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Penser le désordre1

CHRISTINE GOÉMÉ : Trente ans après sa mort, Lacan n’a jamais été aussi vivant. Partout dans le monde, sa pensée et la langue qui la porte permettent de faire des avancées qui ne se limitent pas au seul domaine de la pratique psychanalytique. Il a forgé des concepts opératoires qui permettent d’analyser la crise contemporaine et les malaises qui frappent la civilisation occidentale. Avant d’aborder cette modernité de Lacan, pourriez-vous, Élisabeth Roudinesco et Alain Badiou, nous en brosser un portrait personnel ?

 

ALAIN BADIOU : Évoquer la figure de Lacan, ce n’est pas seulement tracer le portrait d’un grand penseur, c’est aussi revenir sur un moment exceptionnel de la pensée et de l’action au XXe siècle. De ce point de vue, Lacan est incontestablement un maître. Sa parole et ses écrits singuliers ont une sorte de résonance, d’écho extraordinairement étendu, qui porte bien au-delà des frontières de la psychanalyse et de l’acte analytique comme tel. Lacan est également un maître, au sens où il a été immédiatement et violemment discuté. S’il est attaqué de la sorte, c’est que la nouveauté de ce qu’il propose apparaît de manière éclatante et péremptoire. C’est aussi parce qu’il a créé des écoles et s’est entouré de disciples. Comme chacun sait, un disciple est par définition souvent tenté de trahir son maître. Il croit qu’il en a les moyens. Lacan lui-même en était d’ailleurs parfaitement conscient : pour lui, l’épreuve éthique fondamentale qu’affronte nécessairement celui qui est en position de maîtrise est d’avoir, un jour, à endurer la trahison. De fait, il a été abondamment calomnié et trahi, probablement plus que n’importe qui à la période historique qui est la sienne. Il l’est encore aujourd’hui, et le sera demain. En cela, il s’inscrit bel et bien dans la lignée de Freud, qui a été lui aussi vigoureusement critiqué et calomnié de son vivant.

Pour comprendre les attaques dont Lacan a fait l’objet, il est nécessaire de resituer le contexte intellectuel dans lequel sa pensée s’enracine. Au tournant des années 1950 et 1960, la conjoncture philosophique est dominée par le conflit entre la phénoménologie déclinante (Sartre, Merleau-Ponty) et le structuralisme en plein essor (Lévi-Strauss, Althusser, Foucault et beaucoup d’autres). Or, entre ces deux courants, Lacan définit une position théorique absolument singulière. D’un côté, éclairé par son expérience clinique et guidé par le modèle de la certitude scientifique, il rénove le concept d’inconscient, en tant que système de détermination de l’expérience subjective. De l’autre, cependant, il maintient, quitte à la rénover en profondeur, la notion de sujet, qui était centrale dans la phénoménologie – chez Sartre notamment, qui lie le sujet à une théorie de la conscience et de la liberté. Lacan suit un chemin de crête, une arête tout à fait particulière : d’une part, il capte et refond l’héritage structuraliste, en montrant que l’inconscient, structuré « comme un langage », détermine la constitution du sujet ; d’autre part, il redéploie le concept de sujet dans toute sa radicalité, en affirmant la possibilité pour chacun de s’engager dans un libre risque de nature éthique. L’un des principaux séminaires de Lacan ne s’intitule pas par hasard L’Éthique de la psychanalyse (1959-1960). Cette dimension éthique recouvre l’affirmation, la revendication par le sujet lui-même de la structure de son désir. L’impératif, pour reprendre la célèbre formule lacanienne, est de « ne pas céder sur son désir », formule dont il disait, ne l’oublions pas, qu’elle signifie le plus souvent « faire son devoir ».

Ainsi, je dirais que Lacan est un maître dans la mesure où il se situe à un point de convergence entre deux exigences : premièrement, il endosse en homme des Lumières l’exigence de la rationalité, l’idéal de la scientificité qui se confond chez lui avec la royauté de la structure et la quête jamais démentie de la formalisation de l’expérience subjective. Deuxièmement, il assume l’irréductibilité du sujet qui configure son propre destin. C’est là une vision à la fois rebelle et dramatique, fortement nourrie par le théâtre et plus particulièrement par la tragédie grecque, à laquelle il s’est sans relâche référé. Voici donc le portrait que je proposerais pour ma part de Lacan : un homme des Lumières qui a rencontré la puissance du théâtre.

 

ÉLISABETH ROUDINESCO : Lacan est à l’évidence un maître puisqu’il a effectué une refondation très large de la pensée freudienne qui intéresse toute la culture mondiale, bien au-delà de la psychanalyse. Mais le fait qu’il ait été psychanalyste complique singulièrement la donne. Aujourd’hui, sa pensée et sa conception de la cure sont véhiculées par des cliniciens qui ne l’ont pas connu et qui sont les élèves d’une génération de praticiens analysés par lui, lesquels se sont dispersés après sa mort. Aussi héritent-ils, de façon transférentielle, moins de la pensée de Lacan que de la détestation que se vouent les différents interprètes de celle-ci.

Et cette situation n’est pas sans danger. Le risque consiste en une réappropriation sectaire de son enseignement. Telle est la menace qui pèse sur les psychanalystes d’aujourd’hui, notamment quand ils ne veulent rien savoir de l’histoire de leur discipline et qu’ils en héritent « de deuxième main ». Chez les philosophes et chez les chercheurs en sciences humaines, les maîtres existent, bien sûr. Mais dans le domaine de la psychanalyse, la problématique de l’identification et du transfert à la personne du maître est essentielle. Lacan a analysé un grand nombre des cliniciens qui se réclament de lui et se sont dispersés en groupes rivaux. La transmission de son héritage est dès lors complexe, pour ne pas dire biaisée. Se plaçant dans une position souveraine, les psychanalystes se sont arrogé un droit de regard et de propriété exclusifs sur l’œuvre des fondateurs – comme si eux seuls étaient en mesure de comprendre les textes canoniques et de les répercuter dans la pratique.

Freud a déjà fait l’objet de telles confiscations sur la longue durée. Pour que ses archives soient ouvertes au public après sa mort, il a fallu près de trente ans. Aujourd’hui, le même problème se pose avec Lacan mais avec une plus grande acuité du fait qu’il n’y a pas de vraie communauté lacanienne, alors que les héritiers de Freud, à travers l’IPA (Association psychanalytique internationale), ont réussi tant bien que mal, après le nazisme, à s’entendre pour constituer des archives (Bibliothèque du Congrès à Washington) et des lieux de mémoire (Musée Freud de Londres). Ce n’est pas le cas pour Lacan : tout est éclaté et dispersé. Et c’est pourquoi il me semble indispensable que son enseignement soit enfin laïcisé, c’est-à-dire qu’il soit diffusé en dehors des seuls cercles psychanalytiques, de la même manière que Freud est désormais étudié ailleurs que dans les seules associations de psychanalyse. En résumé, Lacan doit cesser d’être préempté par les lacaniens.

Pour rebondir maintenant sur ce que disait Alain, je suis tout à fait d’accord sur la jonction d’une pensée rationnelle et d’une réflexion sur le théâtre. J’ajouterai que, chez Lacan, l’orientation ou l’aspiration vers le tragique est une forme du retour à Freud qu’il a revendiqué et opéré. La référence aux Grecs est toujours centrale en philosophie, mais, en psychanalyse, elle est incontournable et elle se cristallise autour de la tragédie. Il est impossible, quand on travaille sur la psychanalyse ou avec elle, de ne pas se confronter inlassablement au tragique. L’important, ce n’est pas cette psychologie de comptoir qu’est le complexe d’Œdipe mais la réflexion sur le tragique grec. Si Freud n’avait pas eu l’idée géniale, à la fin du XIXe siècle, de ramener les petites affaires de la famille bourgeoise occidentale à la tragédie grecque – c’est-à-dire à un destin inconscient –, il serait resté un psychologue de la névrose, au même titre que Pierre Janet. Et, du coup, cela oblige chaque vrai penseur de la psychanalyse à repasser par ce geste, de même que les philosophes sont toujours contraints, pour penser le présent, de repasser par les origines de la philosophie.

