Depuis le matin, des engins de terrassement labouraient la clairière autour de la maison forestière. Zouave Gambier avait exigé que Farruque assiste à l’opération. Des gendarmes l’avaient extrait menottes aux poignets d’une camionnette et le poussaient sans ménagement vers un petit groupe composé de Zouave, de Charlot, d’Auguste et de deux personnes en civil.
« Vous voilà enfin, monsieur Farruque ! lança Gambier. Je vous attendais plus tôt.
– Que voulez-vous, ces derniers temps, je n’ai pas la maîtrise de mon agenda. Quand je vois le bordel que vous foutez, ça me donne envie de péter un plomb. Vous vous en fichez. Vous n’y allez pas de votre poche. Tout ça, c’est nos impôts. Qu’est-ce que vous espérez ?
– Ce ne sont que des vérifications. Une équipe est en train de passer le bois au peigne fin. Charlot ? Pour le puits, ça donne quoi ?
– On a creusé jusqu’à deux mètres, chef ! Il n’y a rien. On voit bien que la terre n’a pas été touchée depuis des années.
– Monsieur Farruque, le moment est peut-être venu d’être beau joueur, de nous faciliter la tâche, de vous impliquer dans la quête de la vérité, non ?
– Par ici, la quête ne va pas vous rapporter grand-chose. Même pas des boutons de culotte.
– Je ne suis pas aussi pessimiste que vous, monsieur Farruque. Il y a un principe auquel je crois. C’est celui-ci : quand on cherche, on trouve. Il y a toujours quelque chose à trouver. Vous-même, en ce moment, et bien que vous faisiez semblant de jouer les indifférents, je suis sûr que vous êtes en train de retrouver des choses auxquelles vous avez tenu et auxquelles vous tenez encore ! Ne me dites pas que cette maison ne vous a pas laissé d’assez merveilleux souvenirs. Ces merveilleux souvenirs ne vous reviennent pas ? Quelle ingratitude ! Moi, j’aurais vécu ce que vous avez vécu, j’éprouverais une grande émotion d’être revenu sur les lieux du… sur les lieux… du souvenir, sur les lieux de l’amour, sur les lieux de la belle aventure, sur les lieux des plaisirs. En l’occurrence, des plaisirs coupables. Certes. Mais aussi coupable soit-il, monsieur Farruque, le plaisir reste le plaisir ! Le jouisseur chevronné que vous êtes sait que le plaisir est irréductible ! Vous ne dites rien ? »
Il n’eut pas à attendre la réponse, un gendarme arrivait, brandissant un sac en plastique qui contenait une chaussure rouge. Il expliqua l’avoir trouvée dans le ravin, au fond du ruisseau qui passait sous la ligne électrique.
« On ne s’est pas dérangés pour rien. Monsieur Farruque, cette trouvaille vous inspire-t-elle un motif de réflexion ? À votre avis, à qui appartenait cette chaussure ? Je ne pense pas m’avancer énormément en émettant l’hypothèse qu’elle appartiendrait à la personne qui a oublié sa petite culotte dans le tiroir de votre cuisine et sa robe tachée de sang au fond de votre armoire ? C’est d’une logique imparable, non ? Auguste, allez me ranger ça ! »
Farruque avait baissé la tête.
« La chaussure, je l’ai trouvée sur le sentier. J’ai tout de suite pensé à Nadège Forton. Sur la fête, j’avais remarqué ses chaussures.
– Pourquoi ne l’avoir pas dit tout de suite ?
– Parce que j’ai eu peur. Je ne savais pas ce qui s’était passé, moi ! Je ne savais pas comment la fille avait perdu sa chaussure si près de ma maison.
– Vous auriez pu laisser la chaussure dans le sentier. Au pire, la signaler à la gendarmerie. Gourdinet n’a pas tergiversé, lui. Il a eu le bon réflexe. Est-ce qu’un homme qui a la conscience tranquille peut avoir peur de quoi que ce soit ?
– Je n’ai pas résisté. Mon imagination m’a joué un sale tour. J’ai vu la chaussure, j’ai pensé à Nadège. J’étais dans le fantasme. Quand, le dimanche matin, je vous ai vus débarquer devant la maison avec Gourdinet, sans en être certain, j’ai deviné que tout ça avait un rapport avec cette chaussure. Une fois que vous avez été partis, je m’en suis débarrassé en la jetant dans le ruisseau. »
Zouave Gambier prit le temps d’observer la pelleteuse qui entreprenait de déplacer le tas de bois en le poussant d’une manière assez désordonnée, ce qui heurtait ses préjugés de gendarme méthodique et soigneux.
« Si vous êtes pour quelque chose dans cette histoire, monsieur Farruque, entre le moment où Nadège Forton est vue sur la fête samedi soir et le moment où M. Gourdinet découvre la chaussure, vous n’avez matériellement pas eu le temps d’aller très loin pour faire disparaître le corps. Je dirais, au plus dans un rayon de deux ou trois centaines de mètres. Plutôt moins. Qu’est-ce que vous avez ? Vous êtes pâle, tout d’un coup ! Ça ne va pas ? Vous êtes nerveux ? Vous me donnez l’impression de redouter quelque chose.
– Je ne suis pas nerveux. Je ne redoute rien. Je voudrais juste qu’on me ramène à ma cellule. Le face-à-face avec un mur est moins abrutissant qu’un tête-à-tête avec un flic.
– Au train où vont les choses, monsieur Farruque, vous serez bientôt exaucé. Ce n’est que l’affaire d’une ou deux heures. La chance est avec nous. Vous avez vu ? Pour la chaussure, ça n’a pas traîné. Nous avons la petite culotte. Nous avons la robe tachée de sang. Il ne nous reste plus qu’à trouver le corps. »
Après avoir reconduit Roguerse Bellèque chez lui, nous étions revenus à la maison du canal. Saisi par un accès de conscience professionnelle, Helnoute Ballo avait éprouvé un « besoin pressant de faire le point ».
« Le seul moyen de savoir si Bellèque dit la vérité, me suis-je hasardé pendant que le détective se remplissait un verre, c’est de sonder le trou où il prétend avoir jeté le corps du quidam…
– Ah, monsieur Dump ! Il peut avoir dit la vérité pour ça et menti pour tout le reste. Sans compter qu’on risque d’avoir des surprises. Tout au fond de son trou, le quidam ne doit pas être tout seul. Il doit y avoir du monde. Puffigny existe sur les cartes depuis plus de mille ans. Il s’en passe, des choses, en mille ans. Il ne faut pas croire qu’il n’y a qu’à notre époque qu’on se débarrasse des corps en les balançant dans des trous. Ça s’est toujours fait. Le problème de l’assassin, ce n’est pas le crime, c’est le cadavre. Des trous aussi pratiques que celui-là, c’est rare dans nos régions. C’est une commodité. En cas de besoin, on ne va pas chercher plus loin.
– La police n’a jamais eu la curiosité d’aller y regarder de plus près ?
