, qui estoit cestuy Pan, trouva par leur raport qu'il avoit esté filz de Mercure et de Pénélope. Ainsi au paravant l'avoient escript Hérodote, et Ciceron on tiers livre De la Nature des dieux. Toutes foys je le interpreteroys de celluy grand Servateur des fidèles, qui feut en Judée ignominieusement occis par l'envie et iniquité des Pontifes, docteurs, prebstres et moines de la loy Mosaïcque. Et ne me semble l'interprétation abhorrente : car à bon droict peut il estre en languaige Gregoys dict Pan, veu que il est le nostre Tout, tout ce que sommes, tout ce que vivons, tout ce que avons, tout ce que espérons est luy, en luy, de luy, par luy. C'est le bon Pan, le grand pasteur, qui, comme atteste le bergier passionné Corydon, non seulement a en amour et affection ses brebis, mais aussi ses bergiers. A la mort duquel feurent plaincts, souspirs, efïroys et lamentations en toute la machine de l'Univers cieulx, terre, mer, eniers. A ceste miene interprétation compete le temps, car cestuy tresbon, tresgrand Pan, nostre unique Servateur, mourut lez Hierusalem, régnant en Rome Tibère Caesar. »
Pantagruel, ce propos finy, resta en silence et profonde contemplation. Peu de temps après, nous veismes les larmes
decouller de ses œilz grosses comme œufz de Austruche. Je me donne à Dieu, si j'en mens d'un seul mot.
CHAPITRE XXIX
T PANTAGRUEL PASSA I/ISLE DE TAPINOIS, EN LAQUELL1
REG.VOIT QUARESMEPRENANT
Les naufz du joyeulx convoy refaictes et réparées, les victuailles refraichiz, les Macraeons plus que contens et satis-faicts de la despense que y avoit faict Pantagruel, nos gens plus joyeulx que de coustume, au jour subséquent feut voile faicte au serain et délicieux Aguyon, en grande alaigresse. Sus le hault du jour feut, par Xenomanes, monstre de loing l'isle de Tapinois, en laquelle regnoit Quaresmeprenant, duquel Pantagruel avoit aultre foys ouy parler, et l'eust voluntiers veu en personne, ne feut que Xenomanes l'en descouraigea, tant pour le grand destour du chemin que pour le maigre passetemps qu'il dist estre en toute l'isle et court du Seigneur, i Vous y voirez, disoit-il, pour tout potaige un grand avalleur de poys gris, un grand cacquerotier, un grand preneur de Taulpes, un grand boteleur de foin, un demy géant à poil follet et double tonsure, extraict de Lan-ternoys, bien grand lanternier, confalonnier de Icthyophages, dictateur de Moustardois, fouetteur de petitz enfans, calci-ncur de cendres, père et nourrisson des medicins, foisonnant en pardons, indulgences et stations : homme de bien, bon catholic et de grande dévotion. Il pleure les troys pars du jour. Jamais ne se trouve aux nopees. Vray est que c'est le plus industrieux faiseur de lardoueres et brochettes qui soit en quarante royauimes. Il y a environ six ans que, passant
par Tapinois, j'en emportay une grosse, et la donnay aux bouchicrs de Quande.Ilz les estimèrent beaucoup, et non sans cause. Je vous en monstreray à ncstre retour deux attachées sus le grand portail. Les alimens des quelz il se paist sont aubers saliez, casquets, morrions saliez et salades sallees. Dont quelque foys patit une lourde pissechaulde. Ses habil-lcmens sont joyeulx, tant en façon comme en couleur, car il porte gris et froid : rien davant et rien darriere, et les manches de mesmes.
— Vous me ferez plaisir, dist Pantagruel, si, comme m'avez exposé ses vestemens, ses alimens, sa manière de faire, et ses passetemps, aussi me exposez sa forme et corpulence en toutes ses parties. — Je t'en prie, Couillette, dist frère Jan, car je l'ay trouvé dedans mon bréviaire : et s'en-suyt après les festes mobiles. — Voluntiers, respondit Xeno-manes. Nous < n 'oyrons par adventure plus amplement parler passans l'isle Farouche, en laquelle dominent les Andouilies farfelues, ses ennemies mortelles, contre lesquelles il a guerre sempiternelle. Et ne feust l'aide du noble Mardigras, leur protecteur et bon voisin, ce grand Lanternier Quaresmeprenant les eust ja piéça exterminées de leur manoir. — Sont elles, demandoit frère Jan, masles ou femelles? anges ou mortelles? femmes ou pucelles? — Elles sont, respondit Xenomanes, femelles en sexe, mortelles en condition : aulcunes pucelles, aultres non. — Je me donne au Diable, dist frère Jan, si je ne suys pour elles. Quel desordre est ce en nature, faire guerre contre les femmes? Retournons. Sacmentons ce grand villain. — Combattre Quaresmeprenant, dist Panurge, de par tous les Diables, je ne suys pas si fol et hardy ensemble. Quid juris, si nous trouvions enveloppez entre Andouilies et Quaresmeprenant? entre l'enclume et les marteaulx? Cancre Houstez vous de là. Tirons oultre. Adieu, vous diz, Quaresmeprenant. Je vous recommande les Andouilies, et n'oubliez pas les Boudins. »
LIVRE IV, CHAPITRE XXX
CHAPITRE XXX
COMMENT PAR XEXOMANES EST ANATOMISL ET DESCRIPT Q V A RES M E PRE M A H T
« Quaresmeprenant, dist Xenomanes, quant aux parties internes, a (au moins de mon temps a voit) la cervelle en grandeur, couleur, substance et vigueur, semblable au couillon gauche d'un ciron masle.
Les ventricules d'icelle, comme un
tirefond. L'excrescence vermiforme, comme
un pillemaille. Les membranes, comme la coqueluche d'un moine. L'entonnoir, comme un oiseau de
masson. La voulte, comme un gouimphe. Le conare, comme un veze. Le retz admirable, comme un
chanfrain. Les additamens mammillaires,
comme un bobelin. Les tympanes, comme un moul-
linet. Les os petreux, comme un plumail. La nucque, comme un fallot. Les nerfz; comme un robinet. La luette, comme une sarbataine. Le palat, comme une moufle. La salive, comme une navette. Les amygdales, comme lunettes à
un œil. Le isthme, comme une portouoire. Le gouzier, comme un panier ven-
dangeret. L'estomac, comme un baudrier. Le pylore, comme une fourche fiere. L'aspre artère, comme un gouet.
Le guaviet, comme un peloton d'es-
toupes. Le poulmon, comme une aumusse. Le cœur, comme une chasuble. Le mediastin, comme un guodet. La plèvre, comme un bec de corbin. Les artères, comme une cappe de
Biart. Le diaphragme, comme un bonnet
à la coquarde. Le foye, comme une bezague. Les venes, comme un châssis. La râtelle, comme un courquaillet. Les boyaulx, comme un tramail. Le fiel, comme une dolouoire. La fressure, comme un guantelet. Le mesantere, comme une mitre
abbatiale. L'intestin jeun, comme un daviet. L'intestin borgne, comme un plastron. Le colon, comme une brinde. Le boyau cullier, comme un bour-
rabaquin monachal. Les roignons, comme une truelle. Les lumbes, comme un cathenat. Les pores uretères, comme une cra-
mailliere. Les veines emulgentes, comme deux
glyphouoires.
PANTAGRUEL
I0 7
Les vases spermatiqucs, comme un guasteau feueilleté.
Les parastates, comme un pot à plume.
La vessie, comme un arc à j aile t.
Le col d'icelle, comme un batail.
Le mirach, comme un chappeau Albanois.
Le siphach, comme un brassai.
Les muscles, comme un soumet.
Les tendons, comme un guand d'oyseau.
Les ligamens, comme une escarcelle.
Les os, comme cassemuseaulz.
La moelle, comme un bissac.
Les cartilages, comme une tortue de guarigues.
Les adenes, comme une serpe.
Les esprits animaulx, comme grands coups de poing.
Les esprits vitaulx, comme longues chiquenauldcs.
Le sang bouillant, comme nazardes multipliées.
L'urine, comme un papefigue.
La geniture, comme un cent de clous à latte. Et me contoit sa nourrice qu'il, estant marié avec la Myquaresme, engendra seule-
ment nombre de Adverbes lo-caulx, et certains jeunes doubles.
La mémoire avait comme une es-charpe.
Le sens commun, comme un bourdon.
L'imagination, comme un carillonnement de cloches.
Les pensées, comme un vol d'es-tourneaulx.
La conscience, comme un denige-ment de heronneaulx.
Les délibérations, comme une pochée d'orgues.
La repentance, comme Pequippage d'un double canon.
Les entreprinses, comme la saboure d'un gallion.
L'entendement, comme un bréviaire dessiré.
Les intelligences, comme limaz sor-tans des fraires.
La volunté, comme troys noix en une escuelle.
Le désir, comme six boteaux de sainct foin.
Le jugement, comme un chausse-pied.
La discrétion, comme une moufle.
La raison, comme un tabouret.
CHAPITRE XXXI
ANATOMIE DE OUARESMEPRENANT QUANT AUX PARTIES EXTERNES
« Quarcsmeprenant, disoit Xenomanes continuant, quant aux parties externes, estoit un peu mieulx proportionné, exceptez les sept costes qu'il avoit oultre la forme commune des humains.
LIVRE IV, CHAPITRE XXXI
Les orteilz avoit comme une cspi-nette orguanisée.
Les ongles, comme une vrille.
Les pieds, comme une guinterne.
Les talons, comme une massue.
La plante, comme un creziou.
Los jambes, comme un leurre.
Les genoulz, comme un escabeau.
Les cuisses, comme un crenequin.
Les hanches, comme un vibrequin.
Le ventre à poulaines, boutonné scelon la mode antique, et ceinct à l'antibust.
Le nombril, comme une vielle.
La penilliere, comme une dariolle.
Le membre, comme une pantouphle.
Les couilles, comme une guedoufle.
Les genitoires, comme un rabbot.
Les cremasteres, comme une raquette.
Le perinaeum, comme un flageolet.
Le trou du cul, comme un mirouoir crystallin.
Les fesses, comme une herse.
Les reins, comme un pot beurrier.
L'alkatin. comme un billart.
Le dours, comme une arbaleste de passe.
Les spondyles, comme une cornemuse.
Les coustes, comme un rouet.
Le bréchet, comme un baldachin.
Les omoplates, comme un mortier.
La poictrine, comme un jeu de re-guales.
Les mammelles, comme un cornet à bouquin.
Les aisselles, comme un eschiquier.
Les espaules, comme une civière à braz.
Les braz, comme une barbute.
Les doigts, comme landiers de frarie.
Les rasettes, comme deux eschasses.
Les fauciles, comme faucilles.
Les coubdes, comme ratouoires.
Les mains, comme une estrille.
Le col, comme une saluerne.
La çuorge, comme une chausse d'Hippocras.
Le nou, comme un baril : auquel pendoient deux guoytrouz de bronze bien beaulx et harmonieux, en forme d'une horologe de sable.
La barbe, comme une lanterne.
Le menton, comme un potiron.
Les aureilles, comme deux mitaines.
Le nez, comme un brodequin anté en escusson.
Les narines, comme un béguin.
Les soucilles, comme une liche-frette.
Sus la soucille gauche avoir un seing en forme et grandeur d'un urinai.
Les paulpieres, comme un rebec.
Les œilz, comme un estuy de peigne.
Les nerfz opticques, comme un fuzil.
Le front, comme une retombe.
Les temples, comme une chante-pleure.
Les joues, comme deux sabbotz.
Les maschoueres, comme un guou-belet.
Les dents, comme un vouge. De ses telles dents de laict vous trouverez une à Colonges les Royaulx en Poictou, et deux à la Brosse en Xantonge, sus Ja porte de la cave.
La langue, comme une harpe.
La bouche, comme une housse.
Le visage historié, comme un bast de mulet.
La teste, contournée, comme un alambic.
Le crâne, comme une gibbessiere.
Les coustures, comme un anneau de pescheur.
La peau, comme une gualvardine.
L'epidermis, comme un beluteau.
Les cheveulx, comme une derotoire.
Le poil, tel comme a esté dict.
CHAPITRE XXXII
CONTINUATION DES CONTENANCES DE QV ARESMEPRENANT
« Cas admirable en nature, dist Xenomanes continuant, est veoir et entendre Testât de Quaresmeprenant.
S'il crachoit, c'estoient panerées de S'il soufloit, c'estoient troncs pour
chardonnette. les Indulgences.
S'il mouchoit, c'estoient Anguil S'il guygnoit des œilz, c'estoient
lettes salées. gauffres et Obelies.
S'il pleuroit, c'estoient Canars à S'il grondoit, c'estoient Chats de
la dodine. Mars.
S'il trembloit, c'estoient grands S'il dodelinoit de la teste, c'estoient
pastez de Lièvre. charrettes ferrées. S'il suoit, c'estoient Moulues au S'il faisoit la moue, c'estoient bas-beurre frays. tons rompuz. S'il rottoit, c'estoient huytres en S'il marmonnoit, c'estoient jeux de
escalle. la bazoehe.
S'il esternuoit, c'estoient pleins S'il trepinoit, c'estoient respitz et
barilz de Moustarde. quinquenelles.
S'il toussoit, c'estoient boytes de S'il reculloit, c'estoient Coqueci-
Coudignac. grues de Mer.
S'il sanglouttoit, c'estoient denrées S'il bavoit, c'estoient fours à
de Cresson. ban.
