Avant-propos

Issu d’une histoire ancienne, dont les prémices remontent à presque quarante ans, ce livre est pourtant le fruit d’une conjoncture : la célébration, en septembre 2011, du trentième anniversaire de la mort de Lacan. Nous nous connaissons depuis longtemps et, si nous n’avons pas toujours partagé les mêmes orientations politiques, nous entretenons, de longue date, un dialogue fructueux, fondé sur la reconnaissance de nos différences et plus encore sur une amitié qui ne s’est jamais démentie. Nous avons en commun le goût des tragiques grecs, si chers à Freud, de la Révolution et de son histoire, de la poésie comme acte de résistance de la langue, du cinéma et de l’engagement politique.

En avril 2006, un an et demi après la mort de Jacques Derrida, notre ami commun, nous nous sommes retrouvés, avec Yves Duroux, à l’École normale supérieure pour un débat sur nos philosophes, parmi lesquels Althusser, Foucault, Sartre, Canguilhem, Deleuze. En mars 2010, à Rennes, au forum du journal Libération animé par Éric Aeschimann, nous nous sommes encore confrontés pour évoquer les « Lendemains qui chantent » : « La loi du bonheur, disions-nous en pensant à Saint-Just, ne peut résider dans le fait qu’on comparaisse devant le marché des objets disponibles. » Et encore : « Aujourd’hui, la catastrophe c’est l’hygiénisme et la norme : le contraire du bonheur. » Nous n’aimons ni le fanatisme religieux, ni le scientisme, ni l’argent fou, ni l’évaluation débridée, symptôme de l’abandon des idéaux de la raison. En bref, nous avons en commun la conviction que l’engagement politique doit aller de pair avec le travail, la rigueur et l’érudition.

Il était donc logique qu’un jour un dialogue nous réunisse, et ce fut autour de Lacan : trente ans après. Nous avons, depuis toujours, soutenu que Lacan, rénovateur de la pensée freudienne, avait été un maître, au sens socratique du terme, capable d’actualiser une politique du sujet, du désir et de l’inconscient. Et nous avons la conviction que la double approche proposée ici, historique et philosophique – si fugace soit-elle –, devrait permettre au lecteur de réinterroger la question cruciale des relations entre révolution politique et révolution subjective. Aussi bien avons-nous transformé cette conviction en un dialogue à deux voix, en deux temps et en deux moments : Jacques Lacan, passé présent.

La première partie, « Un maître, deux rencontres », développe une suite de réflexions personnelles sur la relation que chacun d’entre nous a entretenue avec Lacan, au cœur des années 1960-1970. La deuxième, « Penser le désordre », est une critique, à travers l’évocation des aspects les plus pertinents de l’avancée lacanienne, de tous les sectarismes contemporains – idéal communautaire, obscurantisme, passion de l’ignorance –, qui ont contribué, aussi bien dans le champ de la psychanalyse que dans celui de la politique, à un abaissement de la pensée.

Nous voulons croire, ici et maintenant, qu’au-delà de l’angoisse mortifère, sous laquelle s’obstine à se dire notre société en crise, une représentation de l’avenir rend possible une nouvelle espérance.Après tout, Freud avait élaboré une certaine conception tragique du sens intime, très éloignée du chacun-pour-soi qui caractérise notre époque. Pourquoi ne pas envisager que cette invention redevienne, au même titre que la révolution, une idée neuve dans le monde ?

A. B. et E. R.