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Le peuple et les révolutionnaires

Chassés-croisés

La révolution de 1789 a fait naître les révolutionnaires ; ce sont eux qui déclenchent la deuxième révolution en 1792. La guerre et les conflits politiques, religieux et sociaux ont contribué à la formation de groupes organisés, désireux de créer de nouvelles règles collectives. La révolution qui va se produire ne résulte pas pour autant d’un mouvement unitaire, elle naît, au contraire, des concurrences, individuelles et collectives, ainsi que des divergences portant sur les méthodes et sur les objectifs.

Les divisions intérieures s’aggravent en conséquence. Le 15 avril, les Suisses de Châteauvieux sortent du bagne où ils avaient été envoyés en 1790 en portant le bonnet rouge qui rappelle la libération des esclaves romains : leur réhabilitation est l’occasion d’une grande fête populaire qui marque la puissance conjointe des sans-culottes et des Montagnards, puisque le mot commence à désigner les Jacobins qui se retrouvent autour des propositions de Robespierre. Ces deux groupes ne sont pas unis pour autant. Les premiers réclament des piques et du pain, les seconds insistent sur la censure envers le gouvernement ; leurs divergences comptent cependant moins que leur opposition au roi et à la reine, ainsi qu’à La Fayette, et que leur impatience vis-à-vis du ministère. Tous ou presque, puisque les Jacobins demeurent réservés, arborent le bonnet rouge qui devient à la mode dans les sociétés populaires. La division de l’opinion est devenue nette. L’Assemblée permettra-t-elle que de « nouveaux tyrans », investis par la Révolution, soumettent le peuple souverain à des restrictions semblables à celles qu’il supportait sous l’Ancien Régime ? En réponse à la fête marquant la libération des Suisses, la majorité de l’Assemblée participe, devant une foule tout aussi importante, à une autre cérémonie, organisée le 3 juin 1792, pendant laquelle l’écharpe de Simoneau est accrochée au Panthéon. Cette « fête de la loi » est un véritable rappel à l’ordre, qui trouve des échos dans de nombreuses manifestations en France. Qui possède la légitimité : le représentant de la légalité révolutionnaire, défenseur de la liberté du commerce et de la propriété, ou les groupes réclamant la taxation des prix au nom du peuple ?

La question va être tranchée par l’évolution des rapports de force. La guerre, intérieure et extérieure, oblige à mobiliser les énergies de toute la population et, du même coup, les désaccords deviennent des trahisons. La répression s’impose d’elle-même. Les premières nouvelles des frontières sont catastrophiques. La qualité des troupes adverses est pourtant inégale. Les émigrés sont placés sous commandement autrichien et peu intégrés dans l’offensive, au point où le bouillant Mirabeau franchit le Rhin malgré les ordres contraires ! L’entrée en France est accompagnée, en outre, des dévastations ordinaires aux hommes de guerre, ce qui rallie peu les populations aux idéaux proclamés. S’y ajoute la répression brutale envers toute personne porteuse d’une arme. La sévérité de la justice prussienne n’a rien à envier à la justice révolutionnaire. Il est vrai que les « patriotes » en campagne ne se comportent pas mieux, d’autant que l’armée révolutionnaire est taraudée par la crainte des officiers traîtres, dénoncés violemment par Marat.

À Lille, le 28 avril 1792, le général d’origine irlandaise et ancien combattant de la guerre d’Indépendance américaine Théobald de Dillon est dépecé par ses soldats, qui mettent à mort également le colonel du génie Berthois, quatre prisonniers autrichiens et un prêtre réfractaire. Le massacre conclut une retraite désordonnée devant l’ennemi, sanctionnant brutalement l’impéritie de Dillon. Or, si les responsabilités de Dillon sont reconnues, ses meurtriers sont recherchés et condamnés à mort et, enfin, l’Assemblée, conduite par Carnot, lui accorde les honneurs du Panthéon et une pension à sa maîtresse – leur dernier fils a été également massacré dans cet épisode. L’événement fait scandale pour deux raisons. D’une part, l’Assemblée pensionne une concubine, lui reconnaissant de facto le même statut que celui accordé à la veuve de Berthois. D’autre part, elle poursuit des soldats insurgés, rompant avec le courant qui amnistie précisément les Suisses de Châteauvieux ; Carnot entend faire respecter la chaîne de commandement face à l’ennemi. Les Girondins font marche arrière et, avec toute l’Assemblée, s’opposent aux Cordeliers venus dénoncer les chefs militaires. Alors que Robespierre prend la défense des meurtriers, accusant les Girondins de trahir le peuple, la discipline militaire est donc réaffirmée, renforçant les pouvoirs des généraux. Pour autant, les trois commandants des armées, Rochambeau, Luckner et La Fayette, demeurent malgré tout très hostiles au ministère Roland, soulignant les fractures entre les Jacobins et une partie de l’armée attachée à des chefs prestigieux.

La deuxième révolution s’enclenche, non seulement parce que de nouveaux personnels prennent le pouvoir, mais surtout parce que de nouveaux liens collectifs sont proposés. Les Girondins mènent l’opposition au roi et aux prêtres insermentés. Sur la proposition de Roland, l’Assemblée décrète le 27 mai 1792 que tout insermenté pourra être déporté en Guyane ou emprisonné si vingt citoyens actifs le demandent. La mesure entend légaliser les pratiques d’une quarantaine de départements ; elle est cependant refusée par le roi, heurtant directement le ministère qu’il vient de nommer. En retour, le 29 mai, l’Assemblée oblige le roi à licencier la garde qu’il s’était constituée. Il se soumet tout en maintenant les traitements de ces hommes, illustrant sa duplicité.

Ces querelles au plus haut niveau de l’État permettent que des initiatives militantes s’expriment en confondant salut de la Révolution et salut de la nation ! Les clubs, sociétés fraternelles, districts profitent du fait que les dirigeants jacobins sont affaiblis par la stratégie royale et par leurs propres divisions pour intervenir sur ce terrain militaro-politique qui légitime toutes les mesures radicales. Un certain nombre de villes, dont Marseille, réclament le pouvoir de déclarer la patrie en danger leur permettant de lutter directement contre les ennemis. À Paris, doublant le ministère girondin, la Commune et les sans-culottes du faubourg Saint-Antoine, hommes, femmes et enfants, présentent une pétition à l’Assemblée le 30 mai, en violant tous les principes puisque leur manifestation se déroule en masse et sous les armes ! Les canonniers, fers de lance de la sans-culotterie parisienne, récidivent le 2 juin, obligeant les ministres jacobins à donner des gages à la mobilisation populaire. En réponse, ceux-ci convoquent à Paris des « fédérés » détachés par les gardes nationales de tout le pays pour garantir l’autonomie de l’Assemblée et marquer l’unité du pays. La Cour, La Fayette et les Feuillants s’opposent à la politique du ministère, ainsi que les gardes nationaux de Paris qui voient là une marque de défiance à leur égard. Les Montagnards sont eux aussi réticents, craignant de voir les fédérés érigés en garde prétorienne. Le départ des fédérés depuis leurs provinces est pourtant entré dans la légende révolutionnaire avec les Marseillais jouant un rôle de premier plan le 10 août suivant en participant à la chute de la monarchie.

L’exemple des Bretons du Finistère, proches des Girondins, partant malgré les réticences des administrateurs de leur département et les mises en garde du ministère de l’Intérieur, illustre comment des patriotes, émus de la situation aux frontières, heurtés par la duplicité royale, se radicalisent simplement par leur décision d’aller à Paris et par la rencontre de militants sans-culottes. Ceux-ci sont vraiment les seuls à les accueillir fraternellement, si bien que la radicalité des propos initiaux – la liberté et la mort sont revendiquées par les Bretons dès avril – se traduit naturellement par des positions fermes. L’hostilité des royalistes parisiens, les campagnes d’opinion contre eux, la nécessité de décider s’ils partiront aux frontières ou s’ils resteront autour de Paris modifient les conceptions des fédérés. Partis respectueux de la Constitution et même de la monarchie, ils deviennent un élément important dans l’affrontement des « révolutionnaires » contre les « royalistes », peut-être en raison de leur appartenance sociale, surtout parce qu’ils sont eux-mêmes des enjeux entre les groupes en lutte, puisque passé le printemps 1792 les classements politiques deviennent de plus en plus nets.

