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La monarchie absolue, Gulliver empêtré ?

Comment expliquer que la monarchie « absolue » par excellence, dirigeant la France, pays le plus peuplé et le plus riche d’Europe, ait pu ainsi disparaître en quelques années entre 1787 et 1793 ? L’hypothèse était inenvisageable pour les visiteurs qui, venant de toute l’Europe, défilaient à Versailles pour assister aux repas du roi et de la reine et ressortaient subjugués – et horrifiés – par le décorum et l’étiquette, inconnus dans les autres cours. On comprend que la « prise de la Bastille » de 1789 ait pu équivaloir à l’effondrement du « mur de Berlin » deux cents ans plus tard. L’impensable était arrivé.

Réalité de l’absolutisme

Pour comprendre, faut-il invoquer le complot des Jacobins et des francs-maçons, comme le voulait l’abbé Barruel, inaugurant au XVIIIe siècle une des traditions historiques de droite, ou la « crise de l’Ancien Régime » selon l’historien du XXe siècle Ernest Labrousse qui illustra et justifia longtemps la tradition marxisante ? La Révolution a-t-elle été faite par le peuple, pauvre Job sur son fumier, pour citer Michelet, grand pourvoyeur d’images fortes – et fausses – sur le sujet ? Faut-il, au contraire parler de coup de tonnerre dans un ciel serein, en insistant, comme beaucoup d’auteurs, sur l’opposition entre les cahiers de doléances félicitant le roi, « père des peuples », de réunir les états généraux et la brutalité, en quelque sorte inattendue, des événements des années suivantes ? Ou faut-il accorder crédit à l’anecdote bien connue et considérée comme explicative de Bonaparte qualifiant Louis XVI de « couillon » parce que celui-ci n’avait pas eu le courage de faire disperser par la troupe les femmes venues à Versailles en octobre 1789 ? La « mollesse » du roi aurait ainsi permis le succès de la Révolution, ce qu’une personnalité plus forte, comme Louis XIV ou comme Bonaparte, aurait empêché.

Décalons un peu le regard. Comment articuler l’usage du mot « révolution », lié à l’état de l’opinion, avec la situation du pays, qu’il faut apprécier hors de tout jugement préconçu ? La conscience collective d’entrée en révolution date incontestablement de 1789, mais la fragilité des structures de la monarchie française, voire leur effondrement, remonte aux trente années précédentes : ce qui se joue en 1789 est donc moins la destruction d’un ordre monarchique puissant que la dénomination apposée sur les ruines d’un système déjà moribond. L’absolutisme de l’Ancien Régime n’était plus depuis les années 1760-1770 qu’une façade masquant un monument ruiné. La réflexion n’est pas neuve. Elle avait été théorisée dans les années 1960 par Jean Egret étudiant la « prérévolution ». L’historien insistait sur les conflits entre les privilégiés et le monarque, créant de facto une étape supplémentaire dans la marche vers la Révolution : les aristocrates et le clergé avaient commencé la contestation, suivis par les bourgeois, puis par les paysans, enfin par les sans-culottes. Même si l’analyse confortait la montée des tensions vers l’apogée révolutionnaire de l’an II, le détour par ce qui allait être la « contre-révolution » la plus pure et la plus radicale, comme préalable à la Révolution, remettait trop en cause le sens de l’histoire pour être facilement acceptée. Elle ne le fut pas. Sans doute la démarche péchait-elle par un défaut commun à toutes ces approches : poser en préalable la forteresse de l’absolutisme dont les murs auraient été attaqués par des vagues successives.

Faut-il, à l’inverse, considérer la façade absolutiste comme un trompe-l’œil, comme le masque recouvrant un système sinon abattu, au moins incohérent et incapable de réagir, en commençant par le roi, clé de voûte de l’ensemble, incarnation de ce mystère que représente la monarchie française ? F. Cosandey et R. Descimon invitent à ne plus être aveuglé par les dénonciations unanimes de « l’absolutisme » monarchique à la fin du XVIIIe siècle : celles-ci font en effet oublier la lente élaboration d’un « absolutisme » royal organisateur de l’État moderne contre les guerres civiles et religieuses, régulant les tensions et entretenant les inégalités, garantissant les statuts diversifiés des hommes et des provinces tout en instituant en même temps une unité administrative, fiscale et politique. Pendant deux siècles au moins la monarchie s’est construite autour de contradictions internes ajoutées en couches les unes aux autres. Elle a neutralisé les états provinciaux sans supprimer les identités provinciales, contrôlé les nobles et anobli sans toucher à la noblesse, centralisé l’administration tout en conservant les liens clientélaires, gardant par exemple les parlements dans les provinces rattachées, et unifié la société par l’essor économique en préservant les inégalités des ordres. Dans les années 1770-1780, la monarchie se trouve confrontée à la manifestation simultanée de toutes ces contradictions et tensions. Aux raisons structurelles s’ajoute la responsabilité individuelle des monarques et de leurs entourages, obligés d’introduire des réformes. L’absolutisme monarchique n’a pas été ce monolithe que la Révolution aurait anéanti dans une violence fondatrice d’un nouveau sens de l’histoire universelle. Il avait été initialement la condition positive de l’élaboration d’un État protecteur et pacificateur ; les mutations induites par le développement de la royauté administrative l’avaient miné : il était devenu, à la fin du XVIIIe siècle, une armature que le roi et ses ministres entreprenaient de faire évoluer. C’est ce travail de la monarchie sur elle-même, empêché par ses propres traditions, ses indécisions et les limites de son autonomie, qu’il faut expliquer, en abandonnant les certitudes d’une linéarité de l’histoire humaine pour suivre les méandres, bras morts et torrents des flux et des flots imprévus des faits et des actes.

