CHAPITRE TROISIÈME

Les carnets de mon oncle


1

Dans tous les magasins de la rue commerçante, Mme Labielle avait distribué des affichettes avec, au-dessus des informations vestimentaires classiques, une photo de Nadège, bras croisés, regard décidé, bracelet serpent au poignet. Elle en collait une sur la porte de la boulangerie. Sans quitter le fond de son magasin, la boulangère se croyait tenue d’adresser un message d’espoir à ce qu’elle imaginait comme une cliente dans la détresse :

« Il est peut-être un peu tôt pour se faire du mauvais sang, madame Labielle ! Mon fils, le Pierrot, un jour, au fournil, il s’est engueulé avec son père et il est parti sans prévenir, avec trois francs six sous en poche et pas de slip de rechange. Deux semaines plus tard, il est revenu tout penaud, la queue entre les jambes, des excuses plein la bouche et qui lui dégoulinaient même par les trous de nez. Et regardez maintenant, pour la boulange, il est meilleur que son père. Les jeunes, il faut leur laisser faire leur poussée de fièvre. Ça ne mange pas de pain.

– Et s’il était pas revenu ?

– On aurait embauché un mitron. À la campagne, le pain quotidien ne peut pas dépendre des caprices d’un freluquet qui ne sait pas encore quel bout qui va d’vant. Il faut assurer, sinon c’est la révolution dans le carré de betteraves ! »

Mais Mme Labielle n’écoutait plus. Elle était déjà en train de scotcher une affichette sur le volet d’une maison abandonnée jouxtant la boulangerie. Une Mme Rouvaire de ses connaissances remontait la rue en traînant un cabas à roulettes.

« Alors, madame Labielle, il paraît que la Nadège, elle vous aurait fait des siennes ! cria-t-elle en s’arrêtant, moins pour souffler que pour venir aux nouvelles.

– Ah, ça, madame Rouvaire, Dieu seul le sait ! Puisque vous avez le corps dérangé, tenez-moi ce truc-là pendant je lui fous du collant !

– Vous savez ce que je pense, madame Labielle ? Je pense que votre Nadège, elle a suivi un matou. À cet âge-là, les filles, on les tient plus. Une fois qu’elles y ont goûté, elles tombent dans l’accoutumance. Il leur en faut toujours plus. Ça les rend comme folles. Vous vous souvenez bien de comment on était, nous, à cet âge-là ! Hein ?

– Nous, on se débrouillait sur place.

– On se débrouillait, on se débrouillait… Moi, je dirais plutôt qu’on se contentait. Bien obligées. Si c’était à refaire, je crois que j’irais voir ailleurs, dans les villes où y a du choix. Il faut être honnête, à Puffigny, pour les jeunes, y a rien.

– Dans la vie, on fait d’assez, même si y a rien. De toute façon, jusqu’ici, et tant qu’elle a pas fréquenté les petites putes, la Nadège, c’était une fille sérieuse. Elle aimait bien son travail à la supérette. Pour rien au monde elle aurait manqué une journée. C’est ça qui me fait dire qu’il lui est arrivé quelque chose.

– Qu’est-ce que vous voulez qu’il lui soit arrivé ? Puffigny, y a pas d’endroit plus sûr au monde !

– J’ai une intuition. Vous ne pouvez pas comprendre, vous, madame Rouvaire.

– Pourquoi je ne pourrais pas comprendre ?

– Je ne sais pas. J’ai l’intuition que vous ne pouvez pas comprendre.

– Ça nous fait beaucoup d’intuitions d’un coup, ça ! Par hasard, vous n’auriez pas l’intuition que je vais au pain ?

– On ne plaisante pas avec une mère qui vient de perdre son enfant.

– Si vous n’aviez pas passé votre temps à lui foutre sur la gueule, à votre Nadège, peut-être qu’elle n’aurait pas eu envie de suivre un matou !

– Je vous interdis de critiquer ma conception de l’éducation. Ça donne des bons résultats. La preuve, c’est que le Zouave, il est chef chez les flics. C’est pas du résultat, ça ? Moi je dis que c’est du résultat !

– Ben, voyons. Flic à Gournay ! C’est pas le quai des Orfèvres ! » laissa tomber Mme Rouvaire avec dédain.

Craignant les conséquences de ses paroles, car elle connaissait le caractère vindicatif de Mme Labielle, elle fila se mettre à l’abri dans la boulangerie, son cabas à roulettes sur les talons.

2

Myrtille Briochard habitait chez sa grand-mère dans une maisonnette à l’air penché au milieu d’un jardin exagérément fleuri. Depuis un moment, le gendarme Charlot frappait à la porte, des coups de plus en plus appuyés. La porte s’ouvrit enfin. Manifestement, Myrtille venait de sortir de son lit, en ne prenant que le temps d’enfiler un vague peignoir, qui bâillait presque autant qu’elle.

« Excusez, dit-elle, j’étais à poil…

– On vous réveille ? s’inquiéta Zouave Gambier, avec un indétectable soupçon d’hypocrisie.

– Quelle heure qu’il est ?

– Trois heures de l’après-midi, un peu passé.

– Alors, oui, vous me réveillez !

– Vous êtes bien Mlle Myrtille Briochard ?

– Il me semble bien. À cette heure-là, pour être sûre, il faudrait que je regarde mes papiers. Qu’est-ce que vous me voulez ?

– On voudrait vous parler de votre amie Nadège Forton. Ce ne sera pas long.

– Rentrez. Il faut que je me rallume la chaudière. »

Elle les précéda dans un couloir bref qui débouchait dans une salle à manger meublée en style Henri II, les invita à prendre des chaises et préleva une bouteille de bière dans un pack rangé au bas du frigo.

« Ça rince ce qui a été lessivé. On en était où déjà ?

– À Nadège Forton, dit Zouave Gambier.

– On a passé l’après-midi ensemble, avec Bouillanne Lassalle. Le soir, elle était avec nous à la fête. Et puis, on ne l’a plus revue.

– C’était vers quelle heure ?

– Personne n’était encore bourré. Donc, il était tôt. Mettons dix heures et demie. Elle était du côté des autos tamponneuses.

– Seule ?

– C’était la fête. Il y avait du monde partout.

– Vous n’avez pas vu quelqu’un lui adresser la parole ?

– Peut-être, je ne sais pas.

– Vous êtes de Puffigny. Vous connaissez tout le monde, mademoiselle. Si un inconnu ou une inconnue lui avait parlé, vous l’auriez remarqué. Ça vous aurait paru bizarre.

– Sans doute. Vous savez, à l’heure qu’il est, je ne suis pas encore vraiment opérationnelle. Les choses vont me revenir, mais ce n’est pas encore le moment. Je dois finir de prendre ma médication. L’effet n’est pas instantané.

– De la bière au saut du lit, ce n’est peut-être pas le meilleur moyen de se remettre debout.

– D’abord, il est trois heures de l’après-midi. On est déjà loin de l’apéritif de la mi-journée et encore loin de l’apéritif du soir. Ensuite, je n’ai pas d’ordre à recevoir des gendarmes. Ni de conseils. Moi, je me traite à la bière. C’est mon choix. Le café, c’est bon pour les vieux. Ma grand-mère, elle s’en avale deux grands bols tous les matins. À chaque fois avec six sucres et du lait concentré. Je ne sais pas si c’est beaucoup plus sain qu’une bonne chope de bière.

– Elle n’est pas là, votre grand-mère ?

