Pouvoir absolu
Autonomie
Sans doute convient-il de parler des « théories littéraires » plutôt que de la théorie littéraire : il y en a eu plus d’une, et beaucoup d’entre elles n’ont pas grand-chose en commun, du moins à première vue. Improbable coexistence, qui a pourtant été bien réelle, de Roland Barthes passé de Brecht et du Nouveau Roman au structuralisme puis à Lacan avant de se tourner vers des formes plus personnelles d’écriture, d’Algirdas Julien Greimas, fondateur d’une sémiotique dérivée de la linguistique structuraliste, qui continue d’avoir aujourd’hui ses adeptes et ses congrès, de Gérard Genette réinventant la poétique, de Julia Kristeva reconfigurant en termes politiques puis psychanalytiques une tout autre sémiotique, de Jean-Pierre Faye devenant avec l’aventure de Change le frère ennemi du groupe Tel Quel dont il a fait auparavant partie, ou encore de Paul de Man, à l’origine de la déconstruction à l’américaine, et de tant d’autres. Pourtant, au-delà des disputes et des rivalités, les solidarités et les complicités ont été elles aussi réelles, et beaucoup de ceux qui se sont passionnés pour la théorie ont considérablement circulé entre ces différentes démarches. Le charme de la théorie littéraire est incontestablement venu de ce qu’elle s’est conjuguée au pluriel, entre rivalité et émulation.
C’est ce pluriel qui, à son tour, impose les guillemets, pour autant qu’on associe au théorique une aura de scientificité, comme beaucoup l’ont fait. Des guillemets qui ont alors la valeur d’un soupçon : il y a eu trop de théories pour que celles-ci soient vraiment théoriques, ou scientifiques. Ou alors il faut convenir que les uns et les autres se sont fait une idée très différente de la science comme de la théorie. Entre ceux qui ont travaillé à une « science du texte » érigée en discipline universitaire susceptible d’en remplacer d’autres – l’histoire littéraire notamment – et ceux qui ont rêvé, avec Louis Althusser par exemple, d’une « pratique théorique » mise au service de la révolution, il n’est pas sûr qu’il y ait jamais eu de programmes communs, si ce n’est avec les malentendus habituels qui les caractérisent.
C’est pourquoi je fais ici l’hypothèse suivante. Si un « démon de la théorie » a existé, comme le suggère le titre du livre d’Antoine Compagnon1, et si ce démon a bénéficié, des années 1960 aux années 1980, d’un incontestable prestige, c’est parce que le terme de théorie a permis de recouvrir un ensemble de phénomènes non seulement hétérogènes, mais souvent aussi peu théoriques. L’enjeu du théorique a été moins théorique qu’idéologique ou politique, ou encore éthique. Peu importe exactement pour l’instant le terme exact dès lors qu’il permet de préciser qu’avec le théorique, c’est chaque fois la question d’un statut singulier de la littérature qui est centrale, et avec lui celle de son autonomie. C’est là, au-delà de leurs différences et de leurs contradictions, qu’il faut chercher un dénominateur commun aux théories littéraires.
Toutes partent de l’hypothèse qu’il existe une spécificité du discours littéraire dont le corollaire est la nécessité d’une approche elle aussi spécifique – théorique justement. La légitimité du théorique, toutes catégories confondues, tient dans la prononciation d’une sorte de décret, renouvelé sous les formes les plus diverses, qui veut que la littérature mène une existence à part et qu’elle requiert du même coup un traitement particulier, échappant à toute juridiction autre que la sienne propre. De l’affirmation de l’être à part de la littérature, le théoricien attend un effet d’interdiction ou d’exclusion : en particulier des historiens (de la littérature), des philosophes (engagés ou non), des psychanalystes (du moins lorsqu’ils ne s’enthousiasment pas pour le signifiant), des psychologues ou encore des sociologues, qui se retrouvent tous assez rapidement accusés de se mêler de ce qui ne les regarde pas. À tous il oppose un noli me tangere dont il sera le porte-parole à la fois empressé et intéressé.
Le théorique procède ainsi d’un séparatisme en même temps que d’un essentialisme, d’une sorte de fondamentalisme. Son objet central est moins la littérature que la littérarité, pour reprendre ici le terme presque inaugural et en tout cas programmatique de Roman Jakobson2 : quelque chose comme une essence de la littérature qui, dans une perspective théorique, sera souvent préférée à la diversité des œuvres elles-mêmes. Il arrivera donc à celles-ci d’avoir tort d’être ce qu’elles sont. Comme les histoires littéraires nationales, les théories ont leurs exclus et leurs enfers. Et tout théoricien se présentera plus ou moins comme le gardien de l’autonomie ou du temple, et même parfois comme le dernier. C’est le cas exemplaire de Maurice Blanchot, héritier de l’orphisme mallarméen, figure majeure de la mouvance théorique des années 1960 à 1980, dont l’aura doit beaucoup à cet essentialisme. L’Espace littéraire, sans doute son ouvrage le plus connu, est placé de part en part sous le signe d’une radicale séparation entre l’espace littéraire, associé à la mort de l’auteur ou du moins à sa « solitude essentielle », et le monde, la réalité, la société, etc.3 La littérature est à part, exceptionnelle, selon l’expression de Mallarmé4. Sacrée, au sens étymologique du terme, elle est du même coup une pratique sacrificielle, elle va « vers sa propre disparition ». Blanchot l’affirme dans Le Livre à venir5 et se retrouve ainsi dans cette position de dernier gardien de l’être-à-part de la littérature, de témoin d’une disparition destinée elle-même à ne jamais finir (après tout, personne n’est pressé). Sa centralité dans la configuration théorique qu’on se propose d’examiner ici est peut-être liée à cette capacité d’incarner le désir le plus profond du théoricien de la littérature, quelque chose comme le point de fuite de tout discours théorique : poser une fois pour toutes la littérature dans une différence absolue par rapport à tout, comme si sa force dépendait d’une pureté destinée à se perdre.
Une telle position – mais de nombreuses autres lui font écho – semble appartenir aujourd’hui à un autre monde. Il est en tout cas peu fréquent qu’on évoque encore la littérature dans ces termes, ce qui suggère que l’essentialisme littéraire des années 1960 à 1980 peut aussi se comprendre rétroactivement comme un article de foi ou une croyance. On y a cru, on n’y croit sans doute plus, ou en tout cas moins. Mais l’affaire n’est pas entendue pour autant. Il reste à expliquer pourquoi une telle position a connu il y a quelques décennies seulement un tel succès. Qu’en attendait-on ? Que promettait-elle ? Quelle en était l’opérativité ? Personne ne croit à quelque chose sans avoir intérêt à le faire. Mon hypothèse est que le séparatisme littéraire a été une opération de revalorisation des pouvoirs de la littérature. Celle-ci est à part, elle implique une irréductible littérarité, mais c’est justement cela qui lui confère un pouvoir spécifique, comme le laisse entendre le terme d’autonomie : à quoi pourrait servir l’autonomie si ce n’est à l’exercice d’un pouvoir ? Toutes versions confondues, la mouvance théorique aura toujours assumé qu’il existait un pouvoir spécifique, une efficacité symbolique singulière de la littérarité et, partant, de la littérature. Cette position sera maintenue même dans les variantes les plus critiques par rapport à l’essentialisme théorique, c’est-à-dire celles qui se sont efforcées, surtout dans le second temps de l’histoire de la théorie, de repenser les rapports entre littérature, idéologie et politique6. Dans la perspective du théorique, la principale caractéristique de ce pouvoir sera de venir de la littérature elle-même, de ne rien devoir à aucun agent ou à aucune institution extérieurs. Il est la condition de possibilité de l’autonomie de la littérature, et inversement. Il est donc non seulement spécifique, mais il peut également être qualifié d’absolu, non pas parce qu’il serait sans limites ou tyrannique, mais parce qu’il implique justement une fondation autonome de la littérature7.
Rappelons tout d’abord que cette autonomie a une histoire qui remonte au moins au XVIIIe siècle. On la fait généralement coïncider avec l’invention de l’esthétique moderne, c’est-à-dire avec la sécularisation de l’absolu, auparavant confié aux bons soins de la religion. Dans l’esquisse de l’histoire de l’esthétique qu’il propose, Tzvetan Todorov remonte aux Anglais Shaftesbury et Hutcheson, puis à l’Allemand Alexander Baumgarten qui est l’inventeur du terme d’esthétique8. L’histoire de l’autonomie de la littérature (et plus généralement de l’art, qui forme un tout précisément à partir du moment de l’invention de l’esthétique) passe ensuite par plusieurs temps qui ont été abondamment commentés, notamment Vico, Lessing, Kant, les romantiques allemands et, plus tard, Baudelaire, Mallarmé ou Valéry en France. Ce n’est cependant pas une histoire linéaire : on observe plusieurs degrés dans l’autonomie, des oscillations, des allers-retours, tant au niveau théorique (ou philosophique) qu’au niveau des œuvres9. Il existe donc d’une part une autonomie générale dont procède toute œuvre d’art s’inscrivant dans le contexte moderne de l’esthétique. Le beau y est une fin en soi et n’exige en principe aucune justification morale, religieuse ou idéologique. Mais cette définition très large de l’autonomie n’a jamais empêché la littérature d’assumer une fonction classique de représentation, ni de se donner, selon un système de fins multiples, des objectifs moraux ou idéologiques. Il faut cependant envisager, d’autre part, une autonomie plus radicale qui implique périodiquement une remise en cause de la fonction de représentation de la littérature – ou de ce que la mouvance théorique appellera sa « dimension référentielle ». Une des conséquences de la thèse de l’autonomie radicale, ce sera dans cette perspective l’affirmation, reprise sous de multiples formes, que la littérature ne parle que d’elle-même, qu’elle est sans rapport avec la réalité, fleur absente de tout bouquet selon Mallarmé10. Et c’est justement en tendant vers cette autonomie radicale que la littérature se pense – se théorise – comme un pouvoir absolu.
Nous avons donc derrière nous au moins deux siècles de réflexions, de controverses et même de polémiques sur le degré souhaitable ou tolérable d’autonomie de la littérature, sans que le débat n’ait jamais été définitivement tranché, ni qu’on voie d’ailleurs très bien pourquoi et comment il le serait. De l’histoire de ces oscillations, qui n’est pas à refaire, on tirera la conclusion suivante : elle constitue bien la preuve que l’autonomie de la littérature est en dernière instance une affaire d’imaginaire ou de croyance, pour le dire ici comme Pierre Bourdieu11. On peut être pour ou contre l’autonomie, on peut la justifier ou la réfuter, cela ne l’empêchera ni d’exister pour les uns, ni d’être parfaitement invisible ou nocive pour les autres. Un tel constat n’a rien d’une disqualification : l’imaginaire de l’autonomie a une efficacité qui lui est propre, il peut susciter, en tant que tel, les positionnements les plus créatifs. Ni vrai, ni faux, on le qualifiera simplement d’opératoire. Il permet – ou du moins il a permis – dans le champ littéraire l’effectuation d’un certain nombre d’opérations qui se doivent non seulement d’être compatibles avec cet imaginaire mais qui viennent également le valider. La question à laquelle je voudrais répondre ici peut donc encore se formuler de la façon suivante : quelles sont les conditions et les opérations nécessaires à l’émergence de l’imaginaire d’une autonomie radicale de l’œuvre littéraire ?