Le corps déchu du roi

De droit divin, intermédiaire de Dieu sur terre, oint et sacré, le roi est légitime par sa filiation. Son enveloppe physique peut mourir, son corps symbolique se transmet sans altération et on peut penser qu’il possède un corps iconique puisqu’il est l’image du pouvoir dont la société française tire unité et raison d’être. Depuis Henri IV et surtout Louis XIV, le roi organise littéralement autour de lui la vie du royaume par ses activités, qu’elles soient militaires, politiques, religieuses ou esthétiques. Roi de guerre, il est aussi Roi-Soleil, ce que l’opéra, la danse et la musique consacrent dans des fêtes somptueuses et symboliques. Parallèlement, il a développé une administration dépendante de lui et des conseils qu’il préside ou qui le représentent. Ses envoyés, les intendants, et les grands officiers qu’il nomme comme gouverneurs exercent de facto le contrôle sur l’ensemble du pays, y compris dans les provinces qui demeurent dotées d’états provinciaux et dont les parlements continuent d’enregistrer les lois avant leur application. Cette superposition de légitimités et de compétences constitue une source permanente de conflits, d’autant que l’évolution même de la monarchie s’appuie sur l’assujettissement des nobles, par le biais de l’armée ou par le service à la Cour, ainsi que par l’encadrement des parlementaires. La fiction juridique de la constitution du royaume, fondée sur le lien personnel entre les différents corps et provinces avec la personne du roi, demeure pourtant dans les traditions, mais elle s’articule mal avec cette concentration et cette centralisation devenues caractéristiques de la monarchie à la fin du XVIIe siècle. Ce sont dans les concurrences et les contradictions des légitimations de la royauté que Louis XV et Louis XVI vont se perdre.

Le roi de droit divin doit protéger le clergé, premier ordre de la nation, depuis les années 1660 ; or il a pris le risque d’introduire la désunion dans l’Église gallicane et d’encourir la désobéissance de certains de ses sujets. La royauté s’est en effet engagée dans une lutte contre les catholiques jansénistes puissamment représentés dans nombre de parlements comme dans des paroisses populaires. Louis XV n’a pas cessé de prendre ses distances avec les prescriptions religieuses, au point de transformer la formule rituelle liée à sa fonction thaumaturgique. Chaque année, le roi appose les mains sur ses sujets, souvent plusieurs milliers, pour guérir les porteurs des écrouelles, maladie bubonique qu’il est censé soigner par don divin. Or les mots qu’il prononce à cette occasion passent de « le roi te touche, Dieu te guérit » à « te guérisse », le passage de l’indicatif au subjonctif traduit la précaution introduite par le roi, conscient que son pouvoir de guérisseur peut être amoindri, parce que, pendant des années, il a préféré éviter le confessionnal pour garder ses maîtresses, malgré les objurgations de ses confesseurs. Il s’est laissé entraîner dans la querelle contre les jésuites, expulsés du royaume en 1764, au moment où pratiquement tous les États d’Europe et d’Amérique latine les rejetaient également. Si cette décision consacrait la victoire des parlementaires jansénistes et gallicans, Louis XV s’est cependant rangé ensuite du côté des « dévots », continuant à lutter contre le jansénisme sans pourtant que cela ne l’empêche de vivre au vu et au su de ses sujets avec la comtesse Du Barry. Le scandale est aggravé parce que cette jeune courtisane a été élevée du demi-monde, voire du bordel, au statut de maîtresse en titre, contre les usages tacites qui le réservaient aux femmes et filles de bonne naissance. En outre, elle intervient lourdement dans le jeu des coteries politiques. Elle fait notamment chasser le duc de Choiseul, considéré comme conciliant envers les parlements et les nobles, partisan de l’alliance avec l’Autriche et organisateur du mariage du Dauphin, futur Louis XVI, avec Marie-Antoinette.

Le tournant capital dans l’histoire du pays est pris entre 1750 et 1771. Les conflits autour du rôle même du roi sont violents, mais masqués, comme l’atteste l’exemple donné par l’attentat de Damiens en 1757. Le fait est apparemment de peu d’importance : un domestique illuminé porte un coup de canif au corps du roi et meurt écartelé en conséquence de ce crime de lèse-majesté. Dans les conflits qui opposent jésuites et jansénistes, son acte est exploité par les parlementaires et les jansénistes, avant qu’il ne soit utilisé contre ces derniers. La crise des fondements de la monarchie et la remise en cause des corps intermédiaires se lit dans la résolution de cette affaire. La clémence que le roi voulait exercer a été impossible devant l’obligation d’entamer une procédure judiciaire inscrite dans les Constitutions mêmes du royaume. Un véritable bras de fer se joue entre deux groupes possédant des convictions divergentes. Se retrouvent d’un côté ceux qui estiment que la royauté dépend des pactes conclus de toute éternité entre le roi et ses peuples, en premier lieu les membres des parlements et des états provinciaux, rejoints, sur des bases proches mais pas identiques, par les nobles, qui composent le deuxième ordre dont le roi serait issu. L’autre côté rassemble le roi lui-même et tous ceux qui, quelles que soient leurs appartenances sociales, réforment le pays au nom d’un État monarchique. Les oppositions entre ces visions politiques et les groupes qui les incarnent sont telles qu’on peut penser que des conspirations sont conduites contre le roi par le prince de Conti, que l’on retrouvera plus loin. Le désamour n’est pas réservé aux élites. Après les années 1740-1750, le petit peuple des villes se détache du roi : des rumeurs le dénoncent comme organisateur de rapts de jeunes enfants. La dégradation de l’image du roi devient une préoccupation policière et politique.