À cet égard, il y a une différence décisive entre Freud et Lacan. Dans la généalogie des Labdacides, la famille la plus tragique des dynasties grecques, celle qui a tant inspiré Sophocle, Freud privilégie Œdipe roi, c’est-à-dire l’histoire d’un souverain convaincu de sa splendeur et de son invulnérabilité, parvenu au sommet de la gloire et de la sagesse avant d’être victime de son impétuosité, de son hubris. Or, que fait Lacan ? Il met l’accent, lui, sur Œdipe à Colonne. Aussi bien s’intéresse- t-il aux ultimes moments d’Œdipe, à cette figure d’un vieillard dépossédé de toute sa splendeur, déjà moribond et qui maudit sa descendance. Le sens du tragique diffère donc de Freud à Lacan.

Freud a théorisé la défaite de la toute-puissance de l’autorité patriarcale. Quand il s’intéresse à Moïse en 1909 par le biais de la fameuse statue sculptée par Michel-Ange pour le tombeau de Jules II, en l’église Saint-Pierre-aux-Liens de Rome, il est saisi par la manière dont le prophète sublime sa colère et se retient de jeter les Tables de la Loi contre son peuple qui est retourné, en son absence, à l’adoration des idoles. Ensuite, il valorisera l’idée que ce qui fait la grandeur du premier monothéisme, dont il attribue l’origine à l’Égypte, ce n’est pas le judaïsme (identitaire) mais la judéité (universalisable), la capacité de penser, de se rebeller et de s’abstraire de la représentation, de l’affect et de la soumission : pas d’idole, pas d’image, la maîtrise de soi, la rationalité ; le contraire, selon lui, du christianisme qui lui succède, religion des masses et de l’émotion.

Lacan, lui, s’intéresse à l’autorité mise en pièces sans retour possible. Aussi bien est-il fasciné par la religion catholique romaine, dont il ne conserve que deux figures toujours conflictuelles : le pouvoir politique d’un côté (celui de l’Église et des papes), la connaissance mystique de l’autre (la foi pure et sans objet jusqu’à la destruction de soi, incarnée par les femmes). Œdipe à Colonne, ce n’est donc ni Œdipe roi ni Moïse, mais la version ultime du souverain anéanti qui ne conserve plus aucune grandeur. Il n’a plus rien de sublime dans son malheur : il n’est pas défait, il n’est rien, il est déjà mort. Tel est le tragique selon Lacan.

Quant à Antigone, Freud n’en parle pas sauf pour désigner sa fille Anna, celle qui a accepté le célibat pour être son héritière et son point d’appui. C’est une tout autre Antigone qui hante la pensée lacanienne. Marqué par la lecture qu’a faite Hegel de ce personnage de Sophocle, Lacan énonce ce précepte selon lequel il ne faut jamais céder sur son désir. Antigone selon Lacan est une mystique : elle incarne cette opiniâtreté, cette irréductibilité du sujet prêt à tout pour suivre ses propres inclinations. La fameuse opposition entre les lois de l’État et les lois non écrites de la famille, au nom desquelles Antigone brave les décrets de son oncle Créon pour donner une sépulture à son frère, n’est pas le thème central retenu par Lacan. À ses yeux, Antigone est l’instance même du tragique. Compagne du souverain anéanti, elle est inscription de l’élan du sujet vers la mort, c’est-à-dire le nom du désir inaliénable. Elle exige un rite mortuaire (des funérailles), au-delà de toute sépulture. C’est une femme, aussi, ce qui montre la prégnance, pour ne pas dire la prééminence, chez Lacan, du pôle féminin, tandis que l’univers référentiel de Freud est plutôt masculin.

Un dernier mot sur le théâtre : l’homme Lacan, aussi, était un acteur prodigieux, un comédien exceptionnel. Son séminaire, c’était du théâtre. Bien plus que les cours donnés à la même époque par Barthes ou Foucault. Lacan est sans cesse en représentation. Chez lui, tout est parole, et il a un mal fou à passer à l’écrit, qui le terrorise. Toutes celles et ceux qui ont assisté à ses séances d’enseignement ont vécu une expérience inoubliable. Il est d’ailleurs regrettable que l’on n’ait pas pu tout filmer, afin que les nouvelles générations puissent se rendre compte de son talent de metteur en scène de lui-même.

 

C. G. : Il avait un humour extraordinaire…

É. R. : Oui, mais j’y insiste, il ne faut jamais oublier la dimension du tragique. Quand on le lit, ou quand on regarde les rares vidéos de lui dont on dispose, une grande souffrance transparaît. Lacan souffre de ses difficultés à transmettre sa pensée. Cet homme des Lumières craint en permanence de ne pas être suffisamment clair, de ne pas être compris. Et il est vrai que son œuvre, difficile, a pu passer pour hermétique aux yeux de certains.

Pour terminer sur le moment lacanien, ma découverte de son enseignement a été plus tardive que celle d’Alain. Personnellement, j’ai une admiration particulière pour le Lacan structuraliste des années 1950-1965 : celui du rapport de Rome et de L’Instance de la lettre, de la théorie du signifiant, du parti pris pour la scientificité, dans les pas d’Alexandre Koyré. J’ai également de l’affection, comme je l’ai déjà dit, pour le Lacan de l’entre-deux-guerres, le phénoménologue qui fréquente Bataille et les surréalistes, et qui commence à déconstruire les signifiants de la famille occidentale. Dans mon dernier livre, Lacan, envers et contre tout, j’évoque le dernier Lacan, celui des années 1970, qui poursuit jusqu’au bout l’aventure du langage : un Lacan nocturne, hanté par la mort et la transmission de son œuvre, et qui inverse sa topique (symbolique, imaginaire, réel – SIR) pour placer le réel en position majeure afin de faire entendre l’hétérogène, ce qui échappe à la symbolisation, quelque chose de très sombre. Un vacillement de la raison.

 

C. G. : Pour schématiser, on pourrait dire que Lacan pose, ce que ne fait pas Freud, l’absolue primauté du langage comme condition et trame de l’inconscient. Or, Lacan se présente comme celui qui a lu Freud et qui effectue un retour à son œuvre. Ce paradoxe apparent recouvre une nette différence : entre le fondateur de la psychanalyse, bourgeois viennois conventionnel, et Lacan, parisien cosmopolite et provocateur, il y a aussi un écart de style. Comment l’appréciez-vous ?

A. B. : La question du style littéraire de Lacan est en effet fondamentale et entre dans son identité de manière cruciale. La prose de Freud, écrite dans une belle langue classique, est à la fois dense et claire, à la recherche d’un ordre d’exposition qui suive le mouvement réel de la pensée. Or, la stylistique de Lacan apparaît à bien des égards plus proche des méandres de l’inconscient : elle saisit dans l’énoncé ce qui justement échappe à tout ordre réflexif conscient. Il existe une magie de l’écriture lacanienne qui m’a beaucoup frappé et qui rejoint dans son effet la fascination exercée par certains poètes modernes comme Mallarmé. Le langage de Lacan adopte la ruse suivante : l’écriture donne toujours plus à penser que ce que l’on croit en avoir compris – comme si chaque phrase avait un reste se dérobant à la compréhension univoque. La chose dite est prise dans un dire qui excède son immédiateté et ne se laisse pas épuiser par sa captation théorique première. On l’a d’ailleurs souvent accusé de verser dans la rhétorique, pour à la fois séduire et frustrer ses auditeurs et lecteurs. En réalité, le style de Lacan mélange, de façon tout à fait remarquable, le labyrinthe syntaxique de la langue et l’élément très français de la sentence. De fait, Lacan a accouché de formules devenues célèbres : « Il n’y a pas de rapport sexuel », « La femme n’existe pas », « Les non-dupes errent », « Là où ça pense, je ne suis pas », etc. De tels énoncés, qui inscrivent son auteur dans la lignée des grands moralistes français, sont enchâssés dans un devenir sinueux qui nous ramène aux apories et aux surprises du rêve. La langue de Lacan est le lieu d’une rencontre, d’une fusion difficile et presque angoissante entre le récit onirique et le tranchant de la formule dont la langue française est capable. Avec génie, Lacan exploite les deux versants possibles de celle-ci : d’un côté, on retrouve chez lui la brillance des sentences claires qui se fixent aisément, sans délai, en mémoire ; de l’autre, il emprunte les voies troubles d’une langue insaisissable, qui se diffracte en des échos infinis et énigmatiques. En un mot, c’est une langue de psychanalyste, et même plus : une langue qui se confond avec le mouvement même de la psychanalyse en tant que telle. Enfin, hors de tout patriotisme ou nationalisme cocardier, c’est une langue, je crois, profondément française. L’écart par rapport à Freud, dont la pensée et l’écriture sont inséparables des ressources propres de l’allemand, est tout tracé.