S'il baisloit, c'estoient potées de S'il estoit enroué, c'estoient entrées
poys pillez. de Moresques.
S'il souspiroit, c'estoient langues S'il petoit, c'estoient houzeaulx de
de bœuf fumées. vache brune.
S'il subloit, c'estoient hottées de S'il vesnoit, c'estoient bottines de
Cinges verds. cordouan.
S'il ronfloit, c'estoient jadaulx de S'il se grattoit, c'estoient ordon-
febves frezes. nances nouvelles.
S'il rechinoit, c'estoient pieds de S'il chantoit, c'estoient poys en
Porc au sou. guousse.
S'il parloit, c'estoit gros bureau S'il fiantoit, c'estoient potirons et
d'Auvergne, tant s'en falloit que Morilles.
feust saye cramoisie, de laquelle S'il buffoit, c'estoient choux à
vouloit Parisatis estre les parolles l'huille, alias Caules amb'olif.
tissues de ceulx qui parloient à S'il discourait, c'estoient neiges
son ftlz Cyrus> roy des Perses. d'Antam
S'il se soucioit, c'estoit des rez et S'il songeoit, c'estoient vitz volans
des tonduz. et rampans contre une muraille.
Si rien donnoit, autant en avoit le S'il resvoit, c'estoient papiers ran-
brodeur. tiers.
Cas eslrange : travaillent rien ne faisant, rien ne faisoit travaillant. Corybantioit dormant, dormoit corybantiant, les œilz ouvers comme font les Lièvres de Champaigne, craignant quelque camisade d'An douilles, ses antiques ennemies. Rioit en mordant, mordoit en riant. Rien ne mangeoit jeus-nant, jeusnoit rien ne mangeant. Grignotoit par soubçon, beuvoit par imagination. Se baignoit dessus les haults clochers, se seichoit dedans les estangs et rivières. Peschoit en l'air, et y prenoit Escrevisses decumanes. Chassoit on profond de la mer, et y trouvoit Ibices, Stamboucqs et Chamois. De toutes Corneilles prinses en Tapinois, ordinairement pos-choit les œilz. Rien ne craignoit que son umbre, et le cris des gras chevreaulx. Battoit certains jours le pavé. Se jouoit es cordes des ceincts. De son poing faisoit un maillet. Escrivoit sus parchemin velu, avecques son gros galîimart, prognos-tications et Almanachz.
— Yoylà le guallant, dist frère Jean. C'est mon home. C'est celluy que je cherche. Je luy vais mander un cartel.
— Yoylà, dist Pantagruel, une estrange et monstrueuse membreure d'home, si home le doibs nommer. Yous me réduisez en mémoire la forme et contenance de Amodunt et Discordance.
— Quelle forme, demanda frère Jan. avoient ilz? Je n'en ouy jamais parler. Dieu me le pardoient.
— Je vous en diray, respondit Pantagruel, ce que j'en ay leu parmy les apologues antiques. Physis (c'est nature) en sa première portée enfanta Beaulté et Harmonie sans copulation chamelle, comme de soy mesmes est grandement féconde et fertile. Antiphysie, laquelle de tout temps est partie adverse de nature, incontinent eut envie sus cestuy tant beau et
honorable enfantement : et au rebours, enfanta Amodunt et Discordance par copulation de Tellumon. Hz avoient la teste spherique et ronde entièrement, comme un ballon : non doul-cement comprimée des deux coustez, comme est la forme humaine. Les aureilles avoient hault enlevées, grandes comme aureilles d'asne; les ceilz hors la teste, fichez sur des os semblables aux talons, sans soucilles, durs comme sont ceulx des Cancres; les pieds ronds comme pelottes; les braz et mains tournez en arrière vers les espaules. Et cheminoient sus leurs testes, continuellement faisant la roue, cul sus teste, les pieds contremont. Et (comme vous sçavez que es Cingesses semblent leurs petits Cinges plus beaulx que chose du monde) Antiphysie louoit et s'efforçoit prouver que la forme de ses enfans plus belle estoit et advenente que des enfans de Physis : disant que ainsi avoir les pieds et teste spheriques, et ainsi cheminer circulairement en rouant, estoit la forme compétente et perfaicte alleure retirante à quelque portion de divinité : par laquelle les cieulx et toutes choses éternelles sont ainsi contournées. Avoir les pieds en l'air, la teste en bas, estoit imitation du créateur de l'Univers : veu que les che~ veulx sont en l'home comme racines, les jambes comme rameaux. Car les arbres plus commodément sont en terre fichées sus leurs racines que ne seroient sus leurs rameaux. Par ceste démonstration alléguant que trop mieulx et plus aptement estoient ses enfans comme une arbre droicte, que ceulx de Physis, les quelz estoient comme une arbie renversée. Quant est des braz et des mains, prouvoit que plus raisonnablement estoient tournez vers les espaules, parce que ceste partie du corps ne doibvoit estre sans défenses : attendu que le davant estoit competentement muny par les dens, des quelles la personne peut, non seulement user en maschant, sans l'ayde des mains, mais aussi s'en défendre contre les choses nuisantes. Ainsi, par le tesmoignage et astipulaticn des bestes brutes, tiroit tous les folz et insensez en a sens-
tcnce, et estoit en admiration à toutes gens escervelez et des-guarniz de bon jugement et sens commun. Depuys elle engendra les Matagotz.Cagotz et Papelars; les Maniacles, Pistoletz; les Demoniacles Calvins, imposteurs de Genève; les enraigez Putherbes, Brifîaulx, Caphars, Chattemittes, Canibales, et aultres monstres difformes et contrefaicts en despit de Nature. »
CHAPITRE XXXIII
COMMENT PAR PANTAGRUEL FEUT UN MONSTRUEUX PHYSEIER! APPERCEU PRÉS L'iSLE FAROUCHE
Sus le hault du jour approchans l'isle Farouche, Pantagruel de loing appercent un grand et monstrueux Physetere ; venant droict vers nous, bruyant, ronflant, enflé, enlevé plus hault que les hunes des naufz et jectant eaulx de la gueule en l'air davant soy, comme si feust une grosse rivière tombante de quelque montaigne. Pantagruel le monstra au pilot et à Xeno-manes. Par le conseil du pilot feurent sonnées les trompettes de la Thalamege en intonation de Guare Serre. A cestuy son, toutes les naufz, guallions, ramberges, liburnicques (seelen qu'estoit leur discipline navale) se mirent en ordre et figure telle qu'est le Y grégeois, lettre de Pithagoras; telle que voyez observer par les Grues en leur vol; telle qu'est en un angle acut : on cône et base de laquelle estoit ladicte Thalamege en equippage de vertueusement combattre.
Frère Jean, on chasteau guaillard monta guallant et bien délibéré avecques les bombardiers. Panurge commença crier et lamenter plus que jamais. « Babillebabou, disoit il, voicy pis qu'antan. Fuyons. C'est, par la mort bœuf, Leviathan descript par le noble prophète Moses en la vie du sainGt
PANTAGRUEL H^
home Job. Il nous avallcra tous, et gens et naufz, comme pillules. En sa grande gueule infernale nous ne luy tiendrons lieu plus que feroit un grain de dragée musquée en la gueule d'un asne. Voyez le cy. Fuyons, guaingnons terre. Je croy que c'est le propre monstre marin que feut jadis destiné pour dévorer Andromeda. Nous sommes tous perduz. O que pour l'occire présentement feust icy quelque vaillant Perseus. — Perse jus par moy sera, respondit Pantagruel. N ayez paour. — Vertus Dieu, dist Panurge, faictes que soyons hors les causes de paour. Quand voulez vous que j'aye paour, sinon quand le dangier est évident ? — Si telle est, dist Pantagruel, vostre destinée fatale, comme nagueres exposoit frère Jan, vous doibvez paour avoir de Pyrceis, Héoûs, Aethon, Phlegon, célèbres chevaulx du Soleil flammivomes, qui rendent feu par les narines; des Physeteres, qui ne jettent qu'eau par les ouyes et par la gueule, ne doibvez paour aulcune avoir. Ja par leur eau ne serez en dangier de mort. Par cestuy élément plus tost serez guaranty et conservé que fasché ne offensé. — A l'aultre, dist Panurge. C'est bien rentré de picques noires. Vertus d'un petit poisson, ne vous ay je assez exposé la trans- > mutation des elemens, et le facile symbole qui est entre rousty et bouilly, entre bouilly et rousty ? Halas ! Voy le cy. Je m'en voys cacher là bas. Nous sommes tous mors à ce coup. Je voy sus la hune Atropos la félonne avecques ses cizeaulx de frais esmouluz preste à nous tous coupper le filet de vie. Guare ! Voy le cy. O que tu es horrible et abhominabie ! Tu en as bien noyé d'aultres, qui ne s'en sont poinct vantez. Dea, s'il jectast vin bon, blanc, vermeil, friant, délicieux, en lieu de ceste eau amere, puante, sallee, cela seroit tollerable aucunement : et y seroit aulcune occasion de patience, à l'exemple de celluy milourt Anglois, auquel estant faict cemmendement, pour les crimes des quelz estoit convaincu, de mourir à son arbitrage, esleut mourir nayé dedans un tonneau de Malvesie. Voy le cy. Ho, ho, Diable Satanas, Leviathan ! Je ne te peuz T. II. 8
veoir, tant tu es hideux et détestable. Vestz à l'audience, vëstz aux Chiquanous. »
CHAPITRE XXXIV
•:EXI PAR PANTAGRUEL FUT DEFAICT LE MONSTRUE1 I PHVSETERE
Le Physetere, entrant dedans les brayes et angles des naufz et guallions, jectoit eau sus les premiers à pleins tonneaulx, comme si feussent les Catadupes du Nil en /Ethiopie. Dards, dardelles, javelotz, espieux, corsecques, partuisanes, voloient sus luy de tous coustez. Frère Jan ne se y espargnoit. Panurge mouroit de paour. L'artillerie tonnoit et fouldroyoit en Diable, et f aisoit son debvoir de le pinser sans rire. Mais peu profit oit, car les gros boulletz de fer et de bronze entrans en sa peau sembloient fondre à les veoir de loing, comme font les tuilles au Soleil. Allors Pantagruel, considérant l'occasion et nécessité, desploye ses braz et monstre ce qu'il sçavoit faire. Vous dictes, et est escript, que le truant Commodus, empereur de Rome, tant dextrement tiroit de l'arc que de bien loing il passoit les flèches entre les doigts des jeunes enfans levans la main en l'air, sans aulcune-ment les ferir. Vous nous racontez aussi d'un archier Indian, on temps que Alexandre le Grand conquesta Indie, lequel tant estoit de traire périt, que de loing il passoit ses flèches par dedans un anneau, quoy qu'elles feussent longues de troys coubtées et feust le fer d'icelles tant grand et poisant. qu'il en persoit brancs d'acier, bouchers espoys, plastrons asserez, tout généralement qu'il touchoit, tant ferme, résistant, dur et valide feust, que sçau-riez dire. Vous nous dictez aussi merveilles de l'industrie des anciens François, les quelz à tous estoient en l'art sagittaire
préférez, et les quelz en chasse de bestes noires et rousses frotoient le fer de leurs flèches avecques Ellébore, pource que de la venaison ainsi férue la chair plus tendre, friande, salu-bre et délicieuse estoit : cernant toutesfoys et oustant la partie ainsi attaincte tout autour. Vous faictes pareillement narré des Parthes, qui par darriere tiroient plus ingénieusement que ne faisoient les aultres nations en face. Aussi célébrez vous les Scythes en ceste dextérité, de la part des quelz jadis un ambassadeur envoyé à Darius, Roy des Perses, luy offrit un oyseau, une grenouille, une souriz, et cinq flèches, sans mot dire. Interrogé que pretendoient telz presens, et s'il avoit charge de rien dire, respondit que non. Dont restoit Darius tout estonné et hebeté en son entendement, ne fust que l'un des sept capitaines qui avoient occis les Mages, nommé Gobryes, luy exposa et interpréta, disant : « Par ces dons et offrandes vous disent tacitement les Scythes : Si les Perses comme oyseaulx ne volent au ciel, ou comme souriz ne se cachent vers le centre de la terre, ou ne se mussent on profond des estangs et paluz comme grenoilles, tous seront à perdition mis par la puissance et sagettes des Scythes. » Le noble Pantagruel en l'art de jecter et darder estoit sans comparaison plus admirale. Car avecques ses horribles piles et dards (les quelz proprement ressembloient aux grosses poultres sus les quelles sont les ponts de Nantes, Saulmur, Bergerac, et à Paris les ponts au Change et aux Meusnier soustenuz, en longueur, grosseur, poisanteur et ferrure) de mil pas loing il ouvroit les huytres en escalle sans toucher les bords; il esmouchoit une bougie sans l'extaindre. frappoit les Pies par l'œil, dessemeloit les bottes sans les endommaiger, deffourroit les barbutes sans rien guaster ; tournoit les feuil-letz du bréviaire de frère Jan l'un après l'aultre sans rien des-sirer. Avecques telz dards, des quelz estoit grande munition dedans sa nauf, au premier coup il enferra le Physetere sus le front, de mode qu'il luy transperça les deux machouoires
et la langue, si que plus ne ouvrit la gueule, plus ne puy&a, plus ne jecta eau. Au second coup il luy creva l'œil droict; au troyzieme, l'œil guausche. Et feut veu le Physetere en grande jubilation de tous porter ces troys cornes au front quelque peu penchantes davant, en figure triangulaire equila-terale, et tournoyer d'un cousté et d'aultre, chancellant et fourvoyant comme estourdy, aveigle et prochain de mort. De ce non content, Pantagruel luy en darda un aultre sus la queue, panchant pareillement en arrière. Puys troys aultres sus l'eschine en ligne perpendiculaire, par equale distance de queue et bac troys foys justement cempartie. Enfin luy en lança sus les flancs cinquante d'un cousté et cinquante de l'aultre. De mr.niere que le corps du Physetere sembloit à la quille d'un guallion à troys gabies, emmortaisée par compétente dimension de ses poultres, comme si feussent cosses et portehausbancs de la carine. Et estoit chose moult plaisante à veoir. Adoncques mourant, le Physetere se renversa ventre sus dours, comme font tous poissons mors : et ainsi renversé, les poultres contre bas en mer, ressembloit au Scolopendre, serpent ayant cent pieds comme le descript le saige ancien Nicander.