– Elle est partie fleurir l’autel, à l’église. Une lubie de retraitée. C’est pas qu’elle croie en Dieu, mais elle n’a peut-être pas trouvé de meilleur moyen pour se débarrasser de ses fleurs. Ça l’occupe. Vous vous souvenez qu’elle a fait partie des victimes du curé ? »

Sur un meuble à napperons et à gondole à Venise, elle saisit une photo encadrée, représentant dans une ombre déprimée par la lumière d’un réverbère un curé en position accroupie.

« Il y a eu toute une histoire. Le curé, il venait chier sur le pas de porte des femmes seules. Vous n’avez pas entendu parler ? C’est Helnoute Ballo qui a pris la photo…

– Le détective local ?

– Oui, le fils maudit de la mère Bitrose… Il l’a photographié accroupi, en train de chier, là, juste devant la maison. C’était encore un peu la nuit, mais sur la photo on le reconnaît bien. Il est net. On peut pas se tromper.

– Il n’y a pas eu de suite, dit Zouave Gambier, qui n’avait jamais entendu parler de cette histoire.

– Un peu quand même. Il y avait une douzaine de victimes. Quand elles ont su que c’était le curé, toutes les femmes se sont mises en ordre de bataille et elles ont été chier sur le perron du presbytère. Et je vous jure qu’elles avaient bouffé ce qu’il fallait pour que ça soit bien. Le curé, il a compris la leçon. De ce jour-là, il s’est retenu. À Puffigny, ça se règle entre nous. »

Elle retourna la cannette pour montrer qu’elle l’avait purgée jusqu’à la dernière goutte.

« Voilà une affaire rondement menée, dit-elle. La gendarmerie pourrait en prendre de la graine. »

3

Dans un coin de la vitrine d’Helnoute Ballo il y avait une affichette signalant une « disparition inquiétante ». Sur la photo, j’ai reconnu la fille qui avait laissé traîner sa main sur la carrosserie de la Cadillac, le jour de mon arrivée à Puffigny. En fait, j’ai surtout reconnu le bracelet serpent.

« Entrez ! Entrez, monsieur Dump ! criait le détective. Entrez ! J’étais justement sur le point de venir vous voir ! »

Tout au fond de son local, il dansait devant un tableau noir où il avait inscrit à la craie des noms : Morot Jean-Claude / Froumi Albert / Bertomieu Luis / Bellèque Roguerse / Lambortin Eddy / Rosatti Daniel / Jacob Nicolas

« Vous avez du nouveau ? ai-je demandé.

– De l’ancien, essentiellement. Comme nous en étions convenus lors de notre précédente entrevue, j’ai dressé la liste de la plupart des vieux de Puffigny. Je les connais tous. D’autorité, je me suis permis d’éliminer quelques noms. Ceux qui n’ont jamais quitté le canton. Les agriculteurs. Les idiots. Le Jean-Claude Morot, vu qu’il est en chaise roulante depuis un accident de moissonneuse-batteuse quand il n’avait que treize ans.

– Évidemment, vous n’avez pas trouvé de Nadereau ?

– Nadereau, ça ne risquait pas. Il n’y a jamais eu de Nadereau à Puffigny. C’est donc un faux nom. Il s’agit de trouver qui se cache derrière. Voilà la question. That is the question, comme le disait notre maître à tous, Sherlock Holmes. J’y travaille. Il faudra du temps. C’est pas prouvé qu’on ait affaire à un vivant. Il est peut-être mort, votre Nadereau. Et enterré. Sous son vrai nom. Ça, c’est presque sûr. Quand ils meurent, les faussaires patronymiques ne détestent pas retrouver leur véritable identité. Par superstition. Parce qu’ils savent que, là-haut, il n’y a plus moyen de tricher. Le passeport est en règle ou il ne l’est pas. Le divin gabelou a toujours fait preuve d’une intransigeance diabolique. »

Il était très content de son exposé et se frottait le ventre, comme à la fin d’un bon repas.

« Après une étude minutieuse de chaque nom, reprit-il, j’ai retenu une petite dizaine d’individus qui, à un moment ou à un autre, ont vécu quelques années ailleurs qu’à Puffigny. Parfois, à l’étranger. Pour l’instant, je ne suis pas encore rentré dans les particularités du parcours extra-municipal des uns et des autres. Sauf pour l’ancien quincaillier, Albert Froumi. Dans sa jeunesse, il a travaillé en Suisse, dans une fabrique de ressorts pour les sommiers. Je ne pense pas que ce soit notre homme. À cause des dates. Les siennes remontent trop loin.

– Il y a sept ans, ce Nadereau était à Meublachard, dans l’Eure. Il y a sept ans, à Meublachard, et j’en ai la preuve, il a prononcé devant mon père le nom de Puffigny.

– Sept ans, je sais, je sais. On n’y est pas. On verra plus tard. Patience. Donc, il y a aussi un Luis Bertomieu. Il y a sept ou huit ans, il a suivi une femme en Seine-et-Marne. C’était une femme qui faisait les marchés, les foires, les quinzaines commerciales, je ne sais trop quoi. Elle était démonstratrice en essoreuses à salade ou un autre ustensile miraculeux. À vérifier. Le Luis Bertomieu, il en est revenu au bout de deux mois. Il n’a jamais pu se faire au climat de la Seine-et-Marne. Quand on y regarde bien, c’est pas très loin, hein, je veux dire : par rapport à la Suisse, par exemple, mais là-bas, en Seine-et-Marne, il était comme un étranger. Ici, il était amoureux de cette femme. Fou amoureux. La rage. Il était dévoré par le feu de la passion. Il passait son temps à taper de la patte. Et là-bas, ça ne s’explique pas, il n’arrivait plus à avoir envie d’elle. Il faut croire que le paysage ne lui plaisait pas. Ou que l’air était moins bon que par chez nous. Ou alors, que la nourriture ne convenait pas à son métabolisme. Pour le parfait amour, la nourriture, c’est primordial. Enfin, tout ça, c’est difficile à comprendre. Toujours est-il qu’il est revenu et que, faute de mieux, il n’a plus hésité à se mélanger avec la Virginie Tucson, une de Puffigny. Moins admirable au niveau du physique, mais qui était du pays et qui lui inspirait naturellement des concupiscences. Comme quoi, hein ?

– Ce ne pourrait pas être lui. À mon avis, Nadereau n’était pas un sentimental. Jamais il n’aurait suivi une femme par amour. Je l’imagine plutôt comme un homme froid, cynique, sans scrupules, incapable d’éprouver la moindre émotion un tant soit peu humaine. Une brute. Vous passerez à la maison du canal. Je vous montrerai les documents. Enfin, je n’ai pas grand-chose à vous montrer. Mais à partir de ce que j’ai, on arrive tout de même à se faire une idée du personnage. »

À mi-voix, Helnoute Ballo révisait ses listes en comptant sur ses doigts. À un moment, il m’indiqua qu’il avait placé en bonne position un certain Eddy Lambortin. Ce nom me disait quelque chose. Il me semblait l’avoir déjà entendu.

« C’est un rentier. Il collectionne les papillons, les boîtes de camembert, les cartes postales, les moustaches de chat. Il a déjà de la bouteille. C’est quelqu’un de très gentil. Et de très généreux. Il n’a jamais fait de mal à une mouche. Il a plusieurs fois quitté Puffigny dans la période où vous me dites que Nadereau se trouvait censément à Meublachard…

– Lambortin… C’est Mme Gromard qui a prononcé ce nom-là devant moi. Oui. Oui. Mme Gromard !