 

É. R. : Lacan se situe tantôt du côté du XVIIe siècle (La Fontaine, La Rochefoucauld), tantôt du côté du XVIIIe siècle et du baroque. L’écriture du XIXe siècle, romantique et positiviste, lui est étrangère. Il renoue, en effet, avec une certaine idée de l’esprit littéraire français. Il baigne dans l’histoire de sa langue maternelle : il n’en parlait aucune autre. Mais écouter ou lire Lacan, c’est également entendre l’inconscient à pied d’œuvre, beaucoup plus que chez Freud. Lacan est le mime, le ventriloque de l’inconscient. Et cela s’accentue dans les dernières années quand il inverse sa topique (RSI au lieu de SIR), avec pour référence, Finnegans Wake de Joyce.

Freud, quant à lui, est un romantique très XIXe siècle. Ses goûts littéraires sont ceux des savants lettrés de son époque. Imperméable aux avant-gardes, Freud est proche dans son œuvre de l’esthétique du roman, alors que les sentences des moralistes français, tant prisées par Lacan, n’ont rien de romanesque. Pour trouver du romanesque façon XIXe siècle chez Lacan, il faut se tourner, non pas vers ses écrits, mais vers sa vie, tellement riche en péripéties tumultueuses. Quel contraste avec l’existence relativement banale de Freud ! Notons que l’un et l’autre ont connu l’état de guerre en Europe : Freud a vu s’écrouler le monde ancien des Empires centraux, dont il était issu, et Lacan a vécu comme un effondrement de l’Europe le triomphe du nazisme. Cependant, les deux penseurs entretiennent un rapport extrêmement différent à l’écriture. Freud ressemble à Victor Hugo : il écrit chaque jour avec une facilité déconcertante. C’est un épistolier infatigable, qui a rédigé plus de vingt mille lettres, dont la moitié a été retrouvée. On ne peut plus étudier sérieusement son œuvre sans prêter attention à cette volumineuse correspondance. Chez Lacan, à l’inverse, l’écriture est une souffrance. Écrire aura toujours été pour lui une épreuve tragique.

Voici par conséquent deux hommes qui ne se ressemblent en rien. Et pourtant, c’est bien Lacan qui a entrepris en France, à partir des années 1950, un retour à Freud si fécond. Le paradoxe est saisissant. Lacan venait de la psychiatrie, il avait été l’élève de Gaétan Gatian de Clérambault, et il s’intéressait à la psychose et à tout ce qui rebutait Freud. Mais c’est précisément parce qu’il était si éloigné du fondateur de la psychanalyse – et qu’il lui était parfaitement infidèle sur le plan intellectuel – qu’il a pu revenir à la lettre de son œuvre en refusant de le rencontrer quand il aurait pu le faire.

Lacan a effectué ce retour à Freud dans un contexte historique qui n’était pas favorable à une telle reprise. Durant les années 1950, la communauté psychanalytique cherchait à « dépasser » Freud et à abandonner le Freud viennois, jugé obsolète. Et d’ailleurs, cet abandon était voulu par ceux-là mêmes qui avaient connu Freud et avaient été contraints de quitter l’Europe à cause du nazisme, par ceux qui étaient tous juifs et conservaient en eux la mémoire d’un monde englouti dont ils ne voulaient plus, une fois réalisée leur difficile intégration au monde anglo-américain.

Lacan, le catholique de « souche terrienne française », ayant rompu avec la foi et avec toute forme de chauvinisme, entre en scène et proclame un retour à Vienne. Mais de quelle Vienne s’agit-il ? Non pas celle des immigrés, mais une Vienne rêvée, réinventée, par la structure et le signifiant. Et c’est à Vienne d’ailleurs, en 1955, dans une conférence (« La chose freudienne ») que Lacan invente l’idée que la psychanalyse serait l’équivalent d’une épidémie (la peste), capable de subvertir les consciences. Lacan n’a pas connu l’Europe des Empires centraux : il est français et parisien de cœur. Tel est le coup de force : celui qui a effectué une refonte sans précédent de l’œuvre freudienne, qui a mené ce que j’ai appelé la « relève orthodoxe du freudisme », n’est pas un homme du sérail ni un immigré de la Vienne historique. C’est quelqu’un venu de l’extérieur, un sujet presque « forclos » de la saga freudienne. Personne n’attendait Lacan – et certainement pas Freud. On comprend dès lors aisément pourquoi Lacan s’est très tôt attiré les foudres des instances psychanalytiques internationales, jusqu’à en être rejeté. Il était perçu comme un étranger menaçant, un hérétique en puissance. Il n’apparaissait nulle part dans la généalogie officielle du freudisme, ni celle des origines viennoises, ni celle du continent nord-américain.

 

C. G. : Alain Badiou, êtes-vous d’accord avec ce que vient de dire Élisabeth Roudinesco ? Si Lacan a pu être fidèle à Freud, c’est parce qu’il ne lui ressemblait en rien ?

A. B. : Oui, c’est indéniable. Mais cette fidélité infidèle de Lacan envers Freud n’est pas un cas unique dans l’histoire de la pensée. Il arrive fréquemment qu’une invention intellectuelle soit brusquement redéployée et magnifiée par une intervention qui lui vient du dehors. Pour ma part, je voudrais remarquer que, parmi les éléments « étrangers » dont Lacan s’est servi pour refondre la psychanalyse freudienne, un rôle capital échoit à la philosophie – cela me touche naturellement beaucoup… La philosophie a été l’un des instruments majeurs de la rénovation lacanienne. Tout au long de son séminaire, en effet, qui rencontre-t-on ? Platon, Spinoza, Hegel, Kierkegaard, Heidegger, Wittgenstein et beaucoup d’autres. Le psychanalyste convoque sans cesse les philosophes, et on pourrait presque écrire une histoire de la philosophie selon Lacan. Elle serait sans doute étrange et tout à fait intéressante. Chaque fois les philosophes sont filtrés, retraduits et pliés à une discipline qui n’est pas exactement la leur. Ils deviennent même des personnages conceptuels possibles de la chaîne analytique elle-même. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne Socrate, l’un des interlocuteurs privilégiés de Lacan.

 

C. G. : Il en va de même pour Platon, puisque Lacan a prétendu que Platon était lacanien…

A. B. : En effet ! Il a rétroactivement lacanisé beaucoup de philosophes ! Mais il l’a fait avec un talent particulier. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Lacan est toujours assez littéral, proche des textes qu’il parcourt. Ses interprétations, parfois hardies, ne sont nullement fantaisistes ou abusivement tirées de son côté. Il chemine librement dans le corpus philosophique, oscillant entre l’incorporation plénière et l’exclusion radicale. Car Lacan se dit aussi, à maintes reprises, antiphilosophe. Prenons justement l’exemple de sa lecture de Platon : parfois, il reprend totalement à son compte des dispositifs platoniciens. Ainsi, dans …ou pire, il intègre à sa propre pensée des pans entiers du dialogue Parménide. D’autres fois, il raille Platon sans ménagement, comme lorsqu’il ramène le projet philosophique et politique de La République à un élevage de chevaux dociles… Lacan n’est pas toujours tendre à l’égard des philosophes, et ses charges contre eux sont parfois extrêmement violentes.