– Pas à ma connaissance. Peut-être qu’elle est venue en douce. Ce ne sont pas des gens qui brillent par des qualités de franchise. Mais on n’en a jamais rien su. La vie des policiers est déjà bien compliquée en surface. Ils n’ont peut-être pas trop envie d’aller voir ce qui se passe dans les profondeurs.
– Vous, monsieur Ballo, en qualité de détective, ça devrait vous intéresser, non ? me suis-je autorisé à supposer.
– Alors, là, pas du tout ! se récria-t-il. Ça pourrait intéresser un historien. Oui. Ça oui. Et encore, il faudrait que ça soit un historien spécialisé. Un historien du trou. Là, oui. L’histoire du trou à travers les âges, ça peut donner lieu à des études, à des travaux documentaires, voire à des reconstitutions. Le public a toujours été friand de tout ce qui est souterrains, passages secrets, catacombes… De vous à moi, monsieur Dump, le trou de Puffigny serait plutôt à classer dans la catégorie des oubliettes… Oubliettes, c’est le mot juste. Oublions. »
La question qui me turlupinait et à laquelle, commençant à bien le connaître, je ne doutais pas que le détective aurait une réponse d’une évidence lumineuse concernait la différence de traitement à laquelle Roguerse Bellèque avait soumis les deux cadavres. Pourquoi avait-il fait disparaître dans le trou le corps du quidam et pas celui de Froucandot qu’il avait, au contraire, exposé bien en vue au milieu de la pièce d’habitation ?
« À mon avis, c’est juste parce que le quidam n’était pas de Puffigny. C’était un cadavre dont on ne savait rien. Il aurait pu attirer la police. Ou pire : des journalistes venus d’ailleurs et d’on ne sait où. Alors que Froucandot, même s’il avait passé des années et des années loin de Puffigny, il était d’ici, on pouvait s’en arranger, bricoler des vérités à son sujet, l’intégrer dans une histoire plus générale, lui faire porter différents chapeaux. Notez que, dans son cas, il n’y a pas eu besoin de se mettre en frais. Qu’il se soit pendu, qu’on l’ait pendu, tout le monde s’en fichait. Bellèque le haïssait, mais il n’était pas le seul. Cela dit, monsieur Dump, ce n’est pas pour me vanter, mais je crois que notre enquête avance. On n’a pas retrouvé le tableau, mais on sent qu’il est dans les parages. Désormais, on sait que Froucandot l’a caché dans Puffigny.
– Ou qu’il l’a détruit…
– S’il l’avait vraiment détruit, est-ce qu’avant de mourir il aurait supplié Bellèque en lui répétant qu’il avait quelque chose à lui dire : “Si tu me tues pas, je te dirai quelque chose” ? Ce quelque chose contre la vie sauve, c’est quoi ? Une monnaie d’échange ? Une pièce de valeur ? Une sorte de trésor ? Un secret ?
– Peut-être seulement de l’argent.
– L’argent, ce serait trop banal ! Monsieur Dump, je vous en prie, cessez de briser mes rêves de détective épris de belles et nobles causes. Nous savons que Froucandot a liquidé le quidam et que Bellèque a achevé Froucandot, qui avait été mis mal en point par le quidam. Il est évident que le défunt quidam cherchait la même chose que nous. Il poursuivait un certain Nadereau, lequel détenait le butin d’un vol sanguinaire commis sur la frontière luxembourgeoise, côté français. Vous tenez toujours à récupérer le tableau, monsieur Dump ?
– Absolument pas. Je veux seulement découvrir ce que mon père, puis mon oncle ont cherché avec une telle pugnacité pendant des années. À supposer qu’on retrouve le tableau, je le laisserai où il est. Par contre, j’aimerais bien connaître le commanditaire de toute cette affaire. Pour qui mon père et ses complices ont-ils travaillé ? Ce ne devait pas être n’importe qui, puisqu’on n’a pas hésité à sacrifier dix-neuf vies. À la liste desquelles il convient de rajouter Froucandot et le quidam. Vingt et un cadavres pour une croûte, on ne peut pas nier que, depuis le début, le personnage en question est résolu à arriver à ses fins par tous les moyens. Tous les moyens. C’est que ça coûte, de tuer les gens comme ça. Ça exige des investissements. Un suivi technique. Du personnel. Des compétences. »
Peut-être ne m’écoutait-il pas. Il hochait la tête et, de temps en temps, à intervalles presque réguliers, les yeux clos, il lampait un peu de son breuvage de prédilection.
« Excusez-moi, monsieur Dump, j’étais ailleurs. Si vous le voulez bien, je reprends mon exposé. D’après ce que nous a raconté Bellèque, le quidam travaillait pour ce mystérieux personnage. Son sosie ou son frère, enfin celui qui en ce moment rôde dans Puffigny et terrorise la pauvre Zerma, pourrait peut-être nous conduire jusqu’à ses employeurs. À la limite, il suffirait de lui mettre la main dessus, de le faire parler… Là, je raisonne en détective. Je m’en tiens à l’essentiel. Tenez, je suis assez content de moi. Vous me suivez, monsieur Dump ? Je veux dire : vous me suivez dans mon raisonnement ?
– Si je vous ai bien suivi, on capture le quidam, on le séquestre dans une cave, on le torture jusqu’à ce qu’il crache le morceau, c’est la simplicité même. Toutefois, sans être malingre, je ne suis pas très fiable dans l’engagement corporel. S’il faut tenter un coup de force, mieux vaut ne pas compter sur moi. Vous vous chargerez de la capture, monsieur Ballo, n’est-ce pas ?
– Je vous rappelle que l’armée n’a pas voulu de moi. Je ne suis pas solide, ça se voit. Mais en plus j’ai très peur des coups.
– Seriez-vous lâche ? ai-je ironisé.
– Ce n’est peut-être pas le mot qui me viendrait tout de suite à l’esprit. Mais il définit assez justement une nature craintive, un physique vulnérable et un caractère plutôt pacifique.
– Si je me souviens bien, au mur de votre bureau vous avez accroché plusieurs diplômes attestant vos qualifications dans toutes sortes de disciplines ! Vous pratiquez les arts martiaux ! Vous êtes un expert dans le maniement des armes à feu !
– Pour être diplômé, je suis diplômé. Mais les cours d’arts martiaux par correspondance, ça reste des cours d’arts martiaux par correspondance. Quant au maniement des armes à feu, sur le papier je me défends assez bien. Mais il faut être honnête, je manque de pratique. Du reste, si j’avais été bon dans la bagarre, j’aurais plutôt opté pour une carrière de garde du corps. Au moins, on voit du pays. Sans vouloir noircir le tableau, il faut bien admettre que détective à Puffigny, c’est quasiment l’assurance d’un mode d’existence à dominante sédentaire. Mais dans la vie, il faut savoir ce qu’on veut et s’accepter tel qu’on est. Vous l’écrivain, moi le détective, nous sommes des intellectuels. Les problèmes que nous sommes amenés à résoudre exigent des armes autrement plus subtiles que le Parabellum, le Browning et autre pétoire en usage dans le milieu des gros bras et des têtes creuses. Vous et moi sommes très au-dessus de ces expédients grossiers. Je dirais même : vulgaires ! C’est par des proses aériennes que l’écrivain s’élève au-dessus du commun. Et le détective acquiert ses lettres de noblesse en déployant les ailes de son génie déductif. »
Il était devenu lyrique, un genre qui ne lui allait que moyennement et lui donnait soif, car il rembougea son verre. Des coups furent frappés contre la porte. Sans attendre de réponse, l’éclusier suivi de son chien entra, chargé d’un casier de bière réconfortante qu’il vint sur son élan et dans un fracas de verreries brutalisées déposer au milieu de la table.
