CHAPITRE QUATRIÈME

Une journée chez l’homme à l’écharpe tricolore


1

À la fenêtre de la maison forestière, Farruque ne comprenait pas la raison d’un tel déploiement de gendarmes. Autour du chêne de la Vierge-qui-branle, il y avait une demi-douzaine de véhicules, des hommes en armes, un chien. Zouave Gambier traversait la clairière, tout en distribuant des ordres. Farruque se précipita à la rencontre du gendarme.

« Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? cria-t-il. Vous faites des manœuvres ?

– Nous sommes là pour vous, monsieur Farruque, l’informa Gambier en lui présentant un papier.

– Une perquisition ? En quel honneur ? Je n’ai rien à cacher !

– C’est ce qu’on va vérifier.

– Vous pouvez y aller. Vous pouvez tout retourner. Y a rien », dit Farruque, qui avait l’air de tomber des nues.

Sur un signe de Zouave Gambier, les gendarmes pénétrèrent dans la maison. Gambier poussait Farruque à l’intérieur, sans la moindre brutalité. Les gendarmes s’étaient mis à fouiller, ouvrant les placards, les tiroirs, examinant le four de la cuisinière, le réfrigérateur, le coffre de la pendule à balancier.

« Il faudra aussi penser à sonder le tas de bois, dehors. Il y a un puits ?

– Il y en a eu un. Il a été rebouché, dit Farruque d’une voix blanche. Il était déjà bouché quand j’ai emménagé dans la maison. Franchement, je ne sais pas ce que vous me voulez. Si vous me disiez ce que vous cherchez, peut-être que je pourrais vous aider. »

L’ancien des Ponts et Chaussées se laissa tomber sur une chaise. Il était essoufflé. Ses mains tremblaient légèrement. Mais il cherchait encore à faire bonne figure, ce qui devait lui coûter un effort considérable.

« Monsieur Farruque, est-ce que les noms de Nadège Forton, Bouillanne Lassalle et Myrtille Briochard vous disent quelque chose ?

– Ce sont des gamines de Puffigny.

– Vous les connaissez ?

– Pas spécialement. Je les connais comme on connaît tout le monde.

– Pas un tout petit peu mieux que tout le monde ?

– Qu’est-ce que vous voulez dire ?

– C’est à vous de me le dire. Moi, pour l’instant, je ne connais encore rien de votre vie personnelle ou de votre carnet d’adresses. J’aimerais en savoir un peu plus.

– Et moi, j’aimerais bien savoir ce qu’on me reproche !

– Là, tout de suite, à l’instant, on ne vous reproche encore rien.

– De toute façon, ils ne trouveront rien, grogna Farruque en jetant un regard méchant en direction des gendarmes qui s’agitaient dans la pièce et procédaient sans délicatesse.

– Personne ne sait exactement de quoi l’avenir sera fait, monsieur Farruque ! Pour être sûr qu’il n’y a rien à trouver, il faut commencer par le chercher.

– Ils ne trouveront rien, parce qu’il n’y a rien à trouver !

– Vous parlez avec l’assurance d’un homme qui aurait pris ses précautions… » insinua Gambier avec un soupçon de perfidie.

Farruque fit l’homme qui ne craint pas que le ciel lui tombe sur la tête. Il croisa ses mains sur son ventre et prit un air détendu, allant même jusqu’à siffloter en balançant la tête avec lenteur à droite et à gauche.

« Chef ! Chef ! Il y a quelque chose de bizarre par ici, sous le paneton où il range ses cuillères et ses fourchettes ! »

Avec la solennité d’un prêtre soulevant le calice à la hauteur de ses sourcils, un des gendarmes brandissait une petite culotte en dentelle, en la pinçant de l’extrême bout des doigts, avec d’infinies précautions.

« C’est pas à moi, ça ! affirma Farruque.

– Je m’en doute. À l’œil, on voit tout de suite que ce n’est pas votre taille, susurra Gambier en clignant des yeux, sans s’embarrasser de subtilité. Monsieur Farruque, pourriez-vous identifier ce qui me paraît être une pièce de lingerie féminine ? En d’autres termes, à qui appartiennent ces dessous ?

– Je n’en sais rien. Je n’ai jamais vu ça !

– Vous n’avez jamais acheté une petite culotte ?

– Jamais ! Jamais ! Pour qui me prenez-vous ?

– Si vous n’en avez jamais acheté, comment expliquez-vous qu’on en trouve une dans le tiroir de votre cuisine ?

– Comment voulez-vous que je le sache ? Je suis le premier surpris ! »

À l’étage, trois gendarmes menaient un raffut de cinq cents diables, ce qui semblait beaucoup plaire à Zouave Gambier. Il se sentait en verve. La découverte de la petite culotte avait stimulé sa tendance aux exercices de déduction. Il se campa devant Farruque et lui débita le genre de discours qu’on n’oserait plus tenir, même dans les plus médiocres des séries télévisées.

« Monsieur Farruque, vous aimez faire le ménage. Votre maison est bien tenue. C’est propre. C’est bien rangé. Ça sent bon. Vous nettoyez les placards. Il n’y a pas une trace de poussière nulle part. C’est net. Bravo. Vous nettoyez aussi les tiroirs et le fond des tiroirs. Un maniaque de l’ordre comme vous n’abandonne rien à la négligence. Tenez, je suis sûr que sous votre lit il n’y a pas un seul mouton. Et pas de traces jaunes sur la faïence des toilettes. Vrai ou faux ?

– Je fais de mon mieux, c’est pas un délit !

– Vous faites le ménage avec beaucoup de minutie, mais vous laissez traîner une petite culotte en dentelle dans le tiroir de la cuisine. Un oubli, peut-être ? Une seconde d’inattention ? Un instant de distraction ? Une étourderie ? On ne pense pas à tout ! En tout cas, cette petite culotte n’est pas venue ici toute seule ! Un jour, vous l’avez cachée ! Puis, ça vous est sorti de l’esprit ! Ce sont des choses qui arrivent !