Cette évolution s’accélère par l’intransigeance qu’une partie de l’Assemblée manifeste contre la religion. À l’occasion de la Fête-Dieu, des incidents ont lieu parce que certains députés et des gardes nationaux refusent leur participation, heurtant une opinion attachée aux coutumes. Le conflit entre Robespierre et Brissot se manifeste à cette occasion : le premier n’a rien contre la fête, adoptant une position tolérante vis-à-vis des croyants ordinaires qui ne se démentira pas, alors que Brissot se range du côté des Lumières sceptiques. Tout est balayé par le roi qui, le 13 juin, remplace le ministère par des proches de Duport et de La Fayette, réunifiant du même coup le camp jacobin en passe de se déchirer. Son unité est, involontairement, renforcée par les initiatives de La Fayette, cherchant un compromis avec les Autrichiens et qui se pose imprudemment en sauveur du pays dans une lettre dénonciatrice adressée à l’Assemblée et lue le 18.

Le 20 juin, la résistance du roi

La fermentation qui couvait depuis plusieurs jours dans les sections parisiennes autour du renvoi du ministère Roland prend une ampleur nouvelle. Le 19, le bataillon de Saint-André-des-Arts plante un arbre de la Liberté devant l’Assemblée, au son du tambour. La manifestation mêle tout à la fois menace et approbation. Elle est suivie d’une nouvelle mobilisation le lendemain. Les cadres des sections ou des gardes nationales sont débordés. Le 20 juin, toutes les autorités, à commencer par le maire Pétion, sont amenées à laisser faire, sauf à apparaître comme partisans de La Fayette, voire du roi. La manifestation, politique et symbolique, rassemblant hommes, femmes et enfants, parfois armés, force la porte de l’Assemblée. Huit mille personnes sans doute défilent au son de la musique, arborant des drapeaux et des armes, dont une pique ornée d’un cœur de veau. Les députés s’associent aux proclamations d’unité entre le peuple et ses représentants, avant de laisser repartir les manifestants qui envahissent le palais des Tuileries, alors que des émissaires s’emploient à trouver un compromis honorable avec le roi. Louis XVI et sa famille sont pris à partie directement par les sans-culottes qui conspuent la reine. Ils demandent que le roi rappelle le ministère Roland et revienne sur les veto. Louis XVI n’accepte que de se couvrir d’un bonnet phrygien et de boire à la santé de la nation. Récidivant ainsi la prise de la Bastille, sans l’effusion de sang, le « peuple souverain » montre sa puissance, mais en voit aussi les limites.

L’autonomie des sections a été indéniable dans cette journée du 20 juin façonnée par trois ans de discussions et d’affrontements. Toutes les personnalités reconnues ont été à la traîne d’un mouvement qu’elles ont dû encadrer, bon gré mal gré. Les revendications se calment difficilement dans les jours qui suivent, puisque près de la moitié des sections approuve la journée et que quelques-unes réclament même de pouvoir siéger en permanence et d’armer les citoyens pour faire face « aux dangers de la patrie ». Le mouvement ne peut pas être réduit à des manipulations. C’est précisément l’erreur commise par les Feuillants et La Fayette qui pensent qu’il suffit de menacer, voire de faire venir des troupes, pour rétablir l’ordre. Adresses et pétitions, comme celle des « vingt mille », les vingt mille gardes nationaux de Paris qui s’insurgent contre les sans-culottes et les fédérés, confirment le divorce.

Paradoxalement, le roi trouve une bonne réponse en essayant de capter les sympathies populaires. Il habille le Dauphin en garde national et préside à cheval une revue de gardes nationaux. Mais la proclamation qu’il fait ainsi que la tentative du ministre de l’Intérieur, Tercier de Montciel, de sanctionner les responsables du 20 juin et de réunir les directoires des départements contre les fédérés contredisent cette ouverture. Le décalage avec les autorités du pays est réel. Les conseils départementaux, « modérés », désapprouvent le plus souvent le coup de force, tandis que les municipalités et surtout les clubs l’approuvent davantage. L’exemple est donné par le département de la Seine qui tente de suspendre le maire et le procureur de Paris, Pétion et Roederer, pour leur inaction. Ceux-ci, pour garder la main, limitent l’autonomie des sections, susceptibles de se retourner contre eux. Ils interdisent dorénavant toute pétition armée et insistent sur le respect de la Constitution. Mesure symbolique dont la seule conséquence est de cristalliser les luttes à venir sur ces deux points.

La fracture la plus grave est cependant provoquée par La Fayette qui entend rétablir un pouvoir fort à la tête du pays « régénéré ». Pour cela, il agit dans tous les domaines. Avec les Autrichiens, il entreprend des négociations secrètes pour trouver un armistice et n’engage pas d’offensives militaires. Contre les Jacobins et le « règne des clubs », mais aussi contre Dumouriez avec qui il est en compétition, il fait entrer les Lameth dans son armée et noue des alliances avec les Feuillants. Pour entretenir son image de symbole de 1789, il essaie de mobiliser les gardes nationales autour de lui. Contre lui, la reine s’allie avec Pétion, pour l’empêcher de s’approprier le contrôle de la force armée, tandis que l’Assemblée est divisée en blocs presque égaux à son propos. Une partie de l’opinion se montre très inquiète de ses ambitions personnelles ainsi que des risques militaires qu’il fait courir à l’armée, laissée sans chef face à l’ennemi. La manœuvre fait long feu et La Fayette doit repartir le 30 sans avoir réussi autre chose qu’affaiblir définitivement les Feuillants et discréditer les hommes de 1789. Il est politiquement mort, alors que l’union des Jacobins, « Girondins » et « Montagnards », se refait contre lui.

Il n’est pas besoin de chercher une quelconque « accélération » de la Révolution qui aurait broyé les individus les uns après les autres. Aucune fatalité n’est responsable de cette évolution. Plusieurs causes ont joué. En premier lieu, les élites sont incapables de faire face aux revendications et aux contestations nées au fil des événements. Quittant la vie politique, Barnave s’en rend compte, comme en témoignent ses analyses et, parmi elles, la condamnation du renversement du ministère Roland. À l’inverse, Duport alarme le pays, prédisant le pillage prussien et l’anarchie jacobine. La politisation commencée en 1788-1789 n’a cessé de modifier les réactions collectives. En témoigne la participation des femmes aux manifestations politiques armées, indépendamment des questions de subsistance, ainsi que la place occupée par les citoyens « passifs » dans les gardes nationales, malgré La Fayette en particulier. On comprend aisément comment des Parisiens « ordinaires » entrent dans la vie politique, et comment les élites, en guerre entre elles, perdent leur pouvoir.

La patrie en danger et la guerre civile

L’Assemblée montre elle-même son impuissance lorsque, le 7 juillet, l’évêque de Lyon, Lamourette, ému des divisions dans l’Assemblée, les uns voulant les deux chambres, les autres la République, exhorte les députés à la réunion contre l’ennemi. Tous tombent dans les bras les uns des autres, sous la bénédiction du roi qui se joint très rapidement à l’effusion. Cet ultime sursaut de l’esprit de juin 1789, passé à la postérité comme le « baiser Lamourette », masque mal les luttes ouvertes. Le même jour, Pétion est suspendu de ses fonctions de maire de Paris par les administrateurs du département de la Seine. La mesure est rapportée le 13, mais discrédite l’unité proclamée le 7, d’autant que La Fayette et Luckner viennent d’échanger leurs commandements pour que La Fayette se rapproche de Paris en prenant la tête de l’Armée du Nord et que tous les deux proposent au roi de quitter la capitale pour se mettre sous leur protection à Compiègne. Louis XVI refuse ce projet qui inciterait à penser qu’il cherche à rejoindre les Autrichiens. De leur côté, les Jacobins, réconciliés entre eux, organisent dans une très discrète Société de la réunion la possibilité de s’emparer de l’État. La suspension du roi est envisagée, en même temps que la levée de gardes nationales, la mise en vente de biens nationaux par petits lots et le renforcement de la surveillance des citoyens. Le tournant est pris quand Brissot déclare : « Soyez peuple ! ne distinguez plus les propriétaires des non-propriétaires, ne méprisez plus les piques », intégrant d’un seul coup les « passifs » dans la communauté politique.

La pression est telle que l’Assemblée autorise les fédérés à participer à la fête du 14 Juillet, malgré l’opposition du roi qui craint un coup de force. Le séjour de ces hommes à Paris doit cependant être écourté. La guerre commande et la demande de salut public qui rôde dans le pays fait que, le 11 juillet, l’Assemblée proclame « la patrie en danger » et appelle à l’union nationale sous son égide. Elle a déjà décrété que tous les conseils de départements, de districts et de communes siégeraient sans désemparer. Les Jacobins, menés par Brissot et Vergniaud, s’approprient cette nouvelle conception de la « patrie ». L’urgence est réelle : le directoire du département de l’Hérault a déjà, par exemple, rejeté de son propre chef le pouvoir exécutif jugé trop modéré, puis Marseille, le 23 juillet, réclame la déchéance du roi. Comme les députés des états généraux avaient avalisé l’insurrection populaire en juillet 1789, en 1792 les Jacobins prennent à leur compte la revendication d’une nation révolutionnée, s’appuyant sur les sans-culottes et les clubs, dont le club des Cordeliers qui renaît avec des jeunes gens activistes comme Vincent ou Momoro.