CHAPITRE XXXV
COMMENT PANTAGRUEL DESCEND EN L'iSLE FAROUCHE, MANOIR ANTIQUE DES ANDOUILLES
Les hespailliers de la nauf Lanterniere amenèrent le Physetere Hé en terre de l'isle prochaine, dicte Farouche, pour en faire anatomie, et recueillir la gresse des roignons : laquelle disoient estre fort utile et nécessaire à la guerison de certaine maladie qu'ilz nommoient Faulte d'argent. Pantagruel n'en tint compte, car aultres assez pareilz, voyre encores pius
énormes, avoit veu en l'Océan Gallicque. Condescendit tou-tesfoys descendre en l'isle Farouche pour seicher et refrais-chir aulcuns de ses gens mouillez et souillez par le villain Phy-setere, à un petit port désert vers le midy situé lez une touche de boys haulte, belle et plaisante, de laquelle sortoit un délicieux ruisseau d'eaue doulce, claire et argentine. Là, des-soubs belles tentes feurent les cuisines dressées, sans espargne de boys. Chascun mué de vestemens à son plaisir, feut par frère Jan la campanelle sonnée. Au son d'icelle feurent les tables dressées et promptement servies.
Pantagruel, dipnant avecques ses gens joyeusement, sus l'apport de la seconde table apperceut certaines petites An-douilles affaictees gravir et monter sans mot sonner sus un hault arbre près le retraict du guoubelet, si demanda à Xenomanes: «Quelles bestes sont ce là? » pensant que feussent Escurieux, Belettes, Martres ou Hermines. « Ce sont Andouilles, respondit Xenomanes. Icy est l'isle Farouche, de laquelle je vous parlois à ce matin : entre les quelles et Quaresmeprenant leur maling et antique ennemy est guerre mortelle de long temps. Et croy que par les canonnades tirées contre le Physetere ayent eu quelque frayeur et doubtance que leur dict ennemy icy feust avecques ses forces pour les surprendre, ou faire le guast parmy ceste leur isle, comme ja plusieurs foys s'estoit en vain efforcé, et à peu de profict, obs-tant le soing et vigilance des Andouilles, les quelles (comme disoit Dido aux compaignons d'iEnéas voulens prendre port en Carthage sans son sceu et licence) la malignité de leur ennemy et vicinité de ses terres contraingnoient soy continuellement contreguarder et veigler. — Dea, bel amy, dist Pantagruel, si voyez que par quelque honeste moyen puissions fin à ceste guerre mettre, et ensemble les reconcilier, donnez m'en advis. Je me y emploiray de bien bon cœur, et n'y espargneray du mien pour contemperer et amodier les conditions controverses entre les deux parties.
— Possible n'est pour le présent, respondit Xcnomanes.
II v a environ quatre ans que, passant par cy et Tapinois, je me mis en debvoir de traicter paix entre eulx, ou longues trêves pour le moins : et ores feussent bons amis et voisins, si tant l'un comme les aultres soy feussent despouillez de leurs affections en un seul article. Quaresmeprenant ne vouloit on traicté de paix comprendre les Boudins saulvaiges, ne les Saulcisscns montigenes leurs anciens bons compères et con-federez. Les Andouilles requeroient que la forteresse de Cac-ques feust par leur discrétion, comme est le chasteau de Sal-louoir, régie et gouvernée, et que d'icelle feussent hors chassez ne sçay quelz puans, villains, assasineurs, et briguans qui la tenoient. Ce que ne peult estre accordé, et sembloient les conditions iniques à l'une etàl'aultre partie. Ainsi ne feut entre eulx l'appoinctement conclud. Restèrent toutesfoys moins severe, et plus doulx ennemis que n'estoient par le passé. Mais depuys la dénonciation du concile national de Chesil, par laquelle elles feurent farfouillees, guodelurees et intimées; par laquelle aussi feut Quaresmeprenant declairé breneux, hallebrené et stoefisé en cas que avecques elles il feist alliance ou appoinctement aulcun, se sont horrinque-ment aigriz, envenimez, indignez et obstinez en leurs cou-raiges; et n'est possible y remédier. Plus toust auriez vous les chatz et ratz, les chiens et lièvres ensemble reconcilié. »
CHAPITRE XXXVI
COMMENT, PAR LES ANDOUILLES FAROUCHES, EST DRESSÉE EMBUSCADE CONTRE PANTAGRUEL
Ce disant Xcnomanes, frere Jan apperceut vingt et cinq ou trente jeunes Andouilles de legiere taille sus le havre, soy
retirantes de grand pas vers leur ville, citadelle, chasteau et rocqucUc de Cheminées, et dist à Pantagruel : « Il y aura icy de l'asnc. je le prevoy. Ces Andouilles vénérables vous pour-roient, par adventure, prendre pour Quaresmeprenant, quoy qu'en rien ne luy sembliez. Laissons ces repaissailles icy, et nous mettons en debvoir de leur résister. — Ce ne seroit, dist Xenomanes, pas trop mal faict. Andouilles sont andouilles, tous jours doubles et traistresses. »
Adcncques se levé Pantagruel de table pour descouvrir hors la touche de boys; puis soubdain retourne, et nous asecure avoir à gauche descouvert une embuscade d'Andouilles farfelues, et du cousté droict, à demie lieue loing de là, un gros bataillon d'aultres puissantes et gigantales Andouilles, le long d'une petite colline, furieusement en bataille marchantes vers nous au son des vezes et piboles, des guognes et des vessies, des joyeulx pitres et tabours, des trompettes et clairons. Par la conjecture de soixante et dixhuict ensaignes qu'il y comptoit, estimions leur nombre n'estre moindre de quarante et deux mille. L'ordre qu'elles tenoient, leur fier marcher et faces asceurées, nous faisoient croire que ce n'estoient Fri-quenellcs, mais vieilles Andouilles de guerre. Par les premières rillieres jusques près les enseignes, estoient toutes armées à hault appareil, avecques picques petites, cemme nous sembloit de loing : toutesfoys bien poinctues et asserées. Sus les aesles estoient flanequegees d'un grand nombre de Boudins sylvaticques, de Guodiveaux massifz et Saulcisscns à cheval, tous de belle taille, gens insulaires, Bandouillicrs et Farouches. Pantagruel feut en grand esmoy, et non sans cause, quoy que Epistemcn luy remenstrast que l'usance et coustume du pays Andouillois povoit estre ainsi caresser et en armes recepvoir leurs amis estrangiers, ceme semnt les nobles rois de France par les bonnes villes du royaulme rep-ceuz et saluez à leurs premières entrées après leur sacre et nouvel advenement à la courennc. « Far adventure, disoit il,
est ce la guarde ordinaire de la Royne du lieu, laquelle advcr-tie par les jeunes Andouilles du guet que veistes sus l'arbre, conimL-nt en ce port surgeoit le beau et pompeux convoy de vos vaisseauix, a pensé que là doibvoit estre quelque riche et puissant Prince, et vient vous visiter en persone. i De ce non satisfaict, Pantagruel assembla son conseil pour sommairement leur advis entendre sus ce que faire debvoicnt en cestuy estrif d'espoir incertain et craincte évidente.
Adoncques briefvement leurs remonstra comment telles manières de recueil en armes avoit souvent porté mortel préjudice, soubs couleur de caresse et amitié. « Ainsi, disoit-il, l'empereur Antonin Caracale, à l'une foys occist les Alexandrins; à l'aultre, desfit la compaignie de Artaban, roy des Perses, soubs couleur et fiction de vouloir sa fille espouser. Ce que ne resta impuny : car peu après il y perdit la vie. Ainsi les enfans de Jacob, pour venger le rapt de leur sœur Dyna, sacmenterent les Sichymiens. En ceste hypocritique façon, par Galien, empereur Romain, feurent les gens de guerre defaicts dedans Constantinople. Ainsi, soubs espèce d'amitié, Antonius attira Artavasdes, roi de Arménie, puis le feist lier et cnfirrer de grosses chaisnes : fmablement, le feist occire. Mille autres pareilles histoires trouvons nous par les antiques monumens. Et à bon droict est, jusques à présent, de prudence grandement loué Charles, roy de France sixième de ce nom. lequel retournant victorieux des Flamens et Gantois en sa benne ville de Paris et, au Bourget en France, entendent que les Parisiens avecques leurs mailletz (dent furent surnommés Maillotins) estoient hors la ville issuz en bataille jusques au nombre de vingt mille combattans, n'y voulut entrer (quoy qu'ilz remontrassent que ainsi s'estoient mis en armes pour plus honorablement le recuillir sans aultre fiction ne mauvaise affection) que premièrement ne se feussent en leurs maisons retirez et desarmez. »
CHAPITRE XXXVII
COMMENT PANTAGRUEL MANDA QUERIR
LES CAPITAINES RIFLAN DO UILLE ET T AI LLEBOU DI N ; AVECQUES
UN NOTABLE DISCOURS
SUR LES NOMS PROPRES DES LIEUX ET DES PERSONES
La resolution du conseil feut qu'en tout événement ilz se tiendroient sus leurs guardes. Lors par Carpalim et Gymnaste, au mandement de Pantagruel, feurent appeliez les gens de guerre qui estoient dedans les naufz Brindiere (des quelz coronel estoit Riflandouille) et Portoueriere (des quelz coro-nel estoit Tailleboudin le jeune). « Je soulaigeray, dist Pa-nurge, Gymnaste de ceste poine. Aussi bien vous est icy sa présence nécessaire. — Par le froc que je porte, dist frère Jan, tu te veulx absenter du combat, Couillu, et ja ne retourneras, sus mon honneur. Ce n'est mie grande perte. Aussi bien ne feroit il que pleurer, lamenter, crier, et descouraiger les bons soubdars. — Je rctourneray, certes, dist Panurge, frère Jan, mon père spirituel, bien toust. Seulement donnez ordre à ce que ces fascheuses Andouilles ne grimpent sus les naufz. Ce pendant que combaterez, je prieray Dieu pour vostre victoire, à l'exemple du chevaleureux capitaine Moses, conducteur du peuple Israelicque.
— La dénomination, dist Epistemon à Pantagruel, de ces deux vostres coronelz Riflandouille et Tailleboudin en cestuy conflict nous promect asceurance, heur et victoire, si, par fortune, ces Andouilles nous vouloient oultrager. — Vous le prenez bien, dist Pantagruel, et me plaist que par les noms de nos coronelz vous prevoiez et prognosticquez la nostre victoire, Telle manière de prognosticquer par noms n'est mo-
deme. Elle feut jadis célébrée et religieusement observée par les Pythogariens. Plusieurs grands seigneurs et empereurs en ont jadis bien faict leur profict. Octavién Auguste, second empereur de Rcme, quelque jour rencontrant un paysan nommé Euthyche, c'est à dire bien fortuné, qui menoit un asne nommé Xicon, c'est en langue grecque Victorien, meu de la signification des noms, tant de l'asnier que de l'asnc, se asceura de toute prospérité, félicité et victoire. Vespasian. empereur pareillement de Rcme, estant un jour seulet en oraison on temple de Serapis, à la veue et venue inopinée d'un sien serviteur, nemmé Easilides, c'est à dire Royal, lequel il avoit loing derrière laissé malade, print espoir et asceurance d'obtenir l'empire Romain. Regilian, non pour aultre cause ne occasion, feut par les gens de guerre eslu empereur, que par signification de son propre nom. Voyez le Cratyle du divin Platon. — Par ma soif, dist Rhizotome, je le veulx lire : je vous oy souvent le alléguant. — Voyez comment les Pytha-goriens, par raison des noms et nombres, concluent que Patro-clus doibvoit estre occis par Hector, Hector par Achilles, Achilles par Paris, Paris par Philoctetes. Je suys tout confus en mon entendement quand je pense en l'invention admirable de Pythagoras, lequel, par le nombre par ou impar des syllabes d'un chascun nom propre, exposoit de quel cousté es-toient les humains boyteulx, borgnes, goutteux, paralytiques, pleuritiques, et aultres telz maléfices en nature : sçavoir est, assignant le nombre par au cousté guausche du corps, le impar au dextre. »
— Vrayement, dist Epistemon, j'en veids l'expérience à Xauictes, en une procession générale, présent le tant bon, tant vertueux, tant docte et équitable président Briend Valée, seigneur du Douhet. Passant un boiteux ou boiteuse, un borgne ou borgnesse, un bossu ou bossue, on luy rapportoit sen nom propre. Si les syllabes du nom estoient en nombre impar, soubdain. sans veoir les personnes il les disoit estre maie fi-
cicz.borgnes,boiteux,bossusducousté dextre. Si ellesestoient en nombre par, du cousté guausche. Et ainsi estoit la vérité, cncques n'y trouvasmes exception.