« Je vois que j’arrive soit en pleine réunion de famille, soit en plein conseil de guerre ! Vous attendiez que je livre les munitions pour faire parler la poudre ! On ne vous a rien volé, monsieur Dump ?
– Non. Polnabébé m’a dit que vous vouliez me voir.
– C’est pour ça que je vous demande si on vous a volé quelque chose ! Parce que j’ai surpris un type qui s’est introduit chez vous. Je ne sais pas combien de temps il a passé à l’intérieur. Je lui suis tombé dessus au moment où il sortait. Quand il m’a vu, il a pris ses jambes à son cou. Ça m’a mis la puce à l’oreille. Je me suis dit : En voilà un qui n’a pas que des bonnes intentions dans la panse. Je lui ai couru derrière jusqu’à la route. Il était mieux entraîné que moi. Je subodore l’individu doté d’une belle capacité pulmonaire. Et qui ignore jusqu’au goût de la bière. Et qui n’a jamais tiré sur une cigarette. Et qui ne mange pas gras. Un sportif. Un athlète. Le genre de mec qui me débecte. Si j’avais pu le rattraper, j’en aurais fait de la pâtée pour mon chien. Moi, la combinaison bière, cigare, lard gras et fromage à cinquante pour cent m’impose de marcher en philosophe, c’est-à-dire au pas de la vache.
– Il était comment, cet homme ? demanda Helnoute Ballo avec un froncement de sourcils de pure opportunité.
– Un grand type robuste, avec un costume marron, peut-être avec de fines rayures, mais je ne suis pas sûr. Il courait vite. Mais pas seulement, parce qu’à un moment il a coupé à travers le petit bois et il sautait par-dessus les grumes. Des bonds terribles. J’avais l’impression qu’il allait s’envoler. Il n’y a que dans les films que j’ai vu des trucs pareils. Dans les films, c’est toujours plus ou moins truqué. Là, c’était sans truquage. Ou alors il avait des ressorts motorisés à la place des mollets. Sinon, il n’y a pas d’autre explication que la créature venue d’un autre système solaire.
– Monsieur Dump, je pense qu’il s’agit de notre homme. Qu’est-ce qu’il venait chercher ici ?
– Peut-être qu’il n’avait pas d’idée très précise, ai-je présumé. Il a visité la maison parce qu’il a vu que j’étais invité chez le maire. Il avait tout son temps. Mais, en entrant ici, il ne devait pas se douter qu’il trouverait quelque chose qu’il ne cherchait pas. »
Ce disant, j’ai allumé le rétroprojecteur. Sur le mur sont apparues les faces patibulaires et superposables de Nadereau et de Froucandot.
« Putain, ils ont des gueules de tueurs, les gonzes ! » s’étrangla l’éclusier.
Pieds joints dans le rond central du terrain de foot de Hachecourt, après avoir annoncé qu’il avait égaré ses écouteurs, le quidam de Zerma expédiait des photos une par une, non sans difficultés parce que, disait-il et répétait-il, la communication n’était pas fameuse. À mesure que les photos défilaient sur l’écran, il les commentait d’une voix monotone :
« Celle-là, c’est Roguerse Bellèque, Helnoute Ballo et Julius Dump sur le banc, dans le petit square… Celle-là, c’est une photo de Zerma Bellèque, prise de la rue, à travers la fenêtre… Celle-là, c’est l’intérieur de la maison du canal… Celle-là, c’est Julius Dump se rendant à une réception chez le maire…
– Qui est le vieillard ? demanda le correspondant.
– Roguerse Bellèque. Le mari de Zerma. Jusqu’à maintenant, je ne sais pas pourquoi, il était passé sous nos radars. On était obnubilés par la femme.
– Vous travaillez comme des amateurs. En sept ans, vous n’avez pas beaucoup avancé. À l’heure des comptes, vos négligences risquent de vous coûter de lourdes pénitences.
– On touche au but. C’est sûr.
– Le ciel vous entende !
– Vous voyez la dernière photo ? Autour de Roguerse Bellèque, il y a un écrivain du nom de Julius Dump, c’est le neveu de Georges Dump, récemment rappelé dans la maison du Père. À côté de lui, c’est Helnoute Ballo, le fils de Mme Bitrose, la veuve d’un colonel mort au vin d’honneur.
– Et alors ?
– L’écrivain et son détective cherchent ce que nous cherchons. Ils pensent que Roguerse Bellèque en sait plus qu’il n’en dit. À force, ils finiront bien par le convaincre de leur fournir certaines informations. Je les surveille. J’ai installé un micro dans la maison du canal et un autre dans l’officine du détective. Rien ne m’échappe. Rien ne m’échappera.
– Vous devez donc avoir entendu ce que le vieillard leur racontait…
– Hélas, non. Ils l’ont interrogé dans une sorte de petit square. J’ai pu faire quelques photos en passant. Mais il n’y avait pas de micro.
– Il fallait prévoir. Vous méritez un blâme.
– Comment voulez-vous prévoir les allées et venues de gens aussi imprévisibles ? J’ai suivi le détective et l’écrivain. C’est eux qui m’ont conduit jusqu’au square.
– Nous confirmons le blâme. Pour l’exemple.
– Je suis obligé d’être prudent. Ils m’ont repéré. Ils ont déjà parlé de moi entre eux. Je me cache. J’ai tenté une opération délicate. Je dois confesser qu’elle a échoué. J’ai voulu approcher Zerma. Dans son dernier rapport, le frère Tony laissait entendre qu’elle détenait la solution du problème. J’ai essayé de forcer la porte de chez elle par les moyens traditionnels. Mais ce sont des gens qui se barricadent. Zerma a dû me voir. Elle a pris peur. Elle a disparu. J’ai su qu’on l’avait aperçue dans la rue-qui-monte. Ensuite, on perd sa trace.
– Concentrez-vous sur le vieil homme. Si quelqu’un sait quelque chose, c’est lui. Soit qu’il le tienne de la bouche même de Nadereau…
– Froucandot ! Maintenant, on sait que c’est Froucandot.
– Vous avez raison. Au temps pour nous. Soit qu’il le tienne directement de la bouche de Froucandot, soit que dans un moment de faiblesse Zerma l’ait renseigné.
– Je vais faire le nécessaire. Je vais essayer d’installer un micro dans leur chambre à coucher.