À lire cet étrange antiphilosophe entiché de maints philosophes, j’en suis venu à penser que les philosophes de ma génération ne pouvaient faire l’économie d’une confrontation réelle à Lacan. Il ne s’agit pas seulement d’apprécier le rapport d’extériorité de la philosophie vis-à-vis de la psychanalyse. Il en va d’un questionnement plus intérieur et secret : comment nous, philosophes, pouvons-nous et devons-nous nous situer par rapport à cet usage lacanien de la philosophie, ou de son thème de l’antiphilosophie ? Dans quelle mesure nos propres conceptions de la discipline philosophique sont-elles affectées, ébranlées par son enrôlement ambivalent par Lacan ? Pour moi, en définitive, aucun philosophe contemporain ne saurait être considéré comme important s’il ne s’est pas mesuré, à un moment ou un autre de sa trajectoire, à l’interprétation lacanienne de la philosophie.

Il est en tout cas hautement significatif que la philosophie ait été à ce point mobilisée par Lacan pour réorganiser, et même tordre, le modèle freudien, viennois, de la psychanalyse. Dans le même temps, cela a aussi créé et attisé une sorte de rivalité sourde entre les deux disciplines. Lacan porte en lui ce conflit tour à tour latent et manifeste : tantôt il apparaît comme un personnage de la scène philosophique ; tantôt il est celui qui la quitte pour dissoudre la philosophie dans un espace entièrement nouveau, celui de l’analyse telle qu’il la conçoit. Tel un magicien, Lacan ne fait apparaître tel ou tel fragment glorieux de l’histoire de la philosophie que pour le faire disparaître dans le grand manteau de sa création psychanalytique.

 

É. R. : C’est là un nouveau paradoxe. Lacan a ce geste très fort qui consiste à ramener la philosophie dans le champ de la psychanalyse. Cependant, son rapport à la philosophie est celui d’une lutte à mort. Lacan se nourrit de philosophie pour mieux entrer en conflit avec elle. Il engage avec elle un corps à corps de tous les instants. Freud n’avait pas du tout la même position à l’égard de la philosophie. Et cela a son importance : en France, il n’est pas rare que les intellectuels des années 1960 lisent Freud après avoir lu Lacan. Ils lisent Freud à la lumière de la refonte lacanienne. Quand je me suis attelée à mon Histoire de la psychanalyse en France, j’ai dû moi-même me « délacaniser » pour redécouvrir un Freud originel. Hors de France, je connais de nombreux psychanalystes freudiens et de nombreux commentateurs de l’œuvre freudienne qui ont un mal fou à lire l’œuvre de Lacan : c’est le cas notamment de Yosef Hayim Yerushalmi ou de Carl Schorske. Dans le monde anglo-saxon, de fait, Lacan est étudié surtout dans les départements de littérature et d’anthropologie (cultural et gender studies). Dans ce monde-là, Lacan est donc perçu soit comme un philosophe, soit comme un anthropologue de la culture, ou encore comme un théoricien de la littérature, et très peu comme un psychanalyste !

 

C. G. : Comment qualifierez-vous, désormais, ses relations avec les écrivains ? Son œuvre est parcourue de références littéraires, de Sade à Joyce. Retrouve-t-on le même schéma qu’avec les philosophes, un rapport à la fois d’appropriation et de rejet ?

É. R. : Quel que soit l’auteur dont il parle, Lacan met en œuvre un processus d’incorporation : il pense que l’autre énonce la même chose que lui au même moment. Il a souvent estimé que les penseurs ou écrivains antérieurs à lui anticipaient ses propres réflexions. Nous l’avons vu, il allait jusqu’à soutenir, non sans humour, que Platon était déjà lacanien. Une telle assimilation a donné lieu chez certains lacaniens à des discours comiques. Certains pensent par exemple que Freud était lacanien avant l’heure, et que les concepts de Lacan se trouvent déjà dans son œuvre.

S’agissant de ses contemporains, Lacan se sentait « plagié ». Ce trait pouvait devenir pathologique : dans sa correspondance, il ne cesse d’affirmer qu’on le pille, qu’on lui vole ses idées, alors que lui-même commente longuement et fait siens des développements entiers de l’œuvre de certains philosophes. Une telle attitude ne pouvait être que source de conflit. Évoquons par exemple ses rapports avec Jacques Derrida, lecteur attentif, scrupuleux et sans concession de l’œuvre lacanienne. Eh bien, Lacan ne le supportait pas : il soutenait que Derrida lui volait ses idées. Ou alors il estimait que certains écrivains, comme Marguerite Duras par exemple, ne proposaient qu’une pensée interchangeable avec la sienne, sur le mode « moi, c’est l’autre », « l’autre, c’est moi », « il ou elle fait comme moi », etc.

En ce qui concerne les écrivains qui l’ont marqué, Lacan parle finalement assez peu des surréalistes, qu’il a pourtant côtoyés et fréquentés. Il est clair que ses goûts le portent plutôt vers les expériences poétiques et littéraires de Mallarmé et de Joyce. Lacan a été véritablement fasciné par la langue nouvelle d’Ulysse puis de Finnegans Wake, et il l’a incorporée, comme je l’ai dit. Cependant, à mon sens, les rapports avec la philosophie et le théâtre – les tragiques grecs, mais aussi Shakespeare et Claudel – ont été plus féconds pour lui.

 

A. B. : Nous parlons de la philosophie, de la littérature et du théâtre, mais il ne faudrait pas perdre de vue le rôle essentiel qu’ont joué pour Lacan les sciences formelles et les figures logiques de la formalisation contemporaine. Dans un premier temps, il s’est appuyé sur la linguistique structurale de Roman Jakobson. Dans un second temps, il s’est tourné vers la logique mathématisée de Boole ou de Frege. Enfin, dans un troisième temps, qui correspond aux séminaires des années 1970, il a intégré à son dispositif la théorie mathématique des ensembles et, avec son exploration des nœuds borroméens, la topologie, l’algèbre géométrisée. Il existe par conséquent une histoire très riche du compagnonnage de Lacan avec les formes les plus modernes de l’activité formalisante au sens strict. Il ne s’est pas contenté, ce qui serait déjà digne de louanges, d’incorporer aussi bien la dramaturgie tragique, la grande poésie mallarméenne, l’éclatement joycien du langage et l’héritage conceptuel viennois. Les rameaux du savoir lacanien atteignent aussi les disciplines formelles les plus arides.

Pourquoi en a-t-il besoin ? Je crois que le point clé est le suivant : j’ai déjà souligné que Lacan est celui qui tente de rendre compatible la tragédie subjective – dans la lignée du romantisme et de l’existentialisme sartrien – avec le structuralisme. Il poursuit un double objectif : d’une part, affirmer l’irréductibilité du sujet (avec la figure à la fois dramatique et éthique d’Antigone), et d’autre part, disposer cette même irréductibilité dans un univers structural transmissible. Le dernier Lacan se tourne vers les mathématiques et la topologie pour créer son propre concept de « mathème ». Or, le mathème est précisément cet espace formel où l’on peut projeter et transmettre l’expérience subjective de la cure ; celle-ci est donc rapportée à une matrice rationnelle, scientifique, susceptible d’une transmission sans reste. Cependant, une telle transmission ne peut en réalité recouvrir la totalité de l’expérience subjective puisque le sujet, nous l’avons vu, est et demeure irréductible. Du sujet il y a toujours quelque chose qui échappe à sa mise en forme, à sa captation logico-mathématique, in fine à la transmission par le savoir formel. En quel sens ? En ceci que le sujet, pour le dernier Lacan, est inextricablement noué au réel. Le réel, dans sa teneur conceptuelle lacanienne, est ce qui résiste absolument à la symbolisation, laquelle peut s’effectuer au moyen de la mathématique, de la logique ou de la topologie. Ce motif est récurrent : le point réel du sujet est in-symbolisable. Lacan, par conséquent, va le plus loin possible dans la formalisation pour en expérimenter l’impasse fondamentale. À un moment, la formalisation intégrale doit s’interrompre parce qu’elle n’a plus de prise sur cela même qu’elle entendait saisir ; ce moment, c’est celui où l’on touche au point réel du sujet.