De l’autonomie à la théorie
Autonomie radicale : cela signifie tout d’abord résistance à toute forme d’instrumentalisation de la littérature. Historiquement, on vient de le relever, cette résistance commence avec l’émancipation de la « littérature » – qui jusqu’à ce moment n’existe d’ailleurs pas comme telle – par rapport à la rhétorique. À partir de la fin du XVIIIe siècle, puis surtout avec l’avènement du romantisme, la littérature récuse la juridiction de la rhétorique, elle n’est plus un discours comme les autres, qu’il serait possible d’appréhender selon les mêmes critères. Elle se conçoit comme un discours ou une parole spécifique – ce que Mallarmé appellera précisément une « parole essentielle » opposée à la « parole brute »12. Mais l’émancipation est un combat toujours recommencé. La littérature ne semble se débarrasser de l’autorité de la rhétorique que pour se précipiter dans les bras des historiens de la littérature, commis à la production de cultures et de monuments nationaux. Pour s’en sortir à nouveau, les moyens du romantisme ne suffiront plus, il faudra les remplacer par ceux de l’avant-garde, dont la montée en puissance à partir du dernier quart du XIXe siècle est inséparable de son opposition aux institutions commises à la transmission de la culture nationale. Dès les années Baudelaire ou Mallarmé, aucune avant-garde n’a fait bon ménage avec les institutions, aucune avant-garde n’a été nationaliste. Beaucoup ont été cosmopolites et toutes se sont intéressées à des cultures ou auteurs étrangers. Ce sera encore le cas de façon systématique avec la mouvance théorique des années 1960.
Une part du combat pour l’autonomie de la littérature et pour sa formalisation théorique a donc été menée contre l’histoire littéraire la plus officielle, dont la vocation est historiquement nationaliste13. Ce combat revient au premier plan au cours des années 1960 et plus particulièrement avec Mai 68. C’est bien sûr une des clés du succès de la théorie au cours de ces années : le fait qu’on ne cesse aujourd’hui d’en discuter ou d’en critiquer l’héritage ne devrait pas nous faire oublier complètement que Mai 68 fut avant tout un moment de refus intense et violent de tout héritage culturel et plus particulièrement des valeurs nationales établies. Racine et Voltaire revus et corrigés par Lanson ou Lagarde et Michard avaient tout pour déplaire, à l’inverse de l’ensemble des affirmations allant dans le sens d’une autonomie de la littérature. La théorie permettait de concevoir celle-ci comme quelque chose qui pouvait être réinventé ex nihilo, en dehors de tout impératif de transmission ou de tradition ; ou même comme le lieu par excellence d’une réinvention révolutionnaire de la culture.
L’idée de l’autonomie de la littérature est d’autant plus populaire au cours des années 1960 qu’elle représente depuis la fin du XIXe siècle un combat mené non seulement contre l’Éducation nationale républicaine, mais également contre l’ennemi capitaliste, cet infatigable promoteur d’une culture de masse et de l’asservissement de la littérature par l’argent. D’un côté, les marchands, de l’autre, les instituteurs : les voies de l’autonomie sont étroites, fragiles, surtout dès lors que d’autres fronts ne tardent pas à s’ouvrir, avec les médecins, les psychanalystes, les psychologues et, un peu plus tard, les sociologues. Eux aussi multiplient les tentatives de récupération et d’instrumentalisation de la littérature, la plupart du temps sans les égards dus à sa littérarité.
Ce qui déclenchera cependant surtout la réaction théorique, c’est, dès l’entre-deux-guerres puis à partir de 1945, l’instrumentalisation politique de la littérature. On ne saurait trop insister dans cette perspective sur le rôle joué par l’impératif sartrien d’un « engagement de l’écrivain », développé comme une grande nouveauté au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et d’autant plus hégémonique pendant une quinzaine d’années qu’il a toujours été en phase, même si c’est de façon assez approximative, avec l’agenda communiste d’un réalisme vaguement socialiste14. Sartre et ceux dont il s’est longtemps fait le compagnon de route ont joué dans le contexte français un rôle décisif de repoussoir sur lequel la mouvance théorique s’est très souvent appuyée. La notion d’engagement de l’écrivain et, parmi ses nombreux corollaires, la neutralisation de la poésie qu’elle implique, c’est-à-dire l’exclusion du champ de l’action de tous ceux qui considèrent « les mots comme des choses et non comme des signes15 » (aux yeux de Sartre, des auteurs comme Francis Ponge, Michel Leiris, etc.) sont, au moment où la théorie littéraire monte en puissance, l’emblème par excellence de la soumission ou de la souveraineté sacrifiée de la littérature. C’est principalement sur ce terrain-là que l’autonomie de la littérature est à reconquérir, qu’elle doit (re)devenir un (contre-)pouvoir.
Ce contexte permet également de comprendre pourquoi l’histoire de la mouvance théorique, pourtant cosmopolite à de nombreux égards, a été aussi différente d’un pays à l’autre. Pour qu’on se passionne pour elle comme on l’a fait en France, pour qu’elle soit l’objet de nombreuses polémiques et controverses au cours des années 1960, il fallait une tradition de l’engagement politique de l’écrivain à laquelle l’opposer. Celle-ci était faible dans les pays où le communisme n’avait joué qu’un rôle marginal (la Grande-Bretagne, les États-Unis, dont la configuration décentralisée rendait plus difficile la posture de l’intellectuel universel sartrien), et elle a été interrompue dans ceux qui ont connu le fascisme (Allemagne, Italie). Et il fallait également, en réaction à la tradition de l’engagement, la persistance de mouvements d’avant-garde, historiquement les frères ennemis des « écrivains engagés »16. Là où il n’y eut ni parti communiste influent, ni surréalisme, ni existentialisme, ni Nouveau Roman, la théorie littéraire est restée une affaire avant tout académique17.
Le théorique naît en conjuguant la littérature avec elle-même, et seulement avec elle-même : littérature et littérature. Il est un combat livré contre ses multiples appropriations ou instrumentalisations : par des institutions, par la politique, par l’argent, par d’autres disciplines. Il se constitue comme un pouvoir de résistance à toutes les formes de compromission de la « chose littéraire » (pour reprendre ici une expression en vogue au cours de cette période, popularisée notamment par Jacques Derrida). Mais inversement, on peut dire que conjuguer la littérature avec elle-même pour en affirmer l’autonomie absolue, ce sera toujours y introduire un dédoublement ou un redoublement : celui de la pratique par le théorique précisément. Dans la perspective d’une autonomie radicale de la littérature, le théorique se définit comme la littérature disant elle-même ce qu’elle est, comme le nécessaire accompagnement ou redoublement de la littérature par elle-même. Le problème est, en somme, le suivant : la littérature ne peut pas être elle-même sans se dire ou sans le dire. Le théorique, c’est alors ce nécessaire supplément qui permet à la littérature de ne pas être confrontée à l’affirmation aporétique de son autonomie18.
C’est dire si les théories littéraires ne tombent pas du ciel, et encore moins de celui de Mai 68, même si ce beau printemps leur a été assez favorable. Elles sont l’effet d’un imaginaire de l’autonomie de la littérature, et elles montent en puissance avec le renforcement ou la radicalisation de cette autonomie un siècle plus tôt déjà. Chez Flaubert, la théorie est encore « privée », elle s’élabore principalement dans sa correspondance19. Chez Baudelaire, elle passe notamment par le détour de la critique d’art. Il faut attendre l’anti-référentialisme radical de Mallarmé pour en voir apparaître en France une première version explicite, dont la qualité générique reste d’ailleurs ambiguë. Ce seront les Divagations, qu’il arrive à leur auteur de qualifier de « poëmes critiques ». Analysés par Barbara Johnson en termes de défiguration et de mise en crise de l’identité du poétique20, les Divagations constituent également, dans leur ambiguïté, un moment essentiel de configuration du discours, ou plus exactement de l’écriture théorique qui sera au cœur de la mouvance (post)structuraliste. Car Barthes, Derrida, beaucoup d’autres, ont bien sûr inventé des concepts théoriques, mais aussi des écritures, des styles, revendiqués comme tels et avec lesquels se perpétue une tradition du « poëme critique » dont Mallarmé représente une des étapes les plus significatives, du moins en France. Car, en Allemagne, il y eut bien avant lui les romantiques allemands (Novalis, les frères Schlegel, Schelling) qui tentèrent, notamment avec l’écriture fragmentaire, de réinventer les rapports entre philosophie et littérature sur le mode d’une sorte de contamination réciproque dont Nietzsche saura également se souvenir21.
Dès le début du XXe siècle, Valéry, l’héritier autoproclamé de Mallarmé, redissocie brutalement ce que le « poëme critique » s’efforce de faire tenir ensemble. Chez lui, il y a la poésie d’une part, conçue comme un jeu de pures formes, comme la démonstration d’un savoir-faire, et l’invention de la poïétique d’autre part, ancêtre français de la poétique structuraliste des années 1960. Une telle dissociation aura été la condition de possibilité de la première entrée du théorique au Collège de France. Ce ne sera pas la dernière, on le sait. Pendant ce temps, le virus théorique se répand également en Russie, à la jonction du futurisme et du formalisme, c’est-à-dire dans le passage d’une pratique poétique radicalement anti-référentielle, en avance à certains égards sur les trouvailles encore à venir du dadaïsme, à une réflexion sur la littérarité qui, pour la première fois, se voudra scientifique. Le parcours le plus exemplaire dans cette perspective est sans doute celui du jeune Victor Chklovski marqué par le futurisme, spéculant sur une autonomie ou une matérialité du mot antérieure à toute signification avant de devenir un des principaux théoriciens formalistes22.
Ce sont là quelques-uns des ancêtres les plus directs des écrivains-théoriciens français des années 1960 ou 1970 : ceux réunis autour du Nouveau Roman (Michel Butor, Alain Robbe-Grillet, Jean Ricardou), puis de Tel Quel (Philippe Sollers, Marcelin Pleynet, Denis Roche, etc.) et de ses dissidences (notamment celle du collectif Change animé par Jean-Pierre Faye et Jacques Roubaud), sans oublier Blanchot, ou la discrète présence de Ponge, qui fut longtemps le bienveillant compagnon de route de Tel Quel. Tous s’inscrivent sinon dans la tradition du « poëme critique » mallarméen, du moins dans celle du redoublement théorique de la littérature par elle-même. Mon propos n’est pas de les évoquer tous, mais de suggérer que le théorique constitue dans cette perspective un chapitre de plein droit de l’histoire littéraire, aussi difficile à ignorer que l’affirmation de l’autonomie de la littérature, et aussi difficile à censurer sans faire passer du même coup à la trappe un nombre impressionnant d’écrivains en général plutôt admirés.
On peut faire un pas de plus. Le théorique est non seulement l’effet de l’autonomie, mais il en est également la clé de voûte, dans la mesure où il vient occuper une place que d’autres discours ou pratiques susceptibles d’instrumentaliser la littérature pourraient revendiquer, la privant alors du même coup de son pouvoir singulier. Quand Robbe-Grillet écrit dans les toutes premières pages de Pour un Nouveau Roman que « les critiques ne supportent pas que les artistes s’expliquent23 », c’est bien de cela qu’il s’agit : d’une revendication théorique qui vaut comme disqualification de toute appropriation du pouvoir de la littérature par des non-écrivains, par des critiques (journalistiques ou académiques, peu importe) qui ne seraient pas au service de la littérature. Sans praticiens se dévouant pour faire la théorie de leur pratique, l’autonomie de la littérature reste un vœu pieux, elle se joue en fin de compte autour de la question de savoir à qui revient le dernier mot. Sans le théorique, la littérature sera toujours au service d’autres pouvoirs que le sien, au service d’institutions qu’elle récuse afin de n’être redevable de quelque chose qu’à elle-même.