— Par ceste invention, dist Pantagruel, les doctes ont affermé que Achilles, estant à genoulx, feut par la fleiche de Paris blessé on talon dextre : car son nom est de syllabes impares. Icy est à noter que les anciens se agenouilloient du pied dextre. Venus 1 par Diomedes, davantTroye, blessée en la main guausche, car son nom en Grec est de quatre syllabes. Vulcan boiteux du pied guausche, par mesmes raisons. Philippe, roy de Macédoine, et Hannibal, borgnes de l'œil dextre. Encores pourrions nous particularizer des Ischies, Hernies, Hermicraines, par ceste raison Pythagorique. Mais, pour retourner aux noms, consyderez comment Alexandre le Grand, filz du roy Philippe, duquel avons parlé, par l'interprétation d'un seul nom parvint à son entreprinse. Il as^ie-geoit la forte ville de Tyre, et la battoit de toutes ses forces par plusieurs sepmaines; mais c'estoit en vain. Rien ne profi-toient ses engins et molitions. Tout estoit soubdain démoli et remparé par les Tyriens. Dont print phantasie de lever le siège avec grande melancholie, voyant en cestuy département perte insigne de sa réputation. En tel estrif et fascherie se endormit. Dormant, songeoit qu'un Satyre estoit dedans sa tente, dansant et sautelant avecques ses jambes bouquines. Alexandre le vouloit prendre : le Satyre tousjours luy eschappoit. En fin, le roy le poursuivant en un destroict, le happa. Sus ce point se esveigla et racontant son songe aux philosophes et gens sçavans de sa court, entendit que les dieux luy promettoient victoire, et que Tyre bien toust seroit prinse : car ce mot Satyros, divisé en deux, est Sa Tyros, signifiant : Tienne est Tyre. De faict, au premier assault qu'il feist il emporta la ville de force, et en grande victoire subjugua ce peuple rebelle. Au rebours, consyderez comment, par la signification d J un nom, Pompée se' désespéra. Estant vaincu
par Caesar en la bataille Pharsalique, ne eut moyen aultre de soy saulver que par fuyte. Fuyant par mer, arriva en l'isle de Cypre. Prés la ville de Paphos, apperceut sus le rivage un palais beau et sumptueux. Demandant au pilot comment l'on nommoit cestuy palais, entendit qu'on le nommoit Kayooax.AÉa, c'est à dire Malrcy. Ce nom luy feut en tel effroy et abomination qu'il entra en desespoir, comme asceuré de ne évader que bien touts ne perdist la vie. De mode que les assistans et nauchiers ouirent ses cris, souspirs et gemisse-mens. De faict, peu de temps après, un nommé Achillas, pay-sant incongneu, luy trancha la teste. Encores pourrions nous, à ce propous, alléguer ce que advint à L. Paulus /Emylius, lors que, par le sénat Romain, feut esleu Empereur, c'est à dire chef de l'armée qu'ilz envoyoient contre Perses, roy de Macedonie. Icelluy jour, sus le soir, retournant en sa maison pour soy apprester au deslogement, baisant une siene petite fille nommée Tratia, ad visa qu'elle estoit aulcunement triste. Oui a il, dist il, ma Tratia? Pourquoy es tu ainsi triste et faschée? — Mon père, respondit elle, Persa est morte. » Ainsi nommoit elle une petite chienne qu'elle avoit en délices. A ce mot print Paulus asceurance de la victoire contre Perses. Si le temps permettoit que puissions discourir par les sacres bibles des Hébreux, nous trouverions cent passages insignes nous monstrans évidemment en quelle observance et religion leurs estoient les noms propres avecques leurs significations. » Sus la fin de ce discours, arrivèrent les deux coronelz, accompaignez de leurs soubdards, tous bien armez et bien délibérez. Pantagruel leur feist une briefve remonstrance, à ce qu'ilz eussent à soy monstrer vertueux au combat, si par cas estoient contraincts (car encores ne povoit il croire que les Andouilles feussent si traistresses), avecques défense de commencer le hourt : et leur bailla Mardigras pour mot du guet.
CHAPITRE XXXVIII
COMMENT ANDOUILLES NE SONT A MESPRISER ENTRE LES HUMAINS
Vous truphez ici, Beuveurs, et ne croyez que ainsi soit en vérité comme je vous raconte. Je ne sçaurois que vous en faire. Croyez le, si voulez; si ne voulez, allez y veoir. Mais je sçay bien ce que je veidz. Ce feut en l'isle Farouche. Je la vous nomme. Et vous réduisez à mémoire la force des Géants antiques, les quelz entreprindrent le hault mons Pelion imposer sus Osse, et l'umbrageux Olympe avecques Osse envelopper, pour combattre les dieux, et du ciel les deniger. Ce n'es-toit force vulgaire ne médiocre. Iceulx toutesfoys n'estoient que Andouilles pour la moitié du corps, ou Serpents que je ne mente.
Le serpens qui tenta Eve estoit andouillicque : ce nonobstant est de luy escript qu'il estoit fin et cauteleux sus tous aultres animans. Aussi sont Andouilles.
Encores maintient on en certaines Académies que ce tentateur estoit l'andouille nommée Ityphalle, en laquelle feut jadis transformé le bon messer Priapus, grand tentateur des femmes par les paradis en Grec, ce sont jardins en François. Les Souisses, peuple maintenant hardy et belliqueux, que sçavons nous si jadis estoient Saulcisses? Je n'en vouldroys pas mettre le doigt on feu. Les Himantopodes, peuple en ^Ethiopie bien insigne, sont Andouilles, selon la description de Pline, non autre chose.
Si ces discours ne satisfont à l'incrédulité de vos seigneuries, présentement (j'entends après boyre) visitez Lusignan, Par-tenay, Vovant, Mervant, et Ponseuges en Poictou. Là trou*
verei tesmoings viculx de renoin et de la bonne forge, les quelz vous jureront sus le braz sainct Rigomé que Mellusine leur première fondatrice avoit corps féminin jusques aux bour-savitz, et que le reste en bas estoit andouille serpentine, ou bien serpent andouillicque. Elle toutesf oys avoit alleures braves et guallantes, lesquelles encores au jourdhuy sont imitées les Bretons balladins dansans leurs trioriz fredonnizez. Quelle fut la cause pourquoy Erichthonius premier inventa les coches, lectieres, et charriotz? C'estoit parce que Vulcan l'avoit engendré avec jambes de Andouilles : pour lesquelles cacher, miculx aima aller en lectiere que à cheval. Car encores de son temps ne estoient Andouilles en réputation. La nymphe Scythique Ora avoit pareillement le corps my party en femme et en Andouille. Elle toutesf oys tant sembla belle à Juppiter qu'il coucha avecques elle et en eut un beau fîlz nommé Colaxes. Cessez pourtant icy plus vous trupher, et croyez qu'il n'est rien si vray que l'Evangile.
CHAPITRE XXXIX
COMMENT FRERE JAN SE RALLIE AVECQUES LE5 CUISINIERS POUR COMBATTRE LES ANDOUILLES
Voyant frère Jan ces furieuses Andouilles ainsi marcher dehayt, dist à Pantagruel : > Ce sera icy une belle bataille de foin, à ce que je voy. Ho le grand honneur et louanges magnifiques qui seront en nostre vie: ire ! Je vouldrois que ded?ns vostre nauf feussiez de ce connict seulement spectateur, et au reste me laissiez faire avecques mes gens. — Quelz gens? demanda Pantagruel. — Matière de bréviaire, respendit frère Jan. Pourquoy Potiphar, maistre queux des cuisines de Pharaon, celluy qui achapla Joseph, et lequel Joseph eust
faict coqu s'il eust voulu, fcut maistre de la cavallerie de tout le royaulme d'Egypte? Pourquoy Nabuzardan, maistre cuisinier du Roy Nabugodonosor, feut entre tous aultres capitaines csleu pour assiéger et ruiner Hierulalem? — J'es-coute, rcspondit Pantagruel. — Par le trou Madame, dist frère Jan, je auscrois jurer qu'ilz austres foys avoient An-douilles combatu, ou gens aussi peu estimez que Andouilles, pour les quelles abatre, combatre, dompter et sacmenter, trop plus sont sans comparaison cuisiniers idoines et sufrisans que tous gendarmes, estradiotz, soubdars et piétons du monde. — Vous me refraischissez la mémoire, dist Pantagruel, de ce que est escript entre les facétieuses et joyeuses responses de Ciceron. On temps des guerres civiles à Rome entre Csesar et Pompée, il estoit naturellement plus enclin à la part Pompeiane, quoy que de Caesar feust requis et grandement favorisé. Un jour entendent que les Pompéians à certaine rencontre avoient faict insigne perte de leurs gens, voulut visiter leur camp. En leur camp apperceut peu de force, moins de couraige, et beaucoup de desordre. Lors prévoyant que tout iroit à mal et perdition, comme depuis advint, commença trupher et mocquer maintenant les uns, maintenant les aultres, avec brocards aigres et picquans, comme très bien sçavoit le stjde. Quelques capitaines, faisans des bons com-paignons comme gens bien asceurez et délibérez, luy dirent : « Voyez vous combien nous avons encores d'Aigles? » C'estoit lors la devise des Romains en temps de guerre. « Cela, rcspondit Ciceron, seroit bon et à propous si guerre aviez contre les Pics. » Doncques veu que combatre nous fault Andouilles, vous inferez que c'est bataille culinaire, et voulez aux cuisiniers vous rallier. Faictes comme l'entendez. Je resteray icy attendant l'issue de ces fanfares. »
Frère Jan de ce pas va es tentes des cuisines, et dict en toute guayeté et courtoisie aux cuisiniers : « Enfans, je veulx huy vous tous veoir en honneur et triumphe. Par vous seront
LIVRE IV, CHAPITRE XL
faictcs apcrtises d'armes non encores veues de nostre mémoire. Ventre sus ventre, ne tient on aultre compte des vail-lans cuisiniers? Allons combattre ces paillardes Andouiiles. Je seray vostre capitaine. Beuvons, amis. Ça, couraige. — Capitaine, respondirent les cuisiniers, vous dictes bien. Nous sommes à vostre joly commandement. Soubs vostre conduite nous voulons vivre et mourir. — Vivre, dist frère Jan, bien; mourir, poinct : c'est à faire aux Andouiiles. Or donc mettons nous en ordre. Xabuzardan vous sera pour mot du guet. »
CHAPITRE XL
COMMENT PAR FRERE JAN EST DRESSÉE LA TRUYE, ET LES PREUX CUISINIERS DEDANS ENCLOUS
Lors au mandement de frère Jan, feut par les maistres ingénieux dressée la grande Truye, laquelle estoit dedans la nauf Bourrabaquiniere. C'estoit un engin mirirleque faict de telle ordonnance que des gros couillarts qui par rangs estoient autour il jectoit bedaines et quarreaux empenez d'assier : et dedans la quadrature duquel povoient aisément combattre et à couvert demourer deux cens homes et plus; et estoit faict au patron de la Truye de la Riole, moyennant laquelle feut Bergerac prias sus les Anglois, régnant en France le jeune roy Charles sixième. Ensuyt le nombre et les noms des preux et vaillans cuisiniers, les quelz, comme dedans le cheval de Troye, entrèrent dedans la Truye.
Saulpicquet,
Ambrelin,
Guavache,
Lascheron,
Porcausou,
Sakzart,
Maindegourre,
Pamperdu,
Lasdaller,
Pochccuilliere,
Moustamoulue,
Crespelet,
Maistre Hordoux, Carbonnade, Grasboyau, Fressurade,
Pillemortier, Hoschepot,
L'eschevin, Hasteret,
Saulgrenée, Balafré,
Cabirotade, Gualimafré.
PANTAGRUEL
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Tous ces nobles Cuisiniers portoient en leurs armoiries en champ de gueulles, lardouoire de Sinople, fessée d'un chevron argenté, penchant à guausche.
Lardonnet, Lardon, Croquelardon, Tirelardon,
Graslardon,
Saulvelardon,
Archilardon,
Rondlardon,
Antilardon,
Frizelardon,
Larceîardon,
Grattelardon,
Marchelardon.
Guaillardon, par syncope, natif près de Rambouillet. Le nom du docteur culinaire estoit Guaillartlardon. Ainsi dictes vous idolâtre pour idololatre.
Roiddelardon, Trappelardon, Bellardon, Guignelardon,
Astolardon, Bastelardon, Neuflardon, Poyselardon,
Doulxlardon, Guyllevardon, Aigrelardon, Vezelardon,
Maschelardon, Mouschelardon, Billelardon, Myrclardon.
Noms incongneuz entre les Maranes et Juifz.
Couillu,
Salladier,
Cressonnadière,
Raclenaveau,
Cochonnier,
Peaudeconin,
Apigratis,
Pastissandierre,
Raslard,
Francbeuignet,
Moustardiot,
Vinetteux,
Potageouart,
Frelault,
Benest,
Jusverd,
Marmitigc,
Accodepot,
Hoschepot,
Brizepot,
Guallepot,
Frillis,
Guorgesalée,
Escarguotandière,
Bouillonsec,
Souppiraars,
Eschinade,
Prezurier,
Macaron,
Escarsaufle.
Briguaille. Cestuy feust de cuisine tiré en chambre pour le service du noble cardinal le Veneur.