La rupture avec le côté droit de l’Assemblée, les fayettistes et a fortiori la Cour et les contre-révolutionnaires est définitive. Les journaux contre-révolutionnaires sont particulièrement haineux vis-à-vis des « invêtus salariés » – « vile race » – évidemment estimés incapables d’opinions politiques. Ainsi, Le Postillon de la guerre du 16 juillet 1792 assure-t-il que « la guerre civile éclatera bientôt et comme un volcan formidable elle dévorera les propriétés […] on commencera par vendre les forêts domaniales, on vendra ensuite les biens des émigrés, on finira par mettre en vente les propriétés de tous ceux que la haine ou l’ambition aura désignés pour des aristocrates, il y aura autant d’aristocrates que de propriétaires et l’aristocratie se mesurera par arpents de terre ». Les Girondins peuvent donc essayer de se saisir de cette force populaire disponible et exigeante, alors que les dangers sont considérables et requièrent l’emploi de la force.

Un peu partout, la guerre civile se confond avec la guerre aux frontières, mais le Midi est particulièrement embrasé. Depuis février 1792, les contre-révolutionnaires préparent une insurrection coordonnée avec les princes et les Anglais. Le comte de Saillans lance l’opération le 4 juillet 1792 et prend le contrôle de la plaine de Jalès le 8. Ce troisième « camp » de Jalès est authentiquement contre-révolutionnaire et lié à l’émigration. Il échoue du fait de la précipitation de Saillans et faute de mobilisation efficace. Contre la faible troupe de mille cinq cents hommes qu’il a rassemblés, dix mille patriotes accourent et tout le pays est alarmé. Dès les 11 et 12 juillet, la répression est rapide et violente, le village de Bannes est brûlé et les principaux acteurs, comme Saillans, ainsi que des curés suspects, massacrés. L’abbé de Tourtoulon est ainsi égorgé et supplicié à Saint-Hippolyte-du-Fort le 28 juillet 1792. Les patriotes les plus déterminés se retrouvent en position de force. Plus à l’ouest, la « Bande noire » de Sainte-Affrique, qui recrute parmi de jeunes protestants « terroristes », persécute les catholiques et se qualifie elle-même de « pouvoir exécutif » contre les « patriotes modérés » qui détiennent les pouvoirs officiels. À Marseille, dont la délégation pour le camp des fédérés est partie à Paris, les tensions sont très fortes, accentuées par le maintien sur place de troupes destinées à lutter contre d’éventuels ennemis. Entre le 20 et le 28 juillet, alors que les sections siègent en permanence et que circulent des rumeurs faisant état de listes de comploteurs, des suspects royalistes et prêtres réfractaires sont pendus et parfois démembrés dans les rues de la ville, au son du Ça ira. Les mêmes scènes de violences urbaines affectent toute la Provence et le Languedoc. Une vingtaine de morts est dénombrée à Toulon.

Les différentes forces se cherchent pendant les jours qui suivent. Le roi sanctionne la déclaration de la patrie en danger et reçoit le soutien de contre-révolutionnaires mobilisés pour le défendre. Alors que les adresses et les pétitions en ce sens affluent tous les jours à l’Assemblée, les Jacobins hésitent à s’engager dans la destitution du roi, tout en réclamant de former un nouveau ministère ; les Girondins, se prononçant contre une éventuelle république, se coupent des sections. Mais celles-ci se divisent entre elles, les plus radicales, menées par la section de Mauconseil, souhaitant déposer le roi et être autonomes de l’Assemblée, ce qui leur est refusé par les députés, alors que les fédérés arrivent peu à peu à Paris, bravant les ordres du roi. Mi-juillet, ils sont autour de deux mille et entrent dans la préparation d’une insurrection dirigée par un comité où s’agrègent des députés et le maire Pétion. La présence des Marseillais accélère les préparatifs. L’hostilité est telle que la proximité entre leur banquet sur les Champs-Élysées et celui organisé par des gardes nationaux royalistes suffit à entraîner une bagarre, laissant derrière elle une quinzaine de blessés et un mort.

Le 10 août, la victoire de la Commune insurrectionnelle

Dans cette ambiance, le 3 août, les Français prennent connaissance d’une déclaration signée le 25 juillet par le duc de Brunswick et reçue le 28 par le roi. Celui-ci avait souhaité que les souverains étrangers « parlent fortement » ; la réponse est ce manifeste, écrit par un émigré, Limon, qui choque par sa violence et sa maladresse. Il assure que si la liberté du roi n’est pas restaurée et les institutions respectées, Paris sera livré à la subversion et les révolutionnaires punis selon les lois de la guerre. Cette déclaration rassemble contre elle toutes les sensibilités patriotes, des Feuillants aux Jacobins, soit la « nation » contre la Cour, les nobles intransigeants, les prêtres réfractaires et contre le Comité autrichien, toujours dénoncé et dont ce texte prouve l’existence ! Le roi lui-même désavoue Brunswick et proteste, devant l’Assemblée, de sa fidélité à la nation et à la Constitution. En vain. Le 3 août, les sections parisiennes se retrouvent ensemble, sauf une, pour demander la déchéance du souverain. L’Assemblée qui entend garder son autorité, temporise, mais casse le lendemain l’arrêté de la section Mauconseil qui ne reconnaissait plus le roi, tout en laissant les sections, la Commune et les fédérés mettre en place un plan insurrectionnel, puisque les membres de la Commune accueillent en leur sein des délégués des sections pour préparer un camp sous Paris en prévision de l’arrivée des ennemis. La Commune insurrectionnelle, qui double la Commune existante, naît alors pour s’opposer au risque de contre-révolution.

Le risque est réel. Outre l’avance des Prussiens, la dénonciation d’un projet de fuite du roi vers Rouen accentue l’émotion et entraîne le rassemblement de sans-culottes et de fédérés autour des Tuileries. À cette occasion, les revendications d’une révolution proprement sociale s’expriment pour la première fois devant les députés, par la bouche d’un pétitionnaire, Varlet, qui réclame le respect des droits « sacrés » du travailleur. Les députés refusent mais, qu’ils le veuillent ou non, la deuxième révolution est déjà accomplie. Les sections ont précédé le changement de la Constitution : celle du Théâtre-Français, présidée alors par Danton, annule les distinctions entre les citoyens actifs ou passifs et mobilise toute la population contre l’ennemi. Des institutions parallèles se créent autour de la Commune, tandis que des sections réclament que les statues des rois soient enlevées des places publiques et que l’Assemblée soit remplacée par « une convention nationale ». Dans ce climat où rumeurs et craintes font bouillonner les consciences, un simple propos de table qui parlait d’une intervention de La Fayette à la tête de son armée provoque un débat suivi d’un vote à l’Assemblée. Le général est disculpé de toute accusation, mais ce qui apparaît comme un excès d’indulgence aux yeux des sans-culottes provoque des manifestations de rue contre lui et ses proches. La rupture est consommée.

Une partie de l’opinion rejette donc l’ordre établi et revendique l’illégalité au nom d’une légitimité supérieure, achevant de transformer en mot d’ordre politique ce qui se limitait jusque-là à des revendications communautaires. Le pouvoir de l’État est contesté dans son principe même. Une partie des Jacobins et les Cordeliers, tels qu’ils viennent de se reconstituer en porte-parole des sans-culottes, soutiennent ces positions, tandis que pour les Girondins le problème est de saisir le pouvoir de l’Assemblée contre les adversaires de droite et contre l’exécutif. L’affrontement est inévitable et préparé. Le roi est entouré de plus de quatre mille hommes, Suisses, gardes nationaux plus ou moins sûrs et contre-révolutionnaires venus tout spécialement. D’autres ont été envoyés vers la Normandie pour protéger une hypothétique fuite du roi. À Paris, le commandant de la garde nationale, Mandat, a pris des dispositions pour résister. Des renforts disposés dans d’autres endroits de la capitale doublent sans doute l’effectif des hommes attachés au souverain. En face, sept mille fédérés, des bataillons de gardes nationaux et les volontaires qui arrivent progressivement, sans doute près de vingt mille au pire de la bataille, surclassent en nombre les défenseurs du roi, même si la qualité de ces troupes et de leur armement est douteuse.