La révolution de Maupeou

Dans les années 1760, l’administration royale entre dans des conflits ouverts, notamment avec les Bretons. Invoquant les conditions de leur rattachement à la France, ceux-ci défendent le respect de leur parlement à Rennes ainsi que de leurs états à Nantes, et refusent que des impôts extraordinaires soient prélevés sans leur accord. Faut-il rappeler que ce type de question lança la Révolution américaine ? L’administration royale et les intendants passent outre et imposent, là comme ailleurs, que les lois du royaume soient acceptées selon des procédures rapides. Pour casser toute résistance, comme ils en ont l’habitude, ils exilent des meneurs, en l’occurrence La Chalotais, procureur général du parlement de Rennes. La question prend un tour national inattendu. La Chalotais reçoit logiquement l’appui des partisans de la tradition, surtout dans les provinces rattachées tardivement, qui rappellent le « pacte » initial conclu entre les sujets et le roi. Mais le procureur général est aussi soutenu par les philosophes et des parlementaires jansénistes qui le voient comme une victime du parti dévot – appellation qui recouvre les opposants aux « philosophes » – et des jésuites. Paradoxalement, et dangereusement, le roi et ses hommes font alors appel à l’opinion pour mettre en difficulté les parlementaires, dépeints comme des conservateurs et des privilégiés, et pour susciter des mouvements populaires favorables aux initiatives royales. Sans doute la modernisation, préparée par les conseils, justifie-t-elle la démarche. La tactique paie, au moins provisoirement, face à ces nobles bretons monopolisant le pouvoir sur la société provinciale, aux dépens des roturiers enrichis, exclus par avance de la vie politique. Cependant, les volontés royales sont dénoncées aussitôt comme les marques de l’« absolutisme », voire du « despotisme », par les opposants se disant défenseurs du « peuple » et « patriotes » : des mots promis à un long avenir.

Le conflit est ouvert lorsque des parlements veulent rappeler au roi qu’il dépend « du serment […] fait à la nation en prenant la couronne ». Dans le discours dit « de la Flagellation », le 3 mars 1766, Louis XV s’élève radicalement contre ce qui apparaît comme « pernicieux » pour l’État. Il rappelle d’abord qu’en sa personne seule réside « la puissance souveraine », donnant la légitimité aux cours de justice, ensuite que le pouvoir législatif lui appartient également en totalité, comme l’administration et « l’ordre public tout entier », enfin qu’il ne fait qu’un avec « [s]on peuple ». Le discours de la Flagellation illustre les glissements de sens qui se produisent, et qui ont contaminé ensuite les interprétations historiographiques. Il convient de s’y arrêter pour plusieurs raisons : il atteste que le roi avait réussi à cumuler les pouvoirs ordinaires, dévolus à tout souverain (potestas), et les pouvoirs extraordinaires, attachés à l’exercice de la violence sans contrôle pour répondre aux situations de crise (auctoritas). Pouvoir normé et pouvoir anomique, pour reprendre les distinctions très discutées en ce XXIe siècle, se mêlent étroitement dans l’absolutisme incarné par le roi, représentant mystiquement le « peuple ». Le roi est capable de recourir à la pure violence – ce qu’évidemment il ne veut pas faire : l’état d’exception est ainsi inclus dans la figure absolutiste de la monarchie française, au moins depuis Richelieu.

Ce discours, qui s’inscrit dans une tradition séculaire, n’est plus lu en 1771 comme il l’aurait été cent cinquante ans plus tôt, au lendemain des guerres civiles. Le roi et son pouvoir ne sont plus considérés comme les seules possibilités d’unité du royaume depuis que la centralisation et la rationalisation ont modifié les rapports des Français au monarque. Aux yeux de ceux qui deviennent les témoins de la tradition des pactes et des conventions avec le roi de France, ce discours témoigne de l’abus même du pouvoir royal, de sa déviation ; il est la preuve de l’absolutisme despotique. Il convient d’établir ce moment pendant lequel se produit ce retournement des mots ; il n’est cependant pas souhaitable que l’historiographie s’aligne sur les jugements des parlementaires, renforcés quelques années plus tard par les révolutionnaires convaincus, quant à eux, d’avoir aboli l’absolutisme. Les renversements du vocabulaire politique sont de bonne stratégie, ils ne sont pas à prendre au pied de la lettre. Il est préférable de comprendre pourquoi les rapports de force ont été ainsi modifiés et comment l’image même de la monarchie a été ainsi altérée, malgré elle, voire contre elle.

Les rappels à l’ordre des parlements continuant, le roi réaffirme les prérogatives qu’il tient de Dieu, interdit aux parlementaires de se dire « représentants de la nation » et surtout d’affirmer l’unité et l’indivisibilité de leur corps. La seule unité du royaume et des peuples réside dans le corps même du roi. Or cette affirmation s’accompagne de la modernisation autoritaire du royaume. En 1771, le chancelier Maupeou réforme radicalement l’organisation politique, judiciaire et administrative du pays. Le parlement de Paris est supprimé et la vénalité des charges abolie. Instaurant une « justice prompte, pure et gratuite », selon ses termes, Maupeou installe six cours supérieures au sommet de la pyramide judiciaire, en maintenant un parlement, aux attributions réduites, dont les membres sont nommés par le roi. Les parlementaires résistants sont exilés – mais leurs charges sont remboursées – et des avocats acceptent de les remplacer. Au même moment, le contrôleur général Terray réforme en profondeur le système des impôts, réussissant à rétablir les finances du royaume et à relancer une politique de grands travaux. Le coup de force crée un malentendu porteur de lourdes conséquences, puisque la modernisation voulue par le roi n’est pas comprise par les parlements au nom des principes modernes attachés au respect de la loi.

La centralisation va de pair avec une espèce de démocratisation de la représentation des élites, pour employer un terme particulièrement anachronique ; c’était là porter doublement atteinte aux traditions nobiliaires. L’opposition à cette « révolution », comme elle fut appelée, est cassée par la fermeté du roi qui n’hésite pas à recourir à la force armée et à exiler ses adversaires, tout en faisant appel à la persuasion politique pour recruter des parlementaires dociles. Il convient de souligner à quel point ces pratiques sont, de facto, en rupture avec l’idéologie affichée justifiant la monarchie de droit divin. La sécularisation commencée sous Louis XIV trouve ici une acmé, qui rompt cependant avec les attentes traditionnelles des corps intermédiaires. La personnalité de Louis XV elle-même aura aussi joué son rôle dans cette « révolution ». Ce roi mélancolique, supportant mal les pesanteurs de la fonction, a-t-il entrepris, dans les dernières années de son règne, de consolider le pouvoir royal pour faciliter l’accession de son petit-fils, au risque d’aggraver sa propre impopularité ? L’hypothèse est plausible, elle permet aussi de comprendre comment le roi de France participe d’un mouvement général qui affecte les systèmes politiques européens.