Mondam, inventeur de la sau?se Madame, et pour telle invention feut ainsi nommé en langage Escosie-François, T. II.
Clacquedens, Rinccpot, Guauffreux, Xavelier,
Badiguoincier, Urefelipipinguet, Saffranier, Rabiolas,
.: juoy, Maunet, Malparouart, Boudinandiere,
Becda. Guodepie, Antitus, Cochonnet.
Robert. Cestuy feut inventeur de la saulse Robert, tant salu-bre et nécessaire aux Connils roustiz, Canars, Porcfrays, Œufz pochés, Merluz saliez et mille aultres telles viandes.
Dedans la Truye entrèrent ces nobles cuisiniers guaillars, guallans, brusquetz, et prompts au combat. Frère Jan avec-ques son grand badelaire entre le dernier et ferme les portes à ressors par le dedans.
CHAPITRE XLI
HEKÏ PANTAGRUEL ROMPIT LE5 ANDOUILLES AUX GESCULX
Tant approchèrent ces Andouilles que Pantagruel apper-ceut comment elles desployoient leurs braz, et ja commen-çoient baisser boys. Adoncques envoyé Gymnaste entendre ce qu'elles vculoient dire, et sus quelle querelle elles vouloient sans défiance guerroyer contre leurs amis antiques, qui rien n'avaient me"faict ne medict. Gymnaste au davant des premières nUieres feist une grande et profonde révérence, et s'escria tant qu'il peult, disant : « Vostres, vostres, vostres
sommes nous trestous, et à commandement. Tous tenons de Mardigras, vostre antique confédéré. » Aucuns depuys me ont raconté qu'il dist Gradimars, non Mardigras. Quoy que soit, à ce mot un gros Cervelat saulvaige et farfelu, anticipant davant le front de leur bataillon, le voulut saisir à la guorge. « Par Dieu, dist Gymnaste, tu n'y entreras qu'à taillons; ainsi entier ne pourrois-tu. » Si sacque son espée Baise mon cul (ainsi la nommoit il) à deux mains, et trancha le Cervelat en deux pièces. Vray Dieu, qu'il estoit gras ! Il me soubvint du gros Taureau de Berne, qui feut à Marignan tué à la defaicte des Souisses. Croyez qu'il n'avoit gueres moins de quatre doigts de lard sus le ventre. Ce Cervelat ecervelé, coururent Andouilles sus Gymnaste, et le terrassoient vilainnement, quand Pantagruel avec ses gens accourut le grand pas au secours. Adoncques commenea le combat matrial pelle melle Rinandouilles rifloit Andouilles, Tailleboudin tailloit Boudins. Pantagruel rompoit les Andouilles au genoil. Frère Jan se tenoit coy dedans sa Truye, tout voyant et considérant, quand les Guodiveaulx, qui estoient en embuscade, sortirent tous en grand efrroy sus Pantagruel. Adoncques voyant frère Jean le desarroy et tumulte, ouvre les portes de sa Truye, et sort avecques ses bons soubdars, les uns portant broches de fer, les aultres tenans landiers, contrehastiers, paesles, pales, cocquasses, grisles, fourguons, tenailles, lichefretes, ramons, marmites, mortiers, pilons, tous en ordre comme brusleurs de maisons; hurlans et crians tous ensemble espouvantable-ment : Nabuzardan, Nabuzardan, Nabuzardan. En telz criz et esmeute chocquerent les Guodiveaulx, et à travers les Saulcis-sons. Les Andouilles soubdain apperceurent ce nouveau renfort, et se mirent en fuyte le grand gallop, comme s'elles eus sent veu tous les Diables. Frère Jan à coups de bedaines les abbatoit menu comme mousches ; ses soubdars ne se y espar-gnoient mie. C'estoit pitié. Le camp estoit tout convert d'Andouilles mortes ou navrées. Et dict le conte que si Dieu
n'y cust pourveu, la génération Andouillicque eust par ces soubdars esté exterminée. Mais il advint un cas merveilleux. Vous en croyrez ce que vouldrez.
Du cousté de la Transmontane advola un grand, gras, gros, gris pourceau, ayant aesles longues et amples, comme sont les aesles d'un moulin à vent. Et estoit le pennage rouge cra-moisy, comme est d'un Phœnicoptere, qui en Languegoth est appelle Flammant. Les œilz avoit rouges et fiamboyans, comme un Pyrope. Les aureilies verdes comme une Esme-raulde prassine; les dens jaulnes comme un Topaze; la queue longue, noire comme marbre Lucullian; les pieds blancs, diaphanes et transparens comme un Diamant, et estoient largement pattez, comme sont les Oyes, et comme jadis à Tholose les portoit la royne Pedaucque. Et avoit un collier d'or au coul, autour duquel estoient quelques lettres Ioniques, des quelles je ne peuz lire que deux mots r YY. 'AHHWW. Pourceau Minerve enseignant. Le temps estoit beau et clair. Mais à la venue de ce monstre il tonna du cousté guausche si fort que nous restasmes tous estonnez. Les Andouilles soubdain que l'apperceurent jecterent leurs armes et baston, et à terre toutes se agenoillerent, levant haultes leurs mains joinctes, sans mot dire, comme si elles le adorassent.
Frère Jan, avec ses gens, frappoit toujours, et embrochoit Andouilles. Mais par le commendement de Pantagruel fut sonnée retraicte, et cessèrent toutes armes. Le monstre, ayant plusieurs foys volé et revolé entre les deux armées, jecta plus de vingt et sept pippes de moustarde en terre, puis disparut volant par l'air et criant sans cesse : i Mardi -gras, Mardigras, Mardigras ! »
CHAPITRE XLII
COMMENT PANTAGRUEL PARLEMENTE AVECQUES NIPHLESETH, ROYNE DES ANDOUILLES
Le monstre susdict plus ne apparoissant, et restantes les deux armées en silence, Pantagruel demanda parlementer avecques la dame Niphleseth (ainsi estoit nommée la Royne des Andouilles), laquelle estoit près les enseignes dedans son coche. Ce qui fut facilement accordé. La Royne descendit en terre, et gratieusement salua Pantagruel, et le veid voluntiers. Pantagruel soy complaignoit de ceste guerre. Elle luy feist ses excuses honestement, alléguant que par faulx rapports avoit esté commis l'erreur, et que ses espions luy avoient dénoncé que Quaresmeprenant, leur antique ennemy, estoit en terre descendu, et passoit temps à veoir l'urine des Physe-teres. Puys le pria vouloir de grâce leur pardonner ceste offense, alléguant qu'en Andouilles plus toust l'on trouvoit merde que fiel : en ceste condition, qu'elle et toustes ses suc-cessitres Niphleseth à jamais tiendroient de luy et ses successeurs toute l'isle et pays à foy et hommaige, obéiroient en tout et par tout à ses mandemens, seroient de ses amis amies et de ses ennemis ennemies; par chascun an, en recongnois-sance de cette feaulté, luy envoyroient soixante et dixhuict mille Andouilles Royalles pour à l'entrée de table le servir six moys l'an. Ce que feust par elle faict : et envoya au lendemain dedans six grands briguantins le nombre susdict d'Andouilles Royalles au bon Gargantua, soubs la conduicte de la jeune Niphleseth. Infante de l'isle. Le noble Gargantua en fit présent, et les envoya au grand Roy o\e Paris. Mais au changement de l'air, aussi par faulte de moustarde (baume naturel
et restaurant d'andouilles) moururent presque toutes. Par l'octroy et vouloir du grand Roy feurent par monceaulx en un endroict de Paris enterrées, qui jusques à présent est appelle la rue Pavée d'Andouilles.
A la requeste des dames delà court royalle fut Xiphleseth la jeune saulvée et honorablement traictée. Depuis feut mariée en bon et riche lieu, et feist plusieurs beaulx enfans, dont loué soit Dieu.
Pantagruel remercia gracieusement la Royne, pardonna toute l'offense, refusa l'offre qu'elle avoit faict, et luy donna un beau petit Cousteau parguoys. Puys curieusement l'interrogea sus l'apparition du monstre susdict. Elle respondit que c'estoit l'Idée de Mardigras, leur dieu tutellaire en temps de guerre, premier fondateur et original de toute la race Andouil-licque. Pourtant sembloit il à un Pourceau, car Andouilles furent de Pourceau extraictes. Pantagruel demandoit à quel propous et quelle indication curative il avoit tant de mous-tarde en terre projecté. La royne respondit que moustarde estoit leur Sangreal et Bausme céleste : duquel mettant quelque peu dedans les playes des Andouilles terrassées, en bien peu de temps les navrées guerissoient. les mortes ressusci-toient.
Aultres propous ne tint Pantagruel à la Royne, et se retira en sa nauf. Aussi feirent tous les bons compaignons avecques leurs armes et leur Truye.
CHAPITRE XLIII
COMMENT PANTAGRUEL DESCENDIT EN I.'lSI.E DE RUACH
Deux jours après arrivas mes en l'isle de Ruach, et vous jure par l'estoile Poussiniere que je trouvay l'esfat et la vie du
peuple estrângc plus que je ne dis. Hz ne vivent que de vent. Rien ne beuvent, rien ne mangent, sinon vent. Ils n'ont maisons que de gyrouettes. En leurs jardins ne sèment que les troys espèces de Anémone. La Rue et aultres herbes car-minatives ilz en escurent soingneusement. Le peuple commun, pour soy alimenter, use de esvantoirs de plumes, de papier de toille, selon leur faculté et puissance. Les riches vivent de moulins à vent. Quant ilz font quelque festin ou banquet, on dresse les tables soubs un ou deux moulins à vent. Là, repaissent aises comme à nopces. Et durant leur repas, disputent de la bonté, excellence, salubrité, rarité des vens, comme vous, Beuveurs, par les banquetz philosophez en matière de vins. L'un loue le Siroch; l'aultre, le Besch, l'aultre, le Guarbin; l'aultre, la Bise; l'aultre, Zephyre; l'aultre, Gualerne. Ainsi des aultres. L'aultre, le vent de la chemise, pour les muguetz et amoureux. Pour les malades ilz usent de vens coulis, comme de coulis on nourrist les malades de nostre pays. « O, me disoyt un petit enflé, qui pourroyt avoir une vessie de ce bon vent de Languegoth, que l'on nomme Cyerce ! Le noble Scur-ron, medicin, passant un jour par ce pays, nous contoit qu'il est si fort qu'il renverse les charrettes chargées. O le grand bien qu'il feroit à ma jambe Œdipodicque ! Les grosses ne sont les meilleures. — Mais, dist Panurge, une grosse botte de ce bon vin de Languegoth, qui croit à Mirevaulx, Cante-perdris et Frontignan ! »
Je y veiz un homme de bonne apparence bien ressemblant à la Ventrose, amèrement courroussé contre un sien gros, grand varlet et un petit paige, et les battoit en Diable à grands coups de brodequin. Ignorant la cause du courroux pensois que feust par le conseil des medicins, comme chose salubre au maistre roy courrousser et battre, aux varietz estre battuz. Mais je ouyz qu'il reprochoit aux varlets luy avoir esté robbé à demy une oyre de vent Guarbin, laquelle il guardoit chèrement, comme viande rare pour l'arriére saison.
Hz a it, ilz ne pissent, ilz ne crachent en ceste isle.
Kn recompense, ilz vessent, ilz pettent, ilz rottent copieuse-
Ilz pâtissent toutes sortes et toutes espèces de maladies.
. toute maladie naist et procède de ventosité, comme
deduyt Hyppocrates, lib. de Flalibus.Mais la plus epidemiale
la cholique venteuse. Pour y remédier, usent de ventôses
amples, et y rendent forte ventositez. Hz meurent tous hydro-
picques tympanites; et meurent les hommes en pétant, les
femmes en vesnant. Ainsi leur sort l'âme par le cul.
Depuis, nous pourmenans par l'isle, rencontrasmes trois gros esventez les quelz alloient à l'esbat voir les pluviers, qui là sont en abondance, et vivent de mesme diète. Je advisay que ainsi, comme vous, Beuveurs, allans par pays portez fiac-cons, ferrieres et bouteilles : pareillement chascun à sa ccinc-ture portoit un beau petit soumet. Si par cas vent leur faillait, avecques ces joliz souffletz ilz en forgeoient de tout frays, par attraction et expulsion réciproque, comme vous sçavez que vent, en essentiale définition, n'est aultre chose que air flottant et ondoyant.
En ce moment, de par leur Roy, nous fut faict commandement que de troys heures n'eussions à retirer en nos navires, home ne femme du pays. Car on luy a voit robbé une veze pleine du vent propre que jadis à Ulysses donna le bon ronfleur .Eolus pour guider sa nauf en temps calme. Lequel il guardoit religieusement, comme un autre Sangreal, et en guerissoyt plusieurs énormes maladies, seulement en laschant, et eslargissant es malades autant qu'en fauldroit pour forger un pet virginal : c'est ce que les Sanctimoniales appellent sonnet.