Tel est, me semble-t-il, l’un des mouvements les plus forts de la pensée lacanienne, qui rejaillit également dans son écriture : pousser, étendre la formalisation jusqu’à ce que surgisse quelque chose qui la déjoue, la dénoue. D’où la figure magnifique du nœud chez le Lacan tardif : le nœud est à la fois ce qui est serré et ce qui se défait. Il est ce point réel où le faire et le défaire sont pratiquement indiscernables, identiques. Pour moi, avec son usage de la théorie des nœuds, Lacan offre à son public dérouté l’ultime métaphore de toute sa pensée. Mais sur ce point, je sais être en désaccord avec Élisabeth…

 

É. R. : Pour ma part, je trouve que la dernière étape de son parcours est édifiante. Lors de ses derniers séminaires, Lacan bascule dans un certain délire spéculatif ; il s’obstine à nouer et à dénouer ses nœuds. Les mathématiciens avec lesquels il a travaillé, Pierre Soury ou Michel Thomé ou encore Jean-Michel Vappereau, ont participé à cette aventure dont il reste de multiples traces : des dessins en couleurs avec des anneaux et des repères. Chez Lacan, cette aventure va de pair avec la disparition progressive de la parole et du dire. À la fin de sa vie, Lacan devient, non pas aphasique, mais quasiment mutique, tout en multipliant à l’infini les néologismes. Il est alors fascinant de voir cet homme défaire en public sa propre pensée. Le geste est inouï, subversif au fond, comme une ultime provocation, un coup de pied final à la prétendue toute-puissance théorique. Lacan se débat avec ses apories et sombre dans le désespoir : il redoute la mort et la brave en même temps. Personnellement, je ne crois pas que l’on puisse l’imiter sur ce point, comme le font certains de ses épigones. La formalisation à outrance et ses impasses apportent-elles quelque chose à la pratique analytique ? Disons que je ne le crois pas puisqu’elles ont surtout consisté à dissoudre le temps des séances au nom d’un formalisme cruel et brutal que je ne partage pas et qui tend à déshumaniser la cure. Mais laissons la question ouverte. Que le dernier Lacan soit héroïque jusque dans sa détresse finale, je ne le nie pas, bien au contraire. Mais je ne pense pas que cette quête finale puisse porter en elle un renouveau de la clinique.

 

C. G. : L’entreprise lacanienne n’a-t-elle pas aussi ceci d’important qu’elle barre la route à toute psychologisation du sujet ?

É. R. : Oui. Le rejet de la psychologie est une constante chez lui. Lacan avait une sainte horreur de cette discipline. À l’époque, il n’était pas le seul. L’aversion était grandement partagée par ma génération, et c’est une bonne chose. La célèbre attaque de Georges Canguilhem, en 1956, dans sa conférence « Qu’est-ce que la psychologie ? » est toujours d’actualité : « Quand on sort de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques, on peut monter ou descendre ; si l’on monte, on se rapproche du Panthéon qui est le Conservatoire de quelques grands hommes, mais si l’on descend, on se dirige sûrement vers la Préfecture de police. » Et elle l’est d’autant plus aujourd’hui que presque tous les psychanalystes de la nouvelle génération ont été contraints de poursuivre des études de psychologie, qui leur donnent accès aux institutions de soins. Cela est très problématique du fait même de l’extériorité critique de la psychanalyse par rapport à la psychologie – ce qui n’est pas le cas, soit dit en passant, de la psychiatrie. La formation des psychanalystes est un enjeu décisif pour l’avenir.

Et le retour de Lacan à Freud sert ici d’aiguillage : pour lui, la psychanalyse était précisément une anti-psychologie. Il méprisait l’école américaine de l’Ego Psychology, polarisée sur le moi. Il voulait plus d’inconscient, plus de réel pour éviter les écueils de la psychologisation de l’existence qui ne vaut pas mieux que la domestication comportementaliste des consciences. Ce n’est pas un hasard s’il a soigneusement évité de disserter sur le complexe d’Œdipe, qui peut aussi générer de plates considérations sur les conflits familiaux. Sur ce point Deleuze avait raison dans sa critique de l’œdipianisation de la subjectivité.

 

C. G. : Pour en revenir au dernier Lacan, on sent qu’il vous plaît beaucoup, Alain Badiou…

A. B. : C’est un fait. Ce n’est pas uniquement parce qu’il a eu recours aux sciences formelles, avec l’accent sur la logique et la topologie que j’ai évoqué. C’est également parce que je ne peux pas m’empêcher de voir en lui, comme Élisabeth du reste, Œdipe à Colonne. Il faut revenir et insister sur ce point : Œdipe roi n’a pas les faveurs de Lacan, qui ne se retrouve pas dans la figure du souverain abusé. En revanche, il a pu se représenter sous les traits d’Œdipe à Colonne, c’est-à-dire dans la situation où un homme dénoue de lui-même le nœud de sa propre existence et impose à qui veut l’entendre ce dénouement terminal. Certes, cette posture est, sous bien des aspects, obscure, spectrale. Mais elle révèle et condense la tragédie même du sujet. Ne jamais céder sur son désir, c’est aussi pouvoir et savoir défaire ce que l’on croyait avoir fait et noué de manière compacte. Le dernier Lacan est à l’évidence d’un abord difficile, mais il acquiert ainsi une envergure, une stature exceptionnelle.

C’est l’une des raisons pour lesquelles sa mort m’a frappé comme un événement tout à fait particulier. Que les maîtres doivent mourir un jour, nous le savons. Cependant, la mort de Lacan se pare d’une aura singulière parce qu’elle fait écho à son œuvre. Cette mort est à l’image de sa pensée tardive, qui se place sous les auspices, précisément, d’Œdipe à Colonne, cette figure d’un vieillard qui disparaît et lègue à l’ensemble du monde l’énigme insoluble de sa disparition. Lacan, si je puis dire, a réussi ce tour de force : son mutisme des dernières années et sa mort font partie intégrante de son legs énigmatique. Trente ans après, le mystère Lacan demeure. Le rapport à son œuvre ne peut se stabiliser, même si l’on reconnaît en lui un maître. On n’en aura jamais fini de s’interroger sur cet homme, sur cette pensée. De quoi s’agissait-il vraiment, au fond ? De psychanalyse ? Évidemment. De philosophie ? Oui, en un certain sens. D’écriture contemporaine, d’aventure du langage ? Bien sûr. De dramaturgie subjective ? Aussi. De quoi d’autre encore ? N’y a-t-il pas un reste insondable ? Lacan a été, est et restera toujours une énigme, un auteur impossible à cataloguer et à décrypter intégralement. Sa multiplicité immanente déconcerte de manière inexorable, hier comme aujourd’hui.

 

É. R. : Tout à fait d’accord. À la fin de sa vie, Lacan se mue en Œdipe à Colonne dans son corps même, dans sa démarche et sa gestuelle. Il est engagé dans un gigantesque processus de dérèglement : dissolution de ses facultés physiques et de sa pensée, dissolution, aussi, de l’École qu’il avait fondée et animée. Je me souviens parfaitement des séances de son séminaire où il a cessé de parler. C’était des moments saisissants, dont certains se sont par la suite moqués avec une ironie détestable. Il y avait, dans cette logique de la monstration, quelque chose de surréaliste. Lacan ne disait plus rien, il montrait et se montrait dans la décomposition de son propre langage.