– Puisque je vous dis que je n’ai rien à voir avec cette petite culotte ! Je ne sais pas ce qu’elle fait là !

– Quand avez-vous nettoyé et rangé ce tiroir pour la dernière fois, monsieur Farruque ?

– J’ai fait le ménage à fond, il y a une dizaine de jours !

– Par conséquent, on est en mesure de penser que la présence de cette petite culotte dans le tiroir est assez récente. Selon toute vraisemblance, qu’elle ne remonte pas à plus de dix jours. Ce n’est pas une petite culotte qui a été oubliée là il y a trois ou quatre ans ! Je ne conteste pas que vous ne soyez pour rien dans cette histoire, mais, voilà, le tiroir vous appartient, et tout ce qu’il contient est à vous, les cuillères, les fourchettes, les couteaux, les tire-bouchons, le décapsuleur, la râpe à fromage, le papier alu, les cure-dents… Je me refuse à tirer des conclusions hâtives, mais, vu que tout dans ce tiroir vous appartient, la logique statistique voudrait que cette petite culotte soit également à vous. Notez bien, il n’y aurait pas de honte ! Il est tout à fait légal de posséder autant de petites culottes qu’on en a envie ! Nous sommes en république, donc libres de cultiver nos préférences. Du moment que ça ne fait de tort à personne…

– Vous délirez ! Vous ne faites pas honneur à la gendarmerie ! C’est un homme qui a fait toute sa carrière dans les Ponts et Chaussées qui vous le dit !

– Monsieur Farruque, je ne vous demande pas l’impossible ! Dites-moi comment cette petite culotte s’est retrouvée, je dirais “cachée”, sous une certaine quantité de cuillères et de fourchettes ! Ensuite, on n’en parlera plus ! »

Farruque n’eut pas le temps de répondre, les gendarmes qui perquisitionnaient l’étage annonçaient en criant dans l’escalier qu’il y avait du nouveau et « peut-être de l’intéressant ». Gambier bouscula Farruque et lui enjoignit de l’accompagner à l’étage. Farruque obtempéra avec mauvaise volonté, en jurant entre ses dents.

En haut, sa chambre avait été dévastée par une catastrophe pas tellement naturelle. Le matelas était sur le sol, le sommier campé contre un mur, les portes de l’armoire ouvertes en grand, les draps entassés en vrac sur le plancher. Un gendarme montrait une robe dans les tons turquoise, roulée en boule parmi une pile renversée de serviettes-éponges.

« Qu’est-ce que vous dites de ça, monsieur Farruque ?

– Je ne comprends pas.

– Chef, vous vous souvenez, s’avança le gendarme Charlot, que Mme Labielle nous a dit que le soir de la fête Nadège portait une robe dans les tons turquoise…

– Je ne comprends pas. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas, répétait Farruque, brusquement accablé.

– Ne vous inquiétez pas, monsieur Farruque, le rassura Gambier, on essaiera de comprendre pour vous.

– Chef, dit le gendarme Auguste. Si on y regarde de près, j’ai bien l’impression que ça, ça et ça, ce sont des taches de sang.

– J’ai la même impression. C’est du sang, dit le gendarme Charlot, qui ne voulait pas être en reste. C’est du sang humain. À coup sûr. »

Gambier se rapprocha de Farruque et lui demanda s’il n’y aurait pas autre chose à découvrir, des objets ayant appartenu à Nadège Forton, par exemple un bracelet serpent ou des anneaux d’oreilles.

« Vous la connaissiez bien, Nadège Forton, monsieur Farruque !

– Je la connaissais surtout de la supérette ! Je fais mes commissions. Il n’y a rien d’extraordinaire là-dedans. C’est la vie de tous les jours.

– Un détail, en passant. Le soir de la fête, elle portait des chaussures rouges. Vous l’aviez remarqué ? »

Farruque paraissait déstabilisé. Il vacillait et dut s’appuyer contre le mur.

– Vous l’aviez remarqué ou pas ?

– Pour les chaussures, je n’en sais rien. Pour la robe, peut-être que je me souviens qu’elle en portait une dans le genre de celle-là. Mais pas celle-là. Parce que, celle-là, c’est pas possible ! Parce que ça ne peut pas être possible ! Je n’ai rien à voir dans tout ça ! Pourquoi vous venez m’emmerder avec des conneries pareilles, merde !

– Monsieur Farruque, Nadège Forton a disparu. Je ne suis pas certain de vous l’apprendre…

– Elle a disparu. Oui. Et puis ? En quoi ça me concerne ?

– On en serait presque à se demander si vous ne seriez pas pour quelque chose dans la disparition de cette jeune fille ! Attention, ce n’est pas vous en particulier, monsieur Farruque ! On soupçonne des tas de gens qui étaient en contact avec cette jeune fille ! Jusqu’à preuve du contraire, vous n’êtes pas suspect. Du moins, pas plus que n’importe qui. Si le sang qui tache cette robe est celui de Mlle Forton, si la petite culotte lui appartient vraiment, on verra à en tirer les leçons qui s’imposent. On a le temps. On n’en est qu’au début. On va aussi approfondir la perquisition.

– Je suis innocent. Je jure que je suis innocent. Vous devez me croire.

– Mais je vous crois, monsieur Farruque. Je souhaite de tout mon cœur que l’enquête établisse votre innocence. Je n’ai aucun intérêt à ce que vous soyez coupable. Et je n’en ai aucun à ce que vous ne le soyez pas. Ce n’est pas mon problème. Ce qui me semble important, c’est juste de découvrir ce qu’est devenue cette jeune fille.

– La seule vérité, c’est que je suis innocent. »

Le gendarme Charlot s’approchait en faisant sonner une paire de menottes. Gambier se donna un peu de mal pour expliquer à Farruque qu’il ne fallait pas interpréter les menottes comme les accessoires de la culpabilité, mais seulement comme une contrainte stipulée par le règlement, rien de plus. Il cita quelques flamboyants innocents de l’histoire de France qui avaient été traités de la même façon.