Dans la soirée du 9 août, sur l’initiative de la section des Quinze-Vingts, trente sections délèguent des commissaires à la Commune pour former une Commune insurrectionnelle, dotée des pleins pouvoirs, au nom « du salut public ». Les membres de la Commune « constitutionnelle » sont ainsi doublés par les meneurs distingués dans les années précédentes, Robert, Hébert, ou Rossignol. Le tocsin est sonné par les sections les unes après les autres, rameutant les insurgés, mais aussi les partisans du roi, autour des points de ralliement. L’Assemblée se retrouve en séance après une interruption, mais les députés demeurent hors de l’affrontement. Pétion et Roederer circulent entre les camps pendant une partie de la nuit, avant que le premier soit consigné sans opposition à la mairie, et que le second serve d’intermédiaire. La Commune insurrectionnelle a pris le pouvoir, elle va le garder six mois.

Cette situation tendue bascule dans l’insurrection par une série de coups de force. Mandat, convoqué à l’Hôtel de Ville, se retrouve devant la Commune qui le met en difficulté, le destitue et le remplace par Santerre. Au sortir de la salle, alors qu’il doit être conduit à la prison de l’Abbaye, il est lynché, décapité et dépecé. Une fausse patrouille de gardes nationaux est arrêtée et ses membres immédiatement exécutés. La jonction des forces insurgées se réalise au petit matin devant les Tuileries où l’indécision règne depuis la mort de Mandat. Si la majorité des Suisses est décidée à se battre, une proportion importante des gardes nationaux conspue le roi ; des fraternisations ont même lieu. Roederer convainc alors le roi et la reine de trouver refuge auprès de l’Assemblée qui se déclare légalement constituée pour cela, alors que rien n’est décidé. Les députés, Roederer et Louis XVI temporisent-ils en attendant cyniquement que le rapport des forces soit modifié, alors que l’entrée des troupes étrangères en France semble irrésistible ? Dans quelques jours ou quelques semaines, l’émeute qui commence en cette journée du 10 août risque bien de n’avoir aucune conséquence. Il suffit de faire le gros dos.

Le roi et sa famille sont placés à l’Assemblée dans la loge du logographe située derrière le fauteuil du président. Mais au château des Tuileries, tout bascule avec l’arrivée de sans-culottes disposant d’armes prises chez les armuriers. Ont-ils été accueillis par un feu de file tiré par les Suisses, ou plus probablement les Parisiens ont-ils tiré les premiers, une partie des Suisses hésitant à fraterniser ? Ce qui est assuré est que les Suisses reprennent le contrôle des cours du château, au point qu’une rumeur les dit victorieux. Les fédérés interviennent à leur tour, mettant en œuvre l’artillerie. Le roi envoie alors un billet à ses partisans ordonnant le dépôt des armes, mais l’heure n’est plus au statu quo. Le château est investi, pillé, et les partisans du roi ainsi que les domestiques sont mis à mort, dépecés, brûlés, et les survivants pourchassés dans tout Paris. Les récits sur la journée ont insisté sur la férocité et donné des détails saisissants sur les mutilations, voire les actes de cannibalisme, passés à la légende. Le déchaînement d’une violence brutale, dépourvue de toute intention politique ou de justice, est attesté. Entre trois cent vingt-quatre et trois cent quatre-vingt-dix morts – chiffre sans doute sous-évalué – sont dénombrés parmi les vainqueurs, qui ne revendiquèrent aucun titre à la différence des vainqueurs du 14 Juillet. Dans le camp adverse, vraisemblablement plus d’un millier de personnes sont tuées, dont peut-être quatre cent soixante-quinze Suisses. Il convient de noter que trois cent cinquante Suisses désertent et passent dans l’armée insurgée. Certains bilans font état de cinq mille à six mille morts, tous camps confondus.

S’agit-il du passage d’un paroxysme de la violence vers une violence contrôlée, annonçant la Terreur ? Rien n’est moins sûr. Le 10 août, décrit avec une certaine retenue dans les mémoires et les récits, mais présenté avec beaucoup de crudité par les graveurs et peintres contre-révolutionnaires, qui font connaître à toute l’Europe la brutalité de la Révolution française, consacre la fin d’une politique conduite par les monarchiens et les constitutionnels. Hommes de 1789, ils sont dépassés et combattus par les émigrés et par les contre-révolutionnaires d’un côté, par les Jacobins radicaux et par les sans-culottes de l’autre. La politique du pire menée par les amis du contre-révolutionnaire d’Antraigues et par les sans-culottes, contre leurs ennemis communs, s’est manifestement agrémentée de collusions au moment du 10 août, comme plus tard. Les hommes « de gouvernement » n’ont pas su résister et canaliser les revendications et les attentes des plus radicaux. La présence notable des sans-culottes intégrés dans les opérations armées a généralisé le langage et les pratiques terroristes usuelles. Mais ce sont bien des élus et des élites politiques qui ont encadré la violence. Les élus n’avaient jusque-là que peu cédé aux exigences de vengeance, comme en témoignent deux exemples. Le 31 juillet 1792, l’Assemblée avait rejeté la demande du député Lasource réclamant la peine de mort pour les commis et les ministres. À la même date, les élus de Villers-Cotterêts dénonçaient les violences populaires.

Le 10 août est un renversement fondamental. La même violence est exercée frontalement dans l’Ouest, autour d’une petite insurrection entre Bretagne et Maine conduite par les futurs « chouans », surtout à côté de Bressuire où un soulèvement paysan est réprimé férocement, le 24, par les troupes venues de toute la région. Les paysans sont tués et leurs oreilles découpées pour terroriser les populations. Cependant, pas plus que juillet 1791 le 10 août n’est un « prélude » à la Terreur : la journée est d’abord l’un des épisodes de la guerre menée contre les ennemis de la Révolution ; elle témoigne aussi de la violence ordinaire que les élites politiques ne peuvent ni encadrer ni réglementer. Malgré les déclarations de sans-culottes, ces massacres ne peuvent être considérés comme le résultat malheureux mais inévitable d’une vengeance juste, ou comme la seule réponse à la trahison. L’écriture de l’histoire, par essence critique de toute hagiographie, ne peut ni prendre pour argent comptant les déclarations justificatrices ni réinventer une téléologie abolissant les repères moraux pour accepter des atrocités. Le 10 août a commencé comme un affrontement indécis, mais calculé, entre des forces rivales, il débouche sur une rupture complète avec ce qui existait et laisse la violence libre de s’exprimer.

La Révolution à tâtons

Dès le lendemain, les frontières entre légalité et illégalité sont brouillées. La victoire de l’insurrection légitime les réclamations inabouties. Tous les droits seigneuriaux portant sur les terres sont abolis. Les distinctions entre les citoyens disparaissent pour l’organisation des futures élections. Les sanctions prises à l’encontre des prêtres réfractaires sont immédiatement applicables. Assimilés à des contre-révolutionnaires, ils peuvent être internés ou exilés – ce qui sera le cas de trente mille d’entre eux. Dès les 14 et 15 août, des décrets imposent que tous les citoyens recevant un traitement ou une pension de l’État – dont les membres du clergé – prêtent le serment de Liberté-Égalité. Les citoyens doivent jurer de défendre la Liberté et l’Égalité ou mourir à leur poste, et les certificats de civisme sont délivrés par la Commune insurrectionnelle. Celle-ci est venue officiellement investir l’Assemblée de la confiance du peuple, tout en se mettant sous son autorité et en lui demandant de procéder aux mesures extraordinaires nécessitées par les circonstances. « Hors de [la loi], point de salut ! » Entre les deux institutions, la lutte est engagée. Dans l’immédiat, l’Assemblée entérine en reconnaissant l’existence de la Commune, où siègent nombre de personnages importants, comme Robespierre, Pétion ou Danton, ou qui vont l’être, comme Tallien et Chaumette.

Plus clairement qu’en 1789, la France se trouve alors dans une situation révolutionnaire. Depuis la province, les administrateurs réagissent avec lenteur et prudence, avalisant cependant la journée qui lie ainsi le salut de la nation à celui de la Révolution. Ils sont aussi confortés dans leur certitude de représenter la souveraineté populaire au moment où l’Assemblée en place n’est plus légitime et où les forces victorieuses ne sont pas identifiables. Peuple, patrie, république se fixent alors dans le langage de ces hommes qui utilisent ces notions pour orienter leurs actions. Leur culture ancrée dans l’histoire antique explique ce « moment républicain » des élites qui nouent la liberté à la fraternité, craignent la division – éventuellement incarnée par les sans-culottes – et redoutent par-dessus tout la décadence du régime, à l’imitation de celle qui avait frappé la république romaine.