 

A. B. : Le geste est surréaliste, en effet, mais aussi très proche de Wittgenstein – encore une incorporation philosophique. Chacun connaît le célèbre aphorisme qui clôt le Tractatus logico-philosophicus : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » Si le réel est in-symbolisable, il est, au bout du compte, ce dont on ne peut pas parler ; donc il faut le taire. Mais le taire, cela implique aussi, toujours dans une perspective wittgensteinienne, de devoir l’indiquer. Il faut montrer ce sur quoi on se doit de garder le silence. J’imagine le dernier Lacan comme celui qui continue à pointer du doigt vers un réel indicible. Sauf que, au final, on ne peut plus savoir ce que ce geste indiquait et impliquait vraiment. Il nous est légué comme une énigme, ainsi que la mort elle-même.

 

C. G. : En septembre 2011, est paru aux éditions du Seuil le Séminaire XIX de l’année 1971-1972, qui s’intitule …ou pire. Lacan ouvre le texte en commentant son titre, avec ce trait d’humour qui éveille l’attention du lecteur : « Peut-être certains d’entre vous l’ont-ils compris. …ou pire, c’est en somme ce que je peux toujours faire. » À la fin de son introduction, il ajoute : « Mon titre souligne l’importance de cette place vide et démontre aussi bien que c’est la seule façon de dire quelque chose avec l’aide du langage. » Un commentaire sur cet intitulé et ce Séminaire en particulier, Alain Badiou ?

A. B. : Ce titre étrange, …ou pire, introduit bien sûr un suspens avec cette ponctuation. Mais la suspension implique également ce qui vient comme réel. Le syntagme complet, la formule entière est : « Il n’y a pas de rapport sexuel… ou pire. » Il est donc question de ce qui est pire que le ne-pas. Cela est intéressant car, dès les commencements, Lacan a toujours cherché à débusquer les figures, les manifestations imaginaires de la réalité. D’une certaine façon, le pire survient lorsqu’en lieu et place d’un vide, d’un ne-pas-être fondamental, on impose par la force la présence d’une idole. J’apprécie aussi beaucoup les tout premiers séminaires de Lacan, pour des raisons à la fois théoriques et stylistiques – il y affiche une sérénité qui sera génialement déréglée par la suite. Or, dans le Séminaire inaugural, Les Écrits techniques de Freud, il a cette interrogation frappante : les cures ne devraient-elles pas se terminer avec des exposés sur la justice et le courage, dans le plus pur style antique ? C’est là comme une sorte de coup d’envoi, de condensé de la mission que Lacan a assignée à la psychanalyse et, au-delà, à tout effort intellectuel : jamais la béance originelle ne doit être colmatée par une icône ; jamais l’abîme primordial ne doit être bouché par une création de l’imaginaire. Avec son tranchant habituel, Lacan a dit une fois que la philosophie n’avait jamais rien fait d’autre que de boucher le trou de la politique. Ce n’est pas très gracieux pour les philosophes ! Mais je vois tout à fait ce qu’il veut dire. À tout prendre, mieux vaut creuser dans la pensée un nouveau trou que d’en boucher un autre avec un édredon. De nos jours, la soi-disant morale des droits de l’homme et le mot d’ordre du retour à Kant sont de tels édredons. Si ce qu’on a appelé bizarrement la « nouvelle philosophie » était réellement de la philosophie, ce dont à vrai dire je doute fort, alors la formule de Lacan se justifierait totalement. Voilà bien une école de prétendus philosophes qui s’est employée avec énergie à boucher le trou de la politique !

 

É. R. : Cette formule atteste de la violence dont il peut faire preuve contre la philosophie ou la politique en général. …ou pire est en effet un étrange séminaire, puisque Lacan y parle de l’abjection, de l’UN, de l’impossibilité du rapport sexuel, tout en jouant avec la langue : ou pire s’écrit aussi s’…oupir. Il y a un chapitre qui renvoie à la formule de l’amour : « Je te demande de me refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça. » Cela fait écho au fameux « l’amour c’est donner ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ». Autrement dit, Lacan se livre ici à de nouvelles constructions logiques en renversant l’ordre symbolique pour aller vers davantage de réel. Et, là, bien entendu, comme le dit Alain, il y a cette idée très forte chez lui de faire apparaître une béance qui ne peut pas être colmatée. Et cela se produit au moment où il est lui-même devenu une sorte d’idole pour ses disciples. Il défait ce qu’il construit pour aller vers le pire, cherchant à montrer que l’homme moderne, celui de la Science, peut tendre vers le pire, tant est impossible le rapport entre deux sujets. Contre le symbolique, Lacan place le réel ; contre le désir, la jouissance ; et contre toute relation qui se voudrait fusionnelle, l’impossibilité d’un rapport : on offre ce qu’on n’a pas et dont l’autre ne veut pas, etc. L’existence est donc, en soi, une tragédie.

Il y a dans ce pessimisme terrible du dernier Lacan quelque chose qui évoque le pire de l’histoire du XXe siècle : la coupure d’Auschwitz. Lacan a vraiment vu, dans l’extermination des Juifs d’Europe, le « pire ». Il l’a interprétée sous l’angle du déchaînement de la pulsion de mort. Mais il n’a pas repris la thèse selon laquelle cet événement marquerait une césure impensable pour la philosophie. Il n’a pas dit non plus qu’il s’agissait là d’une horreur non-humaine que nul ne pouvait interpréter. Il a, au contraire, affirmé que seule la psychanalyse pouvait contribuer à penser cet événement, grâce à une relecture du dernier Freud. À deux reprises, il a même mobilisé le signifiant de l’extermination majeure comme élément fondateur d’une nouvelle approche de l’inconscient. Une première fois en 1964, au moment de la fondation de l’EFP (l’École freudienne de Paris), quand, dans son Séminaire sur Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, il évoque « l’Holocauste » en proposant de faire de son école le lieu d’une rénovation de la pensée freudienne face à la sclérose des sociétés psychanalytiques. Une deuxième fois en 1967, dans sa « Proposition du 9 octobre » (première version), quand il veut introduire la procédure de la passe pour la formation des psychanalystes. À cette date, il soutient que l’IPA a servi de refuge aux psychanalystes persécutés par le nazisme, pour ajouter aussitôt qu’elle est ensuite devenue un empire ségrégatif. Et il affirme que face à un nouveau monde barbare – celui du scientisme et de la normalisation des sujets par la société de masse –, il faut relancer les valeurs de l’universalisme freudien.

Rappelons que la notion de pulsion de mort a donné lieu à d’intenses débats dans l’histoire du mouvement psychanalytique entre ses détracteurs (majoritairement américains) et ses partisans (européens). Freud l’introduit en 1920 au titre d’une hypothèse dans Au-delà du principe de plaisir, texte spéculatif étonnant qui va le conduire vers un certain pessimisme, à mesure d’ailleurs que l’Europe est ravagée par la peste brune. Progressivement, le « monde d’hier », celui de la vieille Europe freudienne, s’assombrit. Et, dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), véritable testament laissé à la postérité, Freud se met en quête de l’essence du mal et il affirme, hypothèse stupéfiante, que le sentiment de la judéité se transmet dans l’inconscient et qu’il est donc insubmersible, au-delà même du judaïsme. En conséquence, dit-il, on ne viendra jamais à bout de l’antisémitisme qui en est le corollaire, jusque dans la haine de soi juive.

Quelle audace ! On comprend que certains psychanalystes aient été dérangés par ce dernier Freud et aient préféré retourner à des ouvrages plus cliniques. Mais ce Freud-là, aujourd’hui, intéresse de près les philosophes, les anthropologues, les historiens. Et il est un modèle logique pour Lacan qui, lui aussi, finira par lancer un défi spéculatif au monde moderne avec RSI. Dans le dernier Lacan, le réel s’affirme et s’émancipe : c’est l’indicible, l’innommable, la folie. Prendre au sérieux ce renversement, c’est montrer l’avancée de Lacan vers une dissolution de lui-même et de son école. Ce dernier Lacan ne croit ni au progrès, ni au changement, ni à la Révolution. Lui, homme de science, somptueux rationaliste, devient, au fil des années, un sceptique convaincu. Son héritage n’en est que plus indécidable…

 

A. B. : Peut-être y a-t-il aussi chez lui une certaine forme de romantisme dissimulé, qui affleure chez tout classique vieillissant.