CHAPITRE XLIV
COMMENT PETITES PLUYES ABATTENT LES GRANDS VENTS
Pantagruel louoit leur police et manière de vivre, et dist à leur potestat Hypenemien : « Si recepvez l'opinion de Epi-curus, disant le bien souverain consister en volupté (Volupté) dis je, facile et non pénible), je vous repute bien heureux. Car vostre vivre, qui est de vent, ne vous couste rien, ou bien peu : il ne fault que souffler. — Voyre, respondit le Potestat. Mais en ceste vie mortelle, rien n'est beat de toutes pars. Souvent, quand sommes à table, nous alimentans de quelques bon et grand vent de Dieu, comme de Manne céleste, aises comme pères, quelque petite pluye survient, laquelle nous le tollist et abat. Auisi sont maints repas perduz par faulte de victuailles. — C'est, dist Panurge, comme Jenin de Quin-quenais, pissant sur le fessier de sa femme Quelot, abatit le vent punays qui en sortoit comme d'une magistrale vEolipyle. J'en feys nagueres un dizain jolliet :
Jenin, tastant un soir ses vins nouveaulx, Troubles encor et bouillans en leur lie, Pria Quelot aprester des naveaulx A leur soupper, pour faire chère lie. Cela feut faict. Puis, sans melancholie, Se vont coucher, belutent, prennent somme. Mais ne povant Jenin dormir en somme, Tant fort vesnoit Quelot, et tant souvent, La compissa. Puis : « Voylà, dist il, comme Petite pluye abat bien un grand vent. »
— Nous d'adventaige, disait le Potestat, avons une annuelle calamité bien grande et dommaigeable. C'est qu'un géant, nommé Bringuenarilles, qui habite en l'isle de Tohu,
annuellement, par le conseil de ses medicins, icy se transporte à la prime Vere pour prendre purgation, et nous dévore grand nombre de moulins à vent, comme pillules, et de souffletz pareillement, des quelz il est fort fnant : ce que nous vient à grande misère, et en jeusnons troys ou quatre quaresmes par chascun an, sans certaines particulières rouaisons et oraisons. — Et n'y sçavez vous, demandoit Pantagruel, obvier? — Par le conseil, respondit le Potestat, de nos maistres Meza-rims. nous avons mis, en la saison qu'il a de coustume icy venir, dedans les moulins force coqs et force poulies. A la première foys qu'il les avalla, peu s'en fallut qu'il n'en mourust. Car ilz luy chantoient dedans le corps, et luy voloient à travers l'estomach, dont tomboit en lipothymie, cardiacque passion et convulsion horrificque et dangereuse, comme si quelque serpent lui feust par la bouche entré dedans l'estomach. — Voylà, dist frère Jan, un comme mal à propous et incongru. Car j'ay aultresfois ouy dire que le serpent entré dedans l'estomach ne faict desplaisir aulcun. et soubdain retourne dehors si par les pieds on pend le patient, luy présentant prés la bouche un paeslon plein de laict chauld. — Vous, dist Pantagruel, l'avez ouy dire : aussi avoient ceulx qui vous l'ont raconté. Mais tel remède ne feut oncques veu ne leu. Hippocrates (lib. Y, Epid.) escript le cas estre de son temps advenu, et le patient subit estre mort par spasme et convulsion.
— Oultre plus, disoit le Potestat, tous les renards du pays luy entroient en gueule, poursuyvans les gelines, et trespas-soit à tous momens, ne feust que par le conseil d'un Badin enchanteur, à l'heure du paroxysme il escorchoit un renard pour antidote et contrepoison. Depuys eut meilleur advis. et y remédie moyennant un clystere qu'on luy baille, faict d'une décoction de grains de bled et de millet, es quelz accourent les poulies : ensemble de foyes d'oysons, es quelz accourent les renards. Aussi des pillules qu'il prend par la bouche,
composées de lévriers et de chiens terriers. Voyez là nostre malheur. — N'ayez paour, gens de bien, dist Pantagruel, désormais. Ce grand Bringuenaiïlles, avalleur de moulins à vent, est mort. Je le vous asceure. Et mourust suffocqué et estranglé, mangeant un coin de beurre frais à la gueule d'un four chault par l'ordonnance des Medicins. »
CHAPITRE XLV
COMMENT PANTAGRUEL DESCENDIT EN L ISLE DES PAPEFIGUES
Au lendemain matin rencontrasmes l'isle des Papefigues, les quelz jadis estoient riches et libres, et les nommoit on Guaillardetz. Pour lors estoient paouvres, malheureux et sub-jectz aux Papimanes. L'occasion avoit esté telle. Un jour de feste annuelle à bastons, les Bourguemaistre, Syndicz et gros Rabiz Guaillardetz, estoient allés passer temps, et veoir la feste en Papimanie, isle prochaine. L'un d'eulx, voyant le protraict Papal (comme estoit de louable coustume publiquement le monstrer es jours de feste à doubles bastons), luy feist la figue, qui est, en icelluy pays, signe de contemnement et dérision manifeste. Pour icelle vanger, les Papimanes, quelques jours après, sans dire guare, se mirent tous en armes, surprindrent, saccaigerent. et ruinèrent toute l'isle des Guaillardetz, taillèrent à fil d'espée tout homme portant barbe. Es femmes et jouvenceaulx pardonnèrent, avecques condition semblable à celle dont l'empereur Federic Barberousse jadis usa envers les Milanois.
Les Milanois s'estoient contre luy absent rebellez et avoient l'Impératrice sa. femme chassé hors la ville, ignominieusement montée sus une vieille mulle nommée Thacor, à chevau-
chons de rebours : sçavoir est, le cul tourné vers la teste de la mulle. et la face vers la croppiere. Federic, à son retour, les ayant subjuguez et resserrez, feist telle diligence qu'il recouvra la célèbre mule Thacor. Adoncques, au milieu du grand Brouet, par son ordonnance, le bourreau mist es membres honteux de Thacor une figue, presens et voyans les citadins captifz; puys crya, de par l'empereur, à son de trompe, que quiconques d'iceulx voudroit la mort évader, arrachast publicquement la Figue avecques les dens, puis la remist on propre lieu sans ayde des mains. Quiconque en feroit refus seroit sus l'instant pendu er estranglé. Aulcuns d'iceulx eurent honte et horreur de telle tant abhominable amende, la postpouserent à la craincte de mort, et furent penduz. Es autres la craincte de mort domina sus telle honte. Iceulx, avoir à belles dens tiré la Figue, la monstroient au Boye, apertement, disans : Ecco lo fico. En pareille ignominie, le reste de ces pauvres et désolez Guaillaidetz feurent de mort guarantiz et saulvez. Feurent faicts esclaves et tributaires, et leur feut imposé nom de Papefigues, parce qu'au protraict Papal avoient faict la Figue. Depuys celluy temps, les pauvres gens n'avoient prospéré. Tous les ans- avoient gresle, tempeste, famine et tout malheur, comme éternelle punition du péché de leurs ancestres et parens.
Voyans la misère et calamité du peuple, plus avant entrer ne voulusmes. Seulement pour prendre de l'eau beniste et à Dieu nous recommander, entrasmes dedans une petite chapelle près le havre, ruinée, désolée et descouverte, comme est à Rome le temple de sainct Pierre. En la chapelle entrez et pre-nens de l'eau beniste, apperceusmes dedans le benoistier un home vestu d'estolles, et tout dedans l'eaue caché, comme un Canard au plonge, excepté un peu du nez pour respirer. Au tour de luy estoient trois prebstres bien ras et tonsurez, lisans le Grimoyre, et conjurans les Diables. Pantagruel trouva le cas estrange, et, demandant quelz jeuz c'estoient qu'ilz
jouoient là, feut adverty que depuys troys ans passez avoit en l'isle régné une pestilence tant horrible que pour la moitié et plus le pays estoit îesté désert, et les terres sans possesseurs. Passée la pestilence, cestuy home caché dedans le benoistier aroyt un champ grand et restile, et le semoyt de touzelle en un jour et heure qu'un petit Diable (lequel encores ne sçavoit ne tonner ne gresler, fors seulement le persil et les choux, encores aussi ne sçavoit lire ne escrire) avoit de Lucifer impetré venir en ceste isle des Papefigues, soy recréer et esbattre, en la quelle les Diables avoient familiarité grande avecques les hommes et femmes, et souvent y alloient passer temps.
Ce Diable, arrivé au heu, s'adressa au Laboureur, et luy demanda qu'il faisoit. Le paouvre homme luy respondit qu'il semoit celluy champ de touzelle pour soy ayder à vivre l'an suyvant. « Voire mais, dist le diable, ce champ n r est pas tien, il est à moy, et m'appartient. Car depuys l'heure et le temps qu'au Pape vous feistes la figue, tout ce pays nous fut adjugé, proscript et abandonné. Bled semer toutesfoys n'est mon estât. Pourtant je te laisse le champ; mais c'est en condition que nous partirons le profict. — Je le veulx, respondit le Laboureur. — J'entends, dist le Diable, que du profit advenent nous ferons deux lotz. L'un sera ce que croistra sus terre, l'autre ce que en terre sera couvert. Le choix m'appartient, car je suys Diable extraict de noble et antique race : tu n'es qu'un villain. Je choizis ce que sera en terre, tu auras le dessus. En quel temps sera la cueillette? — A my Juillet, respondit le Laboureur. — Or, dist le Diable, je ne fauldray me y trouver. Fays au reste comme est le debvoir : travaille, villain, travaille. Je oys tenter du guaillard péché de luxure les nobles nonnains de Pettesec, les Cagotz et Briffaulx aussi. De leurs vouloirs je suys plus qu'asceuré. Au joindre sera le combat, »
CHAPITRE XLVI
COMMENT LE PETIT DIABLE FEUT TROMPE PAR ON LABOUREUR DE PAPEFIGUIERE
La mv Juillet venue, le Diable se représenta au lieu, accom-paigné d'un escadron de petitz Diableteaux de cœur. Là rencontrant le Laboureur, luy dist : « Et puys, villain, comment t'es tu porté depuis ma départie? Faire icy convient nos par-taiges. — C'est, respondit le Laboureur, raison. » Lors commença le Laboureur avecques ses gens seyer le bled. Les petitz Diables de mesme tiroient le chaulme de terre. Le Laboureur battit son bled en l'aire, le venait, le mist en poches, le porta au marché pour vendre. Les Diableteaux feirent de mesmes, et au marché prés du laboureur, pour leur chaulme vendre, s'assirent. Le laboureur vendit tresbien son bled, et de l'argent emplit un vieulx demy brodequin, lequel il portoit à sa ceincture. Les Diables ne vendirent rien : ains au contraire les paizans en plein marché se mocquoient d'eulx.
Le marché clous, dist le Diable au Laboureur : « Villain, tu m'as à ceste foys trompé, à l'aultre ne me tromperas. — Monsieur le Diable, respondit le Laboureur, comment vous aurois je trompé, qui premier avez choisy? Vray est qu'en cestuy choix me pensiez tromper, espérant rien hors terre ne yssir pour ma part, et dessoubs trouver tout entier le grain que favois semé, pour d'icelluy tempter les gens souffreteux, Cagotz, ou avares, et par temptation les faire en vos lacz tresbucher. Mais vous estes bien jeune au mestier. Le grain que voyez en terre est mort et corrompu, la corruption d'icelluy a esté génération de l'aultre que me avez veu vendre. Ainsi choisissiez vous le pire. C'est pourquoy estez maudict
en l'Evangile. — Laissons, dist le Diable, ce propous : de quoy ceste année sequente pourras tu nostre champ semer? — Pour profict, respondit le Laboureur, de bon mesnagier, le conviendroit semer de Raves. — Or, dist le Diable, tu es villain de bien : semé Raves à force, je les guarderay de la tempeste, et ne gresleray poinct dessus. Mais, entends bien, je retiens pour mon partaige ce que sera dessus terre, tu auras le dessoubs. Travaille, villain, travaille. Je voys tenter les hereticques, ce sont âmes friandes en carbonnade : monsieur Lucifer a sa cholicque, ce luy sera une guorge chaulde. » Venu le temps de la cueillette, le Diable se trouva au lieu avecques un esquadron de Diableteaux de chambre. Là rencontrant le Laboureur et ses gens, commença seyer et recueillir les feuilles des Raves. Après luy le Laboureur bechoit et tiroyt les grosses Raves, et les mettoit en poches. Ainsi s'en vont tous ensemble au marché. Le Laboureur vend oit tresbien ses Raves. Le diable ne vendit rien. Que pis est, on se mocquoit de luy publicquement. « Je voy bien, villain, dist adoncques le Diable, que par to}^ je suys trompé. Je veulx faire fin du champ entre toy et moy. Ce sera en tel pact que nous entregratterons l'un l'aultre, et qui de nous deux premier se rendra quittera sa part du champ. Il entier demou-rera au vaincueur. La journée sera à huytaine. Va, villain, je te gratteray en Diable. Je alloys tenter les pillars Chiquanous, desguyseurs de procès, notaires faulseres, advocatz prévaricateurs; mais ilz m'ont faict dire par un truchement qu'ilz estoient tous à moy. Aussi bien se fasche Lucifer de leurs âmes. Et les renvoyé ordinairement aux Diables souillars de cuisine, sinon qunad elles sont saulpoudrees. Vous dictes qu'il n'est desjeuner que de escholiers, dipner que d'advo-catz, ressiner que de vinerons, soupper que de marchans, regoubilloner que de chambrières, et tous repas que de Far-fadetz. Il est vray; de faict, monsieur Lucifer se paist à tous ses repas de Farfadetz pour entrée de table. Et se souloit des-
jeûner de escholiers. Mais (las !) ne sçay par quel malheur depuys certaines années ilz ont avecques leurs estudes adjoinct les sainctes Bibles. Pour ceste cause plus n'en pouvons au Diable l'un tirer. Et croy que si les Caphards ne nous y aident, leurs ostans par menaces, injures, force, violence et brusle-mens leur sainct Paul d'entre les mains, plus à bas n*en grignoterons. De avocatz peivertisseurs de droict et pilleurs de paouvres gens, il se dipne ordinairement et ne lny manquent. Mais on se fasche de tousjours un pain manger. Il dist nagueres en plein chapitre qu'il mangeroit voluntiers l'amc d'un Caphard, qui eust oublié soy en son sermon recommander. Et promist double paye et notable appoinctement à quiconques luy en apporteront une de broc en bouc. Chas-cun de nous se mit en queste. Mais rien n'y avons proficté. Tous admonnestent les nobles dames donner à leur convent. De ressieuner il s'est abstenu depuys qu'il eut sa forte colic-que prouvenante à cause que es contrées Boréales l'on avoit ses nourrissons, vivandiers, charbonniers et chaircuitiers oultragé villainement. Il souppe tresbien de marchands usuriers, apothecaires, faulsaires, billonneurs, adulterateurs de marchandises. Et quelques foys qu'il est en ses bonnes, reguobillonne de chambrières, les quelles, avoir beu le bon vin de leurs maistres, remplissent le tonneau d'eaue puante. Travaille, villain, travaille. Je voys tenter les escholiers de Trebizonde laisser pères et mères, renoncer à la police commune, soy émanciper des edietz de leur Roy, vivre en liberté soubterraine, mespriser un chascun, de tous se mocquer, et prenans le beau et joyeulx petit béguin d'innocence Poctic-que soy tous rendre Farfadetz gentilz. •
CHAPITRE XLVII
COMMENT LE DIABLE FUT TROMPÉ PAR UNE VIETLL DE PAPEFIGUIERE
Le Laboureur retournant en sa maison estoit triste et pensif. Sa femme, tel le voyant, cuydoit qu'on l'eust au marché desrobbé. Mais entendant la cause de sa melanchclie, voyant aussi sa bourse pleine d'argent, doulcement le reconforta et l'asceura que de ceste gratelle mal aulcun ne luy adviendroit. Seulement que sus elle il eust à se poser et reposer. Elle avoit ja pourpensé bonne yssue. « Pour le pis (disoit le Laboureur) je n'en auray qu'une esrafflade : je me rendray au premier coup et luy quitteray le champ. — Rien, rien, dist la vieille; posez vous sus moy et reposez : laissez moy faire. Vous m'avez dict que c'est un petit Diable : je le vous feray soubdain rendre, et le champ nous demourera. Si c'eust esté un grand Diable, il y auroit à penser. »
Le jour de l'assignation estoit lorsqu'en l'isle nous arrivas-mes. A bonne heure du matin le Laboureur s'estoit très bien confessé, avoit communié, comme bon cathodique, et par le conseil du Curé s'estoit au plonge caché dedans le benoistier, en Testât que l'avions trouvé.