Quelques années plus tard, brèves mais suffisantes pour combiner, autour de Mai 68, l’imaginaire de l’autonomie absolue de la littérature avec celui de la révolution (celui-ci renforçant celui-là, et réciproquement), Jean-Louis Baudry, membre du groupe Tel Quel, ne dit rien d’autre lorsqu’il constate que la société admet les avant-gardes, mais refoule le théorique : « La condamnation frappe de moins en moins telle ou telle pratique littéraire ou artistique dans sa production concrète et semble au contraire se concentrer sur la pensée de cette pratique, sur la théorie qui est liée à cette pratique. En fait, la société admet et récupère toutes les “révolutions” en “art”, à condition que celles-ci conservent à l’objet de la production littéraire ou picturale son caractère artistique, c’est-à-dire le reverse immédiatement dans un circuit de production24. » Le théorique est partie intégrante du combat que la littérature mène pour son propre compte et, du même coup, pour celui de la révolution. En tant que principe de destitution (plutôt que d’institution) et d’interruption de l’échange, il est la pointe la plus acérée, la moins tolérable de ce combat, il est l’ultime moyen pour la littérature d’éviter sa récupération, de ne pas perdre ainsi son pouvoir spécifique qui sera régulièrement défini comme un pouvoir de subversion.
Pour rester dans l’état d’esprit de Mai 68, on dira que la théorie a été à la littérature ce que l’utopie de l’autogestion a été au mouvement ouvrier : un projet d’auto-institutionnalisation. On ne manquera pas de relever à ce propos que le théorique et la problématique de l’autogestion ont en commun de s’en prendre systématiquement, et à des niveaux bien entendu très différents, à la représentation, toutes fonctions confondues. De même que l’autogestion ouvrière consiste à mettre au chômage technique tout délégué syndical potentiel, à le priver de sa fonction de représentant (autoproclamé) de la classe ouvrière, ce qui remet en cause de façon beaucoup plus générale tout un système de représentation politique au profit de la démocratie immédiate ou d’assemblée permanente, de même le bouclage théorique de la littérature la dispense de sa fonction de représentation, lui permet de ne parler que d’elle-même, en son nom propre, et d’éviter ainsi toute appropriation de son pouvoir. Gain accessoire (sur lequel on reviendra au chapitre 2) : la chose littéraire devient, du même coup, prolétarienne, elle passe avec armes et bagages du côté de la production.
Cette position – ou fonction – de la théorie explique aussi les contradictions et les renversements dans la (micro-)histoire du terme entre ses débuts linguistiques-structuralistes et ses produits dérivés dits poststructuralistes. La théorie a (re)commencé en France, avec les modèles linguistiques et les ancêtres formalistes russes, comme un rêve de science dont on attendait qu’elle (dé)montre la réalité – la littérarité – de la littérature dès lors vouée à sa décomposition analytique, soustraite à tous les mythes bourgeois du génie créateur, aux bavardages impressionnistes des critiques et au catéchisme national des historiens de la littérature. Et elle a terminé dans la réfutation de son scientisme qui aura constitué dans cette perspective une sorte de piège ou une ruse de la « récupération ». Il n’a fallu que quelques années (de succès) pour reconnaître que la décomposition analytique équivaut non pas à une valorisation ou à une autonomisation de la littérature, mais bien à sa dissolution au profit de disciplines universitaires telles que la linguistique ou la sémiotique qui n’en demandaient pas tant pour s’imposer.
La particularité de l’intervention du groupe Tel Quel dans l’histoire de la théorie, ce sera ainsi le passage à ce qu’on pourrait appeler une contre-sémiologie ou une contre-sémiotique à laquelle les travaux de Julia Kristeva donneront leur pleine mesure, et dont le but est de réinjecter une dimension politique au théorique en voie d’académisation25. Celui-ci ne sera plus du côté de la linguistique, mais d’une science supérieure du texte qui remplace le paramètre de la linguistique et qui redouble celle de l’écrivain lui-même auquel le théoricien doit être capable de s’identifier : « La sémiotique se construira alors à partir du cadavre de la linguistique […], à laquelle la linguistique se résignerait après avoir préparé le terrain à la sémiotique […]. Le sémioticien n’est pas seulement linguiste et mathématicien, il est écrivain. Il n’est pas seulement celui qui décrit en antiquaire de vieux langages, faisant de sa science un cimetière de vieux discours morts ou se mourant. Il est aussi celui qui découvre, en même temps que l’écrivain, les schémas et les combinaisons des discours qui se font. La place qu’occupe le sémioticien, dans la société non métaphysique qui se dessine aujourd’hui, rendra manifeste et évidente l’interprétation de la science et de la “poésie”. Car sa démarche, consistant à expliquer le langage, suppose au préalable une capacité d’identification avec la démarche de celui qui produit le discours, avec l’écrivain26. »
Les changements de position de Roland Barthes, que certains n’ont pas manqué de lui reprocher ou d’épingler comme une preuve de légèreté scientifique, participent du même renversement. Après avoir revendiqué avec une certaine véhémence – c’est l’époque de l’analyse structurale des récits27 ou de la polémique avec Raymond Picard dont témoigne la même année Critique et Vérité28 – le droit de la littérature au métalangage, il se retournera contre le geste structuraliste et contre son propre scientisme en ne cessant de contester, de S/Z à Sade, Fourrier, Loyola et au-delà, la possibilité du métalangage, soit celle d’un discours scientifique (structuraliste) qui aurait pour objet la littérature, mais sans pour autant abandonner la posture théorique. La spécificité et l’autonomie de la littérature ne passent plus par le redoublement d’un métalangage, mais par l’attention à la singularité du texte, dont le corrélat théorique est la multiplication des métalangages. « Il n’y a pas de métalangage, a-t-on dit : ou plutôt : il n’y a que des métalangages », écrit-il dans cette perspective29. Multiplication, et non pas abandon du métalangage : le dernier temps de l’âge des théories, prélude peut-être à sa dissolution, ce sera l’horizon d’une « science des singularités », qui doit assurément beaucoup à Barthes.
On relèvera encore que l’émergence du collectif Change en 1968 participe de la même volonté de rupture avec le modèle structuraliste auquel Jean-Pierre Faye et ses proches s’efforcent par tous les moyens de réduire Tel Quel dont ils sont désormais les rivaux. Change joue Chomsky contre Jakobson (tout en revendiquant l’initiation de Philippe Sollers et des siens aux recherches du cercle de Prague30), le dynamisme de la grammaire générative contre l’activité de décomposition ou de segmentation structuraliste du texte en niveaux distincts, la continuité de l’idéologique et du littéraire contre un « textualisme » supposé refermer le texte sur lui-même. Cette volonté de réouverture du texte sur le social, qui est d’autant plus difficile à distinguer de celle de Tel Quel à la même époque que les auteurs mis en avant sont les mêmes de part et d’autre (Mallarmé, Lautréamont, Bataille, Artaud, etc.), constitue pour le moins un amendement de l’affirmation de l’autonomie de la littérature, même s’il s’agit aussi de préserver cette autonomie en l’arrimant plus explicitement aux prestiges du « politique ». Quoi qu’il en soit, il est significatif qu’elle conduise également le collectif Change à remettre en cause le primat ou la fonction du théorique lui-même. C’est notamment l’enjeu de leur intérêt pour la folie et la psychiatrie, ou plus exactement pour des discours qui, à l’intérieur du champ psychiatrique, opposent un « sujet producteur » au « sujet théorisant »31. Pour parler de la folie, il faut l’avoir vécue, et cela vaut aussi pour la littérature. Réhabilitation déthéorisante de l’expérience, assurément ; mais il est beaucoup moins sûr que Change parvienne ainsi à se démarquer réellement de Tel Quel.
Extension du champ
Une extension du champ s’impose dans le cadre de cette rapide généalogie du théorique. Les théories littéraires sont indissociables de l’affirmation de l’autonomie de la littérature. Il n’est pas sûr cependant qu’elles auraient joué un rôle aussi considérable si le théorique en général n’avait pas connu au cours des années 1960 une formidable montée en puissance. Les littéraires n’ont pas eu le monopole du théorique. On peut même penser que beaucoup d’entre eux ont pris le train en marche, un train lancé à toute vapeur par les structuralistes, puis doté de locomotives comme Lacan, Althusser ou Foucault, qui vont l’entraîner vers d’autres horizons. Je relèverai ou rappellerai à ce propos les quatre points de croisement suivants entre la réflexion théorique dans le domaine littéraire et la vogue générale du théorique.
Le premier point à souligner, c’est que le théorique émerge dans ses versions structuralistes en s’opposant au déterminisme historiciste propre à l’orthodoxie marxiste-communiste, intellectuellement dominante après la Seconde Guerre mondiale. Synchronie contre diachronie : le théorique, toutes tendances confondues, est dans cette perspective une machine de guerre contre l’allégeance au « matérialisme historique » et aux formes traditionnelles d’instrumentalisation de la littérature auxquelles celui-ci procède, avec la complicité d’un Sartre. Il permet en somme aux littéraires d’éviter le confinement dans la secondarité des superstructures imposée par l’hégémonie d’une vulgate marxiste. C’est donc plutôt une bonne affaire pour eux.
Le deuxième point qu’il faut rappeler, même si c’est une évidence, c’est que la question du langage et du discours joue de manière générale un rôle central dans la mouvance théorique, toutes disciplines confondues. On peut même dire que c’est elle qui fait la différence entre ceux qui « en sont » (Barthes, Foucault, Lacan, Derrida, Kristeva, de Man, etc.) et ceux qui n’en sont pas ou seulement de façon marginale (par exemple René Girard ou Michel Serres). Le structuralisme, rappelons-le, est une invention de linguistes (Saussure, Jakobson, Troubetskoï) et c’est la linguistique promue au rang de science-pilote qui dans les années 1960 donnera sa légitimité scientifique au théorique, bien au-delà des domaines strictement linguistique et littéraire. Mais pour la théorie littéraire, c’est une aubaine. L’objet de la linguistique structuraliste, c’est le langage conçu comme un objet autonome, comme un jeu interne de rapports et d’oppositions dont procède la signification. À ce titre, le langage peut être branché directement sur l’autonomie de la littérature, et plus précisément encore sur sa qualité la plus fondamentale, la littérarité. Au regard des chassés-croisés entre poésie et science qui ont marqué le tournant du siècle, de Paris à Saint-Pétersbourg, on dira que la linguistique structurale aura été, historiquement parlant, une promesse d’analyse scientifique de la « parole essentielle » postulée par un Mallarmé. C’était une opportunité à saisir, même si la promesse n’a finalement pas été tenue et qu’il faudra passer à l’orbite freudienne et heideggérienne pour la relancer.
Le troisième point se déduit logiquement du précédent, et il est capital. Dans toutes ses composantes, et pour autant que le langage y joue un rôle central, le structuralisme se présente comme un anti-référentialisme. La réalité y est toujours pensée comme construite par le symbolique, c’est-à-dire produite dans et par le langage (par des rapports d’équivalence et d’opposition internes au langage). Il y a là une convergence d’autant plus réelle avec la littérature antiréaliste (Mallarmé, Valéry, Ponge, le Nouveau Roman, etc.) que le structuralisme lui-même vient d’un horizon avant-gardiste radicalement antiréaliste, via le futurisme et le formalisme russes. Dans sa version structuraliste, le théorique vient de la littérature et nous y ramène. Ajoutons que l’anti-référentialisme du théorique n’a rien de contingent. Il est au cœur de toute entreprise théorique d’envergure, il en constitue l’acte de naissance par lequel il se distingue des philosophies de la connaissance privilégiant l’expérience, qu’il sera toujours possible de considérer comme réalistes. Comme y prétend la littérature parvenue au degré le plus radical de l’autonomie, le théorique crée ainsi sa propre réalité. Cela vaut bien une joint venture un peu plus systématique entre littérature et théorie.