« Vos poignets, monsieur Farruque », dit le gendarme Auguste.

Découragé et incrédule, Farruque se laissa emmener sans résistance. Il n’avait même pas envie de clamer son innocence.

2

Juste avant d’arriver devant la maison du maire, il m’a semblé apercevoir par un porche ouvert sur une cour pavée plusieurs enfants et, dans un renfoncement, la silhouette immobile d’un homme en costume marron. Au bout d’une route privée qui ondulait entre les arbres, les buissons, les bassins et les fontaines d’un parc, la demeure d’une somptuosité désuète développait un assemblage de constructions disparates, imbriquées les unes dans les autres et disposées comme si les architectes avaient voulu prévenir toute possibilité, même fortuite, de symétrie ou d’ordre et de logique. Le maire s’était équipé le nombril d’une cocarde beaucoup plus voyante que celle qu’il portait lors de ses ostensions urbaines.

« Enfin, notre écrivain ! Comment allez-vous, cher ami ? Votre œuvre avance-t-elle ? Doucement, je suppose. Mais comme je dis toujours : doucement, mais sûrement. Nous sommes installés au jardin. Il fait trop beau pour croupir à l’intérieur des maisons, n’est-ce pas ? Il faut profiter du soleil. C’est bon pour la peau. »

Il me pilota à travers une suite difficilement calculable de pièces de dimensions variées, certaines vastes comme des halls, d’autres étriquées comme des couloirs, d’autres encore toutes en courbes. La dernière, qui évoquait un peu une grotte en rocailles, débouchait sur un jardin où on avait dressé une table qui pliait sous les opulences alimentaires. Une dizaine de personnes endimanchées à outrance, parmi lesquelles je reconnus Eddy Lambortin, nous accueillirent avec un bourdonnement flatteur, peut-être admiratif.

« Enfin, nous voici au complet ! Notre dernier invité. M. Julius Dump, écrivain, annonça le maire.

– Je suis le dernier arrivé, mais j’espère que je ne suis pas en retard. J’en serais confus, me suis-je cru obligé de murmurer la main sur le cœur, en m’inclinant avec ce que je supposais être une grâce allusivement piaculaire.

– N’en faites rien, monsieur Dump ! Ce sont eux qui sont en avance. Très en avance, même. L’habitude à Puffigny, c’est toujours à celui qui arrivera le plus tôt. Dans tous les domaines, on est en retard sur l’époque, mais pour ce qui est de l’apéritif on a la volonté de faire la course en tête. Tenez, je vous présente M. Maurois. Un ancien juge à Larcheville. Il est à l’apéritif depuis dix heures du matin. Et cette dame au sourire charmeur, c’est Mme Mousse-Brayat. Agathe, dans l’intimité. Mon épouse. Ma collaboratrice. Ma plus fidèle électrice. Mon soutien le plus zélé. La femme sans qui je ne serais pas l’homme que je suis ni le maire qu’on a voulu que je sois.

– Ne l’écoutez pas, monsieur Dump, mon mari éprouve toujours le besoin d’en rajouter. C’est sa maladie. Il se laisse trop souvent gouverner par son instinct d’orateur ! Comme ça, vous avez décidé d’écrire un livre sur lui ? C’est un projet qui l’excite terriblement, vous savez ! Il m’en parle sans arrêt. Le soir jusqu’à tard dans la nuit. Et le matin, à peine a-t-il ouvert les yeux que c’est reparti. Si ça continue, ça va le rendre fou.

– Agathe chérie, intervint Mousse-Brayat, c’est un honneur, tout de même ! Après ma carrière à la mairie, devenir une grande figure de la littérature, je m’excuse, ce n’est pas rien. Dans l’affaire, je ne pense pas à moi, mais à Puffigny. À travers ma personne, ce sera notre jolie petite cité qu’on célébrera. N’est-ce pas, monsieur Dump ?

– Je ne sais pas encore très bien quoi mettre dans ce livre. Je ne sais même pas si je l’écrirai.

– Bien sûr que vous l’écrirez ! s’écria le maire. Il y a de la matière. Nulle part ailleurs vous ne trouverez une si belle matière. Et des personnages aussi intéressants. J’irai jusqu’à dire “romanesques”. Oui, à Puffigny, nous sommes diablement romanesques.

– Pourtant c’est bien connu qu’à Puffigny y a rien, fit remarquer Mme Mousse-Brayat en riant.

– En parlant comme ça, tu me brises le cœur, Agathe, lumière de ma vie ! Après tout ce que j’ai fait pour Puffigny, venir me dire dans le blanc des yeux qu’y a rien, c’est de la diffamation !

– Y a toi, Robert, y a toi, c’est déjà pas mal !

– Tu lis dans mes pensées, ma chérie. »

Puis il me saisit le bras et me guida jusqu’à Eddy Lambortin. Ce dernier ne paraissait pas au meilleur de sa forme.

« D’après mon service de renseignements, commença le maire, vous avez déjà eu l’occasion de faire connaissance. M. Lambortin est la mémoire vivante de notre commune ! Il pourrait vous en raconter nuit et jour sans reprendre son souffle pendant cent cinquante millions d’années ! Et ce monsieur bien sous tous rapports, c’est M. Roland Grattier, le chef de notre fanfare. Et voici sa maîtresse actuelle, Mme veuve Pilchard.

– Monsieur le maire, le reprit Mme veuve Pilchard, afin que les présentations soient complètes, il me faut préciser que, si je suis effectivement la maîtresse actuelle de Roland, je suis avant tout sa muse.

– Pardonnez-moi, chère amie, j’ai pensé “muse” et j’ai dit “maîtresse”, c’est un genre de lapsus ou d’inadvertance, non ? Bref, comme tous les grands artistes, c’est dans votre beauté de femme que l’immense Roland Grattier puise son inspiration. Monsieur Dump, si vous entendiez son Aubade au maïs, les larmes vous en crèveraient les yeux ! Il a aussi écrit une Symphonie betteravière ! Un chef-d’œuvre ! Ah, mademoiselle Lamotte ! Approchez-vous, ne soyez pas timide. »

Dans la foulée, il me présenta Mlle Lamotte, Juliette comme je le sus un peu plus tard, l’institutrice remplaçante, une grande belle femme, plutôt blonde et à l’allure assez juvénile sous une quarantaine discrète.