Le pouvoir a été pris par des groupes militants – en violation ouverte de la Constitution existante – continuant des pratiques exercées par les sociétés populaires, voire par certaines administrations, depuis les dernières semaines de juillet 1792. La crise de confiance envers les administrateurs devant les événements militaires et la volonté d’imposer un nouveau projet politique ont conduit des militants à se poser en concurrents des assemblées existantes, à siéger en permanence et à censurer des lois. Le 10 août apparaît ainsi comme l’aboutissement logique de la remise en cause profonde de la vie politique française. S’agit-il pour autant de la saisie par les « masses populaires » du « pouvoir constituant » ? Cette prise de pouvoir semble en effet se réaliser mieux en 1792 qu’en 1789, quand l’établissement de la Constitution avait été ambigu. En 1792, seuls les « révolutionnaires » s’expriment pour créer un nouveau régime. Cependant, les « masses » sont d’abord divisées entre groupes plus ou moins impliqués dans le jeu politique, les sans-culottes des sections demeurant d’abord attachés à leur propre autonomie au point de refuser des mots d’ordre venus d’instances plus élevées. Seuls des noyaux d’individus engagés dans des itinéraires proprement politiques sont à même d’intervenir dans la conduite de l’État en concurrence avec les élites jacobines qui peuplent les assemblées et les institutions officielles et qui accaparent de fait les postes de la députation. Malgré leur puissance, les « masses » sont donc toujours maintenues en sujétion, ce qu’illustre le délai pris par les Conventionnels ensuite pour donner une nouvelle Constitution à la France. L’insurrection n’a pas été prévalente, bien au contraire, car si le droit à l’insurrection est inscrit plus tard dans la Constitution, ce sera pour en éviter le retour. La révolution de 1792 a été le fruit des circonstances et demeure une aventure que surveillent et encadrent avec habileté et efficacité les Jacobins, membres confirmés des institutions reconnues comme révolutionnaires depuis 1789.

Dans l’immédiat, la puissance de la Commune insurrectionnelle reste considérable. Elle met en place un Comité de surveillance, remplace les commissaires de police et les juges de paix, au risque de se trouver en concurrence avec les sections jalouses de leurs prérogatives. Institution hésitant entre démocratie directe et démocratie représentative, elle incarne les dérives possibles vers le « fédéralisme » repérable depuis 1789 chez tous les activistes. Contrôlée pour partie par les Montagnards, elle est aussi une machine de guerre contre les Girondins. L’Assemblée, réduite à sa gauche, crée un comité exécutif provisoire, avec des ministres girondins, coiffant tous les organismes de pouvoir incarnant la nation, comme elle l’avait fait après Varennes. D’innombrables difficultés de relations naissent entre ces institutions, puisque l’Assemblée continue d’envoyer des émissaires dans le pays, provoquant des rivalités avec les fonctionnaires dépendant des ministères. Reste enfin l’indépendance de Danton, devenu ministre de la Justice. Là encore, la complexité s’impose. Il est l’homme fort du moment, mais il a protégé des Suisses de la mort et, sans doute en souvenir de la protection qu’il avait reçue en juillet 1791, il sauve la vie de Duport qui a été arrêté mais qui, sur son ordre, n’est pas ramené à Paris.

La légitimité de l’Assemblée est cependant confirmée, involontairement, par l’échec du coup d’État de La Fayette. Celui-ci imagine de convoquer un congrès des départements pour rétablir la légalité, puis, une fois investi par le peuple français, de marcher sur Paris à la tête des armées. Cherchant l’appui des Feuillants et des autres généraux, il obtient le soutien de Sedan et du maire de Strasbourg, Dietrich, et entre dans l’illégalité en faisant arrêter les commissaires que l’Assemblée délègue auprès de lui. Il ne réussit pas plus avant. Le 19 août, avec une partie de son entourage, il passe à l’ennemi, qui, le considérant comme révolutionnaire, l’emprisonne dans une citadelle. Reste le roi. Sous la pression de la Commune, celui-ci est enfermé au Temple, austère et sinistre, alors que l’Assemblée souhaitait le Luxembourg. Il bénéficie encore d’un traitement particulier, disposant d’une bibliothèque et d’une table garnie. Les conditions seront plus dures par la suite. L’avenir du régime est laissé en suspens, dans l’attente d’une nouvelle Constitution, à charge de la prochaine assemblée, la Convention. Ces précautions sont fort éloignées de la vague antimonarchiste, sans doute aidée par la Commune, qui déferle dans le pays, entraînant des procédures sommaires à l’encontre des royalistes et notamment des journalistes. La presse contre-révolutionnaire disparaît mais une partie de l’opinion hésite à prendre parti devant l’illégitimité affirmée de cette journée.

L’hésitation se traduit en tractations. Dès le 11 août, la Commune demande un tribunal d’exception pour juger les « crimes » du 10 août. Invoquant le « devoir sacré » de l’insurrection et la menace de libérer « la vengeance du peuple », elle contraint l’Assemblée à créer, le 17, un tribunal spécial chargé de juger les royalistes. Robespierre est élu à la présidence. Mais, estimant que la « justice du peuple doit porter un caractère digne de lui […] imposante autant que prompte et terrible », il en démissionne immédiatement, arguant de sa responsabilité à la Commune et ne voulant pas être juge et partie, puisque les suspects ont été autant les ennemis de la patrie que les siens propres. Le roi n’est pas concerné par ce tribunal, qui acquitte d’ailleurs quinze des trente-deux personnes poursuivies, les autres étant guillotinées. Le commandant des Suisses, d’Affry, malade ce jour-là, est acquitté et renvoyé chez lui. Le décalage entre le paroxysme de violence et la modération relative d’une justice extraordinaire est considérable. Les prisons détenant toujours des personnes suspectes aux yeux des membres de la Commune et des sections, ceux-ci établissent des listes de proscriptions qui seront, de facto, utilisées en septembre lors des massacres. La dénonciation, fréquente dès 1789-1790, prend ainsi une tournure plus dramatique quand Sylvain Maréchal publie une Liste civile et les têtes à prix des personnes soldées par cette liste… ainsi que ceux qui ont échappé à la violence du peuple… chaque nom d’émigré étant assorti de la prime correspondante. La presse se déchaîne pour réclamer des têtes et des châtiments, faisant de Marat un modéré. Un ton s’est imposé, qui rejoint les propos souvent tenus dans les quartiers ou les villages entre voisins et ennemis. On promet de marcher dans le sang, de faire des « haricots » du foie de l’adversaire, révolutionnaires et contre-révolutionnaires ordinaires communiant dans les mêmes injonctions. L’état d’esprit gagne par exemple le Jura, où les administrateurs opèrent un « glissement vers l’illégalité ». Ils acquiescent à l’avance à tous les actes nécessaires au salut de la patrie et sont soutenus par des volontaires prêts au sacrifice. La violence a touché tous les discours.

Septembre, foules et porte-parole

Dans Paris clos par la police qui a fermé les barrières, la Commune organise des visites domiciliaires, saisit les armes et envoie les suspects, nobles ou réfractaires, en prison, sur fond de guérilla entre Commune et Assemblée. Le 10 août a en effet remis les Girondins au pouvoir. Roland, redevenu ministre de l’Intérieur, a obtenu la création d’un Bureau de l’esprit public doté d’un budget de 100 000 livres. Il subventionne des journalistes comme Bonnemain et envoie des émissaires dans tout le pays. Ceux-ci doivent défendre la libre circulation des grains et dénoncer les « brigands » parmi lesquels figurent la Commune de Paris, Robespierre et Marat au même titre que les contre-révolutionnaires. Or, sur place, ces hommes sont confrontés à des auditeurs qui attendent la condamnation rapide des royalistes et la radicalisation de la Révolution. Car, dans le même temps, la Convention envoie des commissaires aux armées pour assurer à la fois son pouvoir et pour organiser les opérations militaires. Le décalage est flagrant entre les calculs politiques et les craintes de voir la France envahie par les troupes ennemies. La menace militaire va primer sur toute autre considération. L’Assemblée, contrôlée par les Girondins, décide de supprimer la Commune, tout en déclarant qu’elle a bien mérité de la patrie. Elle est coupable d’avoir révoqué la commission des subsistances de Paris et d’avoir arrêté un journaliste girondin. La Commune réagit en réinstallant Pétion à sa présidence, en réintégrant les membres de la commission des subsistances et en s’élargissant à des personnalités comme Marat.