– Il n’y aurait rien d’étonnant ! Mme Gromard lui prodigue des soins, nous dirons “palliatifs”. Deux ou trois fois par mois. Cela dit, peut-être qu’il sait quelque chose au sujet de votre Nadereau. Lambortin, il parle à tout le monde. Et tout le monde lui parle. Il connaît les archives par cœur. C’est le seul de Puffigny qui a toujours été abonné à des tas de journaux. Une tête. De temps en temps, moins maintenant, il est invité à l’école pour raconter des choses historiques, avec les dates, les noms qui ne se retiennent pas facilement, les guerres, les discours des rois, des présidents. Même des empereurs. Je vous dis, il n’a peur de rien.

– Il a peut-être une idée sur l’identité de Nadereau.

– Il sait tout. Mais, ça, peut-être pas…

– Et si je demandais à Mme Gromard de me présenter à ce monsieur ? En passant par Mme Gromard, ça le mettrait en confiance, non ? Les personnes âgées ont peur des nouvelles têtes.

– En tout cas, ça vaut la peine d’essayer, me concéda le détective. L’Eddy Lambortin, il aime beaucoup raconter sa vie. Et pour vivre, il a vécu. Marié cinq fois. Cinq fois veuf. On peut dire qu’il a échappé à la monotonie. »

4

« Qu’est-ce que vous lui voulez, à Bouillanne ? dit la femme d’une voix épuisée.

– C’est ici qu’elle habite ? demanda Zouave Gambier. Nous avons besoin de lui parler. C’est pour un renseignement.

– Ici, c’est son adresse. Mais il y a deux ans qu’elle ne met plus les pieds à la maison que pour prendre une douche ou son courrier, passer un coup de téléphone ou aller aux toilettes. Elle vit dans la baraque de jardin.

– Vous êtes fâchée avec elle ?

– Absolument pas. Elle a seulement eu envie d’être indépendante. À cette heure-là, vous devriez la trouver. Ça m’étonnerait qu’elle soit déjà partie traîner avec ses copines. »

Ils se retournèrent dans un ordre hiérarchique, Gambier d’abord, les gendarmes ensuite, et, au bout d’une pelouse somptueuse, ils découvrirent une belle baraque de jardin, précédée par une belle table surmontée d’un beau parasol qui assurait leur part d’ombre à six belles chaises en matière plastique d’un bleu candide. Zouave Gambier envoya Charlot frapper à la porte, qui s’ouvrit en grand, avant que le gendarme eût fini de lever le bras pour accomplir la mission qui lui avait été confiée.

« Je vous attendais, dit Bouillanne. Vous venez pour Nadège.

– Votre amie Myrtille Briochard vous a prévenue ?

– Non. On s’est accrochées hier avec cette grosse vache de mère Labielle.

– Vous n’aimez pas Mme Labielle, dit Zouave Gambier, sans étonnement.

– Ça se sent tant que ça ? On s’installe où ? Je veux bien vous faire rentrer, mais je vous préviens, à l’intérieur c’est petit, il n’y a pas de fenêtre, et ça sent le fauve, vu que cette nuit, Myrtille et moi, on s’est un peu donné du dos, avec trois, quatre copains.

– Sous le parasol, ce sera très bien !

– Vous, je vous connais un peu. Vous êtes Zouave Gambier. Nadège nous a parlé de vous. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

– Rien de précis. Juste que vous nous donniez votre idée sur ce qui a pu arriver à Nadège Forton.

– Je ne voudrais pas faire ma langue de vipère, mais je vais vous dire une chose facile à vérifier. Nous, on a vu Nadège pour la dernière fois vers dix heures, dix heures et demie. Elle était à côté des autos tamponneuses.

– Seule ?

– À première vue, oui. Enfin, autour d’elle, il y avait des gens de Puffigny. Ce que je voudrais vous dire, c’est que la dernière personne qui a vu Nadège vivante, c’est cette grosse vache de Mme Labielle…

– Mademoiselle Lassalle, ne vous croyez pas obligée d’associer systématiquement le nom de Mme Labielle à celui d’un animal de boucherie, fit mine de s’indigner Zouave Gambier. Reprenez, s’il vous plaît…

– Donc, c’est cette grosse vache de Mme Labielle qui nous a dit que Nadège est revenue à la maison aux alentours de onze heures et demie. Après onze heures et demie, personne ne l’a plus vue nulle part. De là à se demander s’il ne lui est pas arrivé quelque chose dans ces heures-là, un peu avant, un peu après, il n’y a pas loin. Cette grosse vache de mère Labielle, elle la cognait, Nadège. Pour un oui, pour un non. Et elle lui piquait sa paie. Vous pouvez interroger Myrtille, elle vous le dira, que Nadège, on l’a vue plus d’une fois avec des marques. Une fois, elle a même essayé de l’étrangler. »

En rejetant la tête en arrière, elle fixa Gambier dans les yeux.

« Je vous apprends rien, d’ailleurs. Nadège nous a souvent parlé de vous. Je ne dis pas qu’elle vous considère comme son grand frère, mais ce qui est sûr et certain, c’est qu’elle vous voyait, en gros, comme sa seule famille. Cette grosse vache de mère Labielle, elle vous cognait aussi, vous, non ? Et pas qu’un peu ! D’accord, la question n’est pas là. Mais, bon…

– Il est très grave d’accuser quelqu’un comme vous le faites. Sans preuves. Juste parce que vous avez envie, je suppose, d’attirer des ennuis à une personne que vous n’aimez pas.

– Je n’ai rien dit de plus que ceci : la dernière personne qui a vu Nadège vivante, c’est sa marâtre ! Je n’ai rien dit d’autre. Vous en faites ce que vous voulez. »

Elle s’intéressa aux évolutions tapageuses d’un merle sur la pelouse, en y mettant une telle attention que Zouave Gambier eut l’impression qu’il n’existait plus aux yeux de la jeune fille. Et que le monde n’existait plus. Qu’il n’y avait plus qu’elle et cet oiseau qui sautillait dans l’herbe. Il posa sa main sur celle de Bouillanne.

« Nous avons des raisons de croire que Mme Labielle n’est pas la dernière personne à avoir vu votre amie vivante. Il est fort probable que Nadège se soit trouvée cette nuit-là du côté de la maison forestière de la Vierge-qui-branle ! »

Bouillanne avait pâli. Elle semblait stupéfaite, abasourdie, sous le coup d’un choc. Elle se mit à trembler.

« Il est trop tôt pour affirmer quoi que ce soit, continua Gambier, mais, je ne devrais pas vous le dire, nous sommes en possession d’éléments qui tendraient à nous laisser conjecturer la présence de Nadège Forton cette nuit-là dans le bois de la Châtre. Nous n’en sommes encore qu’au stade des hypothèses. Vous n’avez pas l’air bien, mademoiselle Lassalle…

– Si, si, ça va aller…, murmura Bouillanne en se mordant la lèvre.

– Qu’est-ce que vous pensez de ce que je viens de vous exposer ?

– Je ne peux rien dire. Tout de suite, comme ça, non, je ne peux rien dire.

– Faites un effort, mademoiselle Lassalle.

– Je ne vous parlerai que si Myrtille parle avec moi. »

Puis elle fut secouée par une crise de sanglots dont Zouave Gambier devina qu’elle s’était efforcée de les retenir depuis un long moment.