 

É. R. : Certes, et c’est d’ailleurs pourquoi j’ai comparé ce dernier Lacan à Balthazar Claës, ce personnage de Balzac qui, à la fin de sa vie, sacrifie tout à sa passion de l’alchimie et qui, au moment de mourir, a une illumination qu’il ne parvient pas à léguer à la science. Et il quitte la vie sans avoir pu apporter de réponse à la question qui le taraude : « Je suis obstiné, je disparais », dit Lacan, lucide sur lui-même jusqu’au bout, après des mois d’éclipse. Mais ce n’est pas un testament. Au contraire de Freud, Lacan ne laisse rien en héritage. Il défait ce qu’il a édifié en tricotant ses nœuds et ses bouts de ficelle. Et c’est pourquoi l’héritage lacanien est en danger, bien plus que l’héritage de Freud : les psychanalystes du premier cercle lacanien ont reçu du rien en héritage, ils ont reçu de la dissolution… Et, d’ailleurs, ils ne cessent de revendiquer le « travail de la dissolution », comme s’il s’agissait d’un concept majeur. On a l’impression qu’il faut se saisir à nouveau de l’œuvre de Lacan, hors du champ de la psychanalyse : seule manière de la faire vivre.

 

C. G. : Pour conclure, j’aimerais savoir dans quelle mesure Lacan est, selon vous, un penseur utile pour comprendre notre époque.

A. B. : Il reste un maître décisif pour la raison suivante, qui est de la plus haute importance : le monde contemporain est hanté par l’incertitude, la désorientation, le spectre de la crise permanente. Or, Lacan est un grand penseur du désordre. Plus généralement, on pourrait même définir la psychanalyse comme une pensée ordonnée du désordre subjectif. Sur ce point, elle est bien parallèle au marxisme, qui vise lui aussi l’intelligibilité d’une existence collective fondée sur l’anarchie violente et les inapaisables et voraces contradictions qui font tout le désordre du capitalisme. Si l’on songe à la crise actuelle, Lacan demeure essentiel car il tente de ressaisir, à même le désordre, un ordre immanent, un cadre référentiel qui renvoie à l’horizon du symbolique. Si l’on extrapole à partir de la pensée lacanienne, on dira que la crise du monde contemporain est une crise (du) symbolique. Dès lors, les catégories lacaniennes peuvent être mobilisées pour comprendre, à nouveaux frais, toute une série de phénomènes : l’agonie des hiérarchies héritées, l’omniprésence de la monnaie, la circulation constamment pressée et vaine de toutes choses, etc.

En même temps, l’impératif éthique qui consiste à ne pas céder sur son désir conserve une actualité saisissante. Dans une configuration de crise, en effet, on peut se sentir emporté, pris dans l’étau d’une immédiateté confuse. Si l’on veut résister, au sens fort du terme, à cette errance, il faut avoir la ferme volonté de ne pas se laisser submerger, de ne pas s’adonner aveuglément à la dérive – de ne pas, justement, céder sur son désir.

L’apport de Lacan pour aujourd’hui est par conséquent doublement fondamental : d’une part, il permet d’acquérir une compréhension structurale limpide de la crise comme crise (du) symbolique ; d’autre part, il sert à affirmer l’irréductibilité du sujet désirant comme tel.

 

É. R. : Dans la lignée de ce que vient de dire Alain, je vois en Lacan une arme de subversion contre le système capitaliste actuel : ce capitalisme de la finance, déshumanisé, sans peuple ni sujet, en proie à une dérive incontrôlable. S’inspirer de Lacan contre cette folie, ce pourrait être semer le désordre dans l’ordre. La lecture de « Kant avec Sade » (1963), texte paradigmatique de ce qu’est un tournant dans l’histoire, en est le témoignage. Associer l’impératif catégorique à l’impératif de la jouissance pour montrer qu’il s’agit là des deux faces d’une même problématique, voilà qui peut permettre de s’indigner intelligemment contre les deux faces de la société contemporaine : le scientisme et l’obscurantisme.

Dans le monde anglophone, des philosophes comme Slavoj Žižek ou Judith Butler se réclament d’un Lacan quasi « féministe » ou anticapitaliste. En France, bon nombre de psychanalystes – pas tous heureusement – ont tendance à enfermer Lacan dans des jeux de mots, dans un jargon répétitif, et ils observent le monde à partir de leur fauteuil et des cas cliniques qui leur sont soumis : ils racontent en quelque sorte des cas bien « lacaniens » et cela donne souvent de la mauvaise littérature. En outre, ils font de Lacan le héraut de valeurs passéistes. Ils érigent ainsi le « Nom-du-Père » en un slogan figé, incarnation d’une « loi symbolique » servant à protéger la société contre la prolifération des « mauvaises mères », accusées de fusionner avec leurs enfants sans respecter le « complexe d’Œdipe ». Et ils fustigent la société moderne tout en prétendant rester politiquement « neutres ». Ni de droite, ni de gauche, ni du centre.

Ils condamnent donc, non pas le scientisme, mais la science – les procréations médicalement assistées, par exemple –, ou encore les couples homosexuels, les mères célibataires, les mères d’enfants autistes, jugées trop « fusionnelles », etc. Pourquoi ne pas imaginer demain des psychanalystes critiquant le divorce ou l’adultère, au nom du « bien des enfants » et de l’équilibre nécessaire au sein d’une fratrie ? C’est étrange, tout de même, cette tentation de transformer Lacan – penseur baroque et libertin, conservateur éclairé – en une sorte de Monseigneur la vertu un peu canaille, doté d’un gourdin phallique. Ce Lacan-là n’est pas le mien. Je crois qu’une révolution est nécessaire en France pour changer ce regard sur Lacan. En un mot : non au Lacan réactionnaire, oui au Lacan subversif !

 

C. G. : Merci pour ces analyses et ces prises de position. La salle souhaite-t-elle intervenir, faire des remarques ou poser des questions à Alain Badiou et Élisabeth Roudinesco ?

 

DE LA SALLE : Je voudrais savoir quel est, selon vous, l’apport de Lacan à la question de l’existence. À quoi peut-il servir aujourd’hui pour comprendre nos existences concrètes, et plus généralement le sens de la vie ? Certes, les concepts de Lacan sont subversifs. Mais pour en prendre la mesure, il faut entrer dans son système et ce langage clos sur lui-même. Il se pourrait qu’en raison de cette fermeture, son enseignement ne serve à rien du point de vue de l’existence.

A. B. : Le point qui me paraît problématique dans votre question est de savoir ce que vous entendez exactement par existence. Lors de cette discussion, nous avons abordé la tension qu’il y a chez Lacan entre l’ordre symbolique d’une part, et le principe de l’irréductibilité subjective d’autre part. Lorsqu’on évoque une telle tension, de quoi parlons-nous, si ce n’est de l’existence elle-même ? Par ailleurs, je ne suis pas du tout d’accord avec vous : le langage de Lacan n’est absolument pas fermé sur lui-même. Bien au contraire, il est troué, parsemé de points et de lignes de fuite. Ce langage est comme un labyrinthe incluant ses propres portes de sortie, ses possibilités d’évasion. En ce qui me concerne, je n’ai jamais lu Lacan avec le sentiment qu’il m’enfermait. Encore moins faut-il parler à son endroit de système. Sa pensée est formée de couches, de strates dont l’agencement n’a rien de systémique. Lacan, et c’est là son utilité, met en circulation et rend maniables toute une série de notions à la fois complexes et singulières, qui sont tantôt dispersées, tantôt connectées. Libre au lecteur de les prendre en tant que telles ou de les relier. Libre à lui de passer d’une strate à une autre. Lacan a de lui-même autorisé la plus grande liberté d’usage vis-à-vis de ce qu’il a inventé. Avec Élisabeth, nous avons envisagé les manières dont nous nous sommes servis de son enseignement. Lacan nous a été utile dans sa compréhension de l’être, du sujet, de ce qu’il y a. Or, je ne vois pas de différence entre la pensée de ce qu’il y a et l’existence. Au fond, votre question a pour arrière-plan philosophique une opposition entre la pensée (fermée selon vous chez Lacan) et l’existence. Cette opposition me paraît tout à fait factice.