À ce titre, et c’est le quatrième point de convergence décisif avec le discours littéraire, le théorique se présente toujours comme un discours réflexif. Il ne doit pas sa cohérence à son adéquation à une réalité observable, mais à la rigueur de ses articulations internes. Cette propriété le rapproche du discours littéraire ou poétique qui, dans la perspective de son autonomie, tient sa valeur de la surdétermination des rapports entre ses différentes parties. À supposer qu’elle existe ou qu’elle soit identifiable, la « parole essentielle » peut se définir comme un principe de remotivation ou de surmotivation d’une part du signe linguistique, en principe arbitraire32, d’autre part des rapports que les signes linguistiques constituant un texte poétique entretiennent entre eux. Le pouvoir du discours littéraire radicalement anti-référentialiste comme du discours théorique est un pouvoir d’articulation ou de surdétermination, il se constitue dans une capacité de se produire sui generis, il s’impose dans un effet de concaténation. Cet effet d’enchaînement est aussi une des clés de la séduction ou de la fascination exercée par le théorique. Sa justification étant interne plutôt que liée à une réalité observable, son usage coïncide nécessairement avec sa transmission, sa reprise, voire sa simple répétition. On s’en convaincra avec les effets d’école et d’imitation qu’ont entraînés certaines de ses versions majeures, littéraires ou non : Blanchot, Derrida ou encore Lacan qui n’aura pas perdu son temps en se faisant le théoricien de l’assujettissement du sujet au signifiant.
Pour conclure, relevons encore le point suivant. On comprend mieux dans cette perspective le rôle majeur qu’a pu jouer Louis Althusser dans la promotion du théorique et surtout dans sa politisation, ainsi que le succès de son discours auprès des avant-gardes et de Tel Quel en particulier qui, à partir de 1969, met Marx revu par Althusser à son ordre du jour33. Que rêver de mieux en effet qu’un transfert du discours anti-référentialiste et réflexif, qui confère au théorique son pouvoir spécifique, dans le domaine du marxisme tombé depuis des décennies en déshérence à cause du pointilleux gardiennage du Parti communiste français ? L’intervention d’Althusser « relooke » le marxisme en jouant la philosophie (la théorie) contre l’histoire, son objet est « la recherche de la pensée philosophique de Marx, indispensable pour sortir de l’impasse théorique où l’histoire nous avait relégués34 ». La position philosophico-théorique qu’il développe, rappelons-le, doit beaucoup à sa proximité avec la mouvance (post)structuraliste – et plus précisément encore avec la composante lacanienne de cette mouvance – qui lui transmet notamment son anti-référentialisme35. Elle permet au philosophe théoricien de ne pas trop se préoccuper du monde réel cher à Aragon et réduit à un effet de l’imaginaire (au sens lacanien du terme). « Il faut totalement remanier l’idée qu’on se fait de la connaissance, abandonner le mythe spéculaire de la vision et de la lecture immédiates, et concevoir la connaissance comme production », écrit-il dans Lire le capital36. La fameuse « coupure épistémologique » repérée dans l’œuvre de Marx, grâce à laquelle celui-ci passe d’un savoir conçu comme vision à un savoir conçu comme production37, ou à une « pratique théorique » véritablement matérialiste, ouvre sur un ordre théorique « pur », fondé sur sa propre concaténation, élevé au rang de science parce qu’il relève d’une cohérence interne qui est le gage de sa scientificité et de sa non-dépendance par rapport à l’idéologie et aux intérêts de classe. Elle donne au théorique en général une légitimité politique maximale, et ceci d’autant plus qu’elle l’érige au rang d’une pratique, abolissant ainsi en fin de compte la distinction entre théorie et pratique, une dichotomie considérée comme un « mythe idéologique38 ». Elle dispensera donc de toute autre pratique politique ceux qui se consacrent à la pratique de la théorie. Il y a décidément des occasions qu’on ne peut pas se permettre de rater.
Réflexivité
« Ce qui n’est pas toléré, c’est que le langage puisse parler du langage. La parole dédoublée fait l’objet d’une vigilance spéciale de la part des institutions, qui la maintiennent ordinairement sous un code étroit : dans l’État littéraire, la critique doit être aussi “tenue” qu’une police : libérer l’une serait aussi “dangereux” que de populariser l’autre : ce serait mettre en cause le pouvoir du pouvoir, le langage du langage39. » Le Barthes de Critique et Vérité, on le voit, est sur la même longueur d’onde que Robbe-Grillet ou Baudry cités plus haut. Et plus encore que chez ceux-ci, l’enjeu est clairement posé en termes d’institution et de pouvoir : le dédoublement opéré par le théorique subvertit le rôle de police de la littérature ordinairement assigné à la critique, il permet de passer d’une situation de contrôle institutionnel de la littérature à une situation d’autogestion ou d’auto-institution.
Remise dans son contexte, l’affirmation de Barthes renvoie clairement au discours critique et théorique. Mais la généralité de la formulation permet de l’entendre autrement encore : comme l’apologie de la dimension réflexive de la littérature, soit l’ensemble des procédés permettant au discours littéraire de se réfléchir lui-même ou de se mettre en scène. Dès lors que le théorique est défini non pas à partir de son horizon académique, mais bien comme une faculté de la littérature de réfléchir sur elle-même, cette position n’a rien d’étonnant. Entre se réfléchir soi-même et réfléchir sur soi-même, il y a pour le moins continuité. Dans cet ordre d’idées, on pourrait dire que le théorique n’est qu’une modalité de la réflexivité ou, inversement, que les phénomènes de réflexivité ont la plupart du temps une portée théorique ou du moins qu’ils ont été très souvent lus dans cette perspective. La solidarité entre théorie et réflexivité est, en somme, au cœur de la stratégie théorique40.
Les dispositifs de la réflexivité sont multiples, ils vont du plus simple au plus complexe ou, si l’on préfère, au plus incertain. Au niveau le plus élémentaire, la réflexivité se confond avec tous les énoncés méta-discursifs que peut comporter un texte littéraire et qui se rapportent à lui-même (à une intention, une fonction, un « comment j’ai écrit », etc.). On sera également particulièrement attentif dans cette perspective à toutes les indications dites « para-textuelles » accompagnant les textes (les préfaces, etc.), qui sont autant de portes réflexives ouvertes sur le théorique41. Au niveau le plus complexe ou le moins évident, on trouve le « texte » telquelien caractérisé au cours des années 1960 par la revendication de la mise en scène de son processus de production42, mais aussi par exemple les récits de Maurice Blanchot ou ceux de Roger Laporte. Entre ces deux extrêmes, il existe toute une échelle ou des degrés de réflexivité qui passent par les mises en abyme « classiques », identifiables comme telles43, mais aussi, de façon moins directe, par des récits qui se donnent comme leur propre « aventure » (c’est le fameux renversement du récit d’une aventure en aventure d’un récit44), ou encore par l’« autoréflexivité intégrale » parfois prêtée à un Mallarmé45. Il faut y inclure également un grand nombre de dispositifs intertextuels qui participent souvent d’une dialectique de l’identification passant par le rapport à un autre texte : l’intertexte balzacien dans La Recherche du temps perdu acquiert par exemple une dimension réflexive si on le considère comme un « commentaire » du récit de Proust. Et de l’intertextualité, on passera facilement à l’intermédialité, c’est-à-dire à des évocations d’autres formes d’art dans un texte (notamment la peinture, par des moyens d’ekphrasis) qui auront elles aussi souvent une fonction réflexive : toujours chez Proust, ce sont par exemple les évocations des œuvres d’Elstir ou de Vinteuil. D’autres distinctions et précisions de la notion de réflexivité sont bien entendu possibles : on peut distinguer en particulier, avec L. Dällenbach, les mises en abymes de l’énoncé, de l’énonciation, et enfin celles du code (par exemple du genre littéraire)46.
Mon propos n’est pas de recenser ici toutes les formes que peut prendre la réflexivité, ni d’en présenter une synthèse, ni de la refonder théoriquement. Ce qui m’importe, c’est d’observer, avec le recul des dernières décennies, que l’âge des théories littéraires a également été l’âge par excellence de la réflexivité (ou des réflexivités). L’argument de la réflexivité a toujours été mis au service du théorique dont il est parfaitement solidaire. De même que le rêve est, selon Freud, la voie royale de l’accès à l’inconscient, de même la réflexivité est la voie royale pour démontrer l’autonomie de la littérature. Elle est une machine de guerre contre son instrumentalisation, contre sa mise au service d’un sens qu’il lui reviendrait de communiquer. Elle est la preuve que « la littérature ne parle que d’elle-même », formule certes hâtive, mais autour de laquelle se sera fait, pendant des décennies, le partage des eaux (en deux camps comme il se doit), les uns y voyant aujourd’hui comme hier la porte ouverte au solipsisme et à un autisme littéraire suicidaire, les autres au contraire la garantie de la spécificité et de l’autonomie de la littérature.
C’est dire si la réflexivité, comme le théorique, a toujours été un combat, un engagement pourrait-on dire, ou plus exactement et en référence à Sartre, un contre-engagement, un dégagement, en phase avec ce que Mallarmé, orfèvre en la matière, qualifiait de « grève devant la société47 ». Ce contre-engagement est d’ailleurs très souvent explicite. L’Espace littéraire de Blanchot, qui constitue un des manifestes les plus conséquents en faveur de l’autonomie de la littérature, gagne à être lu parallèlement à Qu’est-ce que la littérature48 de Sartre : là où le premier dit blanc, l’autre répond noir, invariablement. Et les deux repoussoirs privilégiés de Robbe-Grillet, qui se distingue par un des taux les plus élevés de mises en abyme par roman dans l’histoire de la littérature française, sont d’une part Sartre et sa « théorie » de l’engagement de l’écrivain, d’autre part le réalisme socialiste, dont il suggère d’ailleurs parfois que les positions existentialistes y conduisent, voire se confondent avec lui – ce qui reste à prouver. Le Nouveau Roman et ses miroirs tiennent ainsi une part non négligeable de leur légitimité de ce qu’ils sont les frères ennemis d’une mythique instrumentalisation de la littérature par quelque chose comme l’« existentialo-stalinisme ». Son succès participe d’un militantisme esthétique antistalinien, qu’il arrivera d’ailleurs à des membres du Parti communiste, saisis par le démon de la théorie, de reprendre tel quel, c’est le cas de le dire49 : c’est encore par le militantisme qu’on risque le moins d’en sortir50.
La réflexivité n’est cependant pas seulement au service d’un démontage du réalisme socialiste ou de l’existentialisme. Elle est aussi à la pointe du combat contre une conception supposée bourgeoise de la littérature identifiée au « dogme de l’expression et de la représentation », ou plus exactement à celui de la transparence de l’une et de l’autre. En se repliant sur elle-même, la littérature échappe à la bourgeoisie, à ses chiens de garde critiques, à ses institutions naturalisantes, ou encore à l’histoire littéraire dans laquelle cette bourgeoisie se projette, elle et ses valeurs. Haine de la bourgeoisie : on ne sort pas tout à fait de Sartre par des moyens de Sartre. Il suffit d’ailleurs de passer du duo Sartre-Blanchot à un trio incluant également le Barthes du Degré zéro de l’écriture51 pour se rendre compte que celui-ci propose une sorte de synthèse de l’un et de l’autre52. Le Degré zéro est un compromis, une tentative de jouer, avec Blanchot, la carte de l’autonomie de la littérature, mais en conférant en même temps à cette tentative la valeur d’un combat idéologique. On peut faire l’hypothèse que c’est également ce compromis qui conduit Barthes au cours des mêmes années à s’intéresser autant à Brecht et qui fait qu’il reste de manière générale l’auteur le plus représentatif de l’âge des théories littéraires.