5

Arguant qu’il faut toujours battre le fer tant qu’il est chaud, le détective avait insisté pour revenir avec moi à la maison du canal. Il tenait à examiner les documents sans perdre une minute. Il était enthousiaste, mais en ne l’exprimant que dans les formes de ce genre de gravité un rien hautaine qui, dans son imaginaire assez romanesque, lui paraissait être le signe le plus probant du grand professionnalisme. Pour parer à toutes les éventualités, et peut-être parce qu’il trouvait gratifiant de se faire un peu de cinéma, il avait tenu à emporter un rétroprojecteur, qu’il positionna lui-même sur la table, face à un mur blanc qui ferait office d’écran. J’ai fermé les volets et tiré les doubles rideaux.

« Avant de se lancer dans les travaux pratiques, monsieur Dump, dit-il, je ne refuserais pas un verre de whisky. Si vous avez de l’irlandais, ce serait encore mieux. Mais comme la maison est le plus souvent occupée par des Hollandais, logiquement, déduction élémentaire, il devrait plutôt y avoir du genièvre.

– Personnellement, dis-je, je m’en tiendrai à un petit ballon de rouge. Ça ne vous tente pas, un petit ballon de rouge ?

– Monsieur Dump, ne confondons pas détective et prolétaire ! »

Toutefois, Gromard en avait prévu pour tous les goûts et pour toutes les occasions. C’est avec sérénité qu’Helnoute revint du placard à bouteilles et se versa un énorme verre d’irlandais qui, d’après l’étiquette, avait depuis longtemps passé l’âge de la puberté.

« Ce n’est un secret pour personne, monsieur Dump, le verre à la main ajoute de la crédibilité au détective. Comment me trouvez-vous ?

– Tout à fait vraisemblable.

– Il faut soigner la mise en scène, monsieur Dump. J’y veille, croyez-moi. Je suis un pointilleux. Un maniaque. Un obsédé de la perfection. Vous n’êtes pas sans vous en être rendu compte ! »

Avec des manières inspirées, il s’installa dans le meilleur fauteuil, puis, après m’avoir prié de lui dire tout ce que je savais, il s’enferma dans son for intérieur, le menton dans la poitrine, une main sur le front, l’autre crispée sur le verre d’alcool, les yeux fermés, m’abandonnant dans la pénible situation du conférencier qui ne sait pas par où commencer.

« Il y a sept ans…, me suis-je aventuré en m’interposant entre le rétroprojecteur et l’écran sur lequel apparaissait un plan et un fragment de carte d’état-major. Nous sommes un 24 avril, à trois heures du matin, dans un entrepôt situé sur la frontière luxembourgeoise, côté français. Sept hommes cagoulés, lourdement armés, prennent d’assaut le bâtiment. En fait, un mois plus tôt, ils avaient enterré des charges d’explosifs au pied du mur d’enceinte. Ils n’ont eu que le mal d’appuyer sur le bouton.

– Boum…, fit Helnoute, pour manifester qu’il était attentif.

– Un engin de travaux publics a terminé le travail, si je puis dire. Ici et ici, comme vous pouvez le voir sur le plan. Un deuxième engin s’est engouffré dans la brèche et, à pleine vitesse, est allé percuter le mur à l’arrière de l’entrepôt. Cinq hommes se sont introduits dans le bâtiment et ont ouvert le feu sur les agents de sécurité, dont trois militaires. Bilan : onze morts.

– Aïe ! tressaillit le détective.

– Comme vous dites, monsieur Ballo. Nous n’avons pas affaire à des gentlemen cambrioleurs. Ils n’ont fait ni dans la dentelle ni dans la pitié. Ensuite, en deux minutes et demie, ce qui est attesté par les enregistrements des caméras de surveillance, à coups de hache, ils ont éventré la caisse qui contenait un des tableaux les plus ignorés de toute l’histoire de l’art. Nous y reviendrons. Pour la suite de l’opération, nous ne possédons pas d’images de très bonne qualité. D’après ce qu’en ont rapporté les journaux, les choses ont dû se passer de la façon suivante : quand les hommes de ce commando ont pris la fuite, ils se sont retrouvés nez à nez avec trois militaires qui veillaient à l’extérieur du bâtiment et qui sont accourus au moment de l’explosion. Cinq des sept casseurs ont été tués. Ainsi que les trois militaires. Deux des malfrats ont réussi à s’échapper : mon père et le dénommé Nadereau…

– Le fameux Nadereau ! clama Helnoute Ballo en surgissant d’un bond de sa somnolence. Le voilà, le fameux Nadereau ! Je savais qu’on finirait par se retrouver, lui et moi ! En garde, Nadereau ! »

Il profita de cet aparté qui l’avait mis en mouvement pour se resservir une copieuse ration d’Irlande. Et il retomba dans le fauteuil.

« Dans la panique, mon père est parti de son côté. Nadereau est parti du sien. Ils se sont perdus dans la nature. Tout me laisse supposer que Nadereau s’est enfui avec la toile.

– Comment pouvez-vous en être sûr, monsieur Dump ?

– Il est évident que mon père n’a jamais détenu cette toile. Tout simplement parce qu’il a passé la dernière année de sa vie à rechercher Nadereau. Examinez un peu ces papiers. Il a tout noté. »

Après avoir glissé dans le rétroprojecteur une photographie de Nadereau, j’ai tendu à Helnoute Ballo une liasse de documents : deux cartes d’identité françaises, un passeport italien, un passeport grec, un permis de conduire allemand, un permis de conduire français. Marcel Boussier, Jean Duvillard, André Mirtaillon, Michel-Angelo Pasta, Manfred Spark…

« Cinq identités différentes. Cinq fois la même photo.

– Mais aucun papier au nom de Nadereau.

– Probablement qu’au moment du casse il les portait sur lui. Il a dû s’en débarrasser. Comme je vous l’ai dit, mon père avait une autre identité, une seule : Albert Pélican. C’était un homme assez prudent. À l’exception de José Houdret, alias Séraphin Mouillu, les autres complices ont opéré sans précautions particulières. La police les a identifiés très rapidement. »

Sur l’écran, j’ai fait apparaître une page de journal où étaient reproduites les photos des cinq malfrats qui avaient trouvé la mort dans le casse.

« Ceux-là ne présentent qu’un intérêt limité. On sait qu’ils ne se connaissaient que depuis quelques semaines, mettons un mois et demi, et qu’ils avaient été réunis à l’initiative de l’un d’eux qui faisait sans doute office de recruteur. Lequel ? Je l’ignore. Le point commun de ces cinq hommes : un passé de mercenaire, une réputation de brutalité, voire de sauvagerie, une aptitude à faire peu de cas de la vie humaine. »

Helnoute Ballo se tordait vers la droite, puis vers la gauche. Je croyais qu’il voulait commenter ce que je venais de lui dire. En fait, il ne se souvenait plus de quel côté du fauteuil il avait posé la bouteille de whisky.