 

DE LA SALLE : Lacan a fait évoluer la psychanalyse freudienne. Diriez-vous que depuis sa disparition, la psychanalyse française a continué à progresser ? S’est-elle modernisée, au sens noble du terme ?

É. R. : Je crois que la situation actuelle du mouvement psychanalytique en France témoigne de la fin de l’exception française. Lacan a incarné cette exception, et aujourd’hui, les psychanalystes, et pas seulement les lacaniens, sont dans une passe difficile : celle du deuil de la figure d’un maître. La pratique de la psychanalyse n’est plus la même qu’autrefois : c’est devenu un métier encadré par une réglementation et des cursus contraignants. Il faut avoir obtenu un diplôme de psychologie si l’on veut travailler comme psychanalyste dans les institutions. Et les psychiatres ne s’orientent plus vers la psychanalyse car la psychiatrie est désormais focalisée sur la biologie et dominée par les traitements chimiques.

L’école française de psychanalyse, toutes tendances confondues, est rentrée dans le rang et n’a plus grand-chose de spécifique à offrir à l’échelle mondiale. Elle est traversée par des luttes intestines mais cela n’a rien d’original. À Moscou, au contraire, elle est en expansion avec des dizaines de groupes psychanalytiques. À Buenos Aires, les groupes sont très nombreux aussi. Au Brésil, elle est enseignée dans les universités en lieu et place de la psychologie. Il existe en outre quatre grandes associations internationales qui fédèrent des dizaines d’associations. Mais ce qui manque aujourd’hui à toutes ces puissantes sociétés, c’est une âme, un engagement intellectuel et politique, une passion. En bref, il manque à ces associations une créativité, un esprit d’aventure, une pensée.

En devenant des travailleurs de la psyché, les psychanalystes ont cessé d’être des intellectuels : ils sont devenus des psychothérapeutes, d’honnêtes médecins de la souffrance psychique. Le drame, c’est que la psychanalyse n’est nulle part considérée comme une discipline autonome, comme le sont l’anthropologie, l’histoire, les lettres ou la philosophie. Et comme elle n’est pas non plus une science – au sens de la biologie ou de la physique –, elle est en quelque sorte devenue une branche de la psychologie. Tout se passe donc comme si elle était une discipline privée dont les héritiers des pères fondateurs se sentent les propriétaires : les freudiens pensent que l’œuvre de Freud leur appartient, les kleiniens que celle de Melanie Klein est leur chose, et les lacaniens qu’ils sont les détenteurs de la vérité et de la parole du maître. Autrement dit, dans l’espace public et à l’Université, la psychanalyse n’a pas acquis une identité propre. Ce n’est pas le cas pour les autres disciplines, qui ne sont pas ou plus la propriété de leurs fondateurs. La sociologie n’appartient pas plus à Émile Durkheim qu’à ses héritiers. Elle s’est laïcisée.

Les psychanalystes sont-ils destinés à devenir des psychologues, des techniciens de l’âme ou des psychothérapeutes, c’est-à-dire de simples cliniciens coupés des recherches savantes ? Sont-ils voués à se substituer aux psychiatres, dont la discipline est en voie d’être réintégrée dans la neurologie ?

Il est clair que l’on peut s’appuyer sur Lacan, penseur du désordre, pour critiquer cette évolution du mouvement psychanalytique et du « métier » de psychanalyste. La revalorisation de la pensée psychanalytique ne passe plus seulement par les cliniciens mais aussi par des travaux extérieurs à son champ clinique. Comment les cliniciens pourraient-ils être formés à des recherches créatives de haut niveau quand ils sont contraints, pour exercer leur métier dans des institutions de soins, d’obtenir des diplômes de psychologie, tout en effectuant une cure didactique dans des écoles de psychanalyse ?

 

A. B. : Rejoignant ce que vient de dire Élisabeth, je voudrais terminer en lançant un appel – pourquoi pas, après tout ? Ces derniers temps, en France, on a vu pulluler des attaques très violentes, et particulièrement ineptes, contre la psychanalyse. Ces attaques représentent un danger général pour l’intellectualité. La psychanalyse, on le sait, n’est pas la seule visée. Marx est l’objet de vifs assauts, compromis qu’il est, aux yeux de nos moralistes, avec l’inhumanité du « totalitarisme ». Darwin lui-même est voué aux gémonies par les réactionnaires américains. La tentation rôde également de remettre en question les découvertes d’Einstein. Toutes ces attaques ont pour ambition, tacite ou explicite, de détruire les figures de l’intellectualité moderne et de les remplacer par des sous-produits techniques, d’usage rapide et commode, agrémentés d’une sauce moralisante passe-partout. J’affirme qu’il faut s’élever contre cette volonté de dépréciation et de domestication de la pensée, aussi bien politique, scientifique que psychanalytique. Le péril est réel, infiniment sérieux. Et pour paraphraser une formule bien connue de Clemenceau, nous ne pouvons pas laisser la défense de la psychanalyse aux seuls psychanalystes. La lutte doit être élargie.

Bien sûr, les psychanalystes sont en première ligne dans ce combat pour la reconnaissance de leur discipline et de leur pratique. Cependant, la professionnalisation signalée par Élisabeth constitue une menace d’auto-domestication. Il ne faut pas abandonner la psychanalyse à ce destin funeste et, pour ce faire, les aides venues du dehors sont requises. Les charges contemporaines contre la psychanalyse, en effet, me paraissent encore plus graves que celles portées contre le marxisme. Au fond, les polémiques internes et externes font partie du marxisme lui-même ; les contradictions, les antagonismes y sont dans leur élément naturel. Le marxisme présuppose et implique la bagarre ! Ce qui se passe aujourd’hui avec la psychanalyse est beaucoup plus dangereux – l’alerte est maximale. Car vouloir éradiquer Freud ou Lacan, c’est s’en prendre à la conception même du sujet moderne. Et si l’on abolit celui-ci, la porte est ouverte aux idéologies réactionnaires de la pire espèce.

Voilà pourquoi je lance solennellement cet appel : Levez-vous tous pour défendre la psychanalyse… comme vous voulez.

 

É. R. : Comment ne pas souscrire à cet appel ? Je le fais d’autant plus volontiers que j’ai constaté, à plusieurs reprises, que les psychanalystes défendent peu ou mal leur discipline. Ce n’est pas une pique que je lance contre eux mais un constat. Ils ont beaucoup de difficulté à analyser et à combattre l’anti-freudisme primaire et ils restent le plus souvent « neutres » face à l’adversité, par dédain, soit en rêvant à des jours meilleurs, soit en se tournant avec nostalgie vers le passé : « De mon temps, c’était mieux. » Aujourd’hui, les attaques contre Freud sont toujours aussi malhonnêtes qu’autrefois, mais plus largement diffusées grâce à Internet. La contre-attaque est nécessaire et urgente. Oui, il faut se mobiliser pour défendre la psychanalyse. Et nous ne pourrons le faire qu’en unissant nos forces bien au-delà du cercle des psychanalystes. Chacun doit se sentir concerné : c’est une affaire de civilisation.

1.

Transcription du débat qui s’est déroulé à la Bibliothèque nationale de France, le 4 octobre 2011, sur le thème « Lacan, trente ans après ». Organisé par Jean-Louis Graton et animé par Christine Goémé, en partenariat avec France Culture et Philosophie Magazine. Transcrit par Martin Duru et entièrement revu et corrigé par les auteurs.