La politisation de la réflexivité a par ailleurs un prix : celui d’une réécriture parfois douteuse de l’histoire littéraire. Le service idéologique qu’on en attend implique en effet qu’elle est apparue avec les « premiers ébranlements de la conscience bourgeoise », comme l’écrit Barthes dans ses Essais critiques53. Elle n’aurait cessé depuis de miner de l’intérieur les institutions littéraires bourgeoises qu’il revient au Nouveau Roman ou à Tel Quel de précipiter définitivement vers leur ruine : « Notre littérature est depuis cent ans un jeu dangereux avec sa propre mort, c’est-à-dire une façon de la vivre […]. Elle est un masque qui se montre du doigt54. » L’histoire de la réflexivité est alors celle de la littérature elle-même perdant son innocence (c’est Voltaire décrété le dernier des écrivains heureux dans Le Degré zéro de l’écriture), comme si le Moyen Âge ou la Renaissance en avaient ignoré les ressorts les plus sophistiqués.
Qu’à cela ne tienne, les médiévistes monteront également sur les bateaux de la mise en abyme, leur Moyen Âge passera du côté de la subversion de l’idéologie bourgeoise, ou plus exactement de ses ancêtres théologiques, comme Rabelais et quelques autres. Réécrite du côté du théorique, l’histoire littéraire serait ainsi marquée par un certain nombre de refoulements et de retours du refoulé théorique-réflexif. Plus réflexif que moi, tu meurs : l’âge des théories littéraires est aussi dans cette perspective l’âge de la surenchère réflexive. Il confère aux chasseurs de mise en abyme et aux aventuriers du texte un indiscutable supplément de prestige, une aura dont les historiens de la littérature, condamnés à ronger leur frein, ne peuvent que rêver, hier comme aujourd’hui. D’une telle inflation, on peut tirer aujourd’hui la conclusion suivante : phénomène ou processus indéniablement à l’œuvre dans de nombreux textes littéraires, la réflexivité n’en est pas moins, fondamentalement, une affaire d’engagement au service de l’autonomie de la littérature, une question de point de vue, de parti pris dans la lecture dont le retrait aujourd’hui perceptible indique a contrario qu’il relève en dernière instance d’une constellation idéologique et d’un rapport de force institutionnel.
En d’autres termes, la réflexivité a certes été théorisée, mais elle a surtout aussi fait l’objet d’une pratique (théorique) de la lecture qui a considérablement bouleversé le champ littéraire et ses hiérarchies. Elle a permis de valoriser beaucoup d’œuvres et d’auteurs qui ont aujourd’hui perdu leur visibilité : le Nouveau Roman et les textes produits dans la mouvance de Tel Quel, mais aussi Ponge, Blanchot, Louis-René des Forêts, Borges, Raymond Roussel, Lautréamont, Mallarmé, etc. Inversement, elle a conduit à une désaffection pour des auteurs difficilement récupérables en termes de réflexivité. Voltaire, Hugo, Sartre, Camus, Malraux et beaucoup d’autres encore s’effacent au profit de Flaubert (au bénéfice de l’arme absolue de l’ironie), Proust, Kafka, Leiris, etc. D’autres encore survivent tant bien que mal, parce qu’il y a quelque part dans leur œuvre un petit pan de réflexivité qui permet de les réhabiliter. Zola s’en sort grâce à L’Œuvre et au Docteur Pascal, Balzac grâce à des récits comme La Fille aux yeux d’or ou Sarrasine, qui bénéficie du considérable coup de pouce de Barthes55. D’autres enfin auraient pu être réhabilités ou adoubés si un grand lecteur avait bien voulu se dévouer pour les lire dans une perspective réflexive. On dira qu’ils ont simplement manqué de chance.
Mais le symptôme le plus convaincant du prestige du pouvoir de la réflexivité ou de son opérativité au cours de ces décennies est à chercher non pas dans le champ littéraire français où, globalement, le théorique est resté l’affaire des avant-gardes et de quelques marges universitaires56, mais dans l’espace américain, où l’École de Yale constituée par Paul de Man et ceux qui l’ont suivi, placée sous le signe de la déconstruction derridienne, a fait un véritable tabac. Aucune école ou aucune tendance de la mouvance théorique n’a réussi une OPA institutionnelle comparable à celle réussie par l’École de Yale dans les universités américaines. Ce constat me semble inséparable de l’antiréférentialisme radical de la version américaine de la déconstruction, qui a été appliquée aux genres textuels les plus divers et qui a contaminé ainsi pratiquement toutes les disciplines des sciences humaines.
Le point de départ de Paul de Man est une critique du New Criticism, c’est-à-dire de la version anglo-saxonne de l’affirmation de l’autonomie de la littérature, qui apparaît dès les années 193057, ainsi que du formalisme « relooké » par le structuralisme. Mais cette critique ne se fait pas au nom d’un retour à la référence ou à une signification intentionnelle imputable à l’auteur, condition de possibilité de l’assignation d’une fonction à la littérature et partant de son instrumentalisation. Il s’agit au contraire de disqualifier encore plus radicalement toutes les disciplines s’efforçant de fonctionnaliser la littérature. De manière très significative, Paul de Man dira des département d’anglais américains qu’à cause de leur refus de reconnaître que la littérature ne signifie pas, ils sont devenus de « grandes organisations au service de tout sauf leur propre objet », convoquant l’histoire, la sociologie, la psychologie, etc., pour réinjecter de la signification à ce qui n’en a pas58.
Comment procèdent Paul de Man et la déconstruction ? En prenant pour ainsi dire la logique de la réflexivité à contre-pied ou en flagrant délit de contradiction, non pas pour la réfuter, mais pour l’arrimer à sa propre contradiction ou à son « indécidabilité » (un mot clé de la déconstruction). Ce procédé est exemplairement mis en œuvre par Paul de Man dans Allegories of Reading, une série d’essais consacrés à Nietzsche, Rousseau, Rilke et Proust dans lesquels il s’agit à chaque fois de vérifier la discordance entre des énoncés métalinguistiques ou méta-critiques (réflexifs) et les stratégies rhétoriques qui seraient véritablement à l’œuvre dans ces textes59. La déconstruction à l’américaine pourrait ainsi se résumer en une formule : « Quand dire, c’est ne pas faire »60. Passage de la littérature comme affirmation d’elle-même à la littérature comme contestation d’elle-même, réflexivité renforcée par son indécidabilité : plus que jamais le texte se referme ainsi sur lui-même, à double tour et aux dépens de toute dimension référentielle. Dans les termes de Paul de Man, on dira que la perspective théorique qu’il propose est renforcée par la résistance du texte lui-même à la théorie61. La réfutation du théorique (simple, structuraliste) fait en somme partie de la nature même de la « chose littéraire », à laquelle seule l’approche déconstructrice rendrait ainsi justice.
Identifier la disjonction entre un dire et un faire, telle est désormais la mission du théoricien. Transformé en chasseur de contradictions, d’indécidabilités et de taches aveugles, annonçant en préalable de chaque lecture que tout texte se dérobe à la lecture, son propre pouvoir n’en est que plus irréfutable, sacralisé par sa disqualification parfois pathétiquement affirmée. Le commentaire fait ainsi miroiter, notamment dans son déni répété de la possibilité même de lire, une position d’infaillibilité dans la lecture et partant une position de maîtrise et de pouvoir. Une lecture déconstructrice n’est pas une lecture de plus, qui s’ajoute à d’autres ou dialogue avec elles : c’est une lecture essentiellement supérieure, rendue telle par l’affirmation de son caractère infailliblement faillible. La déconstruction fut cela, ou du moins aussi cela, car bien entendu elle a généré un nombre considérable de travaux de très grande qualité : la mise en acte ou en scène d’un savoir ou d’un pouvoir-lire supérieur, exercice académique extrêmement rentable, surtout au regard de la modestie des investissements nécessaires62.
Mais, surtout, ce pouvoir tend à s’autonomiser par rapport aux textes eux-mêmes, réduits au rôle de pourvoyeurs de contradictions qu’il revient au théoricien d’expliciter. Ce n’est pas une coïncidence ni simplement de la malveillance si certains (des nombreux) détracteurs de la déconstruction lui ont reproché de substituer la théorie aux œuvres elles-mêmes63 et d’en faire le lieu d’un discours à son tour intransitif, n’ayant d’autre fin que sa propre « production », comme autrefois la littérature dont elle prend ainsi la place64. Ce n’est plus la théorie au service de l’autonomie de la littérature, mais la théorie au service de sa propre autonomie, de son propre pouvoir, se passant à la limite des textes, comme l’indique la multiplication d’ouvrages et d’articles métathéoriques qui paraissent alors : la déconstruction appliquée à Proust ou à Rilke, mais aussi à de Man lui-même, puis à ceux qui commentent de Man, etc. Il aura été possible et parfois même conseillé, au tournant des années 1980, de devenir professeur de littérature aux États-Unis avec 10 % de littérature et 90 % de théorie en guise de bagage : démonstration éclatante des vertus (auto-)institutionnalisantes de la configuration théorique et réflexive. Et si on en est arrivé là aux États-Unis (alors que le théorique ne s’est jamais autonomisé de la même manière en Europe), c’est parce que le théorique y est resté très largement un combat interne aux universités, parce qu’il n’a pas eu d’autre objectif que sa propre promotion en tant que produit académique de qualité supérieure, dans un marché qui y était préparé de longue date, notamment par le New Criticism. En d’autres termes, il a pu s’autonomiser parce que, contrairement à ce qui s’est passé en France, sa configuration spécifique ne devait rien à un contexte politique dont l’horizon est révolutionnaire, ni à une tradition avant-gardiste s’efforçant depuis un demi-siècle soit de se mettre au service de cette révolution soit de la détourner à son propre profit. En traversant l’Atlantique, la réflexivité aura ainsi passablement changé de fonction.
La mort de l’auteur : intérêts posthumes
Le langage parlant du langage serait l’intolérable même pour le pouvoir. Barthes précise cette affirmation de la façon suivante : l’engagement théorique-réflexif implique non seulement un redoublement de la littérature par le discours théorique, mais également une redistribution des rôles de l’écrivain et du commentateur. Cette redistribution est décrite par Barthes toujours comme « attentat à l’ordre des langages65 », dont la principale victime est l’auteur, destitué de ses pouvoirs au profit du commentateur. Le théorique-réflexif implique donc une sorte d’exécution, au sens plutôt juridico-policier que musical du terme, de l’auteur par le commentateur qui en prend la place. Jean Clair y verrait sans doute la preuve que la mouvance théorique conduit au terrorisme, comme il l’a suggéré pour les surréalistes et leurs revolvers aux poings. C’est prêter à la littérature d’avant-garde une efficacité symbolique dont celle-ci n’a pu que rêver – ou dont elle n’a jamais osé rêver. Mais puisque l’éminent critique d’art nous entraîne ainsi sur le terrain du questionnement criminologique de la littérature, restons-y un instant. Faisons preuve de l’esprit de suspicion caractérisant le premier inspecteur de police venu et posons-nous la question suivante : la « mort de l’auteur » fut-elle aussi naturelle qu’on l’a prétendu, est-elle une maladie sénile de la culture bourgeoise ? Ou est-elle au contraire de nature criminelle ? Faut-il parler de « mort » ou de « meurtre » de l’auteur ? Ou encore : n’y en a-t-il eu qu’une ?