« Mon père n’était pas comme eux, ai-je poursuivi pendant qu’il rembougeait son verre. Je ne l’ai jamais rencontré. Tout ce que je sais de lui, je le tiens de son frère, mon oncle Georges. Mais je sais qu’il menait une existence de retraité paisible. Il jouait aux courses, c’était son seul vice. Il est mort un an et demi après le vol du tableau. D’une crise cardiaque, d’après mon oncle Georges… À cette époque-là, je vivais en Suède. Mon oncle Georges a récupéré divers documents sur lesquels mon père avait travaillé pour retrouver la trace de ce tableau. Le nom de Nadereau apparaît un certain nombre de fois dans des carnets, sur des cartes. Dans les affaires personnelles que Nadereau avait laissées à Meublachard avant l’expédition sur la frontière luxembourgeoise, mon père avait aussi récupéré les faux passeports, les fausses cartes d’identité, les faux permis de conduire. Tout est là. Et c’est expliqué dans ce carnet. Les faits, les gestes, les adresses, les itinéraires, les réflexions, les hypothèses, les doutes. Tout.

– Monsieur Dump, m’autorisez-vous à me poser à haute voix une question qui me vient tout de suite spontanément à l’esprit ? Pourquoi parmi les cinq identités de Nadereau n’y en aurait-il pas une qui serait authentique ?

– La seule identité “authentique”, entre guillemets, que mon père a retenue, c’est celle de Nadereau. Il devait avoir ses raisons. Pendant plus d’un an, il a cherché quelqu’un qui s’appelait Nadereau. Pour préparer leur coup, ces hommes-là ont vécu ensemble pendant cinq semaines. En cinq semaines, il se dit des choses. Et il s’en devine. Mon père a noté les souvenirs de cette période au fur et à mesure qu’ils lui revenaient. Lisez ce carnet… Dans ce carnet, mon père écrit se souvenir que Nadereau lui avait confié – ou s’était vanté – avoir vécu à Annecy, à Laval, à Honfleur, dans la région de Limoges, je ne connais pas la liste par cœur, mais il y avait aussi Plougastel-Daoulas et Puffigny. Puffigny était le dernier nom de la liste.

– Puffigny, nous y voilà enfin », soupira le détective en fixant le verre d’alcool avec intensité, comme s’il interrogeait une boule de cristal.

J’ai déplié une carte sur laquelle il y avait un ensemble d’inscriptions, des dates, des points d’interrogation, des flèches, des noms de villes, de rues, des adresses, parfois soulignées au feutre bleu ou bien enfermées dans un cercle d’encre rouge.

« Après la mort de mon père, mon oncle Georges a repris les recherches à son compte. Cette carte établit tous les déplacements qu’il a effectués pendant environ cinq ans. Il avait une vocation d’archiviste. Regardez, il a conservé tous les billets de train, les factures d’hôtel, de restaurant, les noms des personnes qu’il a contactées. Belle collection, non ? Mon oncle a procédé avec une rigueur mathématique. Il s’est rendu dans toutes les villes où mon père avait estimé que le dénommé Nadereau aurait pu trouver refuge.

– Vous étiez au courant ? a chantonné Helnoute Ballo que l’alcool commençait à entamer.

– Absolument pas. Même s’il se déplaçait dans une voiture plutôt voyante, mon oncle était un homme discret. Secret, même. Je crois que cette histoire l’amusait, le distrayait, lui offrait des occasions de voyager, de changer d’air, de découvrir peut-être des villes qu’il ne connaissait pas. De temps en temps, quand je lui rendais visite, il me disait : “De telle date à telle date, ce n’est pas la peine de venir me voir, je serai à tel ou tel endroit.” Il ajoutait : “Que veux-tu, Julius, à mon âge, il faut que je bouge, que je voie du pays, que je rencontre des gens, je n’ai pas envie d’aller au club des anciens pour fabriquer des cache-pot en macramé, tu comprends…”

– Que… qu’est-ce qu’il avait contre les cache-pot en macramé ? bafouilla le détective. C’est de l’art, les cache-pot en macramé ! »

Ma remarque avait dû le froisser. Il boudait. Ou bien il avait trop bu.

« Ma cervelle est guettée par l’ankylose ! dit-il en bâillant à se démantibuler la mâchoire. Il semble que notre histoire traîne un peu en longueur. C’est trop d’un coup. À force de me concentrer sur le problème, j’ai la tête qui coince. Laissez-moi le temps de digérer cette énorme masse d’informations. Je vais y songer. Je vais l’analyser élément par élément, dans les règles de l’art. Si vous être libre, on pourrait faire le point dans un ou deux jours. »

Tout d’un coup, il présentait tous les symptômes du type qui sombre dans le coma. Il n’avait même plus la présence d’esprit de terminer son verre. Je lui ai demandé s’il se sentait bien. Il m’a répondu par des ronflements quasi sismiques. Il n’était pas près de revenir à la réalité. J’ai jeté un plaid sur lui, non sans lui souhaiter une bonne nuit.

6

Zouave Gambier supportait mal les gens en larmes et encore moins lorsqu’il s’agissait de jeunes filles. Elles avaient déjà beaucoup pleuré. Elles pleuraient encore, par sursauts imprévisibles, peut-être à l’évocation de certains souvenirs. Il ne savait pas comment aborder l’interrogatoire. Il se reprochait d’avoir voulu les entendre dans les locaux de la gendarmerie. Charlot et Auguste l’observaient avec crainte.

« Mesdemoiselles, commença-t-il sans mettre trop d’assurance dans sa voix, rien ne presse, nous avons tout le temps. Si vous ne vous sentez pas en état de parler aujourd’hui, il sera toujours assez tôt demain ou même la semaine prochaine. Je ne tiens pas à vous bousculer. Et puis, si c’est un secret, je comprendrais que vous ayez envie de le garder pour vous. C’est un secret ?

– Un secret, je ne sais pas, dit Bouillanne. Mais c’est quelque chose qu’on n’a pas dit. Et qu’on aurait peut-être dû dire avant.

– Il s’agit d’une situation, par exemple, où vous avez l’une et l’autre joué un rôle ? Peut-être aussi que ça concerne votre amie Nadège.

– Ça, pour Nadège, on ne peut pas en être sûres », murmura Bouillanne.

Gambier prenait son temps et des précautions, réfléchissait beaucoup avant de formuler une question.

« À part vous, Bouillanne, Myrtille et Nadège, il y a d’autres personnes dans ce secret, non ? Au moins une… Un homme ? Une femme ? Et cette personne, elle a fait quelque chose qu’elle n’aurait pas dû faire ?

– Je ne sais pas, souffla Myrtille, en essuyant ses larmes.

– Ça vous soulagerait de prononcer le nom de cette personne. Je ferai celui qui n’a rien entendu. Et si vous regrettez d’avoir prononcé ce nom, je vous promets de l’oublier. D’ailleurs, vous avez remarqué que nous ne prenons pas de notes. Si vous avez envie de prononcer ce nom, allez-y… »

Gênées, peut-être en état de choc, les jeunes filles se tordaient sur leurs chaises.

« Raconte, toi, dit Myrtille en se tournant vers Bouillanne. Tu racontes mieux que moi. »

Bouillanne inspira profondément, elle se frotta les yeux du bout des doigts, toussota.

« C’était il y a un mois ou deux. On allait dans le bois de la Châtre. Entre la route et la maison forestière. Dans ce coin-là, il y a des petites clairières, avec de la bonne herbe, une belle lumière. On se mettait à l’aise. On était bien. On venait presque tous les jours. L’après-midi. Des copains nous rejoignaient.

– Nadège vous accompagnait ? demanda Gambier.