– Mettez les bouchées doubles. Nous voulons des résultats. Nous ne pouvons plus attendre. Ramenez-nous ce tableau dans les délais les plus brefs. Nous vous donnons deux semaines. Si dans deux semaines le tableau n’est pas ici, sous nos yeux, nous pouvons vous assurer que vous ne vivrez pas assez longtemps pour éponger le chagrin qui vous attend.
– C’est ce que j’avais compris. »
Dans un des bureaux du tribunal, le secrétaire lorgnait les jambes de Maryvonne, la stagiaire. Sur ordre du procureur, cette dernière s’était assise sur un des sièges habituellement réservés aux visiteurs.
« Maryvonne, cachez vos cuisses, lui intima le procureur en détournant son regard vers la fenêtre.
– Elles sont cachées, monsieur le procureur. Vous vous méprenez, parce que le tissu de ma jupe est couleur cuisse de nymphe. C’est la mode en ce moment.
– Alors je n’ai rien dit. Où en étais-je ?
– Aux fouilles qui ont lieu actuellement à Puffigny, au lieu-dit “la maison de la Vierge-qui-branle”, l’informa le secrétaire après s’être donné une contenance en brassant sur ses genoux une certaine quantité de papiers.
– La maison de la Vierge-qui-branle ! Je ne sais pas où ils vont chercher des appellations aussi blasphématoires ! Enfin, c’est Puffigny ! Et Puffigny, c’est Puffigny ! Vous me dites qu’ils n’ont rien trouvé…
– Rien, à part une chaussure rouge à fort talon !
– Une cinquantaine d’hommes, deux engins de terrassement, vingt véhicules à moteur, tout ça pour une chaussure rouge…
– À fort talon, monsieur le procureur !
– Encore heureux !
– En tout cas, le corps de la jeune femme n’a pas encore été retrouvé…
– On ne le trouvera jamais ! À Puffigny, on ne retrouve jamais rien. On peut fouiller tout ce qu’on veut jusqu’aux nappes phréatiques, on ne trouve jamais rien, même pas de l’eau ! On n’a jamais rien retrouvé ! Pour avoir une chance de retrouver quelque chose à Puffigny, il faudrait creuser jusqu’aux antipodes. Et encore ! On tomberait certainement sur un antipode où il n’y a rien ! C’est leur formule magique, ça, aux gens de Puffigny : y a rien !
– C’est vrai qu’y a rien.
– Vous n’allez pas vous y mettre à votre tour ! On le sait qu’y a rien ! Y a rien à voir ! Y a rien à dire ! Y a rien à faire ! Y a rien à entendre ! Y a rien à espérer ! Y a rien pour les vieux ! Y a rien pour les jeunes ! Y a rien pour les champs de betteraves ! Y a rien pour les tas de bois ! Maryvonne, le tissu de votre jupe me trouble et je n’aime pas ça ! Je ne vous demande pas de quitter cette pièce, mais si vous en preniez l’initiative, sachez que j’apprécierais votre démarche à sa juste valeur ! »
En stagiaire docile, elle se leva et se dirigea d’un pas dénué de frivolité vers la porte. Le procureur s’interdisait de la suivre des yeux, alors que le secrétaire dut s’imposer un effort pour reprendre la discussion là où la couleur cuisse de nymphe l’avait enrayée.
« La question qui se pose, monsieur le procureur, renifla-t-il, est la suivante : doit-on mettre un terme à la recherche du corps ?
– Si je mets un terme à ces recherches, on me critiquera ! Si je les laisse se poursuivre, on m’accusera de m’entêter sans raison, puisqu’on est à Puffigny et qu’à Puffigny y a jamais eu moyen de retrouver un corps. À Puffigny, voyez-vous, les cadavres, ils sont conservés au chaud sous le lit des indigènes ! Ou alors, au frais, dans le bas du frigo ! Ils me rendront fou ! Ils me rendront fou ! Je me demande si ce n’est pas déjà fait !
– La bonne nouvelle, c’est qu’on a arrêté un prédateur, un monstre particulièrement intéressant au niveau de la rouerie…
– Plus roué que les gendarmes ?
– Beaucoup plus roué. Pour faire disparaître le corps de sa victime, il ne disposait que de quelques heures, la nuit, à la lampe de poche. Les engins ont fouillé partout. Et rien. Rien de rien.
– En effet, il est très roué. Mais en fin de compte, pour établir le délit, nous n’avons pas besoin du corps. On peut imaginer la scène. Du moins, la déduire des faits qui ont été portés à notre connaissance. Le soir de la fête, la jeune fille est tombée dans un guet-apens. Elle a été violée. Puis étranglée. Son cadavre a été violé.
– Le viol de cadavre, ça, ça rend bien.
– Dans le doute, il faut toujours envisager le pire. Puis son corps a été abominablement démembré, réparti dans des sacs-poubelle. Dans ces conditions, s’il ne se prend pas perpète, c’est qu’il n’y a plus de justice !
– Il est aussi accusé d’avoir violé deux jeunes filles.
– Ça, c’est la cerise sur le gâteau. »
Yvette Bailli, Ludivine Pougnasse, Cabette Finfin étaient venues épauler Mme Labielle autour d’un café de soutien solidaire.
« C’est pas parce qu’on ne l’a pas retrouvée qu’on ne la retrouvera pas. C’est ce que tu penses aussi, Cabette ? pérorait Ludivine Pougnasse. Moi, je pense qu’elle est quelque part. Vous vous souviendrez de ce que je vous dis : elle est quelque part ! Le fond de ma pensée, c’est qu’elle est quelque part !
– Quelque part, c’est possible, admettait Mme Labielle. Mais dans quel état ? Si le Farruque me l’a vraiment zigouillée, je vous jure que je vais lui réclamer des dommages et intérêts, à ce con-là ! Je lui en ferai cracher jusqu’à la fin de ses jours. Je ferai vendre sa baraque et tout ce qu’il y a dedans. Il aurait des économies que ça serait pas étonnant. Quarante-deux ans aux Ponts et Chaussées, il a eu tout le loisir d’en emmagasiner, le saligaud !
– Sans compter les à-côtés qu’ils se font, aux Ponts et Chaussées ! criaillait Cabette Finfin en bondissant menu sur sa chaise. Le beau-frère de l’Arthémise Duchemin, il y était, aux Ponts et Chaussées. Il trouvait bien des choses dans les tranchées. Des vases gaulois… Oui, oui, des vases gaulois ! Et des boucles pour rattacher les manteaux ! Et des bouts de mosaïque ! Je vous dis ce qu’on m’a dit. Le beau-frère de l’Arthémise Duchemin, il en revendait à des antiquaires de Paris ! Au schwarz ! Hein, tout au schwarz ! Dans les Ponts et Chaussées, c’est du schwarz, toujours, toujours ! Ils appellent ça la culture d’entreprise…
– Même s’il me rend le corps de Nadège, je lui piquerai toutes ses économies ! S’il a des actions à la banque, je lui piquerai ses actions à la banque ! Ça serait bien aussi le genre à avoir un livret de caisse d’épargne ! Je lui piquerai. C’est bien simple, je lui piquerai tout. Il n’aura plus rien. Quand il sortira de taule, il sera sur la paille. Et si je peux lui piquer la paille, je lui piquerai la paille ! Foi de moi !