« J’ai entendu parler de vous, dit-elle en me tendant la main.

– Pas comme écrivain, j’espère !

– Non. Juste comme le locataire de la maison du canal.

– Mlle Lamotte n’est pas de Puffigny, me renseigna le maire. Elle nous vient tout droit de Larcheville. Elle remplace Mme Dunoît, en dépression depuis presque un an. Et qui, semble-t-il, le demeurera jusqu’au moment où elle pourra faire valoir ses droits à la retraite. À mon avis, il s’agit d’une dépression stratégique. Mme Dunoît n’est pas de Puffigny, non plus. Elle est de Gournay. Elle n’a jamais pu se faire à la mentalité de Puffigny. Par exemple, elle n’a jamais prétendu occuper son logement de fonction. Pendant des années, elle a fait la navette entre ici et Gournay. D’après elle, les élèves ne se comportent pas comme partout. Elle est allée jusqu’à les considérer comme des malades mentaux. Des malades mentaux ! Non, mais c’est fou !

– C’est vrai qu’ils sont parfois assez déroutants. Mais dans l’ensemble, tout se passe bien, observa Mlle Lamotte.

– À la différence de Mme Dunoît, Mlle Lamotte, elle, habite son logement de fonction. Restauré de fond en comble par la mairie. Un palace. Nous n’avons pas regardé à la dépense. Vous êtes d’accord, mademoiselle ? »

De l’autre côté de la table, les invités à grands cris réclamaient un discours. C’est à ce moment que j’ai découvert dans un coin du jardin une petite estrade surmontée d’une tribune parée d’étoffe du plus politiquement tricolore. Sans se faire prier plus longtemps, Robert Mousse-Brayat adopta une stature compatible avec la pompe républicaine et céda aux ardentes sollicitations de ses partisans.

3

Je ne l’ai su que plus tard, par l’éclusier qui avait vu des choses que je n’avais pu voir. Pendant que le maire perché sur son estrade, calé à deux mains sur les bords de la tribune, pérorait avec une éloquence métaphorique et municipale, un homme au costume marron, plutôt baraqué, s’était présenté à la porte de la maison du canal, qu’il avait ouvert en fin connaisseur de la serrurerie délictueuse. D’après ce que j’ai pu en découvrir après coup, il avait posé un micro derrière la corniche du buffet, puis il avait fouillé toutes les pièces, succinctement, les placards, les tiroirs, avant de revenir dans le salon, où il avait consulté les documents étalés sur la table et examiné la carte punaisée sur le mur. Selon toute vraisemblance, avec son téléphone portable il avait photographié tout ce qu’il voyait.

4

Pendant ce temps, dans le jardin du maire où l’ambiance était à la fête, je faisais plus ample connaissance avec Juliette Lamotte. Nous étions installés côte à côte, faisant parasol commun. Bavardage cousu d’insignifiances et de complaisances mondaines, comme souvent lors d’une première prise de contact. Revenant de quelque part, Eddy Lambortin s’est arrêté un instant derrière Juliette et, en homme qui tire profit de toutes les situations, de sa main libre il s’est appuyé sur son épaule nue, avec une légèreté caressante, mais c’est à moi qu’il s’est adressé :

« Alors, monsieur Dump, je n’ai pas encore eu le temps de vous demander des nouvelles de votre ami Froucandot. Où en êtes-vous avec cet énergumène ? Si vous le voyez, ne lui remettez pas le bonjour de ma part. Toutefois, n’oubliez pas de me rapporter sa photo dès que vous n’en aurez plus l’usage. Elle me manque déjà. »

Et sans un mot de plus, il s’est éloigné d’un pas dont je me suis dit qu’il devenait de plus en plus traînant.

« C’est drôle, sourit Mlle Lamotte. Plusieurs de mes élèves m’en ont parlé, de ce Froucandot. Ils le dessinent. Ils ont l’air de croire que c’est une sorte de fantôme. Froucandot est mort.

– Ça, je sais qu’il est mort. Je serais curieux de les voir, ces dessins.

– Pas de problème. Si ça vous tente, je peux aussi vous emmener sur la tombe de Froucandot. Elle est dans un triste état. C’était un homme qui n’était pas aimé dans les parages. Il se raconte beaucoup de choses sur son compte.

– Il s’est pendu, dis-je.

– C’est ce qui se dit. Il se dit aussi qu’il aurait été assassiné. Les enfants font semblant de croire qu’il aurait été exécuté par les membres d’une armée secrète.

– Tout de même, une armée secrète, ça fait beaucoup !

– Les enfants ont de l’imagination. À Puffigny, y a rien. L’imagination essaie tant bien que mal de remplir le vide. Au fond, c’est une distraction. Ça ne coûte rien. Pourquoi s’en priveraient-ils ? »

En harmonies discutables, les premières mesures du Concerto pour trompes de chasse et sifflets à roulette, sous la direction du maestro Roland Grattier, giclèrent de l’ombre de la grotte en rocailles et se répandirent en éclaboussures sonores sur les invités qui s’étaient religieusement regroupés autour du maire et de son épouse, très en majesté sur des sièges assez sensationnels pour faire office de trônes.

5

Ce que je peux déjà dire, c’est que l’homme au costume marron avait découvert les photos de Froucandot sur le plateau du rétroprojecteur. Il les avait examinées, puis photographiées, puis il avait vérifié par la fenêtre que le chemin de halage était désert et il était sorti, après avoir refermé la porte à double tour. Mais à peine s’était-il éloigné de quelques mètres que, tout joyeux, le chien de l’éclusier s’était précipité sur lui, alors que vingt mètres plus loin son maître s’époumonait :

« N’ayez pas peur ! Il lèche, mais il ne mord pas ! »

L’homme avait bifurqué vers le champ de maïs et s’était mis à courir, poursuivi par le chien et par l’éclusier.