Sus l'instant qu'on nous racontoit ceste histoire, eusmes advertissement que la vieille avoit trompé le Diable et guain-gné le champ. La manière feut telle. Le Diable vint à la porte du Laboureur, et, sonnant, s'escria : « O villain, villain; ça, ça à belles gryphes ! »
Puis entrant en la maison guallant et bien délibéré, et ne y trouvant le Laboureur, advisa sa femme en terre pleurante et lamentante. « Qu'est cecy? demandoit le Diable. Où T, II. lo
est-il? Que faict il? —Ha, dist la vieille, où il est le meschant. le bourreau, le briguant? Il m'a affollée, je suis perdue, je meurs du mal qu'il m'a faict. — Comment, dist le Diable, qu'y a il? Je le vous gualleray bien tantoust. — Ha, dist la vieille, il m'a dict, le bourreau, le tyrant, l'e. c gratineur de Diables, qu'il avoit huy assignation de se gratter avecques vous : pour essayer ses ongles il m'a seulement gratté du petit doigt icy entre les jambes, et m'a du tout affollée. Je suys perdue, jamais je n'en gueriray, reguardez. Encores est il allé ches le mareschal soy faire esguiser et apoincter les gryphes. Vous estes perdu, monsieur le Diable, mon amy. Saulvez vous, il n'arrestera poinct. Retirez vous, je vous en
Lors se descouvrit jusques au menton en la forme que jadis les femmes Persides se présentèrent à leurs enfans fuyans de la bataille, et luy monstra son comment a nom. Le Diable, voyant l'énorme solution de continuité en toutes dimensions, s'escria : « Manon, Demiourgon, Megere, Alecto, Persephone, il ne me tient pas î Je m'en voys bel erre. Cela ! Je luy quitte le champ. »
Entendens la catastrophe et fin de l'histoire, nous retiras-mes en nostre nauf. Et là ne feismes aultre séjour. Pantagruel donna au tronc de la fabricque de TEcclise dixhuict mille Royauix d'or en contemplation de la paouvreté du peuple et calamité du heu.
CHAPITRE XLVIII
COMMENT PANTAGRUEL DESCENDIT EN L'iSÎ.E DES PAFIMANES
Laissans l'isle désolée des Papefigues, navigasmes par un jour en sérénité et tout plaisir, quant à nostre veue se offrit
la benoiste isle des Papimanes. Soubdain que nos ancres feu-rent au port jettées, avant que nous eussions encoche nos gumenes, vindrent vers nous en un esquif quatre personnes diversement vestuz. L'un en moine enfrocqué, crotté, botté, L'aultre en faulconnier, avecques un leurre et guand de oiseau. L'aultre en solliciteur de procès, ayant un grand sac plein d'informations, citations, chiquaneries et adjournemens en main. L'aultre en vigneron d'Orléans avecques belles guestres de toille, une panouere et une serpe à la ceincture. Incontinent qu'ilz feurent joinctz à nostre nauf, s'escrierent à haulte voix tous ensemble demandans : « L'avez vous veu, gens passagiers ? l'avez vous veu ? — Qui ? demandoit Pantagruel. — Celluy là, respondirent ilz. — Qui est il? demanda frère Jan. Par la mort beuf, je l'assommeray de coups. » Pensant qu'ils se guementassent de quelque larron, meurtrier ou sacrilège. « Comment, dirent ilz, gens peregrins, ne congnois-sez vous l'Unicque. — Seigneurs, dist Epistemon, nous ne entendons telz termes. Mais exposez nous, s'il vous plaist, de qui entendez, et nous vous en dirons la vérité sans dissimulation. — C'est, dirent ilz, celluy qui est. L'avez vous jamais veu? — Celluy qui est, respondit Pantagruel, par nostre Théologicque doctrine, est Dieu. Et en tel mot se declaira à Moses. Oncques certes ne le veismes, et n'est visible à œilz corporelz. — Nous ne parlons mie, dirent ilz, de celluy hault Dieu qui domine par les Cieulx. Nous parlons du Dieu en terre. L'avez vous onques veu? — Hz entendent, dist Carpa-lim, du Pape, sus mon honneur. — Ouy, ouy, respondit Panurge, ouy dea, messieurs, j'en ay veu trçys, à la veue desquelz je n'ay gueres profité. — Comment, dirent ilz, nos sacres decretales chantent qu'il n'y en a jamais qu'un vivant. — J'entends, respondit Panurge, les uns successivement après les aultres. Aultrement n'en ay je veu qu'un à une fois. — O gens, dirent ilz, troys et quatre foys heureux, vous soyez les bien et plus que tresbien venuz ! »
Adoncques s'agenouillèrent devant nous, et nous vouloient baiser les pieds. Ce que ne leurs voulusmes permettre, leur remontrans que au Pape, si là de fortune en propre personne venoit. ilz ne sçauroient faire d'adventaige. « Si ferions, si respondirent ilz. Cela est entre nous ja résolu. Nous luy baiserions le cul sans feuille, et les couilles pareillement. Car il a couilles le père sainct, nous le trouvons par nos belles Décrétâtes, aultrement ne seroit il Pape. De sorte qu'en subtile philosophie Decretaline ceste conséquence est nécessaire : Il est Pape, il a doncques couilles. Et quand couilles fauldroient au monde, le monde plus Pape n'auroit. »
Pantagruel demandoit ce pendent à un mousse de leur esquif qui estoient ces personnaiges. Il luy feist response que c'estoient les quatre estatz de l'isle : adjousta d'adventaige que serions bien recueilliz et bien traictez, puys qu'avions veu le Pape. Ce que il remonstra à Panurge, lequel luy dist secrètement. ■ Je foys veu à Dieu, c'est cela. Tout vient à poinct qui peult attendre. A la veue du Pape jamais n'avions proficté : à ceste heure de par tous les Diables nous profitera comme je voy. » Allors descendismes en terre, et venoit au davant de nous comme en procession tout le peuple du pays, homes, femmes, petitz enfantz. Nos quatre estatz leurs dirent à haulte voix : « Hz le ont veu. Hz le ont veu. Hz le ont veu. » A ceste proclamation tout le peuple se agenouilloit davant nous, levans les mains joinctes au ciel, et cryans : « O gens heureux ! O bien heureux ! r> Et dura ce crys plus d'un quart d'heure. Puys y accourut le maistre d'escholle avecques tous ses pédagogues, grimaulx et escholiers, et les fouettoit magistralement, comme on souloit fouetter les petitz enfans en nos pays, quand on pendoit quelque malfaicteur, afrin qu'il leurs en soubvint. Pantagruel en feut fasché, et leurs dist : « Messieurs, si ne désistez fouetter ces enfans, je m'en retourne. » Le peuple s'estonna, entendent sa voix Stentoree, et veiz un petit bossu à longs doigtz demandant au maistre d'es-
choie : « Vertus de Extravagantes, ceulx qui voyent le Pape deviennent ilz ainsi grands comme cestuy cy qui nous menasse? O qu'il me tarde merveilleusement que je ne le voy, affin de croistre et grand comme luy devenir. » Tant grandes feurent leurs exclamations que Homenas y accourut (ainsi appellent ilz leurs Evesque) sus une mule desbridée, caparas-sonnée de verd, accompaigné de ses appous (comme ilz disoient), de ses suppos aussi, portans croix, banieres, confa-lons, baldachins, torches, benoistiers. Et nous vouloit pareillement les pieds baiser à toutes forces (comme feist au pape Clément le bon Christian Valfinier) disant qu'un de leurs hypophetes desgresseur et glossateur de leurs sainctes Décrétâtes avoit par escript laissé que ainsi comme le Messyas, tant et si long temps des Juifz attendu, en fin leurs estoit advenu, aussi en icelle isle quelque jour le pape viendrait. Attendens ceste heureuse journée, si là arrivoit personne qui l'eust veu à Rome ou aultre part, qu'ilz eussent à bien le festoyer, et reverentement traicter. Toutesfoys nous en exe usasmes hones-tement.
CHAPITRE XLIX
COMMENT HOMENAZ, EVESQUE DES PAPIMANES, NOUS MONSTRA LES URANOPETES DECRETALES
Puys nous dist Homenas : « Par nos sainctes Deere taies nous est enjoinct et commendé visiter premier les Ecclises que les cabaretz. Pourtant, ne declinans de ceste belle institution, allons à l'Ecclise, après irons banequeter. — Home de bien, dist frère Jan, allez davant, nous vous suivrons. Vous avez parlé en bons termes et en bon Christian. Ja long temps a que n'en avions veu. Je m'en trouve fort resjouy en mon
esprit, et croy que je n'en repaistray que mieulx. C'est belle chose rencontrer gens de bien. » Approchans de la porte du temple, apperceusmez un gros livre doré, tout couvert de fines et précieuses pierres, Balais, Esmerauldes, Diamans et Unions plus ou autant pour le moins excellentes que celles que Octa-vian consacra à Juppiter Capitolin. Et pendoit en l'air ataché à deux grosses chaines d'or au Zoophore du portai. Nous le reguardions en admiration. Pantagruel le manyoit et tour-noyt à plaisir, car il y pouvoit aizement toucher. Et nous afîermoit que au touchement d'icelles, il sentoit un doulx prurit des ongles et desgourdissement des bras : ensemble temp-tation véhémente en son esprit de battre un sergent ou deux pourveu qu'ilz n'eussent tonsure. Adoncques nous dist Homenaz : ■ Jadis feut aux Juifz la loy par Moses baillée esciipte des doigts propres de Dieu. En Delphes davant la face du temple d'Apollo fut trouvée ceste sentence divinement escripte : rXÛHl EEATTÔN. Et par certain laps de temps après feut veue El, aussi divinement escripte et transmise des Cieulx. Le simulachre de Cybele feut des Cieulx en Phrygie transmis on champ nommé Pesinunt. Aussi feut en Tauris le simulachre de Diane, si croyez Euripides. L'ori-flambe feut des Cieulx transmise aux nobles et treschrestians Roys de France, pour combattre les Infidjles. Régnant Numa Pompilius, Roy second des Romains en Rome, feut du Ciel veu descendre le tranchant boucher, dict Ancile. En Acropolis de Athènes jadis tomba du ciel empiré la statue de Minerve. Icy semblablement voyez les sacres Decretales escriptes de la main d'un ange Chérubin. Vous aultres gens Transpontins, ne le croirez pas. — Assez mal, respondit Pa-nurge. — Et à nous icy miraculeusement du Ciel des Cieulx transmises, en façon pareille que par Homère, père de toute Philosophie (exceptez tous jours les dives Decretales), le fleuve du Nile est appelé Diipetes. Et parce qu'avez veu le Pape, evangeliste d'icelles et protecteur sempiternel, vous
sera de par nous permis les veoir et baiser au dedans, si bon vous semble. Mais il vous conviendra par avant trois jours jeûner et régulièrement confesser, curieusement espluchans et inventorizans vos péchez tant dru qu'en terre ne tombast une seule circonstance, comme divinement nous chantent les dives Décrétâtes que voyez. A cela fault du temps.