Le bras de fer qui est engagé va être perdu à nouveau par les hommes d’État qui sont confrontés à l’urgence militaire et à la nécessité de la rigueur. Le 2 septembre, Paris apprend la prise de Verdun par les ennemis, à quoi la Commune répond par une mobilisation générale au son du tocsin : elle retrouve sa légitimité, l’Assemblée législative abandonnant sa décision de la dissoudre. Au Conseil exécutif, Danton, homme fort du moment, prône « de l’audace ! toujours de l’audace ! ». Dans l’après-midi, des prêtres réfractaires sont tués dans la rue, lors d’un transfert, puis dans l’enceinte du couvent des Carmes, où plus d’une centaine ont été enfermés. Se mettent en place, autour de citoyens connus, commissaires, porte-parole respectés, des tribunaux improvisés qui font comparaître brièvement les prisonniers, avant de les acquitter dans une émotion partagée, ou de les envoyer devant des groupes armés, qui les mettent aussitôt à mort. Dans les quatre journées qui suivent, des tueries se produisent dans les principales prisons de Paris, commises par deux cents personnes tout au plus, en suivant un rituel judiciaire dans la plupart des cas. L’un de ces tribunaux est tenu par Maillard, héros de la Bastille, porte-parole lors des journées d’octobre. Les membres de l’Assemblée qui viennent pour empêcher ou limiter les massacres sont obligés de rebrousser chemin. Ceux de la Commune ou des sections sont mieux tolérés, adoptant des positions ambiguës et parfois justificatrices. Pour des raisons complexes, un certain nombre de prisonniers échappent à la mort, comme les abbés Sicard et Saurin, sauvés par des proches, ou le journaliste Journiac de Saint-Méard, dont la renonciation à ses idées a la chance d’être crue. Plus de mille trois cents personnes meurent pendant ces journées, dont des familiers de la famille royale comme la princesse de Lamballe. Les prêtres réfractaires et les royalistes ont été les deux catégories les plus touchées, mais des droits communs ont péri aussi, ainsi qu’une trentaine de femmes emprisonnées à la Salpêtrière et des jeunes gens placés « en correction » à Bicêtre.

La connaissance exacte des faits demeure difficile. Une partie des archives a disparu pendant l’incendie de l’Hôtel de Ville de Paris en 1871, les témoignages sont évidemment empreints de partis pris et d’émotions, les relations historiographiques dépendent le plus souvent de positions idéologiques. Le nombre des victimes a été parfois estimé entre dix mille et quinze mille personnes. Les atrocités suscitent des fantasmes et des légendes. La profanation et la mutilation de la princesse de Lamballe en sont un bon exemple. Sauf la mise en place de la tête au bout d’une pique, les détails atroces et scabreux, jusqu’au dépôt de la main droite de la princesse devant Robespierre, échappent à toute vérification historique. L’essentiel est peut-être, précisément, que l’imaginaire s’en empare, attestant que la terreur saisit les consciences. Les femmes sont, logiquement dans ces circonstances, des proies particulièrement prisées. Le supplice de la « belle bouquetière », punie pour avoir châtré son amant, garde national, les viols à la Salpêtrière et le dévouement de Mlle de Sombreuil buvant un verre de sang pour sauver la vie de son père sont des « événements » qui entrent dans le légendaire national.

Dans ces journées de 1792, l’horreur est un sentiment généralisé que partagent tueurs, administrateurs, spectateurs, simples contemporains échangeant des lettres ou rédigeant leurs mémoires. La nécessité de telles pratiques est acceptée par la plupart des partisans de la Révolution, considérant que cette réaction est inévitable dans un pareil moment. Cependant, après les deux premières journées, la poursuite des tueries, accompagnée par la circulation dans la ville de charrettes emplies de cadavres mutilés et le plus souvent dénudés, rappelle à la réalité. Les massacreurs et les « juges » qui les encadrent cessent d’être soutenus par les membres de la Commune qui prennent leurs distances, tandis que les premières critiques émanant des Girondins Brissot et Condorcet sont rendues publiques. Les Girondins ont à l’évidence laissé faire les premières journées et interviennent lorsqu’ils redoutent la généralisation des tueries. Le 7 septembre, les massacres sont arrêtés. La violence n’aura été le fait que d’une poignée d’individus, si bien que la majorité des Parisiens, plus de sept cent mille personnes faut-il le rappeler, a pu vivre à côté des massacres, les supporter un jour ou deux, pour les réprouver après, enfin légitimer les révolutionnaires capables de « rétablir l’ordre ». Comment comprendre autrement que des listes de victimes soient publiées rapidement, objectivant l’événement ? Face à cela, la plupart des acteurs de la classe politique cherchent à jeter un voile sur ces agissements qui ne sont avalisés qu’en novembre lorsque Robespierre les justifie dans la formule célèbre : « Vouliez-vous la révolution sans la révolution ? » Rien n’est réglé pourtant : des tueurs seront encore poursuivis en l’an III, lorsque l’équilibre politique aura été renversé à nouveau.

Massacre et histoire

L’interprétation demeure étroitement liée à des positions idéologiques et philosophiques. Il semble nécessaire de ne pas entrer dans des arguments invoquant le sacré ou la justice pour examiner la nature des actes commis, vus et discutés. L’existence d’actes de barbarie, corps déshumanisés, déchiquetés et violés, est irréfutable. Ces pratiques se retrouvent dans d’autres massacres commis au même moment en province, parfois accompagnés de musique, tandis que les morceaux humains sont traînés dans les rues par des enfants ou exhibés par des tueurs. Toutes les tueries collectives, dont celles commises pendant les guerres de Religion, ont été marquées par de tels agissements. Le souvenir de la Saint-Barthélemy hante les Français des années 1790 et le désir de vengeance traverse le pays. Des scènes analogues se verront dans l’Espagne des années 1808-1809, lors des résistances à l’invasion napoléonienne. Elles ont été retrouvées et relevées dans les massacres de masse commis au XXe siècle, dans l’Europe soumise aux exactions nazies ou soviétiques, en ex-Yougoslavie ou au Rwanda. La tripartition exécuteurs-victimes-témoins, théorisée à ces occasions, rend compte de ce qui s’est produit à Paris en septembre 1792. Il s’agit bien de massacres de masse, mais leur originalité tient à ce qu’ils copient un cadre « légal » et revendiquent des mots d’ordre politique.

Leur spécificité apparaît d’autant plus en comparaison avec les autres massacres qui se produisent ailleurs en même temps. Faut-il en compter soixante-cinq avec P. Caron, ou deux cent quarante-quatre avec F. Bluche ? La question reste ouverte. La localisation de ces massacres, dans le Bassin parisien d’une part, dans la vallée du Rhône d’autre part, renvoie aux mécanismes déjà repérés. Dans le Bassin parisien ou en Normandie, les vengeances collectives s’exercent sur des individus incarnant des groupes détestés, les tueurs profitant d’une faiblesse – ou d’une démission calculée – des autorités. En Bretagne, à Lorient, un négociant accusé depuis plus d’un an d’être contre-révolutionnaire est assassiné. Le meurtre, compris comme le fait de contre-révolutionnaires par la société locale des amis de la Constitution, devient aux yeux de l’Assemblée la revanche prise par la « canaille » sur l’« aristocratie d’argent » ; elle amnistie les auteurs. Dans le Sud-Est, les rivalités locales s’emparent de la politique, jusqu’à travestir les identités politiques. L’exemple est donné le 11 septembre, quand des « patriotes » d’Arles sont proprement fusillés – onze en meurent – par d’autres patriotes, modérés, qui accusent opportunément les premiers d’être des contre-révolutionnaires. La confusion est telle que le Marseillais Isoard est dépassé par ses contradicteurs. Ceux-ci renversent si bien sa dialectique que lui-même, pourtant proche des sans-culottes, fuit pour éviter d’être mis à mal comme royaliste. À Toulon, à Nice, des volontaires tuent et dépècent des prêtres ou des paysans. Tout cela participe de la catégorie « classique » d’actes meurtriers que l’on peut qualifier d’« effervescence meurtrière » ou de violence « agonale ». Il s’agit de formes ritualisées d’affrontements, inscrits dans une sociabilité traditionnelle, auxquels participeront aussi les massacres commis par les contre-révolutionnaires un peu plus tard. Ils résultent d’un amalgame de rumeurs, peurs, vengeances, massacres « ancillaires » commis contre les nobles ou les clercs et de luttes politiques faisant appel à la « justice populaire ». Le contexte politique est davantage une occasion saisie par une partie de la population pour se débarrasser d’une autre ou de boucs émissaires, qu’une des raisons déterminantes de la haine. Les mises à mort se produisent dans des explosions émotionnelles, les « coupables » étant démembrés, ce qui choque les classes moyennes, déjà dégoûtées des supplices de l’Ancien Régime.