La notion de mort de l’auteur a ses lettres de noblesse et son histoire, mais recouvre en fait un certain nombre de phénomènes et de positions hétérogènes et parfois convergentes, mais parfois seulement. On la fait remonter en général à Mallarmé, qui désigne la « disparition élocutoire du poëte » comme la condition de possibilité de l’expansion de l’œuvre66. Mise en veilleuse par Valéry, pas du tout pressé de mourir, puis par la mouvance surréaliste, clairement portée sur la vie, elle revient en force avec Blanchot, qui écrit en 1949 un de ses essais fondateurs, « La littérature et le droit à la mort67 », avant d’approfondir les mêmes questions dans L’Espace littéraire, puis dans d’autres essais. La littérature y est placée sous le signe d’un effacement de l’auteur, d’un retranchement en tous points opposable à la position sartrienne, que la pensée de Blanchot fait apparaître a contrario comme une stratégie de la présence ou de la manifestation de l’auteur68. Elle est réactivée une seconde fois et pour ainsi dire officialisée au cours des années structuralistes par Barthes tout d’abord69, puis par Foucault70. Au-delà de la connivence explicite de l’un et de l’autre avec Blanchot, le décret de la « mort de l’auteur » s’est politisé en changeant de décennie. L’auteur devient un avatar bourgeois de Dieu (un créateur en somme, et donc suspect), et il incarne aussi un principe d’ordre du ou dans le discours71 et donc de contrôle du potentiel de subversion de la littérature.
Mort naturelle ou meurtre ? En tout cas, on ne peut pas dire que le constat de décès effectué par Barthes et Foucault ait plongé ceux-ci dans une définitive mélancolie, ni ceux qui se sont saisis avec enthousiasme d’une aussi bonne nouvelle. Pour beaucoup, la mort de l’auteur a été une affaire rentable, trop lucrative pour que ne vienne pas le soupçon que l’auteur, ce vénérable vieillard, a été pour le moins un peu poussé dans l’escalier.
Pour démontrer le caractère peu naturel de cette mort, on peut également prendre les choses par l’autre bout, soit par celui de la résurrection de l’auteur. Un nombre considérable d’auteurs consciencieusement morts il y a deux ou trois décennies se portent aujourd’hui comme des charmes et leurs avatars squattent assidûment les médias, de préférence audiovisuels, comme si de rien n’était. La « mort de l’auteur » est morte le jour où il n’y a plus eu photo entre le prestige d’un passage à Apostrophes et celui d’un article dans la NRF ou même dans Tel Quel. L’avantage du wishful killing, c’est en somme sa réversibilité, son côté born again, qui ne constitue d’ailleurs pas seulement un récent phénomène d’époque. La résurrection est présente déjà dans les grandes entreprises thanatographiques comme celle d’un Blanchot par exemple, elle leur est interne. En d’autres termes – et c’est exemplaire chez Blanchot – l’auteur revendique bien un « droit à la mort », mais sa résurrection en « il » impersonnel paré d’une convenable aura sacrificielle n’en sera que plus prestigieuse72.
La mort de l’auteur permet en tout cas une formidable revalorisation de la profession de commentateur, la culture ayant apparemment autant horreur du vide que la nature. L’auteur est mort ? Peut-être, mais le commentateur est en pleine forme et s’engouffre dans la tombe. Mallarmé, Proust ou Blanchot ont été des critiques ? Le théoricien sera donc leur égal, il sera écrivain. Se manifestant au nom de l’autonomie de la littérature, il affranchit non seulement celle-ci de la servilité dans laquelle la maintiennent les historiens de la littérature, les staliniens et les existentialistes, mais il s’affranchit du même coup lui-même de cette position servile.
Là où était l’ancienne critique, aphasique et asymbolique selon Barthes, la nouvelle doit advenir, avec pour mission de redoubler la parole de l’œuvre d’une autre parole73. Le commentateur est désormais doté d’une voix, comme l’écrivain. Et du redoublement, qui implique encore la possibilité d’une différentiation, on passe quelques pages plus loin à la fusion des deux fonctions : depuis Mallarmé, « il n’y a plus qu’une écriture » : « Est écrivain celui pour qui le langage fait problème, qui en éprouve la profondeur, non l’instrumentalité ou la beauté74 ». Dès lors que le langage fait problème pour lui – et il suffit sans doute qu’il le dise pour que ce soit le cas –, le commentateur a droit aux prestiges très blanchotiens de la « solitude de l’acte critique, loin des alibis de la science ou des institutions », et dans ces conditions, le commentaire devient un « acte de pleine écriture75 ». La mort de l’auteur endossée par le commentateur est une porte ouverte sur l’« expérience intérieure », expression qui permet de surcroît de se placer sous le précieux patronage de Georges Bataille, virtuose de l’impureté des genres et en tous genres : « Une même et seule vérité se cherche, commune à toute parole, qu’elle soit fictive, poétique ou discursive, parce qu’elle est désormais la vérité de la parole elle-même76. »
Il existe, en somme, deux types de critiques littéraires : d’une part, les serviles, gardiens aphasiques de l’ordre bourgeois du discours, qui vivent aux dépens des auteurs artificiellement maintenus en vie et, d’autre part, ceux qui accèdent dans le dos de l’auteur mort à une parole véritable. « Nous devons lire comme on écrit », affirme Barthes, toujours dans Critique et Vérité77. Même son de cloche dans les Essais critiques : « Le critique est un écrivain ». Il a par conséquent « droit à une parole », fût-elle indirecte78. Les Essais critiques permettent également de suivre l’autre versant de cette problématique qui nous ramène à la question du théorique-réflexif. Si le critique a droit à une parole, l’écrivain, lui, a droit à la critique, à la réflexion théorique. On comprend mieux dans cette perspective l’attachement de Barthes à la figure de Brecht, dont l’œuvre procéderait d’une exemplaire abolition de la « distinction mythique entre création et réflexion79 ».
Un autre prétendant à la succession de l’auteur sera le scientifique, soit par exemple le sémioticien tel que le définit Julia Kristeva pour le distinguer du sémiologue et du linguiste. Le sémioticien est non seulement linguiste et mathématicien, il est aussi écrivain. Il est celui qui découvre, en même temps que l’écrivain, les schémas et les combinaisons des discours qui se font. Il se définit par sa capacité d’identification avec celui qui produit, c’est-à-dire l’écrivain. À ce titre, il sera même capable d’anticiper la production de systèmes sémiotiques dans les langues naturelles, c’est-à-dire d’être en avance sur l’écrivain80. Là où était l’auteur doit advenir son avatar scientifique et critique, que Philippe Sollers appelle également de ses vœux dans les termes suivants : « Nous avons le droit d’exiger des écrivains une attitude critique et pratiquement scientifique vis-à-vis d’eux-mêmes, en rupture définitive avec l’individualisme du prétendu créateur de formes81. »
L’auteur s’efface donc non seulement derrière le lecteur critique, mais également derrière l’homme de science, et ceci d’autant plus que celui-ci s’intéresse non pas aux œuvres individuelles, difficiles à séparer de leur auteur, mais aux principes généraux, aux lois structurales du langage littéraire. Pilotée par la linguistique, la science de la littérature implique le sacrifice de l’auteur : « La science de la littérature érige celle-ci à la hauteur du mythe, qui est sans auteur », écrit encore Barthes82. Il suffit ensuite de faire repasser cette science du côté du ci-devant auteur pour que la boucle soit bouclée. Julia Kristeva évoque dans cette perspective une science attribuable au moins autant au critique qu’à l’auteur et qu’il faut concevoir comme une science de la structure : le mot d’ordre de la « mort de l’auteur » avait décidément toutes les chances de s’imposer dans la mouvance structuraliste. Rien de mieux en tout cas que la structure pour dissoudre l’auteur et pour le faire renaître en homme de science, en calculateur des effets de la structure. L’auteur n’est rien ni personne, mais une simple possibilité de permutation : « Il devient un anonymat, une absence, un blanc pour permettre à la structure d’exister comme telle83. » Là où il y avait le zéro de l’auteur, le il du personnage peut apparaître, écrit encore Kristeva. Et il le fait en vertu d’une science de la structure et de la permutation qui n’est pas plus attribuable à celui qui écrit qu’à celui qui lit, qui constitue en somme la commune relève de l’un et de l’autre. Cette position apparaît ainsi comme une synthèse du motif de la « disparition élocutoire du poëte » popularisée par Mallarmé, de sa reprise par Blanchot qui fait de la disparition du « je » et de sa renaissance en « il » impersonnel la clé du mécanisme de la fiction84 et enfin – ou déjà – de la théorie lacanienne d’un sujet identifié au jeu du signifiant85.
La science n’est jamais une bonne affaire pour l’auteur. Dans cette perspective, les origines de la « mort de l’auteur » sont à chercher non seulement dans une préhistoire française de la théorie, du côté de Mallarmé et de Blanchot, mais également du côté des formalistes russes, même si ceux-ci ne décrètent jamais explicitement la mort de l’auteur. Ils s’intéressent eux aussi à des principes généraux et (ré)activent notamment la question des genres littéraires qui, par définition, n’ont pas d’auteurs et sont transpersonnels. Dans cette perspective, la démarche poéticienne développée par Gérard Genette et d’autres est, elle aussi, parfaitement solidaire du motif de la disparition de l’auteur. On le vérifiera avec ses réflexions sur la question de l’architexte86, mais aussi avec certains de ses essais plus anciens. Je pense notamment ici à son intérêt très soutenu pour une conception borgésienne de la littérature qui érige bien celle-ci à la hauteur d’un mythe en faisant miroiter un seul auteur, intemporel et anonyme, auteur de toutes les œuvres du même coup soustraites à leur diachronie87 (c’est le fameux « sentiment œcuménique » de la littérature qui permet à Proust d’évoquer le « côté Dostoïevski de Madame de Sévigné »).
Tout cela fait beaucoup de coups portés à l’auteur, et encore, je n’en dresse pas la liste exhaustive. Mon propos est simplement de suggérer que dans la constellation théorique-réflexive qui nous intéresse ici, la mort de l’auteur a une indiscutable opérativité. Elle est inévitable, elle constitue une nécessité systémique, elle permet un (re)positionnement du critique ou du lecteur par rapport à l’œuvre qui doit être fondamentalement compris comme la mise en place d’un contre-pouvoir, comme une rupture avec l’ordre du discours (au sens où l’entend Foucault), comme une tentative de soustraire la littérature à ses coordonnées institutionnelles, ou plus généralement à la culture entendue comme tradition (bourgeoise). La mouvance théorique aura bien été dans cette perspective une pratique de la table rase, du tout est possible ici et maintenant, ou encore une pratique du déshéritage : on hérite d’un auteur, on déshérite d’un auteur mort. Et si elle a constitué un contre-pouvoir, on peut dire tout aussi bien, comme je l’ai déjà suggéré, qu’elle a voulu être un pouvoir absolu. Le lecteur-critique, déguisé en homme de science ou non, qui prend la place de l’auteur, prétend en effet le faire sans recourir à d’autre autorité que celle de sa propre parole (ou de sa propre « science de la structure ») dont le statut se confond avec celle de l’écrivain. Que la « mort de l’auteur » ait été mise en avant surtout par des commentateurs venus de l’horizon théorique ne doit donc rien au hasard. Il y a une solidarité conceptuelle réelle entre celle-ci et le redoublement réflexif impliqué par la position théorique : imagine-t-on Gustave Lanson et les siens se passionnant pour la mort de ceux qu’il leur revient d’immortaliser ?