6

Mlle Lamotte m’avait proposé de me montrer la tombe de Froucandot. J’avais garé la Cadillac à l’entrée du cimetière. Pendant le trajet, l’institutrice m’avait raconté qu’elle comprenait Mme Dunoît.

« Les élèves l’ont usée. Ce n’est pas qu’ils sont difficiles, mais ils mentent tout le temps. De temps en temps, je conserve une de leurs rédactions. Si cela vous intéresse, je pourrai vous les montrer. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces enfants sont inventifs. Pour vous donner une idée, ils racontent qu’un de leurs ancêtres armé d’une serpe a repoussé les légions romaines qui avaient attaqué Puffigny par la plaine qui se trouve derrière la porcherie de la ferme Pichegru. D’ailleurs l’endroit s’appelle toujours le camp de César. Entre nous et entre parenthèses, les adultes ne valent pas mieux.

– Ce sont des fantaisies d’enfants qui vont trop au cinéma ! À dix, douze ans, on ne fait pas la différence entre la réalité et la fiction.

– Je vous ferai voir des rédactions où des enfants racontent le plus normalement du monde, et avec une multitude de détails, l’assassinat du notaire par un héritier mécontent ou le viol de leur petite sœur par un chauffeur de taxi moldave.

– Il y a du vrai dans ces histoires ?

– On ne peut pas savoir.

– Le notaire a vraiment été assassiné ?

– On ne peut pas en être sûr.

– Il est peut-être mort de mort naturelle !

– À Puffigny, il n’y a pas de mort naturelle. »

Dans le cimetière, elle marchait devant moi et se retournait de temps à autre, s’arrêtait pour me parler.

« À mon avis, la dépression de Mme Dunoît a quelque chose à voir avec les rédactions des élèves. À force d’y lire des horreurs sur son compte, elle ne s’est plus sentie en sécurité. Les enfants la mettaient en scène dans des situations plutôt scabreuses. Ils la décrivaient en galante compagnie avec le cantonnier ou avec le secrétaire de mairie. C’était gratiné, je vous assure.

– Elle pouvait se défendre, tout de même !

– Contre la mauvaise foi ou la malveillance d’un seul élève, oui, elle aurait pu protester. Mais que faire lorsque toutes les copies d’une classe exposent exactement la même histoire, d’ailleurs dans une remarquable variété d’expressions et de styles. Ça va du rapport de gendarme à l’épopée baroque, en passant par le naturalisme, le réalisme, le symbolisme, l’écriture journalistique, la poésie. Quelques devoirs ont même été rédigés en alexandrins. C’est dire qu’ils se donnent du mal.

– Et vous, vous n’avez pas de problèmes avec eux ?

– Des problèmes, ils m’en posent tous les jours. Mais jusqu’à maintenant pas de cet ordre-là. Je crois que c’est parce que je me suis imposé d’habiter à Puffigny. C’est un effort qui a été apprécié. Mme Dunoît avait refusé le logement de fonction. Elle préférait retourner tous les jours à Gournay. Peut-être que je me trompe, mais je pense que ça a dû jouer un rôle. Pour les gens de Puffigny, on n’est jamais assez de Puffigny, on n’est jamais trop de Puffigny, on est de Puffigny ou on n’en est pas. »

7

L’éclusier me raconterait que l’homme en costume courait trop vite, qu’on sentait le sportif de bon niveau. Il l’avait pris en chasse jusqu’aux premières maisons de Puffigny. Le chien, qui croyait à un jeu, gambadait, de l’un à l’autre.

« Je ne suis plus un jeune homme. Je n’avais plus de souffle. Il y a bien vingt ans que je ne cours plus. J’ai senti que mon cœur allait exploser. Je me suis arrêté, plié en deux. J’ai vu que l’autobus redémarrait de la halte. Le type avait encore des réserves parce qu’il a accéléré en agitant les bras au-dessus de sa tête. Le bus a stoppé. Moi, j’ai cru que j’étais en train de crever. »

8

Dans le cimetière, un unijambiste se recueillait devant une sépulture abondamment fleurie. Juliette m’apprit qu’il s’appelait Legrand et que trois ou quatre fois par semaine il venait prier sur la tombe de sa jambe.

« Il a eu la jambe droite sectionnée par un engin agricole, il y a une vingtaine d’années. Sans jeu de mots, il l’a fait enterrer en grande pompe.

– Vous avez lu ça dans les devoirs de vos élèves ?

– Absolument pas. J’en ai parlé avec lui. Plus d’une fois. C’est un brave homme. Il est inconsolable. Il dit que c’était sa jambe préférée, qu’elle était trop jeune pour connaître un sort pareil, que c’est injuste, et il pleure toutes les larmes de son corps. Il l’appelle “ma jambe, mon amour”, “ma jambe, ma femme”, “ma jambe, ma vie”. Il ne s’en remettra jamais.

– Il aurait dû entreprendre un petit travail de thérapie… Ce n’est pas la panacée, mais ça aide…, ai-je suggéré parce que je ne savais pas quoi dire.

– Pour cela, il aurait fallu qu’il se déplace jusqu’à Gournay, voire jusqu’à Larcheville et, ça, ça n’est même pas concevable pour un natif de Puffigny. Tous les jours, il puise le courage de survivre un peu en vidant quelques pintes chez Gromard. Un bon bistrot vaut tous les cabinets médicaux du monde. »

L’unijambiste nous avait entendus approcher et il tournait vers nous un visage baigné de larmes.

« Bonjour, mademoiselle Lamotte ! Ça me fait plaisir de vous voir ! Et ça lui fait plaisir, à elle, aussi ! sanglota-t-il avec un mouvement de doigt vers la tombe.

– Vous n’allez pas trop mal, aujourd’hui, monsieur Legrand ?