– C’est vrai que le préjudice moral, ça n’a pas de prix », estima Cabette Finfin en hochant la tête.
Par exception et pour subvenir aux caprices de son esprit de contradiction, Ludivine Pougnasse tenta de faire preuve de retenue, considérant que l’heure n’avait pas encore sonné de s’emballer, vu qu’il n’était pas prouvé que Farruque avait tué Nadège.
« Qu’est-ce qui te faut, Ludivine ? se fâcha Mme Labielle. Non, mais t’es naïve ! Il l’a tuée, il l’a violée, il lui a tout fait !
– La Nadège, elle a pas dû se laisser faire ! eut l’imprudence de tempérer Cabette Finfin. Elle était vive ! Elle avait du répondant ! Elle a dû riposter ! »
Ces paroles énervèrent Mme Labielle.
« Je dis pas comme toi, Cabette. Elle avait l’esprit tordu. Si tout d’un coup elle a eu l’occasion de se faire massacrer par un prédateur sexuel, elle n’a pas hésité, elle s’est laissé faire, rien que pour me faire chier ! C’est mon intime conviction. Son seul but dans la vie, c’était de me faire chier ! Fallait entendre comment elle me répondait ! Une orpheline des deux ! On est bien mal récompensé. Vous, vous ne la connaissiez que de la supérette ! Elle avait le sourire commercial ! Elle était payée pour ça ! En fait, c’était du racolage ! Si je ne lui avais pas un peu serré la vis pour la maintenir dans le droit chemin, il y a longtemps qu’elle aurait été faire la pute à la ville !
– Les jeunes, c’est ça, chuinta Cabette Finfin. Ils auraient tendance à aller où ça paie bien sans se donner trop de mal.
– Hé ho, Cabette, j’ai été jeune et je me suis mariée vierge ! se révolta Ludivine Pougnasse.
– Tu t’es mariée à seize ans, Ludivine ! À seize ans, c’est pas trop difficile d’être encore un peu vierge !
– À seize ans et totalement vierge, c’est rare ! se renfrogna Ludivine.
– Vierge des deux côtés ? demanda Yvette Bailli, qui se taisait mais n’en pensait pas moins.
– Presque. Mais le doigt, ça ne compte pas. »
À l’aide d’un torchon roulé en boule, Mme Labielle faisait mine de tamponner ses yeux désespérément secs.
« Ce qui me désole le plus, c’est le manque à gagner. J’en pleurerais. Elle me payait sa pension, Nadège. C’était que de l’appoint, mais ça m’aidait encore assez bien.
– Comme je dis toujours : la vie c’est du souci, quand c’est pas par là, c’est par ici, quand c’est pas du haut, c’est du bas, quand c’est pas de la droite, c’est de la gauche. Des soucis. Des soucis, voilà la vérité.
– Là-dessus, tu as bien raison, Cabette ! Comme disait mon Raymond de son vivant, en me parlant des misères : quand on ne les a pas, on les attend !
– Il ne disait pas que des conneries, ton Raymond ! » s’exclama Yvette Bailli en esquissant une façon d’applaudissement.
Dissimulé dans le renfoncement d’une porte cochère, plus immobile que le mur contre lequel il était adossé, le quidam observa longtemps la maison des Bellèque. À l’intérieur, pas le moindre mouvement. Ni le moindre bruit. Personne n’était entré, personne n’était sorti. En tâtant la poche de sa veste, il s’assura qu’il avait bien emporté un micro. Puis il traversa la rue, fit jouer la poignée à volutes de la porte d’entrée, d’un pas de côté se déporta vers la fenêtre, sur laquelle il exerça une pression du plat de la main, sans résultat. Finalement, il décida de pénétrer dans la maison par la porte du garage, dont la serrure serait plus facile à crocheter.
À l’intérieur, tout était calme. Avec maintes précautions, tous les sens aux aguets, il longea un couloir mal éclairé, traversa la cuisine vide qui empestait la saucisse refroidie, s’engagea dans l’escalier, commença à le gravir en stationnant un instant sur chaque marche. Sur le palier, il n’eut pas à chercher. La chambre était ouverte. C’était une chambre de rockeurs, décorée avec une abondance de posters, de costumes à paillettes, des guitares, des paires de santiags alignées sur une étagère, des fac-similés de disques d’or, des casques de moto. Le lit était refait au carré. Sur une courtepointe aux motifs psychédéliques ou assimilables, il y avait un guitariste en peluche. Au-dessus du lit, une croix de belle taille. L’homme se signa, prit dans la poche de sa veste une petite boîte, en tira un micro qu’il colla derrière la tête de lit.
Dans un fracas de bois brisé, Roguerse surgit du placard, armé d’un fusil. L’homme tenta de se replier vers le palier, mais Roguerse ne lui en laissa pas le temps. Il fit feu une première fois. L’homme étouffa un cri et, bondissant vers la fenêtre, sauta dans le jardin. Tant bien que mal, Roguerse s’était traîné dans son sillage. Il le vit déguerpir derrière les rames à haricots. Il épaula une nouvelle fois et tira au jugé sur le fuyard. Une traînée de sang maculait l’appui de fenêtre.
« Tu peux sortir, Zerma, dit-il en se retournant.
– Il est parti ? chuchota Zerma, qui émergeait lentement du placard.
– Avec ce que je lui ai mis dans la tronche, en ce moment il doit être en train de crever dans un coin, dit-il en jetant le fusil au milieu du lit.
– Qu’est-ce qu’il venait faire, à ton avis ?
– Le merdaillon de la Bitrose croit que j’aurais des renseignements sur un tableau. Le type devait croire la même chose. J’ai déjà vécu ça il y a quelques années.
– Je sais, Roguerse.
– Quand même, je vais aller faire le tour du jardin. Je voudrais pas qu’il crève en polluant mon élevage de salades.
– S’il était crevé, qu’est-ce que tu en ferais ?
– Le mieux, ça serait que j’aille le mettre dans le trou.
– Comme l’autre.
– Je vois que ça.
– Je te kiffe, Roguerse.
– La même chose, Zerma. »
En général, une Cadillac ne laisse pas les enfants indifférents. Je m’étais garé devant la porte de la cour de récréation sans provoquer le moindre début de curiosité. Sauf de la part de Juliette, qui s’avança vers moi, me dit que cela lui faisait plaisir de me voir, ce qui me flatta peut-être, me rassura sans doute, m’encouragea sûrement. Je lui expliquai que je partais prendre l’air pendant deux ou trois jours, que j’avais envie de respirer autre chose que ce qu’on respirait à Puffigny.
« Comme c’est le dernier jour d’école, que vous allez être en vacances, je me suis dit que ça ne vous ferait pas de mal non plus d’aller respirer ailleurs… La vraie vie est ailleurs. Au moins provisoirement. Si vous êtes d’accord, tout à l’heure, à la sortie de l’école, vous prendrez votre brosse à dents et vous me rejoindrez chez le détective. Il est au courant. Là tout de suite, j’ai une commission à faire, je ne sais pas combien de temps cela me prendra, mais je ferai tout pour être à l’heure. Si je ne l’étais pas, vous me feriez la grâce de m’attendre un peu.