Cette politique autoritaire n’est pas, en effet, éloignée de la façon dont, au même moment, les despotes éclairés réforment leurs pays. Les bases de la modernité juridique, administrative et financière sont alors jetées, si bien que la Révolution s’engouffrera pour partie dans une voie désormais ouverte. Il s’agit bien, en effet, d’une vraie révolution altérant considérablement la nature de la monarchie. Là où le roi entend défendre son caractère divin, il met en place de fait un système de gouvernement qui peut se passer de la figure royale, puisqu’il renforce l’État plus que le monarque. Ceci d’autant plus que l’acte le plus spectaculaire de cette « révolution » est le lit de justice du 20 janvier 1771, par lequel le roi impose la réforme au Parlement, prélude à l’exil des parlementaires dans la nuit suivante, en présence du Dauphin, le futur Louis XVI. Celui-ci légitime le coup de force de son grand-père, alors qu’il est en opposition ouverte avec la comtesse Du Barry et que nombreux sont ceux qui attendent un renouveau de la monarchie à son accession au trône. Le jeu des coteries, qui divise la Cour en permanence et ruine parfois les politiques ministérielles, fragilise la monarchie, incarnée par une famille déchirée, alors que l’opinion, sensible à la violence déployée, se divise elle aussi. Une partie des avocats, censés profiter de l’aubaine, continue de défendre les parlements considérés comme les défenseurs des libertés de la nation contre le « despotisme » dont Louis XV fait preuve. Les thèses mêmes du Contrat social sont reprises par ceux qui les avaient condamnées, pour devenir des arguments, invoquant la Loi, contre cette prétention insupportable de l’absolutisme.

Ce chassé-croisé de positions culmine lors de la mort du roi en 1774. Sous la pression habile des jansénistes, il doit chasser sa maîtresse, pourtant liée au parti dévot, afin de mourir en conformité avec les obligations liées à son trône. La réprobation de la conduite privée du roi, comparé à un despote oriental, s’abat sur les réformes imposées, assimilées à une atteinte insupportable aux libertés du royaume, et conduit à penser qu’il faut consolider les Constitutions du royaume, en s’inspirant pêle-mêle des critiques émises par Montesquieu ou par Rousseau, mais aussi par les nobles dépités de leur marginalisation, comme Saint-Simon et Boulainvilliers. La mort de Louis XV mérite que l’on en souligne l’incongruité radicale. La réprobation est si grande que le souverain est enterré de nuit. Preuve est faite de la faiblesse de cette monarchie donnée pour si puissante, incapable lors de l’événement capital que représente la fin d’un règne de faire face aux mouvements de l’opinion. En cela le retour marqué du roi au catholicisme n’est pas la victoire attendue du parti dévot. Son corps privé est rejeté comme celui d’un débauché, mort dans d’atroces souffrances ; son corps public est celui d’un despote haï.

Il ne faut pas s’étonner dès lors que Louis XVI, roi chrétien, détestant un grand-père dont la personnalité l’écrasait et dont la maîtresse était la rivale directe de Marie-Antoinette, sa propre épouse, prenne, dès sa montée sur le trône, des décisions cassant tout ce que Louis XV a mis en place. On peut comprendre les raisons politiques de Louis XVI revenant sur les décisions de son prédécesseur, ou plus exactement essayant de supprimer les affrontements frontaux avec les parlementaires et le haut clergé, tout en maintenant la ligne politique de ses prédécesseurs. Le rétablissement des parlements est prévu, mais en limitant leur droit de vérifier les lois, en interdisant leurs délibérations et en rendant leur remplacement possible en cas de besoin. La chambre des pairs risque elle aussi d’être remplacée, si bien qu’un Grand Conseil et une cour plénière dévoués totalement au roi sont instaurés en ce sens. La manœuvre n’échappe pas aux adversaires les plus résolus de l’absolutisme royal, mais le prince de Conti, chaînon entre les princes et les parlements, réussit à faire obstacle. Invoquant « les lois fondamentales » du royaume, le Parlement est rétabli comme seul intermédiaire entre le roi et ses sujets, et la cour des pairs, à l’intérieur du Parlement, est seule habilitée à « prendre les régences ».

Au nom même du caractère sacré du roi, l’administration royale est obligée de reculer et le projet est abandonné : la guerre constitutionnelle est donc perdue par Louis XVI dès son avènement. Mais la victoire des parlementaires a comme effet, en renforçant l’autonomie des parlements provinciaux, d’accroître le blocage des institutions et d’interdire toutes les réformes. Ainsi, la réforme administrative et financière commencée, et dont il sera question plus loin, aurait pu sauver le royaume, mais les conditions mêmes de sa mise en place l’ont condamnée. Les sentiments de Louis XVI ont primé à l’évidence sur la prudence politique et la raison d’État ; le trait rend sans doute l’homme sympathique, mais il montre les fragilités du roi. Dès lors les contradictions dans lesquelles le pays se trouvait jeté vont s’aggraver jusqu’à la destruction pierre à pierre de l’édifice construit par Louis XIV.

La modernisation ratée

Après cette première crise, Louis XVI ne connaît par la suite qu’une succession quasi ininterrompue de défaites qui accélèrent le processus de désacralisation de la fonction royale et la mettent en question devant le tribunal de l’opinion. Il est inutile de gloser sur la personnalité de ce roi, avouant sa jeunesse au moment où il monte sur le trône et son besoin de se rassurer en s’appuyant sur des conseillers expérimentés, comme Maurepas, incarnation de la continuité administrative d’avant Maupeou, ralliant les pragmatiques, les libéraux, les physiocrates, ainsi que le clan du duc d’Orléans. Les cérémonies du sacre tentent de renouer avec les traditions, notamment lorsque le nouveau roi conjure les écrouelles des sujets venus à Reims, mais de subtiles modifications signalent les mutations irrémédiables subies par la monarchie. Le lien entre Dieu et le roi est renforcé, les évêques se tournent vers lui et ne font pas face au « peuple », soulignant ainsi la fin de la fiction du consentement populaire, de ce pacte théoriquement conclu entre le souverain et ses peuples.