– Parfois. Pas souvent. Elle travaillait à la supérette. Elle était moins libre que nous. Continue, Myrtille, moi, je ne peux plus, c’est trop dur…

– Je ne sais pas comment expliquer, moi. On était là. On attendait nos copains. On ne s’était pas vraiment déshabillées. Enfin, quand même un peu… On croyait que personne ne nous voyait. Peut-être que j’ai entendu un bruit, peut-être que j’ai vu quelque chose bouger dans les fougères, enfin, j’ai eu comme l’impression qu’il y avait quelqu’un pas loin. Je me suis levée, j’ai avancé jusqu’aux fougères et, là, je suis tombée sur un homme… Il prenait des photos de nous.

– On a eu peur…, sanglota Bouillanne en se cachant le visage dans les mains. On a crié. On a appelé au secours.

– Il ne s’est pas sauvé, continua Myrtille. Il était là, debout, à trois mètres de nous. Il faisait son gentil. Il nous a dit qu’il nous connaissait sous toutes les coutures, qu’il avait au moins deux cents photos de ce qu’on faisait avec les garçons.

– Il a même dit, précisa Bouillanne, que c’était plutôt des photos artistiques, mais qu’on voyait quand même bien tout.

– Oui, confirma Myrtille, il a dit qu’on voyait quand même bien tout. Nous, on ne comprenait pas tellement où il voulait en venir. On avait juste peur. Il nous a expliqué qu’il comptait les exposer en ville. Ou les envoyer à tout le monde par la poste.

– D’habitude, on n’a peur de rien et de personne. Mais, là, on a commencé à se sentir mal.

– Il nous a demandé si on voulait voir les photos. Il a dit qu’il n’était pas méchant, qu’on pourrait s’arranger.

– Et vous l’avez suivi jusqu’à la maison forestière…

– On était en panique, on ne pouvait pas faire autrement.

– Vous auriez pu prévenir la police.

– Quand on est de Puffigny, ça ne se fait pas. On n’y a pas pensé. Surtout, on n’était pas rassurées. On ne savait pas ce qu’il nous voulait. »

Gambier sentait que sa volonté l’abandonnait. Il songea qu’il était trop sensible et que ce n’était pas une qualité pour un gendarme. Il prit une chaise et s’installa près des filles. Il leur proposa un café ou un verre d’eau. Elles ne voulaient rien.

« Qu’est-ce qu’il a exigé de vous ?

– Moi, je n’ai pas envie d’en parler. Vas-y, Bouillanne !

– Ah, non, je ne peux pas !

– Il vous a fait subir des attouchements ? » suggéra Gambier en butant sur chaque mot.

Elles demeurèrent immobiles et silencieuses.

« Il vous a violées ? Toutes les deux ?

– Je suis fatiguée, gémit Bouillanne. Je veux rentrer chez moi.

– Moi, aussi, dit Myrtille.

– Comme vous voudrez. Charlot, vous reconduirez ces demoiselles à Puffigny. Nous reprendrons cette conversation un de ces prochains jours, à votre convenance, quand vous aurez repris des forces. Ça vous va ?

– Je ne sais pas si on a bien fait de dire ce qu’on a dit, on va peut-être le regretter, se lamentait Bouillanne, en se laissant submerger par l’émotion.

– Peut-être qu’il va essayer de se venger sur nous, ajouta Myrtille.

– Vous n’avez rien à craindre. La gendarmerie se charge de rapidement mettre cet individu hors d’état de nuire. L’affaire est grave. Vous êtes des victimes. Il faut vous défendre. Si les faits sont établis, je peux vous affirmer que le coupable sera châtié. Mais il faudra nous aider, mesdemoiselles. L’enquête a besoin de vous.

– Je ne sais pas, dit Myrtille, qui avait l’air de plus en plus égarée. C’est trop dur. C’est vraiment trop dur. »

7

Sous les regards anxieux de son secrétaire, le procureur, mains derrière le dos, corps penché en avant comme sous le poids d’une fatalité ou d’une malédiction, allait et venait dans ce bureau au luxe vieillot.

« Qu’est-ce qu’on fait ? répétait-il. J’étais trop optimiste. Je pensais arriver au terme de ma carrière sans avoir affaire avec les gens de Puffigny !

– Il s’agirait tout de même d’un double viol. Et, peut-être, pire encore !

– La population de Puffigny n’a pas bonne réputation. Avec eux, on n’est jamais sûr de rien. Vous vous souvenez de l’histoire de la femme coupée en morceaux par un magicien amateur devant quatre cents spectateurs rassemblés dans la salle paroissiale ? Quatre centaines de témoins ont soutenu obstinément qu’ils n’avaient aucun doute sur la bonne foi du magicien. L’enquête a fini par conclure à un accident. Le mécanisme de la boîte à découper se serait grippé. Quand on a examiné l’intérieur de la boîte, il n’y avait pas de mécanisme. Le magicien a reconnu l’avoir fait disparaître, parce que sa déontologie de magicien lui interdisait de révéler un de ses trucs, fût-ce pour coopérer avec la justice. Il n’y a rien eu à faire. Avec les gens de Puffigny, il n’y a jamais rien à faire. Le pire, c’est qu’on n’a jamais retrouvé les morceaux. Pauvre femme !

– C’est complètement fou, dit le secrétaire.

– Vous vous souvenez du juge Maurois ? continuait le procureur. Le juge Maurois était de Puffigny. Il a été nommé juge à Larcheville, où il est resté pendant plus de trente ans. Trente ans à Larcheville n’ont pas réussi à le civiliser. Ses jugements étaient des fantaisies, parfois des farces, tout cela avec le plus grand sérieux, la plus grande solennité. Ses jugements sont, d’ailleurs, étudiés à l’école de la magistrature, comme des exemples de ce qu’il ne faut surtout pas faire. Enfin, ce n’est plus d’actualité. Le juge Maurois coule une paisible retraite dans sa maison de famille, à Puffigny. Il n’a plus jamais donné de ses nouvelles. Peut-être bien qu’il est mort.

– Alors, pour cette histoire de viol ? »

Le procureur se tirait le lobe de l’oreille, comme toujours lorsqu’il se perdait dans des pensées qui l’ennuyaient.

« Puisqu’il le faut, soupira-t-il, agissons. À contrecœur, mais agissons. Mais préparons-nous à de bien mauvaises surprises. »

8

Après avoir ouvert les volets et tiré les doubles rideaux, j’ai posé la cafetière fumante sur la table et j’ai effleuré l’épaule d’Helnoute Ballo qui, dans un réflexe de défense, sans ouvrir les yeux, rejeta le plaid, en criant « Halte là ! Qui va là ? ».

« Avez-vous bien dormi, monsieur Ballo ? Le café est prêt. Petite tasse ? Grande tasse ? Bol ? Saladier ! Tonneau ! Baquet ! Vous allez bien ? Hier soir, vous vous êtes endormi tout d’un bloc ! J’ai cru que vous faisiez un malaise !

– Ne vous fiez pas aux apparences, monsieur Dump, marmonna le détective en se frictionnant les cheveux. En vérité, je ne dormais pas, je me concentrais sur notre affaire. Dans le feu de l’action, je me suis peut-être concentré un peu trop fort. C’est un des risques du métier. Pour ce qui est du café, d’accord pour un fond de bol. Il est fort, j’espère. Pour en revenir aux choses sérieuses, je crois qu’on a bien avancé hier soir, monsieur Dump ! Maintenant, dans mon esprit les choses sont limpides. Comme convenu, je vais prendre connaissance des documents que vous voudrez bien me confier. Si tout va bien et si la chance est avec nous, la lumière se fera très rapidement. Je le sens. Quand je sens une affaire, je la sens. »

Le nez dans son bol de café, il peinait un peu à retrouver un semblant de dignité, mais il paraissait en état de comprendre ce que son ivresse de la veille m’avait empêché de lui exposer.