Une dernière remarque : beaucoup de formulations relatives à la mort de l’auteur, notamment celles de Barthes, datent de sa période « structuraliste-scientifique ». Apparemment cela va de soi, mais il faut relever qu’un certain nombre de ces formulations programment d’emblée une rupture avec le scientisme auquel elles semblent faire allégeance. Globalement, l’histoire de la théorie littéraire aura beaucoup moins vu sortir l’auteur par la porte de la science que par celle de la « solitude de l’acte critique », apparemment plus séduisante, surtout après son réinvestissement par la psychanalyse. Là où était l’auteur, le commentateur peut donc advenir, pourvu désormais d’une voix et d’un coefficient de « solitude critique », certes prestigieux, mais qui reste heureusement la plupart du temps nettement plus bas que ceux affichés par les martyrs de l’espace littéraire (Kafka, Mallarmé, Artaud, Proust, etc.). Il suffit donc de suivre les variations sur le thème de la mort de l’auteur et, notamment, l’abandon de la détermination scientifique de cette « mort », pour avoir du même coup sous les yeux l’évolution qui précipite la théorie littéraire vers sa disparition, c’est-à-dire aussi vers une résurrection de l’auteur. À peine le décret de mort prononcé, une telle résurrection semble être devenue le rêve secret de tous les déshérités volontaires de la fonction-auteur.
Mort de l’auteur : modalités d’application
La mort de l’auteur a été affirmée de toutes les manières possibles, mais a-t-elle jamais été prouvée ? A-t-on jamais retrouvé le cadavre ? Le tombeau est désespérément vide, et compte tenu de la santé médiatique affichée par beaucoup d’auteurs autrefois énergiquement morts, on peut douter qu’ils y aient passé beaucoup de temps. En d’autres termes, il n’existe guère que des indices ou des preuves indirectes. La mort de l’auteur se réalise dans des produits dérivés qui permettent d’en maintenir la conjecture. Son opérativité exige elle-même un certain nombre d’opérations complémentaires et solidaires.
La première, la plus répandue, la plus simple et peut-être même la plus tautologique, consiste à faire disparaître l’auteur en le mettant au chômage technique ou en postulant chez celui-ci une grève de l’intention. Elle consiste à refuser à la « parole » de l’écrivain toute intentionnalité, cette parole étant en somme d’autant plus prestigieuse qu’elle ne veut rien dire (ou en termes derridiens : qu’elle n’est pas une parole) – mais on s’en charge à sa place. Ce n’est pas le moindre des paradoxes mais, pour la mouvance théorique-réflexive, il est fondateur. Il permet la redistribution des rôles de l’écrivain et du critique qu’on vient d’examiner. Tout se passe comme si on coupait à l’écrivain la parole au moment où on démontre l’irréductible spécificité de la littérature. L’autonomie du discours littéraire n’a finalement lieu que du côté de ceux qui se l’approprient, du côté de ceux dont le discours constitue une suppléance à une intentionnalité absente. Par définition, un auteur mort ne saurait avoir une intention, et réciproquement : s’il n’en a pas, il est juste bon à mourir88. Antoine Compagnon a décrit les apories théoriques du décret de non-intentionnalité de manière convaincante, en montrant notamment que beaucoup de ceux qui s’appuient sur une telle hypothèse jouaient en fait sur les mots (sens, signification, vouloir-dire, etc.) et qu’il est difficile, voire absurde, de considérer qu’un texte est produit en l’absence de la moindre intention89. On peut dire, par conséquent, que les opérations visant à accréditer la « mort de l’auteur » sont à mettre au compte des auteurs eux-mêmes, auxquels on prêtera ainsi sinon un instinct de mort, du moins une intention de mort. Ce sont des techniques, des procédés d’écriture particuliers dans lesquels la « mort de l’auteur » s’incarne.
Au niveau narratif ou romanesque, celle-ci passe par exemple par la déconstruction de la stabilité des personnages, que la critique traditionnelle a toujours considérés, sans doute à juste titre, comme des possibilités de représentation ou d’expression de l’auteur, comme ses porte-parole plus ou moins fiables. Un auteur qui ne se représente plus dans l’un ou l’autre de ses personnages, qui ne s’identifie plus à eux, n’est plus tout à fait un auteur, il est un auteur qui se sacrifie par avance, qui s’exclut du monde qu’il construit pour donner à celui-ci des apparences d’autonomie. On évoquera bien entendu dans cette perspective l’ensemble du Nouveau Roman, exemplaire tentative de désinvestissement du personnage par l’auteur – celui-ci privant celui-là d’identité, et réciproquement. Pionnière en matière d’anonymat du personnage, d’où on remontera à la disparition de l’auteur : Nathalie Sarraute, qui défend l’anonymat du personnage comme nécessité romanesque dès L’Ère du soupçon90. Plus généralement, et toujours dans le registre narratif, on peut également mentionner toutes les réductions, des récits de Blanchot à ceux du premier Sollers en passant par beaucoup d’autres, du personnage à un simple « je », ou à simple « il », ou encore à une oscillation entre les deux, bref, à une pure fonction grammaticale qui ne donne aucune identité stable à un personnage, ni par conséquent aucun moyen à l’auteur de revenir à son ancienne place. De tels dispositifs seront souvent explicitement valorisés, dans les textes de l’orbite Tel Quel, comme mise en acte (ou en scène) de l’assujettissement de l’auteur au symbolique, de sa dépendance par rapport aux lois de la syntaxe présentées comme déterminantes en ce qui concerne l’identité ou l’absence d’identité de l’auteur. Pour paraphraser Lacan, on dira alors que le pronom personnel, c’est ce qui représente l’auteur pour un autre pronom personnel. On peut aussi évoquer ici les très nombreuses variations sur le thème de personnages en quête d’auteur ou se retournant contre celui-ci : le filon pirandello-borgésien de la littérature en somme, qui fait miroiter l’autonomie de l’œuvre en y intégrant un auteur privé des privilèges de son autorité extérieure.
Ces techniques de « désidentification » se retrouvent également du côté de la poésie qui reste, aux côtés des anti-récits, le genre privilégié par la mouvance théorique-réflexive, conformément sans doute aux origines avant-gardistes de cette mouvance91. De façon très sommaire on dira que la mort de l’auteur est à repérer dans tout ce qui découple la pratique de la poésie des bases lyriques qui ont précisément permis au cours de la première moitié du XIXe siècle une des plus efficaces opérations de promotion de l’auteur. C’est Baudelaire commençant à défigurer le langage poétique92, Rimbaud rejouant à la vitesse V Lamartine et Hugo, puis surtout Mallarmé et Lautréamont, héros tutélaires d’une « révolution du langage poétique » radicalement anti-lyrique, dont Francis Ponge, Denis Roche ou Marcelin Pleynet seront les héritiers, parmi d’autres. Comme dans le cas du romanesque, la déstabilisation, voire la disparition du sujet de l’énoncé jouent un rôle majeur dans ce découplage.
Plus généralement encore, et indépendamment de toute considération générique, on dira qu’il y a solidarité entre le décret de la mort de l’auteur et l’ensemble des interrogations – c’est un véritable pain quotidien de la théorie – qui ont porté sur le statut du « sujet écrivant ». La mort de l’auteur se réalise ou se concrétise dans les nombreuses opérations théoriques ayant pour but de rendre le statut du sujet incertain, de problématiser le « qui parle ? », le rapport entre le sujet de l’énonciation et celui de l’énoncé, et partant le statut de l’auteur. Pourquoi s’est-on enthousiasmé pour les shifters jakobsoniens adoubés par Lacan (soit par exemple les pronoms personnels, ou d’autres mots qui ne prennent sens que par les coordonnées ou le contexte du message)93 ? Parce qu’ils mettent en place un effet de distanciation entre le sujet de l’énonciation et celui de l’énoncé, suggérant ainsi que, dans le cas de l’auteur (le sujet de l’énonciation), celui-ci n’est pas identifiable au sujet de l’énoncé, et donc tout aussi bien absent.
Il en va de même avec le « fading du sujet » cher à Barthes, qu’on peut définir comme un effet d’évanescence du sujet de l’énonciation (et partant de l’auteur) par lequel le texte advient dans sa pluralité et par conséquent dans son autonomie. Cette pluralité doit en effet toujours être imputée à un lecteur-scripteur prenant la place de l’auteur : « Plus l’origine de l’énonciation est irrepérable, plus le texte est pluriel. Dans le texte moderne, les voix sont traitées jusqu’au déni de tout repère : le discours, ou mieux encore, le langage parle, c’est tout94. » Le « fading du sujet », c’est bien la version barthésienne de la « disparition élocutoire du poëte » chère à Mallarmé : l’auteur cède l’initiative aux mots, et c’est finalement le langage lui-même qui parle. Ou plus exactement, c’est initialement que le langage parle, ce qui veut dire que le sujet (de l’énonciation comme de l’énoncé) vient après lui. Si Barthes ne le dit pas dans ces termes, d’autres l’affirment plus explicitement. Dans un article sur Dante, Philippe Sollers évoque par exemple le « recommencement sans fin d’un poème ou d’une langue anonyme », ainsi que la « naissance continue du scripteur à l’intérieur de cette langue adressée à quelqu’un de continuellement naissant95 ». La langue précède le scripteur (autre nom du ci-devant auteur ou, si l’on veut, ce qui en reste : la main, branchée directement sur l’anonymat de la langue), mais aussi le lecteur, qui est réinventé dans le même mouvement. Le corrélat de la mort de l’auteur sera toujours dans cette perspective le potentiel résurrectionnel du langage, soit sa capacité de faire advenir un sujet nouveau à la place d’un auteur disqualifié : « Le “je” qui vient alors au langage est celui, non pas de l’individu, mais du langage lui-même devenu autre et fêtant “sa rédemption dans l’apparence96” ».
Le « fading du sujet » est une notion d’autant plus essentielle chez Barthes qu’elle conduit également au cœur de sa fascination pour l’ironie (exemplairement celle de Flaubert). Celle-ci consiste minimalement dans le découplage du sujet de l’énonciation et de l’énoncé, l’un faisant comprendre qu’il ne pense pas comme l’autre. La mort de l’auteur correspond clairement, chez Barthes du moins, non seulement à une volonté d’en finir avec la propriété, mais également à un rêve d’inassignabilité et d’irresponsabilité : « Comment forcer le mur de l’énonciation, le mur de l’origine, le mur de la propriété », demande-t-il un peu plus loin dans le même livre, dans un passage justement consacré à l’ironie et à la parodie97. Rien de plus logique dans cette perspective que le fameux « Tout ceci doit être considéré comme écrit par un personnage de fiction », autre version du « fading du sujet » et surtout épigraphe, de surcroît manuscrite, du Roland Barthes par lui-même98. De ce livre, on peut dire dans cette perspective qu’il opère un retour dénié ou honteux de l’auteur, mais inversement aussi qu’il en systématise d’autant plus l’inassignabilité qu’il le divise en une première et une troisième personne.
À l’affût de traces de la mort de l’auteur, la mouvance théorique aura beaucoup spéculé, toutes tendances confondues, sur le « qui parle (dans un texte littéraire) ? », en s’ingéniant en somme à ne pas trouver de réponse satisfaisante ou simple à une telle question, et en transformant à l’occasion, surtout dans ses versions derridiennes, le « qui parle ? » en un « qui signe ? ». Toute la question de l’impropriété du nom propre est à mettre en rapport avec celle de la mort de l’auteur (comment imaginer un auteur sans nom propre ?). Les essais de Derrida sur Genet ou Ponge vont donner toute son ampleur à cette problématique99 et susciter de multiples reprises et variantes, surtout aux États-Unis, où le dépistage de l’absence d’auteur comme la disqualification de la notion même de sujet de l’énonciation tiendront lieu pendant un certain temps de figures imposées100. On remarquera encore à ce propos qu’antérieurement aux deux essais qu’on vient de mentionner, Derrida articule déjà la question de la signature avec celle de l’énonciation, dans un texte qui programme la fameuse querelle engagée quelques années plus tard avec John Searle101. Un acte illocutoire ou performatif, qui ne saurait se passer d’un sujet effectuant l’acte, peut toujours n’être qu’une citation et par conséquent il l’est toujours, pourrait-on dire pour résumer la position de Derrida qui, dans la foulée, peut ainsi jeter le sujet de l’énonciation (et l’auteur qui signe) avec le bain de la pragmatique.