Cette prise de distance avait été commencée par Henri IV mais, rappelé par le serment prêté au moment du sacre, le pacte demeurait présent dans les mémoires comme un lien de cosouveraineté entre le roi et le peuple. Cette dimension abolie ne disparaît pas des mentalités ; elle s’exprimera, mais de façon « révolutionnaire », en 1789, quand le roi aura perdu toute possibilité de garantir seul sa légitimité. Paradoxalement, les applaudissements spontanés qui ont lieu à l’issue de la cérémonie achèvent de ruiner la tradition. En manifestant leur émotion, les « spectateurs » du sacre témoignent qu’ils l’ont compris comme une manifestation susceptible d’une approbation – éventuellement d’une désapprobation. Un décalage culturel est ainsi en train de s’instituer, qu’on saisit d’autant mieux en soulignant que les préoccupations ministérielles étaient tout autres. Le sacre a eu lieu à Reims, contre l’avis du principal ministre, le contrôleur général des finances Turgot. Attentif à la faiblesse du trésor royal, il avait fait admettre par le roi que son action porterait d’abord sur le rétablissement des finances. Turgot échoue aussi à convaincre Louis XVI de ne pas prêter serment d’exterminer les hérétiques. Les logiques contradictoires de la monarchie s’affrontent déjà, annonçant les hésitations continuelles de la politique royale entre soutien délibéré de la modernisation des institutions, renforcement de la centralisation administrative du royaume et respect des coutumes régissant les rapports avec les corps intermédiaires, les ordres et les provinces.

Le brouillage est d’emblée marqué avec la présence de Turgot. Alors que le roi affiche ses convictions chrétiennes, au point même de défendre le culte du Sacré-Cœur, son principal ministre est considéré comme incroyant, représentant de la philosophie et de la physiocratie, doctrine économique et politique qui préconise une gestion utilitariste des rapports sociaux. S’il n’est pas un partisan dogmatique de la doctrine, Turgot lutte néanmoins contre les prébendes et autres avantages accordés à des individus ou à des groupes de pression, comme les fermiers généraux, pour réaliser les économies indispensables. Sa conviction est que la société se divise entre agriculteurs, salariés et propriétaires, qu’il convient de ne pas s’arrêter à la distinction par ordres et que tous doivent être soumis à une seule imposition, fondée sur le produit net de l’agriculture. Fermement monarchique, estimant que seul le pouvoir royal peut réformer le royaume, il s’oppose aux interventions des parlements que Louis XVI vient précisément de rétablir et qui ont des revanches à prendre, ainsi qu’aux nobles entourant le couple royal qui attendent des postes, voire des sinécures. Si Turgot réussit à assainir la situation financière, il instaure en 1774 le libre-échange des grains et, en 1776, supprime la corvée royale, avec en contrepartie l’assujettissement de tous les Français à un impôt unique, clergé excepté. Enfin il abolit les jurandes et corporations, affranchissant les entrepreneurs d’une lourde tutelle. Ces mesures heurtent pourtant tous ceux qui sont attachés aux exemptions liées à leur statut dans la monarchie, et les affectent financièrement et symboliquement, puisque les liens organiques avec le monarque sont remplacés par des rapports purement économiques ou fiscaux.

L’unanimité se réalise contre Turgot, tenu pour responsable de la cherté des prix, alors que de mauvaises récoltes accroissent les mécontentements. Des émeutes, connues sous le nom de « guerre des farines », éclatent dans tout le pays, soutenues par les parlementaires, les privilégiés et nombre de courtisans. Les autorités contrôlent tant bien que mal les émeutes – au moins une centaine, plus de trois cents en comptant large –, alliant recherche de compromis, surveillance et répression violente, mais limitée, puisque seuls cinq « meneurs » auraient été poursuivis et pendus. L’échec politique est cependant patent, d’autant que les autres ministres et le roi – poussé par la reine déçue des restrictions imposées par Turgot à ses demandes – abandonnent peu à peu le contrôleur général, qui voit se former contre lui une coalition hétéroclite mais puissante. Ses projets de suppression du monopole du commerce des colonies, ses projets de municipalisation de la France, son refus de soutenir la Révolution américaine avaient mécontenté Louis XVI. La chute de Turgot doit aussi à son intervention contre l’ambassadeur de France à Londres, le comte de Guines, familier de la reine, qui vient de provoquer un scandale en spéculant – et en perdant – sur la Bourse londonienne. Le rappel de l’ambassadeur déclenche la colère de Marie-Antoinette qui demande que Turgot soit jeté à la Bastille et que Guines devienne duc. Le roi défend pourtant Turgot contre le Parlement, en mars, avant de l’amener à démissionner en mai 1776. En même temps, il éponge les dettes de la Cour et des courtisans, malgré les mises en demeure de son ministre qui lui avait rappelé que Charles Ier d’Angleterre avait été conduit sur l’échafaud par sa faiblesse. Le roi, rallié aux économies nécessaires par défaut, continue de mener une politique soumise aux aléas des coteries.

Libéral mais autoritaire, convaincu de l’importance des propriétaires et hostile aux distinctions des ordres, rationaliste et économe, Turgot a été porteur d’un projet de régénération du royaume encore très éloigné des aspirations collectives et de la culture du roi. Les corporations détruites ne se remettent pas pour autant dans leurs formes antérieures, mais s’adaptent aux exigences bien comprises de l’évolution de l’économie ; cependant l’image du roi et de ses conseillers est ternie. La réforme financière et économique du royaume est pratiquement enterrée dès le début du règne, ne laissant plus à Louis XVI que la recherche de compromis avec les parlements et les ordres privilégiés – l’Église réduit tant qu’elle peut le « don gratuit », sa contribution au trésor royal –, ainsi que la recherche d’expédients avec les puissances financières de France et d’Europe. Contrairement à ce qui sera dénoncé et répété jusqu’à aujourd’hui, le projet absolutiste de la monarchie française a bien échoué avant 1780. Seule la façade du monument imaginé par Louis XIV reste, mais son ombre portée suffira comme épouvantail et comme prétexte. Louis XVI, dans tout cela, se trouve habillé d’habits manifestement trop grands pour lui. Il paiera de sa tête son incapacité à maîtriser l’ensemble des contradictions dont il a hérité ; cette mort transformera sa vie, pourtant peu exemplaire, en destin.