« Il y a un point que les circonstances ne nous ont pas permis d’aborder hier soir. Je peux ?

– J’écoute, dit-il avec une moue de dégoût.

– Le tableau volé est invendable. Absolument invendable. Pourquoi des brutes épaisses, des tueurs sanguinaires, quasiment des barbares, voleraient-ils une œuvre dont ils ne pourront jamais rien faire, pas même en tirer un centime de profit, et dont, ignares comme ils étaient, ils n’auraient jamais pu soupçonner l’existence avant qu’on leur demande de la voler ? L’opération a été commanditée. Par qui ? Mystère !

– Et boule de gomme !

– Comment ?

– Je disais : et boule de gomme ! C’est ce qu’on doit dire quand on entend le mot “mystère”. Si vous voulez, c’est une repartie destinée à instaurer un climat de complicité. Un peu comme si on se trouvait entre initiés. Dans le monde fermé des détectives, c’est un trait d’humour assez fréquent. Mystère ! Et boule de gomme ! »

À cet infime détail, j’ai compris qu’il était redevenu lui-même.

« Je vous parlais du commanditaire, monsieur Ballo. Ce ne peut être qu’un homme très riche, très puissant, et qui a ses entrées dans tous les milieux, y compris le milieu des malfrats. Probablement un collectionneur. Il est capable de dépenser sans compter pour satisfaire ses caprices. À mon avis, c’est lui qui a planifié l’opération. Les autres ne sont que des exécutants. Il détenait des informations extrêmement précises. Il savait que le tableau voyagerait discrètement, mais sous bonne escorte. Il savait qu’il y aurait une étape sur la frontière luxembourgeoise. Il connaissait les dates de transfert du tableau. Il savait qu’une quinzaine d’hommes en armes étaient mobilisés pour veiller toute la nuit sur…

– Je vous coupe, monsieur Dump ! Pourquoi me racontez-vous tout ça ?

– Parce que ça peut vous aider à mieux comprendre l’affaire. Ledit Nadereau n’avait aucune idée de la valeur du tableau. Il n’a eu que le souci de sauver sa peau. Comme mon père. Rien n’interdit de penser qu’il a jeté le butin à l’égout. Ou qu’il l’a brûlé. De toute façon, il ne pouvait rien en faire. Il ne serait pas impossible que le commanditaire ait lancé des sbires aux trousses de Nadereau. À partir d’un certain niveau, les collectionneurs sont des malades mentaux. Des monomaniaques. Ils ne supportent pas la frustration. Ils sont prêts à faire n’importe quoi pour parvenir à leurs fins. La preuve, c’est que, si mes comptes sont justes, celui-là n’a pas hésité à sacrifier dix-neuf vies pour s’emparer de ce qui n’est, finalement, qu’une vieille croûte. Vous me suivez ? »

Il me suivait, plutôt avec circonspection. Il hochait la tête pour me signifier qu’il était d’accord, assez pour respecter ma liberté d’expression, mais pas assez pour approuver mon raisonnement.

« J’ai une stratégie, monsieur Dump. Pour la bonne conduite de l’enquête, permettez-moi de ne pas en dire plus. Mais sachez que je n’ai pas l’intention de mélanger les torchons et les serviettes, les draps du dessus et les draps du dessous, les portes ouvertes et les portes fermées. Bref, les commanditaires et les exécutants. Chaque chose en son temps. D’abord, Nadereau. Ensuite, on verra pour le commanditaire. Vous me donnez raison, j’espère ? »

C’était lui le détective diplômé. Je ne pouvais que lui donner raison et le laisser conduire son enquête comme il l’entendait.

9

Mme Gromard n’avait fait aucune difficulté pour me présenter à M. Eddy Lambortin. Ce dernier vivait dans la campagne, à vingt minutes de voiture de Puffigny, entre une rivière aux détours aléatoires et un bosquet confiné au milieu des démesures céréalières et qu’on appelait, par emphase lexicale, « la forêt ».

« M. Lambortin a facilement accepté de me recevoir ?

– Je lui ai dit que vous étiez écrivain, dit-elle en négociant avec tact un des seuls virages dignes de ce nom dans cette contrée à lignes droites.

– Écrivain, ça a suffi pour le convaincre ?

– Bien sûr que non, qu’est-ce que vous croyez ! s’exclama-t-elle en éclatant de rire. Je lui ai promis un supplément d’âme. Gratuitement. Je dirais même “gracieusement”. M. Lambortin a opté pour deux totales mensuelles. Et divers soins de surface tous les vendredis. Aujourd’hui, c’est la bonification qui revient aux fidèles et aux habitués.

– Vous avez beaucoup de clients ?

– Ce ne sont pas des clients, pas même des patients, mais des bien-aimés. Ce ne sont pas tous de vénérables vieillards. Il y a même des jeunes gens un peu timides ou pas très bien équipés, si vous voyez ce que je veux dire. Tout le monde a droit au plaisir. Les beaux, les pas beaux, les gros, les pas gros, les jeunots, les vieux, les riches, les pauvres, les vertueux, les vicieux. Il y a un salaire minimum, il devrait y avoir une jouissance minimum. Sinon, à quoi ça servirait d’être né ? Certains, M. Lambortin en fait partie, je les accompagne en douceur vers la mort. Ils ne se font pas d’illusions sur leur avenir, mais ils se disent que le présent a encore du bon. C’est ici… »

Appuyé sur une canne, une main dans la poche, un large sourire aux lèvres, M. Lambortin nous attendait sur le pas de la porte. C’était un vieillard frêle, très droit, au regard malicieux. Mme Gromard récupéra sa valisette sur le siège arrière de la voiture.

« Pile à l’heure, madame Gromard ! lança Eddy Lambortin. Personnellement, je suis patient, je pourrais attendre, mais j’en connais un à l’entresol qui s’énerve facilement. Si on ne lui donne pas sa pâtée à l’heure, il se renfrogne, il boude, il n’est pas content-content. Monsieur Dump ? Vous êtes l’écrivain ? Ça m’aurait plu d’être écrivain. Pas pour écrire des livres. Mais pour conquérir le cœur des femmes. Un écrivain, ça présente bien. “Qu’est-ce que vous faites dans la vie, monsieur ? – Madame, je suis écrivain, pour vous servir !”

– On y va, monsieur Lambortin ? proposa Mme Gromard avec une douce fermeté.

– Vous avez prévu une commodité ludique, madame Gromard ? s’enquit le vieillard.

– Surprise ! »

Je leur ai emboîté le pas jusqu’à un salon qui tenait à la fois du musée, de la galerie marchande et du capharnaüm. Le maître de maison y exposait ou plutôt y avait entassé des collections et des collections de collections, des assiettes, des boîtes d’insectes, des miniatures, des timbres, des affiches, des chapeaux, des chaussures, des photographies, nombreuses.

« Pendant que je passe mon entretien de débauche avec ma responsable des ressources humaines, prenez votre temps pour batifoler dans mon musée. Je ne sais pas si vous y trouverez votre bonheur, mais il me semble qu’il y a de quoi assouvir bien des curiosités. Madame Gromard, je suis à vous. À tout de suite, monsieur Dump ! »

Et il passa dans la pièce voisine, où Mme Gromard l’avait précédé. Presque aussitôt, les cris de M. Lambortin et les râles de Mme Gromard bonifièrent l’atmosphère assez poussiéreuse du salon, dont je me faisais, de mon côté, un plaisir plus placide de visiter les trésors.