– Vous croyez que les choses se passent vraiment de cette façon ? dit-elle avec son regard d’institutrice.
– Je ne crois rien, Juliette. Si vous refusez de m’accompagner, je ne vous en voudrai pas. Je comprendrai que vous avez peut-être d’autres engagements.
– Qui sait ?
– Mais, au moins, je m’en irai l’esprit tranquille, parce que j’aurai essayé. À mon retour, lundi ou mardi, je vous raconterai tout ce que vous avez raté. Je vous offrirai même des cartes postales.
– Parce que vous comptez revenir ? Vous m’avez tout l’air d’avoir pris goût au pays.
– Peut-être. Mais, surtout, je n’en ai pas terminé avec Puffigny.
– Il semblerait qu’on n’en a jamais terminé avec Puffigny. »
Derrière, dans la cour, les élèves déambulaient en silence et avec un sérieux qui n’était pas de leur âge.
L’homme avait trouvé refuge à l’entrée d’un chemin creux que des citoyens indélicats avaient transformé en dépotoir. Il ôta sa veste, la déposa près de lui, sur la carcasse d’une machine à laver. Sa chemise était imbibée de sang. Il la déboutonna, s’en débarrassa en la jetant dans le tas d’ordures. Le sang coulait sur sa poitrine et la croix qu’il portait au cou en était déjà poisseuse. Avisant un vieux matelas, troué par endroits, il en déchira la toile en plusieurs bandes irrégulières avec lesquelles il commença à se fabriquer un pansement de fortune. Puis, fouillant autour de lui, soulevant du pied les détritus, il découvrit un bâton assez solide pour faire office de canne. Il remit sa veste et, d’un pas qu’il aurait voulu énergique, s’aidant du bâton, il reprit sa route en grimaçant.
Comme souvent, Polnabébé était heureux sans raison appréciable, sinon qu’il ressentait le bruit homogène et harmonieux de sa motocyclette comme l’expression sonore du bonheur. À droite de la route, il aperçut une silhouette d’homme. Il s’en approchait. L’homme se retournait, levait la main. Polnabébé s’arrêta à sa hauteur et lui demanda si tout allait bien. En réponse, il reçut un coup de bâton assez violent pour lui faire perdre l’équilibre. Il se sentit tomber et la motocyclette tomber sur lui. Il réussit à se redresser un peu. À genoux, il agrippait l’homme, qui se dégagea en le rouant de coups, avant de recamper la motocyclette, de l’enfourcher, de pousser les gaz à fond, pendant que Polnabébé, à moitié assommé, essayait péniblement de se remettre sur ses jambes.
« Parfait, mesdemoiselles. Je pense que tout est en règle, dit le gendarme Charlot. Auguste, autre chose ? »
Accablées de chagrin, peut-être seulement impressionnées par le décor austère de la gendarmerie, Myrtille Briochard et Bouillanne Lassalle flottaient dans une torpeur amère. En se dirigeant vers la porte, le gendarme Charlot les invita à se lever et à le suivre.
« Ça a été une épreuve pour vous, je le sais bien, murmura-t-il en ouvrant en grand la porte vitrée qui donnait sur le couloir. Mais il n’est pas possible d’y échapper. Nous aurons peut-être besoin de nous revoir. Seulement s’il y avait du nouveau.
– Nadège n’a pas été retrouvée ? demanda Bouillanne.
– Les recherches se poursuivent, dit le gendarme Auguste. Nous ne pouvons rien dire. »
Il s’effaçait pour les laisser passer. Elles s’engagèrent dans le couloir et ne reconnurent pas tout de suite l’homme qui, entre deux gendarmes, avançait vers elles tête basse, mains menottées.
« Non… Non… » balbutia Myrtille, qui avait blanchi.
Farruque avait senti qu’il se passait quelque chose et il avait relevé la tête. En essayant de se soustraire à la poigne des gendarmes, il s’était mis à hurler :
« Qu’est-ce que vous leur avez raconté ? Menteuses ! Petites putains ! Vous avez menti ! Vous le regretterez ! Menteuses ! Dites la vérité ! Vous savez bien que ça ne s’est pas passé comme ça ! Je n’ai rien fait. »
Les gendarmes le plaquèrent contre le mur.
« Donnez-moi votre pétard que je me fasse sauter le caisson ! C’est ça que vous voulez, que je me fasse sauter le caisson !
– Du calme, monsieur Farruque ! Tout va bien se passer !
– Au lieu de dire des conneries, putain de flic, balance-moi un pruneau dans la gueule et qu’on n’en parle plus ! Un pruneau dans la gueule ! Qu’on en finisse ! Un pruneau dans la gueule ! »
Les filles s’affolaient. Le gendarme Charlot les poussa devant lui, avec des gestes protecteurs. Entraîné avec fermeté par les gendarmes, Farruque n’en finissait pas de crier. Quand le calme fut revenu, le gendarme Charlot proposa aux jeunes filles de se remettre de leurs émotions en buvant un café.
« Moi, je préfère rentrer tout de suite à Puffigny ! dit Bouillanne. Je me serais jamais doutée qu’il était fou. Il est fou, non ? Vous avez vu ? S’il avait pu nous tuer avec ses yeux, il nous aurait tuées ! Il nous en veut à mort !
– Ne vous inquiétez pas, mesdemoiselles. Faites confiance à la justice. Même avec trente-six bons avocats, il n’est pas près de revoir le ciel autrement qu’à travers les barreaux d’une cellule. »
L’homme avait abandonné la motocyclette près de la halte d’autobus, à l’entrée du terrain de foot de Hachecourt. Il avait claudiqué jusqu’au rond central.
« Il faut qu’on vienne me chercher ! implorait-il en découvrant sur l’écran de son téléphone l’image fixe d’une salle de palais. Je suis blessé. Je suis en train de me vider de mon sang. Il faut venir me chercher. Ici. Je suis sur le terrain de football de Hachecourt. Je répète : je suis sur le terrain de football de Hachecourt. J’ai besoin d’être soigné.
– Que vous voulez-vous que nous y fassions ?
– Je vous en supplie, envoyez-moi l’hélicoptère ! Je perds beaucoup de sang !
– Plaignez-vous ! Vous saignez pour une bonne cause ! Une bonne cause que vous avez bien mal servie !
– Je vous en supplie, envoyez-moi l’hélicoptère !
– Vous avez le tableau ?
– Bien sûr que non !
– Pas de tableau, pas d’hélicoptère !
– Mais j’ai deux balles dans le corps !
– Nous espérons que vous souffrez ! C’est bon, ça, de souffrir. Rien de tel que le martyre pour purifier une âme qui a failli.
– Je souffre… Vous ne pouvez pas m’abandonner !