Un couple en décalage

Le roi incarne, à dire vrai, tous les malentendus de son temps, sans toutefois être différent de la plupart de ses cousins ou alliés, sauf sur un point : sa personne est le centre d’équilibre d’un système de gouvernement. Il a été élevé, notamment par Jacob Nicolas Moreau, penseur de l’absolutisme et antiphilosophe, dans la conscience de sa dignité, de ses droits, considérables, mais aussi de ses devoirs, envers Dieu, la monarchie, ses sujets et la patrie. Profondément attaché au catholicisme, à ses fêtes et à ses dévotions, il a été convaincu de l’importance de l’administration et du service de l’État, participant aussi du processus de laïcisation de la monarchie, tel que Louis XIV l’avait institué. L’empereur de Chine, exemple rêvé du monarque administrateur, régnant grâce à une bureaucratie hiérarchisée, lui a été proposé comme modèle à suivre. Son esprit a été ainsi formé par les Lumières et dans le respect de la foi la plus traditionnelle, comme sont éduqués pratiquement tous les princes européens au même moment, mêlant des orientations qui semblent aujourd’hui bien éloignées les unes des autres. L’éducation « éclairée » reçue par son parent, le prince de Parme, ne l’empêche pas, par exemple, de s’adonner à la fois à la bigoterie et au libertinage. Mais Louis XVI conjugue les deux dimensions contradictoires dans une attitude paradoxalement très moderne pour l’époque, en protégeant sa vie privée et son for intérieur. Il maintient ainsi l’étiquette royale dans sa splendeur, sans y consacrer toute sa personnalité, montrant les limites du rôle de représentation qu’il joue. Sans doute la gaucherie que tout son entourage stigmatise explique-t-elle en partie cette disposition, mais il en fait aussi une politique suivie, devenant ce roi travailleur, adonné à la chasse et aux activités manuelles – ce que la postérité retiendra. La chasse représente le passe-temps aristocratique par excellence. Le travail manuel est jugé indispensable dans la famille royale, pour cultiver l’humilité compensatrice de l’exercice du pouvoir, bien loin de tout ce qui est associé à l’image de la puissance trois siècles plus tard. Reste que l’image royale est brouillée.

Louis XVI n’a ni la puissance de travail ni l’énergie de son beau-frère Joseph II, empereur d’Autriche, ou du grand Frédéric de Prusse ; ses indécisions et ses revirements sont d’autant moins compris qu’il ne s’impose pas publiquement. Il a pu se rapprocher des curés réformateurs, des jansénistes et des physiocrates hostiles aux privilèges des nobles et des évêques ; il reste toujours soumis aux intrigues de la Cour. Il continue, malgré tous les avertissements et certaines déclarations, à couvrir les dépenses excessives et s’oppose, de façon inefficace, aux contestations qui s’élèvent contre les privilèges – parfois soutenues par la reine elle-même lorsqu’elle fait représenter les pièces de Beaumarchais par exemple. Les observateurs les plus critiques ne manquent pas autour de lui pour relever et faire connaître toutes les occasions attestant de sa faiblesse de caractère par le biais de pamphlets ou de « nouvelles à la main », ces publications semi clandestines qui informent toute l’Europe. La marche même de la monarchie française dépend trop de l’image renouvelée de la puissance royale pour que la stratégie de Louis XVI ne soit pas interprétée en sa défaveur. D’autant qu’une suite de déconvenues et d’échecs marquent la vie du royaume, en commençant par les difficultés au sein même du couple royal. Ce n’est qu’en 1777 que le pays apprend par des indiscrétions calculées, et malséantes, que le mariage entre Louis XVI et Marie-Antoinette n’a été consommé qu’après sept ans d’attente et de supputations. Les naissances de Marie-Thérèse Charlotte, en 1779, puis du Dauphin, en 1781, ne contrebalancent pas l’effet désastreux des libelles et chansons grivoises qui circulent, accablant un roi impuissant et peut-être cocu, une reine libertine, frivole et dépensière.

Marie-Antoinette, bien accueillie en 1770, aimée en 1774, est critiquée pour son goût du jeu et des bals, pour son cercle d’amis, souvent dénoncés comme de possibles amants et amantes. Collectionneuse de bijoux, de laques et de vêtements luxueux, elle reçoit des sommes énormes pour financer la restauration de châteaux ou de manoirs dans lesquels elle se coupe de la Cour, et évidemment du reste de la France. L’exemple le plus décrié est le Petit Trianon, qui devient vite la cible des critiques, notamment de la part de tous ceux qui ne peuvent y être admis. Il ne s’agit pas de ragots qui visent des personnes privées, mais bien des atteintes à des symboles de l’unité de la nation. Car la légitimité de la descendance royale a été mise en cause, permettant à des ambitions rivales de s’affirmer. Les frères du roi se verraient bien remplacer Louis XVI, le maladroit, et une partie de l’opinion se rallie volontiers à la lignée des cousins d’Orléans, considérée comme libérale, anglophile et porteuse d’avenir. La personnalité de la reine est toujours l’objet de débats et de polémiques. Fut-elle une « femme moyenne » pour reprendre ce qu’écrivit Stefan Zweig, fut-elle le mauvais ange de la monarchie ou bien une victime de la société française ? Fut-elle une « insoumise », refusant les contraintes autant par conscience de son rang que par incapacité à s’adapter aux situations ?