– Ça me fait du bien de venir parler à ma chère petite. Elle m’entend. Je crois qu’elle me parle. Elle sait qu’un jour on sera réunis. Ce n’est qu’une question de patience. Pour elle comme pour moi. Elle m’était très attachée. Vendredi prochain une messe sera dite pour le repos de sa petite âme. Ce serait bien si vous y assistiez, mademoiselle Lamotte ?

– Vendredi, j’ai classe, monsieur Legrand. Mais nous verrons. Pour l’instant, nous avons à faire un peu plus loin. Nous devons y aller. »

Nous avancions, sans hâte, d’un pas de flânerie, en devisant. J’allais d’étonnement en étonnement.

« Regardez, les dates sur les tombes. C’est une caractéristique de Puffigny. À première vue, elles n’ont rien d’exceptionnel. Mais si on y regarde bien et qu’on n’est pas trop mauvais en calcul mental, on se rend vite compte qu’elles sont toutes fausses. Ici, les femmes se rajeunissent, les hommes se vieillissent. Vous n’avez qu’à calculer. La plupart des femmes sont mortes à vingt ans, vingt-deux ans, vingt-trois ans. Vingt-sept ans, pour la plus âgée. Il y en a même qui, d’après leurs dates, sont mortes longtemps avant de naître. Ça, c’est la coquetterie suprême. Quant aux hommes, comme vous le voyez, en dessous de trois cent cinquante ans, vous ne trouverez personne. Les progrès de la science ont augmenté l’espérance de vie. Les progrès du mensonge l’ont multipliée par cinquante.

– Je ne vois pas l’intérêt…

– Le plaisir, monsieur Dump. Le plaisir. Ils se font plaisir, c’est tout. Tenez, on y est ! Voilà la tombe de Froucandot ! Comme vous le constatez, elle n’est pas tellement entretenue. »

En fait de tombe, c’était un dépôt d’ordures, quelque chose d’assez répugnant et qui débordait de tous côtés. On y apercevait des matelas éventrés, des débris de bicyclettes, un morceau de cabinets, une vieille chasse d’eau, des boîtes de conserve, des pneus déchirés.

« Si on ne le sait pas, dis-je, on ne voit pas tout de suite que c’est une tombe. Tout seul, je n’aurais jamais trouvé.

– Son nom est en dessous. Vous pouvez vérifier. Mais avant d’y arriver vous aurez de la manutention. C’est un satané travail d’éboueur. Il a été jeté dans le trou sans autre forme de procès. On lui a même laissé sa corde autour du cou. La fosse a été rebouchée avec des déchets ménagers. Il paraît qu’il ne méritait pas mieux. Son nom a été inscrit au goudron sur un gros pot de chambre. Il ne doit pas en rester grand-chose aujourd’hui.

– Vous trouvez ça normal, Juliette ? me suis-je indigné, mais c’était pour prononcer son prénom pour la première fois.

– Qu’est-ce qui est normal ? Qu’est-ce qui n’est pas normal ? » s’interrogea-t-elle à mi-voix, en suivant des yeux l’unijambiste qui remontait l’allée au-dessus de la tombe de Froucandot.

Presque sans ralentir, il balança un sac-poubelle sur le tas de déchets.

« Il a crevé avec ses deux pattes, celui-là ! cracha-t-il en s’éloignant.

– Ce n’est pas ce qui va lui rendre sa jambe, ai-je formulé avec le sentiment d’être cartésien.

– Non, mais ça le console de l’avoir perdue », dit Juliette, qui était pragmatique.

9

En fin d’après-midi, il y avait toujours affluence au bistrot de la Gare. Gromard ne savait plus où donner de la tête.

« Eh, Roguerse, brailla-t-il, tu tires la gueule d’un mec à qui le docteur vient d’annoncer qu’il va crever net avant d’avoir eu le temps d’arriver au fond de sa pinte !

– Respecte mon chagrin, s’il te plaît, Gromard ! larmoyait Roguerse Bellèque.

– Arrête de pousser des cris de gland qu’on écorche ! Je t’en ressers une ! Le souci c’est comme le petit chat, si tu veux pas le voir grandir et faire ses griffes sur ton beau canapé en skaï, faut le noyer tout de suite ! Allez, bois ! Et si ça ne suffit pas, rebois ! »

Dans le grouillement compact de la salle, Polnabébé essayait de se frayer un chemin. Il était à la fois émoustillé et en proie à une grande nervosité. À force de jouer des coudes, il put enfin accéder au bar.

« Alors, Roguerse, dit-il de sa voix claironnante, il paraît que Zerma s’est barrée ?

– Comment tu sais ça, toi ? se renfrogna Roguerse.

– Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Polnabébé ? s’étonna Gromard. Viens pas foutre la pagaille dans ma clientèle !

– Zerma, je l’ai vue se barrer, elle courait presque, ça m’a étonné, vu qu’elle a toujours été feignante de ses deux pattes ! C’est vrai qu’elle aime pas marcher ! T’es d’accord, Roguerse !

– Oui. C’est plutôt une femme d’intérieur, admit Roguerse. Elle aime bien pouvoir compter ses pas. D’où est-ce que tu l’as vue, toi ?

– On était tous les deux dans la rue-qui-monte. Moi en bas, elle en haut. De loin, je l’ai reconnue. De dos, hein, tu vois. Je me suis dit : Merde, la Zerma du Roguerse, qu’est-ce qu’elle fout dehors ! C’est-y que le Roguerse se serait décidé à lui laisser la bride sur le cou ? Pourtant, t’es encore jaloux, non ?

– Y a rien de changé, affirma Roguerse. C’est maladif chez moi ! Je ne me contrôle pas ! Elle allait par où, Zerma ?

– J’ai mis les gaz à ma bécane et, Zerma, je l’ai rattrapée ! Je lui ai dit : “Bonjour, Zerma !” Elle m’a dit : “Bonjour, Polnabébé !” Je lui ai dit que ça m’étonnait de la voir dans la rue. À marcher sur ses jambes, en plus. Alors, elle m’a dit qu’elle était poursuivie par un homme malsain. Je n’ai peut-être pas tout compris. Elle causait un peu dans le branle-bas. C’était précipité. Elle avait la bave qui lui coulait du dentier. Je lui ai demandé où elle voulait aller. Elle m’a dit : “À Gournay.”