– Ne vous plaignez pas, vous êtes en train de vous grandir. Nous vous avons demandé quelque chose. Avez-vous satisfait notre demande ? Non. Nous en sommes toujours au même point. Nous sommes en train de perdre patience. Que pèse votre misérable souffrance comparée à la nôtre ?
– Pitié…
– Tout ce que nous pouvons faire pour vous, c’est prévenir l’infirmerie de se tenir prête à vous accueillir… Cela vous convient-il ? »
L’écran redevenait noir. L’homme s’affaissait, tombait à genoux, en gémissant d’une voix de plus en plus faible :
« Sauvez-moi… Sauvez-moi… Sauvez-moi… »
Ayant récupéré la photo de Froucandot dans la boîte à gants de la Cadillac, je me préparais à frapper à la porte de M. Lambortin, quand je m’aperçus qu’elle avait été mal refermée. De l’intérieur me parvenait la petite musique à base de grincements et de sonorités mécaniques qui, le soir de la fête foraine, avait accompagné la danse de Labosse. Je me suis avancé dans le couloir, au bout duquel était rangé le landau de la possédée. D’où j’étais, je voyais Lambortin avachi ou alangui sur le canapé et, devant lui, Labosse qui se démenait comme une diablesse. Quand elle sentit ma présence à l’entrée du salon, sans cesser de gesticuler en cadence, elle se tourna vers moi et acheva son numéro en me fixant dans les yeux.
« Tu es magnifique, Labosse, jouissait Lambortin. Alors, monsieur Dump, quel bon vent vous amène ? Ah, vous me rapportez la photo ! Vous êtes un homme de parole. C’est bien. J’espère qu’elle vous a été d’une certaine utilité. Ce sont de drôles d’histoires…
– Quelles histoires ? ai-je demandé.
– Voyez autour de vous. Voici entre six et sept décennies que je les collectionne, que je les accumule, que je les entasse. À la longue, je ne sais plus très bien à quoi ou à qui elles correspondent. Ne me regardez pas avec des yeux ronds, monsieur Dump. Je parle des histoires qu’on déduit d’autres histoires, des histoires qu’on invente, des histoires qu’on adapte aux circonstances ou à certaines nécessités. Vous êtes écrivain, ce n’est pas à vous que je vais apprendre ces choses-là.
– Depuis que je suis à Puffigny, je n’ai pour ainsi dire pas écrit une ligne.
– Parce que vous n’en avez pas eu besoin. Vous êtes dans un roman. Vous n’avez donc pas besoin de l’écrire. Quand vous aurez quitté Puffigny, vous écrirez. Vous inventerez. Vous retrouverez toutes vos aptitudes au vrai mensonge. »
Comme une automate, Labosse alla secouer son landau, épousseta à deux mains les flancs de son manteau de fourrure et revint se planter au milieu du tapis.
« La présence de Labosse chez moi vous déconcerte ? Comment vous dire ? Labosse est ma collaboratrice. Je ne me déplace plus beaucoup maintenant. Je suis vraiment au bout de mon rouleau. Mais je suis toujours aussi curieux de ce qui se passe ici et là. Dans les rues, dans les cours, dans les arrière-cours, dans les caves, dans les chambres à coucher, dans la tête des gens. Physiquement, Labosse est tellement voyante que personne ne la remarque. Comme je vous le disais, elle me rapporte des éléments d’histoires un peu disparates. Il y a un peu de tout, en vrac, dans le désordre. Ensuite, c’est pour moi un travail de patience. Vous savez comme ces gens qui, dans les musées, reconstituent des jarres et des pots à partir d’un paquet d’éclats et de tessons. Quand il me manque une pièce, je m’adresse à Labosse. Elle est bien placée pour me dénicher le ragot un rien salace, la menue saloperie qui réjouira le comptoir de Gromard pendant trois ou quatre semaines, l’indiscrétion glauque, la confidence inconsidérée, le commérage, le racontar, le cancan, le blabla. Je suis aussi preneur de la calomnie. Il y a également de jolis résultats à attendre de la diffamation. Les gens éprouvent le besoin de s’exprimer sur tout et n’importe quoi. J’ai fini par en conclure qu’il est dans la nature humaine de nuire non seulement à son prochain, mais à tous les prochains possibles et imaginables. »
Il se tut un long moment, parce qu’il respirait avec difficulté.
« Labosse est ma principale source d’information. Mais elle n’est pas la seule. Entre deux de ses tours de passe-passe, Mme Gromard m’instruit de ce qui se raconte au bistrot de la Gare. Bien qu’elle soit tenue au secret professionnel, elle m’apporte aussi des nouvelles des abonnés à ses services, ce qui me permet de me faire une idée assez précise de la bonne santé de la population de Puffigny, de ses habitudes de consommation, de ses goûts dans certains domaines, parfois de ses inclinations politiques, éventuellement de ses motifs de légitimes revendications.
– En quelque sorte, vous espionnez tout le monde !
– C’est beaucoup dire, monsieur Dump. Je ne me cache pas, vous savez. Les gens sont au courant. D’ailleurs, la plupart n’hésitent pas à me fournir des indications sur leur propre vie. Des photographies, des attestations, des certificats, des papiers officiels, des lettres personnelles…
– Je ne vois pas l’intérêt.
– Moi non plus. Je crois qu’en se divulguant les gens se donnent l’impression d’exister. »
Il eut un geste de la main, comme pour chasser des ombres devant lui. Il s’efforçait à sourire, habitué qu’il avait toujours été à faire bonne figure. Comme je ne savais plus comment relancer la conversation, je lui ai confié, par facétie plutôt que par curiosité, que j’étais intrigué par le fait que Labosse promenait sans cesse un landau et que je me demandais ce qu’elle pouvait avoir de si précieux à transporter pour ne jamais s’en séparer.
« À votre avis, monsieur Dump ?
– Je ne sais pas. Des produits de première nécessité. Des vêtements. Des souvenirs de famille.
– Pourquoi pas des cadavres ? Ce ne serait pas impossible. Mais il y a encore pire que des cadavres ! Le mieux serait d’y regarder par vous-même ! Ne vous inquiétez pas. Labosse ne s’est jamais opposée à une petite inspection de son landau. Vous en mourez d’envie. Regardez. À vos risques et périls, monsieur Dump. »
Labosse avait fait glisser la toile de protection et, d’un mouvement de tête, m’engageait à découvrir le contenu de son landau.
« Alors, monsieur Dump ?
– Y a rien !
– Voilà, c’est tout ! »
À cette heure de la soirée, le comptoir du bistrot de la Gare n’affichait jamais complet. Deux vieux, toujours les mêmes, le Bébert et un jeune abruti constituaient à peu près toute la clientèle. Défait, meurtri, le casque se balançant au bout du bras, Polnabébé fit une entrée assez peu triomphale.
« Je te fais tout de suite dégringoler une rafale ! Ça va te remettre ! émit Gromard en se propulsant d’un coup de reins jusqu’à la pompe à bière.