À Paris, la mise en place d’une procédure à prétention juridique transforme un rituel punitif en exécution publique. L’historiographie « classique », illustrée par P. Caron, minimise ce mélange, insistant sur la conjoncture qui justifie les excès, somme toute limités. Tout aussi « classiquement », S. Wahnich estime qu’il s’agit de la résolution par le « peuple » de l’insuffisance de la justice des « politiques ». Les historiens « critiques », au contraire, comme F. Bluche, y voient l’échec de la Révolution qui a créé un cadre « totalitaire » permettant les pires débordements. Posons en premier lieu que la haine et la justice étant simplement incompatibles, le mélange affects/droit n’a aucune pertinence et n’est qu’un artifice instrumentalisé dans les rivalités politiques.

Les Girondins qui, en mars 1792, avaient justifié au nom des droits naturels le massacre de la Glacière se retrouvent pris à leur propre piège. Ils font alors marche arrière. En « dénaturalisant » les massacres de Septembre, ils essaient de se situer sur le terrain du politique pour contester la légitimité des porte-parole dont l’intervention menace leur représentation politique. En 1793-1794, les Montagnards, confrontés aux mêmes difficultés, s’en tireront par la destruction de leurs rivaux. En attendant, avec les sans-culottes, alliés temporaires, ils peuvent, une fois un recul pris avec l’horreur immédiate, récupérer le profit politique des massacres sans les massacreurs. Comme pendant le 10 août, les hommes d’ordre, membres des sections sans-culottes ou modérés comme Alexandre, ont fait le gros dos pour laisser passer l’orage et se ranger du côté du plus fort, avant de relancer la machine contre les ennemis contre-révolutionnaires. Cependant, l’horreur du massacre est telle que même un homme aussi engagé que Théophile Mandar publie un ouvrage, en janvier 1793, pour prendre ses distances avec ses amis politiques et regretter de n’avoir pas pu empêcher de tels débordements.

La mort des prêtres aux Carmes oblige aussi à poser des questions plus directement politiques. En août, les perquisitions du Comité de surveillance avaient jeté beaucoup de suspects dans les prisons. Or, dans les premiers jours de septembre, une partie d’entre eux est sortie sur intervention des membres de la Commune, dont Marat, qui appelle pourtant au meurtre. Manifestement des prisonniers sont élargis non pas sur leurs opinions, mais en fonction de leurs relations avec des membres du Comité de surveillance. L’internonce Salamon, réfractaire obstiné, échappe ainsi à la mort sur intervention de Sergent, proche de Marat. Le témoignage de l’abbé Saurin, acquitté grâce à des compatriotes, insiste sur la dimension purement politique du massacre des prêtres. La question du serment prêté ou refusé compterait moins que la volonté d’éliminer des concurrents constitutionnels ou monarchiens. Les massacres s’inscriraient alors dans la poursuite de la lutte menée conjointement par les royalistes de D’Antraigues et les proches de Pétion pour contrer tout compromis. L’hypothèse n’est pas une conjecture. Les agents royalistes, correspondants de D’Antraigues, Le Maître et Des Pommelles, ont été logiquement perquisitionnés et conduits à la mairie dans la nuit du 29 au 30 août. Ils en ressortent libres, sur intervention de Pétion, changent de domicile et ne sont pas compris dans les massacres. L’historiographie préférera insister, toutes tendances confondues, sur l’opposition supposée établie entre Révolution et religion, si bien que les massacres de Septembre scelleront, paradoxalement, l’unité entre la royauté, la religion et la noblesse qui n’avait eu aucune réalité jusque-là.

Il faut insister enfin sur l’absence de réactions, les 2 et 3 septembre, de la part des membres de l’Assemblée, du Conseil exécutif, de la Commune et des sections, ainsi que sur leurs lenteurs à intervenir les jours suivants, alors que les massacres ne se poursuivent que dans la prison de la Force et que les opposants ont été anéantis. La poursuite des tueries n’est plus acceptable. Les massacreurs, révolutionnaires « ordinaires », pour paraphraser la formule de C. Browning appliquée aux gendarmes allemands du 101e bataillon, ne sont plus nécessaires et peuvent être renvoyés à leur anonymat. Ce sera plus tard le lot des « Marats », citoyens quelconques, responsables des noyades à Nantes en 1793.

Il n’est pas nécessaire d’invoquer « une banalité du mal » qui aurait été libérée par la Révolution, comme elle le fut par le nazisme, attestant de la dangerosité de l’une comme de l’autre. Les massacres n’ont été qu’une « violence pragmatiquement tolérée » (H. Burstin) pour la laisser s’écouler et pouvoir l’exploiter politiquement. Dit autrement, il faut admettre pour de bon que la Révolution n’a jamais été un bloc, mais bien la résultante de chocs administrés par des groupes, certes animés par des courants globaux, mais s’affrontant entre eux. Ainsi, d’un côté, des commissaires parisiens envoyés du pouvoir exécutif provisoire dans les départements s’emploient à propager les nouveaux principes en dénonçant les administrateurs en place devant les assemblées générales, estimant qu’ils n’ont plus la confiance du peuple. Soutenus par les sociétés populaires du Jura, par exemple, qui se sont posées depuis juillet en censeur des administrations, ils peuvent suspendre des fonctionnaires, attestant ainsi que la Constitution est remise en cause en profondeur et que le pouvoir constituant est bien à l’œuvre dans les mains des autorités sans-culottes. Face à ces entreprises, les députés de l’Assemblée législative et les administrateurs des départements récusent la « convulsion désorganisatrice » et maintiennent l’organisation en place, tandis que des envoyés de l’Assemblée s’occupent de contrôler l’armée et les réquisitions. Exemple ponctuel de la même préoccupation, le 12 septembre, les magistrats de Compiègne imposent le respect des lois à des soldats prêts à exercer des violences. Surtout, le 19 septembre, les députés dénoncent, dans une adresse aux Français, les « hommes perfides et agitateurs » qui provoquent des vengeances « populaires » contre les représentants du peuple. Ceux-ci « appartiennent au peuple tout entier » et doivent pouvoir exprimer librement leur opinion. L’opposition entre démocratie représentative et démocratie directe est clairement posée.

Valmy et la victoire de l’Assemblée

Dans la lutte engagée entre Commune et Assemblée pour représenter le « peuple », la guerre qui a avantagé le premier des deux protagonistes va finalement donner le succès au second. Le 2 septembre, alors que les Prussiens assiègent la ville, le colonel Beaurepaire, commandant de la garnison de Verdun, est retrouvé, dans son bureau, le crâne défoncé par un coup de pistolet. Le lendemain, les Prussiens reçoivent la reddition de la ville, accueillis par une délégation de jeunes filles portant des fleurs envoyées par des femmes de l’aristocratie. Une légende noire naît, considérant la ville de Verdun comme traître à la nation et trente-trois personnes, dont les « vierges de Verdun », seront jugées et exécutées en mai 1794. La légende dorée fait en revanche de Beaurepaire un héros, négligeant de savoir s’il s’est, ou non, suicidé. Connue manifestement dès le 4, sa mort n’est annoncée que le 6 septembre, l’Assemblée assurant que Beaurepaire s’est donné la mort en plein conseil de guerre. Le 8, son nom est donné à la rue de la Sorbonne sur décision de la Commune ; le 12, l’Assemblée le fait entrer au Panthéon sur la proposition du député Delaunay, angevin comme Beaurepaire, hostile à la Commune et dénonciateur des massacres.

L’opération sert par contrecoup à assurer la loyauté des Girondins angevins mal à l’aise devant la montée des oppositions contre-révolutionnnaires, ainsi qu’à restaurer la gloire des volontaires du Maine-et-Loire ternie par la capitulation de Verdun. L’Assemblée, défendant ainsi des volontaires provinciaux, réhabilite le « peuple » en armes luttant contre les ennemis aux frontières. Finalement, dans les mois qui suivent, la dépouille de Beaurepaire n’entre pas au Panthéon, mais son souvenir est fêté en 1793, confondu avec les martyrs de la Liberté jusqu’en janvier 1794. À cette date, alors que son nom est donné à une section, les sans-culottes le renient, adoptent le nom de Châlier, authentique martyr sans-culotte, athée de surcroît, qui est invoqué contre les déclarations de Robespierre condamnant l’athéisme !