– À Gournay ! Elle est devenue folle ! se consterna Roguerse.

– Elle voulait se mettre sous la protection des gendarmes ! Je lui ai demandé à quoi il ressemblait, son homme malsain ! Elle m’a dit que c’était le frère de l’homme malsain qui a disparu y a des années après avoir téléphoné dans la cabine du Gromard ! Qu’il venait pour se venger ! Ou pour lui demander des comptes, à elle. Comme si elle était pour quelque chose dans la disparition de cet homme-là ! Je lui ai dit que je voulais bien la conduire n’importe où, mais pas à Gournay, et surtout pas chez les gendarmes.

– Elle prend des médicaments pour les nerfs. L’idée des gendarmes, ça doit être un effet indésirable, supputait Roguerse d’un air pensif.

– Qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus, Roguerse ? La Zerma, elle vit sa vie ! Vu que je la conduisais pas à Gournay, on s’en est tenus à ça et on est partis chacun de son côté. Elle a continué à monter la rue, moi je l’ai redescendue.

– Elle m’a rien dit à moi ! se désolait Roguerse. Plus d’un demi-siècle d’amour et elle se tire sans un mot d’explication. Y a pas si longtemps, elle s’angoissait encore, parce qu’elle s’était mis en tête que je la kiffais moins !

– On est des hommes. On n’est pas fait pour comprendre les femmes, soupirait Polnabébé. Moi, j’ai toujours fait de mon mieux, j’ai toujours eu envie de les rendre heureuses, de les consoler, de leur payer à boire, de leur parler avec des gentillesses, tout ça, tu vois à peu près ce que je veux dire, eh bien ça n’a jamais rien donné. Finalement, t’as de la chance. Une femme qui se barre, c’est quand même une femme qu’on a eue, qu’on a gardée un peu, qu’on peut regretter.

– Je vous en fais retomber à chacun une d’un gros kilo ! annonça Gromard. J’aime pas voir la clientèle dans le marasme ! Elle va revenir, ta Zerma, Roguerse ! Et si elle revient pas, il te restera toujours ta chope et ta place au comptoir ! »

10

Au beau milieu du terrain de foot de Hachecourt, le quidam de Zerma avait enfin trouvé les bonnes ondes. Sur l’écran, il n’y avait qu’un mur sur lequel il apercevait le coin doré d’un tableau.

« Je crois que ça progresse, disait-il. Je dis “je crois” parce que c’est un pays où on n’est jamais sûr de rien. En plus, j’ai été pris en chasse par un individu et par son chien ! Je leur ai échappé de justesse ! Je suis repéré. »

Pressant un des écouteurs contre son oreille, il essaya de comprendre ce que lui répondait son correspondant. Ce n’était pas net.

« C’est que je perds beaucoup de temps dans les autobus. Pour ne pas me faire remarquer, je ne l’attends jamais au même arrêt. C’est plus discret. J’ai fouillé la maison du canal. Oui, des choses intéressantes. Nadereau a bien trompé son monde. Nadereau, c’était une fausse identité. Après l’opération, il s’est réfugié dans ce bled de malades et de mécréants. On l’a cherché partout, c’est vrai. Mais on n’était pas les seuls. L’autre survivant a essayé de retrouver sa trace. Le frère de l’autre survivant aussi. Ils sont passés partout où on est passés. Si, si, j’ai vu les cartes ! J’ai pris des photos ! Je vous les transmets dès que possible. »

La liaison n’était pas excellente. Son correspondant s’agaçait.

« Je disais que Nadereau était Froucandot. Il est mort. Si, si, c’est possible. Oui, c’est très ennuyeux. D’après mes observations, pour l’instant personne ne sait où il aurait pu cacher le tableau. Cela dit, on s’approche du but ! On n’a jamais été aussi près de le retrouver. Personnellement, j’ai bon espoir. Je surveille ! Je vous assure que je n’arrête pas de surveiller. Nuit et jour. Je ne me repose jamais. »

Il tomba sur les genoux, dans l’espoir qu’avec l’aide de Dieu cette position améliorerait la liaison.

« Lui, c’est un fumiste, mais il a l’air de savoir où il va. Il se fait passer pour un écrivain. Il n’y a pas deux heures, j’étais dans la maison qu’il loue. J’ai vu une machine à écrire, une rame de papier. Il doit avoir du mal, parce qu’il n’a écrit qu’une phrase. Ça m’a tout l’air d’être un écrivain qui n’écrit pas. Je voulais vous dire aussi qu’il a recours aux services d’un détective privé. Oui, un détective privé ! Un fouineur qui connaît le pays. Je le vois à tous les coins de rue. Je ne sais pas s’il enquête ou s’il se promène. Non, non, je suis discret. Je suis très discret. Couleur muraille. Je musarde mine de rien. Je fais semblant de m’intéresser à l’architecture. Comme pays, j’ai déjà vu mieux. Je ne dis pas que c’est moche, mais y a rien. L’église n’a pas de caractère. Les commerces n’ont rien d’extraordinaire. Et le pire, c’est qu’il n’y a pas de réseau. Quant aux transports, du centre de Puffigny au centre du terrain de football de Hachecourt, c’est quarante minutes en autobus. Quand tout va bien. Ils sont coupés du monde. Ça ne les dérange pas du tout. Ils s’en fichent. Eux, du moment que c’est comme ça, c’est normal. Vous pouvez compter sur moi. Demain. Au rapport. »

11

Avant de passer aux péripéties nocturnes, Myrtille Briochard et Bouillanne Lassalle avaient accepté de suivre trois garçons sur la terrasse du bistrot de la Gare et d’y achever la soirée en livrant un douteux combat contre la pépie et, subsidiairement, contre les chagrins qui leur rougissaient encore les paupières. À la table voisine, en solitaire bourrelé de perplexités, Helnoute Ballo gribouillait des feuilles de papier quadrillé. Il avait confié à Mme Gromard qu’il avait « un gros travail de réflexion à conduire ». Comprenant à demi-mot le détective, elle lui en avait donc servi une « double-double », une chope si volumineuse et si pesante qu’il lui avait fallu la porter à deux mains.