Manifestement, Eddy Lambortin n’avait pas des goûts sélectifs. Ce n’était pas non plus un amateur d’art très éclairé. Tout lui était bon. Il avait accumulé des milliers d’objets, la plupart sans valeur. Des moulins à café, des boîtes d’allumettes, des magazines, des calendriers, des pots à tabac, des pipes en terre. Dans ce foutoir, j’ai découvert la photo d’un type dont le visage carré, à la mâchoire énorme, au front de taureau baudelairien, ne m’était pas tout à fait inconnu. Examinant cette photo à la lumière de la fenêtre, mon impression première, sans être confirmée, en fut consolidée. Le silence était revenu dans la pièce voisine. Eddy Lambortin réapparut, toujours sur sa canne. Derrière lui, de l’eau coulait dans un lavabo et j’ai cru percevoir des bruits de vaisselle qu’on lave.

« C’est un régime plus énergique que les antidépresseurs. Je ne sais pas si Mme Gromard est une sainte, mais je peux dire qu’elle est ma providence. Vous avez entendu, monsieur Dump ?

– Honnêtement, je… je n’ai pas fait attention…, ai-je bredouillé avec une pudique duplicité.

– Elle sait comment tirer le meilleur de mon organisme ! C’est prodigieux ! Si elle n’était pas là, je suis sûr que je vivrais encore, mais comme un mort, sans réaction, sans émotion et, surtout, sans la belle image, la splendide image de la femme aux trois quarts nue. Que voulez-vous, j’ai des appétits d’esthète ! Dans la vie, j’aime tout, j’ai tout aimé, tout ce que vous voyez dans cette maison le prouve, mais ce que j’aime le plus, c’est le corps de la femme. Vous n’êtes pas comme ça, vous ?

– Je crois que si. J’aime bien.

– Soyons sérieux, monsieur Dump ! On n’aime pas “bien”. On aime ou on n’aime pas. Il n’y a pas de demi-mesure. À mon âge, j’essaie d’en profiter au mieux. Parce que ça ne va pas durer. Vous voyez, monsieur Dump, je n’ai pas peur de mourir. La seule chose qui m’est pénible quand je pense à ma mort, c’est qu’après, pendant des milliards et des milliards de milliards d’années et de siècles, je n’aurai plus une seule occasion de caresser, d’embrasser, de déguster un derrière comme celui de Mme Gromard. Il n’y a pas que le derrière, bien entendu. Je ne suis pas en train de vous dire que je fais une fixation. J’aime le derrière, mais j’aime tout le reste. C’est à ces prodiges de la nature que je dois les plus beaux souvenirs de ma vie.

– Et les plus beaux moments de votre présent, monsieur Lambortin ! badina Mme Gromard, qui sortait de la chambre.

– Cela allait sans le dire, chère amie ! Merci. C’était très bien. Comme toujours. »

Je tenais encore la photo à la main. Elle me brûlait un peu des doigts.

« Vous connaissez l’homme qui est sur cette photo ? ai-je demandé.

– C’est Froucandot. Pourquoi me demandez-vous ça ?

– C’est un visage qui me rappelle quelqu’un.

– C’est moins un visage qu’une gueule. Une sale gueule, même.

– Où peut-on le rencontrer, ce Froucandot ?

– Au cimetière, pardi ! Et depuis le temps qu’il y a pris ses quartiers, il doit être encore moins beau à voir que sur la photo. »

Il me jeta un coup d’œil amusé. En femme ordonnée, Mme Gromard était allée ranger sa valisette dans la voiture. Elle en revenait en roulant les hanches, et détendue comme une ouvrière contente de son travail. Eddy Lambortin me pressa l’avant-bras.

« Vous devez vous demander pourquoi sa photo est exposée ici alors que je ne manifeste aucune sympathie pour ce triste individu ? C’est tout bête. Quand le photographe de Puffigny a fermé sa boutique, j’ai racheté toutes ses archives. Tous ceux qui ont vécu dans le coin depuis après la guerre ont été photographiés, à l’occasion des mariages, des enterrements, des baptêmes, des communions, parfois des fêtes de famille, fêtes des écoles, fêtes patronale, j’en passe. J’en ai des caisses dans mes réserves. J’en ai tiré une douzaine au sort pour les installer dans cette pièce. C’est tombé sur Froucandot. Ç’aurait pu être n’importe qui d’autre. Pourquoi vous intéressez-vous à ce Froucandot, monsieur Dump ?

– Je vous l’ai dit, il me rappelle quelqu’un. Vous l’avez connu, vous ?

– Pas très bien. Ce que je sais de lui, c’est qu’il a vécu pendant des années, pendant des décennies, même, on ne sait trop où et on ne sait trop de quoi. Il revenait à Puffigny de temps en temps. Tous les deux ou trois ans. Ses parents possédaient une maison dans la rue de la Boucherie. Il y passait quelques jours. Jamais longtemps. Et il repartait. Il y a six ou sept ans, il s’est installé très discrètement dans la maison de ses parents, qui étaient morts peu de temps avant. On ne le voyait pas dans le village. Il ne sortait que la nuit. C’était aussi bien, parce que personne ne l’aimait vraiment.

– Je me suis laissé dire qu’il terrorisait les gens, se laissa aller à dire Mme Gromard. Il paraît qu’il aurait fait de la prison. Mais on en dit tellement.

– Il est mort comment ? ai-je demandé.

– Il se serait pendu. Mais il y en a qui ont dit qu’avant d’être pendu il aurait été étranglé. La police a essayé d’en savoir plus. Mais à Puffigny, ce n’est pas qu’on n’aime pas la police, c’est qu’on trouve qu’elle a un peu trop la manie de déranger l’ordre naturel des choses. Froucandot n’avait plus de famille. Personne ne l’aimait. Il est mort. Il a été enterré. Et puis, voilà. Vous comprenez ? »

Je comprenais surtout que si ce Froucandot avait été étranglé il y avait dans le bourg un assassin qui vivait sa petite vie sans être inquiété.

« C’est vrai qu’à Puffigny on n’aime pas trop se la compliquer ! » exhalait Mme Gromard, paupières closes.

Eddy Lambortin accepta de me prêter la photo pour un jour ou deux, le temps que je procède à quelques vérifications, lui avais-je expliqué.

« Un ou deux jours seulement, monsieur Dump, pas plus, et vous me la ramenez. Promis ? Froucandot m’est indifférent. Toutefois, je tiens à la photo. Parce qu’elle fait partie d’un ensemble. Dans un musée qui a des prétentions d’exhaustivité, il ne doit jamais manquer une pièce. Pas même un grain de poussière.

– Il habitait rue de la Boucherie, vous m’avez dit…

– Au numéro 9 ! Enfin, le numéro est plus neuf que la masure. Les parents n’entretenaient pas tellement. Et lui, il avait l’air de s’en fiche. »

Rentré assez excité à la maison du canal, avec la quasi-certitude que le hasard m’avait fourni une indication d’un intérêt certain, j’ai disposé l’une près de l’autre sur la glace du rétroprojecteur la photo de Froucandot et la photo d’identité d’un faux passeport ayant appartenu à Nadereau. Le doute n’était plus permis.

 

 

 

 

(Fin du chapitre troisième)