Ce qui pourrait passer pour une anecdote témoigne de la réalité des luttes politiques et symboliques qui se déroulent autour de la place du peuple armé. L’Assemblée a marqué des points, elle gagne la bataille contre la Commune avec la victoire inattendue de Dumouriez à Valmy. Depuis la fuite de La Fayette, Dumouriez est devenu l’homme fort de l’armée. Engagé dans une offensive inefficace contre la Belgique, il est amené à se replier vers Verdun et l’Argonne, par où les Prussiens menacent Paris. Sans tenir compte des ordres du ministère de la Guerre, il fait converger, depuis Metz, l’armée de Kellermann. Après une suite de manœuvres rapides, les troupes françaises, qui rassemblent cinquante-sept mille hommes, se retrouvent face à l’armée prussienne, qui en aligne vingt mille commandés par le duc de Brunswick. La guerre se mène encore selon les règles consacrées, les généraux cherchant à occuper des positions stratégiques plutôt qu’à se livrer à des chocs frontaux. Les manœuvres jouant leur rôle de dissuasion, les combats n’ont lieu qu’en dernier recours, sans impliquer la totalité des forces en présence. Les réserves et les corps en observation n’interviennent que lorsque les chances d’une opération sont garanties, pour éviter des pertes et conserver une puissance pour la suite.

À Valmy, les adversaires sont à fronts renversés. Brunswick, déjà sur la route de Paris, a dû faire marche arrière. Les Français n’ayant pas tenu dans les rares batailles qui ont eu lieu, la menace française est faible, mais l’importance du combat n’échappe à personne. Il s’agit là de l’ultime verrou que les Prussiens doivent faire sauter avant de rétablir la monarchie française. Depuis Paris, l’effort de guerre est inouï. L’organisation demeure chaotique mais le ministre de la Guerre Servan, militaire réformateur, conseillé par Choderlos de Laclos et Lacuée, autres officiers réformateurs expérimentés, a incorporé la garde nationale dans l’armée, organisé un camp à Châlons et envoyé des munitions et des hommes à Dumouriez. La concurrence est forte avec la Commune qui a dépêché également des hommes chargés de réquisitionner chevaux et nourriture. Les autorités des départements et des districts disposent elles aussi de commissaires pour recruter des hommes et surveiller les approvisionnements, constituant autant d’unités quasi autonomes. Même quand elles sont peuplées de notables proches des Feuillants, toutes ces institutions se radicalisent, notamment lorsqu’elles doivent faire face au refus de telle ou telle commune !

Le 20 septembre, les troupes de Kellermann stationnées sur une colline près de Valmy soutiennent une canonnade pendant huit heures puis une offensive des Prussiens, sans se replier ni se débander. Les échanges de coups de feu font trois cents morts chez les Français, cent quatre-vingt-quatre chez les Prussiens ; ceux-ci, étonnés de la résistance inhabituelle de leurs ennemis, ne se lancent pas dans une attaque, estimée incertaine par Brunswick. Dans la nuit du 20 au 21, les mouvements des armées laissent la colline aux Prussiens qui n’en tirent aucun profit, alors que les troupes françaises ont été renforcées. Pendant plus d’une semaine, les soldats restent ainsi sur leurs positions, tandis que des négociations se mènent entre les chefs dans le droit fil des habitudes militaires de l’époque, ne tenant pas compte des émigrés. Ceux-ci campent à proximité et attendent pour quelques-uns la bataille décisive ! La politisation de la guerre n’est pas encore avérée. Le 30 septembre, Brunswick, jugeant qu’il lui est impossible d’attaquer, ordonne le repli et repasse la frontière. La Révolution est sauvée.

La médiocrité de l’affaire et le flou qui entoure les tractations ont suscité beaucoup de commentaires, critiques le plus souvent, contre une bataille qui n’aurait pas eu de réalité. Est-ce son appartenance à la franc-maçonnerie, partagée avec Dumouriez, la remise d’un diamant volé le 16 septembre précédent dans le Garde-Meuble royal à Paris, ou encore son caractère qui a joué dans la décision de Brunswick ? Faut-il invoquer des calculs politiques plus complexes ? L’état de l’armée prussienne, affaiblie notamment par la dysenterie – mais les Français n’étaient pas épargnés – a été déterminant, moins cependant que la détermination des Français. Valmy révèle ainsi que la propagande royaliste a eu tort de dire qu’une minorité terrorise la France attendant d’être sauvée par les souverains étrangers. L’engagement en faveur de la Révolution est confirmé, début octobre, par l’échec des Autrichiens devant Lille ; ils doivent lever le siège après avoir bombardé la ville sans ébranler la résistance des habitants.

Les nouvelles de Valmy, connues à Paris le 23, commencent à circuler à partir du 24, alors même que Brunswick et Dumouriez sont toujours en vis-à-vis. Entre le 29 septembre et le 1er octobre, Valmy devient une victoire célébrée par la Convention, la nouvelle assemblée. Le mythe se met en place, il convient cependant d’en apprécier l’efficacité et la signification politique pour éviter de le réduire à une simple opération de propagande politicienne récupérée ensuite par les républicains du XIXe siècle. Les troupes qui ont résisté étaient formées pour partie de volontaires enrôlés depuis quelques années. Les volontaires les plus récents sont restés spectateurs. Pourtant ce sont ces « savetiers » parisiens, comme les Prussiens les nommaient, qui sont promus vainqueurs pour affirmer le rôle de l’Assemblée et du ministère contre la Commune.

En outre, parmi toutes les coïncidences qui jalonnent l’histoire de la Révolution, celle qui se produit le 21 septembre est particulièrement riche d’interprétations. L’Assemblée législative a siégé jusqu’à son ultime terme, votant même le jour de sa dissolution la loi instaurant le divorce dans le pays. La Convention qui lui succède aussitôt est composée des députés élus pendant le mois précédent par des assemblées électorales réduites aux partisans de la Révolution nouvelle manière. Faute de temps, l’élargissement du droit de vote s’est réalisé selon les habitudes locales, sans appliquer forcément les principes énoncés, contrairement à tout ce qui sera rapporté ensuite, pour faire de ces élections la première expression du suffrage universel masculin. Les électeurs de 1791 ont été rejoints, inégalement selon les lieux, par des « non-électeurs ». Cependant entre sept cent mille et un million cent mille personnes ont participé au vote, chiffre en baisse par rapport aux années précédentes sans que l’on puisse parler cependant d’effondrement.

Nouvelle Assemblée constituante, la Convention représente le peuple souverain débarrassé de cet autre souverain qu’était le roi. L’Assemblée se débarrasse du roi de droit, le 22, faisant de la république la forme de l’État – trois cent quarante-neuf députés sont présents sur sept cent quatre-vingt-deux élus – par acclamation tandis qu’un décret ordonne que les actes soient dorénavant datés de l’an premier de la République. La concurrence politique est toujours là : en août 1792, les sections insurrectionnelles voulaient inaugurer l’an I de l’égalité. Dans cet esprit, les limites du pouvoir des représentants du peuple sont précisées. Les députés ne peuvent pas se doter d’un président qui rappellerait la monarchie et ils doivent accorder au peuple la possibilité d’intervenir dans les affaires de l’État ; mais ils doivent exiger, notamment des juges, des capacités juridiques pour éviter de mettre en place des « hommes funestes ».

L’abolition de la royauté, le 21, et la proclamation de la République, le 22, ont donc été déterminées par les attentes « naturelles » de leurs alliés sans-culottes, convaincus avant même que l’Assemblée ne légifère que ces décisions étaient déjà prises. Le sort de la Convention n’est pas réglé. L’Assemblée va-t-elle être la dépositaire transitoire de la souveraineté populaire, disparaissant lorsqu’elle aura établi son œuvre constitutionnelle, ou restera-t-elle la seule source de la décision politique ? Fille du 10 août, comment pourra-t-elle « purger » les administrations, alors qu’elle n’est pas favorable à la démocratie directe et que les élus n’appartiennent pas au monde des sans-culottes ? Révolutionnaires et « peuple » sont ainsi entraînés dans un nouveau cycle de tensions et de coups de force. Est-ce pour autant un régime ambigu ? Oui, dans une perspective apolitique qui estimerait qu’il n’est pas possible de gouverner impunément, comme le dira Saint-Just plus tard. Non, pour nombre de révolutionnaires qui sont convaincus que le succès de la Révolution passe par l’administration de la Révolution elle-même, oxymore promis à une longue destinée. Les enjeux de 1793 sont posés.

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