– Qu’est-ce qui t’arrive ? s’inquiéta un vieux. T’as l’air tout drôle…
– J’ai mal partout. Comme qui dirait : je suis contusionné ! J’ai été victime d’un attentat !
– Bois, ça va te remettre dans l’axe ! prescrivit Gromard en poussant une chope devant le malheureux. Alors ?
– C’est le type qui rôde ! Tu te souviens bien, celui qui pleurnichait parce qu’il n’avait pas de réseau ! Celui que le Bébert, il lui a dit l’autre jour d’aller à Hachecourt !
– On cause de moi ? s’étonna Bébert. Quand on veut savoir, c’est la bonne adresse. Au premier coup d’œil, ce mec-là, j’ai senti qu’il était pas net. Il avait vraiment une gueule d’étranger. Je lui ai fourni des renseignements et il a même pas proposé de payer un verre.
– Il m’a piqué ma motocyclette, se lamentait Polnabébé.
– Putain, ta motocyclette ! s’emporta Gromard, qui avait le respect du matériel et l’instinct de propriété.
– Il s’est barré avec. Il doit être loin maintenant. Je la retrouverai jamais. Ça m’emmerde. Regardez voir un peu ça ! »
Il fit se balancer la croix ensanglantée au bout de sa cordelette. Gromard bondissait déjà, en rage.
« C’est quoi, cette connerie ? explosa-t-il.
– Pendant qu’il me tabassait, je me suis accroché où j’ai pu. C’est ce truc-là qui est venu. D’après ce que je sais, pour certains c’est une croix de Jésus ! Pour moi, ça serait plutôt une pièce à conviction.
– Pas de ça dans mon bistrot ! criait Gromard. Si tu veux qu’on reste copains, Polnabébé, tu vas me balancer ça à l’égout !
– C’est pas ce qui me rendra ma motocyclette.
– On organisera des battues, promit Gromard. On la retrouvera. Parce que dans les cas de disparition il y a une chose qu’il faut savoir, c’est que le pire n’est jamais sûr !
– Le pire n’est jamais sûr… glosa un vieux. C’est ce qu’on dit quand on est dans la merde et qu’on espère qu’on ne sera pas obligé d’en manger !
– Ma motocyclette, c’était mon seul lien avec la terre ferme ! J’y tenais ! C’était mon image de marque ! Mon look ! Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Je suis pas méchant, j’ai jamais été méchant et j’étais parti pour ne jamais le devenir, mais le mec, si jamais je le recroise un jour et que ce jour-là je ne suis pas tout seul, on lui cognera dessus jusqu’à ce qu’il ait tous les os de sa carcasse en petits bouts ! Ça lui apprendra qu’on ne touche pas à ma motocyclette !
– On le reverra jamais, Polnabébé ! Hein, c’est de l’engeance de passage ! On sait pas ce qu’il est venu faire par ici ! Maintenant, vu qu’il portait une croix, on se doute que c’était pas grand-chose de propre ! D’ailleurs, tu vas aller me foutre cette saloperie dehors ! Je veux pas de ça chez moi ! Ici, sur la façade, c’est marqué, en gros : bistrot de la Gare ! Pas bistrot de l’Église ! On est avec toi ! Solidaires, comme on dit ! S’il faut se cotiser, on se cotisera !
– En attendant, Gromard, remets-moi la chope à mâle ! »
La nuit était déjà bien entamée quand je suis arrivé chez le détective. Il m’attendait, les pieds sur le bureau, étalé, épanoui, rigolard, manifestement heureux de vivre.
« Monsieur Dump, est-ce des heures raisonnables pour venir présenter ses civilités aux petits, aux obscurs, aux sans-grades ?
– M. Lambortin m’a retenu. Une fois qu’il est lancé, on a du mal à l’arrêter. Mais j’ai tout de même appris un certain nombre de choses très intéressantes pour nos affaires. Mlle Lamotte est-elle passée ?
– Qu’avez-vous appris auprès de M. Lambortin ?
– Nous en discuterons à mon retour. Maintenant, j’ai plutôt besoin de prendre un peu distance avec ces histoires. Mlle Lamotte n’a pas laissé un message pour moi ? Il y a longtemps qu’elle est partie ?
– Je ne devrais pas vous le dire, monsieur Dump, parce que dans le contexte ça pourrait paraître trivial, mais Mlle Lamotte est aux toilettes ! Je ne suis pas assez intime avec elle pour m’être permis de lui demander ce qu’elle allait y faire. Toutefois, elle m’a laissé supposer qu’elle partait en voyage deux ou trois jours avec vous. Sans indiscrétion, où avez-vous prévu d’aller vous détendre, monsieur Dump ? »
Derrière moi, j’entendis le rire de Juliette.
« Trois heures de retard, ce n’est pas grand-chose comparé à ce que doivent supporter les usagers des chemins de fer, persifla-t-elle. De toute façon, vous seriez arrivé, tôt ou tard. Vous ne m’auriez pas oubliée ? Cela dit, Helnoute est un homme de bonne compagnie. Il a de la conversation. Et il sait servir la bière à la température idéale. Attendre avec lui, c’est que du bonheur. »
Sous le coup de l’émotion, j’ai prononcé les paroles piteuses qu’on prononce dans ce genre de situation, en m’emberlificotant dans des explications maladroites.
« Votre passé ne m’intéresse pas, m’interrompit-elle. Comme prévu, je me suis équipée de ma brosse à dents, monsieur Dump. Et des quelques accessoires sans lesquels on ne se sentirait pas à l’aise. Je suis donc prête pour la grande aventure. Je n’attends plus que ma feuille de route. »
Helnoute avait le premier compris qu’il n’y avait pas de temps à perdre et, saisissant la petite valise de Juliette, il alla la ranger dans le coffre de la Cadillac. Dans une parfaite imitation de voiturier de grande maison, il ouvrit la portière côté passager, se plia en deux et invita l’institutrice à prendre place dans le véhicule, en lui conseillant de ne pas oublier de boucler sa ceinture, puis il referma la portière sans la claquer et, pendant que je mettais le moteur en marche, il fit le tour de la voiture au petit trot et, se penchant à mon oreille, il chuchota :
« Monsieur Dump, cette histoire prend une tournure sentimentale qui pourrait nuire à l’enquête. »
Qu’aurais-je pu lui répondre ? Il me prenait de court.
« Que voulez-vous, monsieur Ballo ? À un moment de l’histoire, il faut un poil de romantisme, de la fleur bleue, du cœur battant, du rose aux joues, voire de la passion amoureuse ! C’est un passage obligé ! Il en faut, donc ! Il en faut aussi ! Qu’on le veuille ou pas, il faut en mettre !
– De quoi il faut mettre ?
– De la confiture sur la biscotte. »
Peut-être a-t-il compris ce que je venais de lui dire. À sa façon. Si je devais y penser avec un semblant de sérieux, force me serait d’admettre qu’il n’y avait rien ou pas grand-chose à comprendre. Il m’a adressé un signe amical de la main. Je l’ai vu se réduire dans le rétroviseur, étroite silhouette sous la douche de l’éclairage public.
(Fin du chapitre sixième)