— Home de bien, respondit Panurge, Decrotoueres, voyre, diz je, Decretales avons prou veu en papier, en parchemin lanterné, en velin, escriptes à la main, et imprimées en moulle. Ja n'est besoing que vous penez à cestes cy nous monstrer. Nous contentons du bon vouloir et vous remercions autant.
— Vraybis, dist Homenaz, vous n'avez mie veu cestes cy angelicquement escriptes. Celles de vostres pays ne sont que transsumpts des nostres, comme trouvons escript par un de nos antiques Scholiastes Decretalins. Au reste vous prye n'y espargner ma peine. Seulement advisez si voulez confesser et jeûner les troys beaulx petitz jours de Dieu. — De cons fesser, respondit Panurge, tresbien nous consentons. Le jeune seulement ne nous vient à propous, car nous avons tant et trestant par la marine jeune que les araignes ont faict leurs toilles sus nos dens. Voyez icy ce bon frère Jan des Entommeures (à ce mot Homenaz courtoisement luy bailla la petite accolade), la mousse luy est creue on gouzier par faulte de remuer et exercer les badiguoinces et mandibules. — Il dict vray, respondit frère Jan. J'ay tant et trestant jeune que j'en suys devenu tout bossu.
— Entrons, dist Homenas, doneques en l'Ecclise, et nous pa donnez si présentement ne vous chantons la belle messe de Dieu. L'heure de myjour est passée, ap es laquelle nous défendent nos sacrées Decretales messe chanter, messe, diz-je, haulte et légitime. Mais je vous en diray une basse et seiche.
— J'en aimeroys mieulx, dist Panurge, une mouillée de quelque bon vin d'Anjou. Boutez doncq, boutez bas et roidde. — Verd et bleu, dist frère Jan, il me desplaist grandement
cores est mon estomach à jeun. Car ayant tresbien des-
; et repeu à usaige monachal, si cTadventure il nous
:iian, je y eusse porté pain et vin par les traicts
:z. Patience. Sacque::, chocquez, boutez, mais troussez
la court, de paour que ne se crotte, et pour aultre cause
aussi, je vous en pi;.
CHAPITRE L
comment, par homenaz, nous feut monstre l'archetype d'un pape
La messe parachevée, Homenaz tira d'un coffre prés le grand autel un gros faratz de clefz, des quelles il ouvrit, à trente et deux clavures et quatorze cathenatz, une fenestre ds fei bien barrée, au dessus dudict autel; puys, par grand mystère, se couvrit d'un sac mouillé, et, tirant un rideau de satin cramoisy, vous monstra une image paincte assez mal, selon mon advis, y toucha un baston longuet, et nous feist à tous baiser la touche. Puys nous demanda : « Que vous semble de ceste imaige? — C'est, respondit Pantagruel, la ressemblance d'un pape. Je le congnois à la thiare, à l'au-musse, au rochet, à la pantophle. — Vous dictez bien, dist Homenas. C'est l'idée de celluy Dieu de bien en terre, la venue duquel nous attendons dévotement, et lequel espérons une foys veoir en ce pays. O l'heureuse et désirée et tant attendue journée ! Et vous, heureux et bienheureux, qui tant avez eu les astres favorables que avez vivement en face veu et realement celluy bon Dieu en terre, duquel voyant seulement le portraict, pleine renùssion guaignons de tous nos •z mémorables : ensemble la tierce partie avecques
dixhuict quarantaines de péchez oubliez ! Aussi ne la voyons nous qu'aux grandes (estes annuelles. »
Là disoit Pantagruel que c'estoit ouvraige tel que les faisoit Daedalus. Encores qu'elle feust contrefaicte et mal traicte, y estoit toutesfoys latente et occulte quelque divine énergie en matière de pardons. « Comme, dist frère Jan, à Seuillé les coquins souppans un jour de bonne feste à l'hospital, et se vantans l'un avoir celluy jour guaingné six blancs, l'aultre deux soulz, l'aultre sept carolus, un gros gueux se vantoit avoir guaingné troys bons testons. Aussi (luy respondirent ses compaignons) tu as une jambe de Dieu. Comme si quelque divinité feust absconse en une jambe toute sphacelée et pourrye. — Quand, dist Pantagruel, telz contes vous nous ferez, soyez records d'apporter un bassin. Peu s'en fault que ne rende ma guorge. User ainsi du sacre nom de Dieu en choses tant ordes et abhominables ! Fy, j'en diz fy ! Si dedans vostre moynerie est tel abus de parolles en usaige, laissez le là; ne le transportez hors les cloistres. — Ainsi, respondit Epistemon, disent les medicins estre en quelques maladies certaine participation de divinité. Pareillement Néron louoit les champei-gnons, et en proverbe Grec les appeloit « viande des Dieux », pource qu'en iceulx il avoit empoisonné son prédécesseur Claudius, empereur Romain.
■— Il me semble, dist Panurge, que ce portraict fault en nos derniers Papes : car je les ay veu non aumusse, ains armet en teste porter, thymbré d'une thiare persicque; et tout l'empire Christian estant en paix et silence, eulx seulz guerre faire félonne et trescruelle. — C'estoit, dist Homenas, donc-ques contre les rebelles, hereticques, protestans désespérez non obéissans à la saincteté de ce bon Dieu en terre. Cela luy est non seulement permis et licite, mais commendé par les sacres Decretales, et doibt à feu incontinent Empereurs, Rois, Ducz, Princes, Republicques, et à sang mettre, qu'ilz transgresseront un iota de ses mandemens; les spolier de leurs
LIVRE IV. CHAPITRE LI
biens, les déposséder de leurs Royaulmes. les proscrire, les anathematizci. et non seulement leurs corps, et de leurs enfans et parens aultres occire, mais aussi leurs âmes damner au parfond de la plus ardente chauldiere qui soit en Enfer. — Icy. dist Panurgc. de par tous les Diables, ne sont ilz heretic-ques comme fut Raminagrobis, et comme ilz sont parmy les Almaignes et Angleterre. Vous estez Christians triez sur le volet. — Ouy. vraybis. dist Homenaz: aussi serons nous tous saulvez. Allons prendre de l'eau beniste, puys dipne-rotis.
CHAPITRE LI
VZ DEVIS DURANT LE DIPNER, A LA LOUANGE DES DECRETALES
Or, notez. Beuveurs. que durant la messe sèche de Homenaz. trovs manilliers de l'Ecciise, chascun tenant un grand bassin en main, se pouimenoient par my le peuple, disans à haulte voix : « N'oubliez les gens heureux qui l'ont veu en face. » Sortans du temple, ilz apportèrent à Homenaz leurs bassins tous pleins de monnoye papimanicque. Homenaz nous dist que c'estoit pour faire bonne chère; et que de ceste contribution et taillon, l'une partie seroit employée à bien boyre. l'aultre à bien manger, suivant une mirincque glosse cachée en un certain coingnet de leurs sainctes Decretales. Ce que feut faict, et en beau cabaret assez retirant à celluy de Guillot en Amiens. Croyez que la repaissaille feut copieuse, et les beuvettes numereuses. En cestuy dipner je notay deux choses mémorables : l'une, que viande ne feut apportée, quelle que feust, feussent chevreaulx, feussent chappons, feussent cochon^ [des quelz y a foyson en Papimanie), feussent pigeons, connilz, levreaulx. coqs de Inde, ou aultres, en
aquelle n'y eust abondance de farce magistrale; Paultre, que ous le sert et dessert feut porté par les filles puceiles mariages du lieu, belles, je vous affie, safïrettes, blondelettes, ioulcettes et de bonne grâce : lesquelles vestues de longues, blanches et délices aubes à doubles ceinctures, le chef ouvert, es cheveux inscrophiez de petites bandelettes et rubans de ;aye violette, semés de roses, œilletz, marjolaine, aneth, au-ande, et aultres fleurs odorantes, à chascun cadence nous nvitoient à boyre avecques doctes et mignonnes révérences, ït estoient voluntiers veues de toute l'assistence. Frère Jean es reguardoit de cousté, comme un chien qui emporte un Dlumail. Au dessert du premier metz feut par elles melodieu-.ement chanté un Epode à la louange des sacrosainctes Décrètes.
Sus l'apport du second service, Homenaz, tout joyeulx et îsbaudy, adressa sa parolle à un des maistres Sommeliers, lisant : « Clerice, esclaire icy. » A ces motz, une des filles promp-:ement luy présenta un grand hanat plein de vin extravagant. Il le tint en main, et, soupirant profondement, dist à Pantagruel : « Mon Seigneur, et vous, beaulx amis, je boy à /ous tous de bien bon cœur. Vous soyez les tresbien venuz. » Beu qu'il eut et rendu le hanat à la bachelette gentile, feist ane lourde exclamation, disant : « O dives Decretales ! tant par vous est le vin bon bon trouvé ! — Ce n'est, dist Panurge, pas le pis du panier. — Mieulx seroit, dist Pantagruel, si par ïlles le mauvais vin devenoit bon. — O Seraphicque Sixies-me ! dist Homenaz continuant, tant vous estes nécessaire iu saulvement des pauvres humains ! O Cherubicques Cle-nentines ! comment en vous est proprement contenue et lescripte la pcrfaicte institution du vray Christian ! O Extra-/aguantes Angelicques, comment sans vous periroient les mouvres âmes, les quelles, ça bas, errent par les corps mor-elz en ceste vallée de misère ! Helas, quand sera ce don de jrace particulière faict es humains, qu'ilz désistent de toutes
aultres estudes et négoces pour vous lire, vous entendre, vous sçavoir, vous user, praticqucr, incorporer, sanguifîer et incen-tricquer es profonds ventricules de leurs cerveaulx, es internes moelles de leurs os, es perples labyrintes de leurs artères? O lors et non plus toust, ne aultrement, heureux le monde ! » A ces motz, se leva Epistemon, et dist tout bellement à Panurge : « Faulte de selle persée, me contrainct d'icy partir. Ceste farce me a desbondé le boyau cullier : je ne arresteray gueres. — O lors, dist Homenaz continuant, nullité de gresle, gelée, frimatz, vimeres ! O lors, abondance de tous biens en terre ! O lors paix obstinée, infringible en l'Univers : cessation de guerres, pilleries, anguaries, briguanderies, assassi-nemens, exceptez contre les hereticques et rebelles maul-dicts ! O lors joyeuseté, alaigresse, liesse, soûlas, deduietz, plaisirs, délices en toute nature humaine ! Mais, o grande doctrine, inestimable érudition, preceptions deificques, emmortaisees par les divins chapitres de ces eternes Décrétâtes. O comment, lisant seulement un demy canon un petit, paragraphe, un seul notable de ces sacrosainctes Decretales, vous sentez en vos cœurs enflammée la fournaise d'amour divin; de charité envers vostre prochain, pourveu qu'il ne soit hereticque; contemnement asceuré de toutes choses fortuites et terrestres; eestatique élévation de vos espritz, voire jusques au troizieme ciel; contentement certain en toutes vos affections ! »
CHAPITRE LU
CONTINUATION DES MIRACLES ADVESUZ PAR LES DECRETALT.S
« Voicy, dist Panurge, qui dict d'orgues. Mais j'en croy le moins que je peuz. Car il me advint un jqur à Poictiers, chez
l'Escossoys docteur Decretalipotens d'en lire un chapitre : le Diable m'emporte si, à la lecture d'icelluy, je ne feuz tant constipé du ventre que par plus de quatre, voyre cinq jours je ne fiantay qu'une petite crotte. Sçavez vous quelle? Telle, je vous jure, que Catulle dict estre celles de Furius son voisin
En tout un an je ne chie dix crottes : Et, si des mains tu les brises et frottes, Ja n'en pourras ton doigt souiller de erres^ Car dures sont plus que febves et pierres.
— Ha, ha ! dist Homenaz, Inian, mon amy, vous, par ad-venture, estiez en estât de péché mortel. — Cestuy là, dist Panurge, est d'un aultre tonneau. — Un jour, dist frère Jan je m'estois à Seuillé torché le cul d'un feueillet d'unes mes-chantes Clémentines, les quelles Jean Guymard nostre recepveur avoit jecté on préau du cloistre : je me donne à tous les Diables si les rhagadies et haemorrutes ne m'en advin-drent si très horribles que le pauvre trou de mon clous bru-neau en fut tout dehinguandé. — Inian, dist Homenaz, ce feut évidente punition de Dieu, vengeant le péché qu'aviez faict incaguant ces sacres livres, les quelz deviez baiser et adorer, je diz d'adoration de latrie, ou de hyperdulie pour le moins. Le Panormitan n'en mentit jamais.
— Jan Chouart, dist Ponocrates, àMonspellier avoit achapté des moines de sainct Olary unes belles Decretales escriptes en beau et grand parchemin de Lamballe, pour en faire des Vélins pour battre l'or. Le malheur y feut si estrange que oneques pièce n'y fut frappée qui vint à profict. Toutes furent dilacerées et estrippées. — Punition, dist Homenas, et vengeance divine.
— Au Mans, dist Eudemon, François Cornu, apothecaire, avoit en cornetz emploicté unes Extravaguantes frippees; je desadvoue le Diable si tout ce qui dedans feut empacqueté ne feut sus l'instant empoisonné, pourry et guasté : encens, poyvre, gyrofle, cinnamone, safran, cire, espices, casse, reu-