Libre à chacun de trouver les arguments qui lui conviendront, et qui ne manquent pas, pour justifier chacune de ces interprétations. Il convient de relever, comme pour Louis XVI, les contradictions dans lesquelles elle vit. Princesse destinée à garantir la politique de son pays, ventre vendu selon les alliances diplomatiques, elle a été élevée, comme ses sœurs, pour tenir un rang princier ou royal, sans recevoir d’autre éducation que les arts d’agrément, la pratique du théâtre et de la musique. Elle a été mal préparée à son entrée en France, pays où l’étiquette royale est la plus contraignante et où règne la plus grande liberté des mœurs. Surveillée par sa mère pendant de nombreuses années, obligée d’intervenir pour l’Autriche lors des tensions diplomatiques, elle rompt avec les figures des reines précédentes, recluses dans des appartements privés, menant une vie éloignée des affaires, laissées le cas échéant aux maîtresses royales. La maladresse de son mari à tenir son rang et même à consommer le mariage la met pendant des années dans une situation fragile. Sans enfants, elle peut, en théorie, être répudiée. Sans rivale auprès du roi et menant grand train, elle devient une personne publique, suivant l’air du temps, mais ceci au mépris des traditions monarchiques – y compris en affichant cette liberté d’allure réservée de facto aux rois et que Louis XVI, précisément, n’adopte pas ! Les relations conjugales ont été manifestement difficiles, au moins dans les premières années du règne, contribuant à affaiblir les images publiques du roi et de la reine, attachés l’un et l’autre à conserver, plus que leurs prédécesseurs, leurs domaines personnels.

Marie-Antoinette se met ainsi en décalage par rapport à toutes les règles qui l’enserrent et ne peut que mécontenter tous ceux qui critiquent et jalousent son mode de vie luxueux et ostentatoire comme ses interventions de plus en plus grandes dans la vie politique. Femme de son époque, rompant avec les rigidités de la Cour et donnant le ton à la Ville, elle est également une reine du for privé, qui se replie rapidement sur un cercle d’intimes réuni dans des lieux réservés, comme le Trianon ou Marly. Ces jardins et ces bergeries illustrent parfaitement les tensions qui minent l’image du couple royal. Ils relèvent de cette mode pour les parcs « irréguliers », rattaché au goût « anglo-chinois », qui exalte avec mélancolie et nostalgie la nature savamment indisciplinée, rappelant les temps révolus d’un passé harmonieux, critiquant implicitement les « jardins à la française » et servant de remède à ce nouveau mal du siècle que ressentent les élites. Loin de résoudre ce spleen naissant, jardins et bergeries sont au cœur de querelles soulevées par leur coût, la personnalité de l’architecte de la reine, le Lorrain Mique, et l’usage exclusif par la reine, sans que celle-ci ne s’en satisfasse. Marly est édifié pour fuir les pesanteurs ressenties malgré tout au Trianon, tandis qu’une autre « laiterie royale » est créée dans le château de Rambouillet. Plus que le plaisir de la collection, il s’agit d’une recherche obsessionnelle d’un paradis perdu qui s’exprime ici, mais qui a pour effet imprévu de monter l’opinion contre la reine. En s’affranchissant autant qu’elle le peut des hiérarchies et des contraintes, elle se coupe à la fois des nobles dépités et jaloux et du peuple ordinaire, habitué à tout connaître de ses aventures et de ses extravagances savamment diffusées.

La monarchie française n’avait pas besoin de cette rencontre de deux personnalités aussi fragiles, au moment où toutes les structures craquaient. Comme dans d’autres occasions, par exemple en 1860 dans le royaume des Deux-Siciles, un régime s’écroule d’autant plus vite que ses principaux représentants ne possèdent pas l’autorité personnelle qu’il aurait fallu pour entraver, ou endiguer, le cours des choses. Reste à ne pas en donner une interprétation trop romantique. La « singularité mystérieuse » (A. Jourdan) de la royauté a sans doute disparu dans les années 1790, il ne faudrait toutefois pas aller trop vite en besogne et conclure que le sort de la monarchie s’est scellé dans la disparition d’une sacralité plus évoquée que démontrée. À tout prendre à cette époque, avant que la lecture romantique qui s’impose après la Révolution n’en fasse oublier la rudesse, le destin des « têtes couronnées » était tout sauf assuré. Les princesses n’étaient que des ventres et les rois restaient toujours dépendants des raisons d’État et des équilibres des pouvoirs.

Le pouvoir de l’opinion

Entre le rêve d’une monarchie constitutionnelle, janséniste et parlementaire, le désir d’une monarchie absolutiste administrative souhaitée par le parti dévot, la monarchie laïque et utilitariste des philosophes et des physiocrates, Louis XVI et son entourage n’ont guère devant eux que la perspective de la monarchie personnalisée. Il leur reste à jouer sur les affections concurrentes pour maintenir la fiction d’une confusion organiciste entre la personne du roi et celle du père du peuple, malgré les tempéraments de Louis XVI et de Marie-Antoinette et la destruction de leurs images. L’avenir de la monarchie – et des monarques – dépend du contrôle de l’opinion. Le roi s’y essaie en rémunérant des publicistes, en prenant des mesures populistes, en essayant de discréditer ses adversaires qui sont aussi ses pairs. La reine s’y emploie en intervenant délibérément dans la vie politique, au risque d’indisposer contre elle toutes les couches sociales et en imposant au gré de ses alliances les hommes qu’elle estime aptes à repousser les échéances qui pèsent sur les finances et l’organisation même de l’État et de la monarchie.

Dans les années 1780, il serait imprudent de dire que la Révolution est déjà faite. Pour que celle-ci advienne, il faudra la conscience collective d’une rupture du régime et de l’État en lien avec le sens même de l’histoire humaine. Sans doute les esprits sont-ils préparés, depuis les discussions autour des événements américains, à débattre de ce genre de questions, et sans doute le mot « révolution » court-il maintenant d’un domaine à l’autre, cependant la mise en accusation du gouvernement royal et la volonté de le remplacer par d’autres procédures ne sont pas à l’ordre du jour. En revanche, ce qui est déjà là, au sein des élites, de la Cour, des parlements, des salons parisiens, c’est l’intense concurrence des clans et des groupes que le roi ne contrôle plus et qui transforme le gouvernement de la France en bateau ivre. La chose n’est pas neuve : les rivalités entre familles princières, nobiliaires et parlementaires composent la toile de fond sur laquelle les souverains brodent, empruntant, selon leurs humeurs et leurs désirs, telle personnalité ou tel lobby. La nouveauté vient d’abord du fait que les luttes sont devenues continues et âpres au sein même des ministères successifs, la plupart d’entre eux résultant de compromis entre des courants et des personnes clés, et qu’ensuite, même de façon limitée, tout cela se déroule devant le tribunal de l’opinion.