« Eh, madame Gromard, la héla Ricotto, un client d’habitude plutôt taciturne et que l’ivresse même ne rendait jamais très loquace, vous êtes au courant que le type qui habite la maison forestière… Celle de la Vierge-qui-branle…

– J’ai entendu dire qu’il se passait des choses là-bas, répondit Mme Gromard. Mais j’ai été en clientèle toute la journée et je n’en sais pas plus…

– Le type qui habite là-bas, il s’appelle Farruque. Vous le connaissez, il vient assez souvent ici. C’est un ancien des Ponts et Chaussées. Les flics l’ont embarqué, menottes, sirènes, gyrophares et tout le tintouin ! Avec un sac sur la tête pour qu’on le reconnaisse pas ! Pareil qu’à la télé ! Si on lui a mis un sac sur la tête pour qu’on le reconnaisse pas, c’est qu’on tape dans le lourd, peut-être dans l’irréparable ! Qu’est-ce qu’il aurait fait ? Au juste, on ne sait pas. Mais pour avoir droit aux menottes et au sac sur la tête, c’est pas pour un vol de caramels ! Il aurait tué quelqu’un que ça ne m’étonnerait pas. Vivre tout seul, comme ça, dans les bois, c’est pas bon. Hein, ça peut faire germer des idées tordues dans la cervelle. Ou alors, c’est qu’il aurait commis une maladresse. Le geste inopiné est à l’origine de bien des poursuites judiciaires. »

Les filles avaient tendu l’oreille. Dans un geste machinal, Bouillanne frottait son verre contre la table.

« Si ça vous intéresse, dit-elle en dévisageant tour à tour Ricotto et Mme Gromard, on est bien placées pour vous dire que ça aurait à voir avec la disparition de Nadège Forton.

– Je ne m’en doutais pas assez pour me le dire franchement, mais je m’en doutais, se vanta mollement Ricotto.

– Qu’est-ce qu’il lui aurait fait, à Nadège, le Farruque ? demanda Mme Gromard.

– On ne sait pas encore, dit Myrtille d’une voix à moitié étouffée. On ne saura peut-être jamais. Pour en apprendre un peu plus, il faudrait retrouver le corps. On n’est pas de la police. Mais on veut bien parier qu’il l’a enterrée dans un trou du côté de la ligne électrique. »

Atterrée, Mme Gromard, qui sous des apparences solides était une nature sensible, ne se sentait pas le courage d’en entendre plus sans le soutien de son mari, qu’elle appela comme on appelle au secours, lequel en amoureux au long cours ne se le fit pas dire deux fois et déboula en catastrophe, la serviette sur l’épaule.

« Mon chéri d’amour, le Farruque, les filles, elles disent qu’il a mis le cadavre de Nadège dans un trou du côté de la ligne électrique.

– Le journal de demain n’est pas encore imprimé et vous avez déjà lu tout ce qu’il y aura dedans ? s’interloqua Gromard. Les filles, je suis pas votre père et je n’ai rien à vous dire. Seulement, dites-vous que ça ne se fait pas de jouer avec la mort d’une amie. Vous faites vos intéressantes, c’est de votre âge.

– On a des informations que vous n’avez pas. Alors, on a peur de ce qui a pu arriver. Oui, on a peur, tremblait Bouillanne.

– On a l’angoisse », ajouta Myrtille en se vissant le poing dans l’estomac.

Les larmes n’étaient pas loin. Bouillanne apposa le dos de sa main contre son front, comme pour évaluer sa température ou comme pour avertir qu’elle n’était pas loin d’avoir un malaise.

« Allez les filles, reprenez-vous ! leur conseilla M. Gromard, avec des intonations de pédagogue. Le pire n’est jamais sûr. M. Farruque, on le connaît bien, il est ce qu’il est, mais il ne ferait pas de mal à une mouche. Dans la vie, quand on n’y comprend rien, on imagine toujours des choses tragiques, on exagère, on se fait du souci et puis, finalement, tout rentre dans l’ordre un ou deux jours plus tard. Nadège, elle ne va pas manquer longtemps son travail à la supérette. On la reverra. Tous les midis, elle vient manger son casse-croûte au bistrot. Elle boit sa bière. Il n’y a aucune raison que ça s’arrête. Je vous remets une pinte à chacune. Les garçons, comme ils n’ont pas de chagrin, s’ils ont soif, ils paieront leur dose.

– Je sais pas si on aura la force de boire un verre de plus, se lamenta Myrtille.

– On va essayer de se forcer un peu, murmura Bouillanne.

– Il ne faut pas tout mélanger ! Moi, le pauvre Ricotto, comme on m’a toujours appelé, j’en ai eu des malheurs, et plus souvent qu’à mon tour. Ça ne m’a jamais empêché de picoler ! Jamais ! Au contraire, je dirais ! Vous entendez ? Au contraire ! »

En retournant dans la salle du bistrot, Gromard les avisa tous qu’il allait leur « mettre l’ambiance grandes lignes, parce que c’est un bruit qui endort les sens ». Quinze secondes plus tard, on entendait le roulement aux cadences monotones d’un train qui filerait dans la nuit jusqu’à l’heure de la fermeture.

12

Cette nuit-là, les habitants de Puffigny furent tirés de leur sommeil par d’atroces cris de douleur. Pas très solide sur ses jambes, Roguerse déambulait au hasard des rues, en hurlant :

« Zerma ! Zerma ! Zerma ! Zerma ! Zerma ! »

Pour qu’elle revienne.

 

 

 

 

(Fin du chapitre quatrième)