La formule ne doit pas être prise à la légère ou comprise comme l’expression d’une mutation quasi philosophique. Concrètement, le roi et ses ministres doivent, jour après jour, intervenir directement dans la fabrication des opinions. Les mouches de la police ou le « secret » du roi ne suffisent pas à ce nouvel enjeu, la guerre se mène via les journaux, les publicistes et la propagande. Ainsi, dès 1774, le puissant secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Vergennes, qui allait demeurer le principal ministre jusqu’à sa mort en 1787, va s’employer à cette œuvre qui va changer de sens rapidement. Il intervient, classiquement si l’on peut dire, pour contrer les publications risquant, depuis l’étranger, de nuire à la réputation de la Cour, pour surveiller de près les manœuvres des diplomates en France, voire pour détruire les lettres estimées dangereuses, comme une partie de la correspondance entre le roi de Prusse et le philosophe d’Alembert ! Il échoue à organiser un ministère cohérent, mais ne peut pas, malgré ses efforts, empêcher la publicité des débats politiques. La publication par Necker, ancien directeur des finances qu’il détestait, de son Compte rendu au roi en 1781 est pour lui l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire : suivre l’exemple anglais. Necker, qui a en outre mis en circulation, sans l’autorisation du roi, un mémoire sur les assemblées provinciales, est remplacé par Calonne, soutenu par Vergennes, qui peut encore faire valoir qu’en France, « le monarque parle ; tout est peuple ; et tout obéit ».

Reste que Vergennes, ce grand serviteur de l’idéal monarchique, est confronté à la faiblesse de Louis XVI. Vergennes est en effet l’âme de la résistance aux parlements, corrigeant le cas échéant les propos modérés du roi par des décisions plus rudes et sans appel. Le ministre si puissant perd cependant devant les revirements de la reine, qu’il a pourtant réussi à ne pas affronter jusqu’en 1784, en dépit de son refus des prétentions autrichiennes en Europe, et ne peut pas bloquer les nominations de ministres qu’elle impose. Enfin et surtout, Vergennes est au cœur de cette activité inlassable de propagande et de contrôle des nouvelles qui devient essentielle pour la vie quotidienne du royaume. Il soutient le libraire Panckoucke pour que celui-ci publie un journal gouvernemental, le Mercure, contrôle La Gazette de France, et mène une véritable campagne de presse pour défendre sa politique américaine. Il ne réussit cependant pas à garder Linguet dans le camp des antiphilosophes et voit le journaliste se retourner contre la monarchie. Il reprend ainsi, pour les mêmes raisons, la politique de propagande menée dans les années 1760 par Choiseul avec Genêt.

Sa mort survient en 1787, alors que l’Assemblée des notables qu’il avait voulue est en train d’échouer. La convocation des états généraux, qu’il a refusée, est devenue inévitable. La monarchie perd ainsi avec Vergennes le défenseur intraitable d’un absolutisme rêvé, elle se soumet au règne de l’opinion, que le roi et la reine flattent et courtisent, sans en comprendre ni les enjeux ni les risques, croyant toujours que la dignité royale a pu demeurer intacte malgré leur engagement dans une « monarchie administrative » fondée sur des bases radicalement sécularisées et politiques et malgré les rebuffades subies depuis les vingt dernières années auprès des élites sociales et intellectuelles. Malgré ces grands serviteurs dévoués, ou peut-être à cause d’eux et de ce qu’ils ont impulsé, la monarchie devient la victime des contradictions dans lesquelles elle s’est elle-même engagée. L’exemple le plus éclatant de cette situation incohérente est donné par la place même du corps du roi dans le royaume. D’un côté, la désincorporation du pouvoir provoquée par la distance prise par le roi vis-à-vis de ses sujets, comme vis-à-vis de sa propre image, lui a fait perdre sa position en surplomb des lois, alors que, de l’autre, il continue d’incarner la communauté et qu’il n’a pas pu mettre en place un système institutionnel de remplacement. Cette situation crée un curieux équilibre. Ainsi, encore en 1791, les médecins de la Cour rendent compte journellement de la santé du monarque en cas d’indisposition, si bien que, l’Assemblée étant avisée d’un malaise, ses membres enverront au roi des souhaits de bon rétablissement. Ce qui n’empêchera pas son exécution publique en 1793. Entre les cultures héritées et cette nouvelle culture politique qui s’impose de fait, le divorce crée un espace de conflits d’où naîtra la Révolution.

 

Ne faudrait-il pas lire alors la période révolutionnaire comme la clôture d’un processus inauguré lors des guerres de Religion, quand l’État moderne a été inventé pour instaurer la monarchie au-dessus des conflits ? La légitimité du roi avait été fondée en droit par des légistes mettant le pouvoir, y compris dans sa dimension sacrée, au-dessus de la religion. L’idée d’un État unificateur et protecteur des biens et des personnes s’était imposée, par la force parfois, aux XVIe et XVIIe siècles, avant de trouver une sorte de plénitude sous le long règne de Louis XV. On a vu que la réussite a vidé la fonction royale d’une partie de son mystère, préparant le roi a être le premier fonctionnaire de son État, à la tête d’une pyramide d’administrateurs. Mais cette évolution aura été en quelque sorte détournée par Louis XVI et Marie-Antoinette, accentuant cette privatisation de leur fonction sans donner en contrepartie les garanties institutionnelles aux personnes incarnant, en leur nom et place, les attributions de l’État. Cette contradiction s’est accrue par l’affrontement avec les tenants des pouvoirs concurrents, Église et noblesse, que l’État avait encadrés jusque-là.