On pourrait dire encore que si l’auteur a autant tendance à mourir, c’est avant tout parce qu’il n’est jamais identique à lui-même, parce qu’il est toujours un autre (c’est le paradoxe de l’épigraphe du Roland Barthes par lui-même évoquant un personnage de roman). L’auteur est mort, vive l’autre (et parfois l’Autre). Dans cette perspective, c’est toute la problématique de l’intertextualité développée par Julia Kristeva qui vient soutenir ou concrétiser le postulat de la mort de l’auteur. Compte tenu de l’enthousiasme avec lequel l’université néo-positiviste s’est approprié le terme pour le mettre au service de la néo-critique des sources, on a un peu de peine à réaliser aujourd’hui qu’il n’y a pas si longtemps, l’intertextualité a été une machine de guerre contre le dogme bourgeois de l’expression102. Cette machine porte par ailleurs la marque de fabrication de Bakhtine, qui est aux formalistes russes ce que les « poststructuralistes » sont aux structuralistes : c’est-à-dire celui qui, tout en reconnaissant la spécificité et l’autonomie du discours littéraire, le rebranche sur un dehors, en l’occurrence essentiellement social. Bakhtine opère une brèche dans la clôture formaliste en développant des notions comme la polyphonie, le dialogique ou encore l’hétérologie, qui sont toutes au service d’une conception pluralisée, socialisée et intersubjective de la communication, littéraire ou non. Qui parle ? Jamais moi, ou plus exactement jamais seulement moi. Il y a toujours dans ma voix et dans ce que j’écris d’autres voix, d’autres qui parlent ou d’autres qui ont écrit avant moi. Des décennies avant que la mort de l’auteur ne connaisse ses heures de gloire françaises puis américaines, Bakhtine aura ainsi déjà programmé la dissolution de l’auteur par la polyphonie : je est non seulement un autre (ce qui ne fait pas beaucoup, en somme), mais plusieurs autres103.
Il convient d’insister sur l’ambiguïté de l’effet Bakhtine, dont la mouvance théorique aura attendu deux services contradictoires : d’une part, une justification (de plus) du congé donné à l’auteur, puisque celui-ci ne serait plus que le relais des innombrables voix qui l’ont précédé et, d’autre part, une réouverture du texte sur un hors-texte (social, idéologique) qui remet en cause l’autonomie de la littérature impliquée dans le premier terme de l’alternative. Et on remarquera à ce sujet que l’intérêt du collectif Change pour la question de la traduction constitue une tentative de dépasser cette ambiguïté, d’articuler théoriquement les différents plans définis par Bakhtine. La réflexion menée par Change sur ce point, centrale à partir de 1973, confère en effet à l’auteur une fonction de traducteur : d’une langue à l’autre bien sûr, mais aussi à l’intérieur d’une même langue, conformément aux principes de la grammaire générative, et enfin du hors-texte au texte. Si l’auteur est mort, ce n’est pas parce qu’il doit céder l’initiative aux mots qui mèneraient ainsi leur propre vie, mais c’est parce qu’il est un principe de traduction généralisée, parce qu’il est un transformateur, le principe actif ou dynamique en somme de ce que le collectif Change tente de théoriser à partir de la grammaire générative-transformationnelle de Chomsky104.
Relevons enfin, puisque Lacan a été évoqué ci-dessus via les shifters de Jakobson, que toutes les questions qui se disposent autour du motif de la mort de l’auteur constituent la clé – ou du moins une des clés – du succès de la psychanalyse dans le champ de la théorie littéraire. Car ce succès, c’est non seulement celui d’une méthode d’interprétation, utilisée comme telle avant la montée en puissance de la théorie littéraire (par exemple par Charles Mauron, ou plus subtilement par Marthe Robert ou Jean Starobinski105, etc.), mais également celui d’une radicalisation ou d’un approfondissement théorique portant notamment sur le problème du sujet de l’énonciation, sur le « qui parle ? ». Entre l’idée que dans un texte, c’est le langage lui-même qui parle, attribuable à Mallarmé, mais aussi à Heidegger106, puis reprise par de nombreux théoriciens (dont Barthes et Sollers évoqués ci-dessus), et les positions de Lacan (« Le signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant » ; « L’inconscient est structuré comme un langage », etc.), il existe une complicité d’autant plus objective que Lacan a lui aussi lu Heidegger de très près, comme n’ont pas manqué de le relever quelques douzaines de commentateurs sagaces. En cédant l’initiative aux mots (selon la formule de Mallarmé), le poète la cède en somme du même coup à l’inconscient, qui se manifeste dans le glissement d’un mot à l’autre, d’un signifiant à l’autre.
L’inconscient roule ainsi pour la mort de l’auteur et inversement. On peut même se demander quelle aurait été la fortune de la « mort de l’auteur » s’il n’y avait pas eu l’inconscient pour lui (re)donner vie, pour réinjecter malgré tout un sens, une intention (un désir inconscient) permettant de sortir de l’aporie de la disqualification de toute intention. La psychanalyse apparaît ainsi comme la seule technique ou science de l’interprétation – la seule herméneutique – disposant d’une réassurance théorique intégrée en matière de mort de l’auteur. Elle est une procédure imparable de disqualification du sujet conscient et de son « vouloir dire », et en même temps elle restitue, à un autre niveau, quelque chose comme une intention, un projet, une cohérence – celle d’un inconscient. Son branchement sur la mort de l’auteur aura eu des effets déflagrants. Il permet en effet de combiner la thèse de l’autonomie de la littérature – puisque l’inconscient est (structuré comme) un langage – avec une « anthropologisation » maximale. Expérience du langage et de la mort de l’auteur, la littérature est du même coup le lieu où le sujet se retourne sur les fondements de sa propre subjectivité, où il fait, via la chora sémiotique de Julia Kristeva par exemple, l’expérience de sa non-existence antérieure, où il est confronté à son propre procès, toujours selon l’expression de J. Kristeva107.
On notera pour conclure que c’est en particulier sur ce point que portent les divergences entre les versions lacaniennes et derridiennes de la théorie littéraire. Conformément à leur goût pour l’aporie et l’indécidabilité, les derridiens reprochent aux lacaniens de restituer un sujet (inconscient) et partant tout un régime métaphysique de la vérité108. Inversement, une des principales critiques adressée par Julia Kristeva à la déconstruction derridienne porte précisément sur une différence d’investissement de la place du mort : en vouant celle-ci au « neutre » (à l’indécidable, à un « ni l’un ni l’autre » indéfiniment contradictoire), Derrida, mais aussi Blanchot avant lui, se contenteraient de tirer une rente de situation sur la négativité de cette place, alors que l’approche de J. Kristeva a pour but d’en saisir la productivité dans le registre du sémiotique (de la formation de la subjectivité)109.
Au service de l’autonomie et de la spécificité de la chose littéraire, toutes les théories littéraires auront plus ou moins intégré le paramètre de la mort de l’auteur, mais c’est surtout dans l’art de l’enterrer ou d’en entretenir la tombe qu’elles se distinguent les unes des autres.
Le Démon de la théorie, op. cit.
M. Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955. Dans un rapide préambule à cet essai, Blanchot écrit que tout livre, même fragmentaire, a un centre qui l’attire, et que dans ce cas précis, le centre est constitué par les pages intitulées Le regard d’Orphée (p. 5). Tout l’espace littéraire s’écrirait donc sous le signe d’Orphée dont le mythe est interprété comme celui de l’essentielle séparation et inaccessibilité de la littérature. On pourrait suivre également le motif de la séparation dans ses essais plus récents, et plus particulièrement dans L’Amitié (Paris, Gallimard, 1971). Exactement au centre de ce recueil, on trouve une page consacrée à Mallarmé, intitulée « Par une division violente », avec laquelle c’est bien la traditionnelle distinction, au départ romantique, entre langage courant et langage poétique qui est surexposée et endossée par Blanchot – il vaut la peine d’en citer le début : « Par une division violente, Mallarmé a séparé le langage en deux formes presque sans rapport, l’une la langue brute, l’autre le langage essentiel » (p. 171). La « division violente », c’est la scène primitive de la théorie littéraire. Relevons encore qu’à la position du « dernier gardien » de l’essence de la littérature répond dans l’œuvre narrative de Blanchot une thématique insistante du dernier homme (c’est même le titre d’un de ses récits).
On peut penser ici notamment aux théorisations rivales, à partir de 1968, du groupe Tel Quel d’une part (et plus particulièrement aux positions développées par Julia Kristeva), et du collectif Change d’autre part. Des deux côtés, le théorique cède le pas à une réflexion sur les rapports entre poésie, idéologie, politique, révolution, etc. Mais en même temps, on continue dans cette constellation à imaginer une révolution dans et par le langage poétique, ou une révolution impliquant de façon privilégiée le poétique. Ni avec Tel Quel, ni avec Change, la réouverture du poétique sur le politique n’implique l’abandon de la thèse de l’autonomie du langage poétique, ou de celle de son efficacité symbolique singulière.
J’utilise le terme d’absolu en hommage et en référence à l’ouvrage de Philippe Lacoue-Labarthe et de Jean-Luc Nancy L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand (Paris, Seuil, 1978, coll. « Poétique »), un des classiques de la mouvance théorique-réflexive, consacré précisément aux origines, romantiques et allemandes (Iéna), de la constitution de la littérature en un champ autonome.
La Littérature en péril, op. cit., p. 42 sq.
Outre L’Absolu littéraire déjà mentionné, on consultera sur ce point un ouvrage plus ancien de Tzvetan Todorov : Théories du symbole, Paris, Seuil, 1977, coll. « Poétique », notamment pour prendre la mesure du rôle joué par le déclin de la rhétorique classique dans l’émergence d’un champ littéraire autonome ; sur l’apport spécifique du romantisme, voir aussi Jean-Marie Schaeffer, La Naissance de la littérature. La théorie esthétique du romantisme allemand, Paris, Presse de l’École normale supérieure, 1983.
Crise de vers, Œuvres complètes, op. cit., p. 368.
Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992. Le terme d’« autonomie » a pris une autre signification depuis les propositions de Pierre Bourdieu, qui rangerait sans doute l’autonomie imaginée ou imaginaire évoquée ci-dessus dans la catégorie des croyances. L’autonomie de la littérature impliquée par la posture théorique ne recoupe pas exactement celle par laquelle la littérature se constitue, selon la terminologie de Bourdieu, en un champ. Celui-ci n’est que relativement autonome et en tout cas observable dans une perspective sociologique (contrairement par exemple à l’« espace littéraire » tel que le décrit Blanchot). D’une autonomie l’autre, donc : la distinction s’impose d’ailleurs de façon évidente à cause des différences de timing de l’une et de l’autre. L’autonomie esthétique est posée dès le XVIIIe siècle, celle du champ littéraire se constitue, selon Bourdieu, dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Crise de vers, in Œuvres complètes, op. cit., p. 368.
Précisons : contrairement à ce que peut faire croire son succès sur cette question, Sartre n’est pas l’inventeur de la notion d’engagement de l’écrivain, qui hante déjà de nombreux débats littéraires de l’entre-deux-guerres. Il n’a jamais non plus défendu le réalisme socialiste, et beaucoup d’écrivains, à commencer par Louis Aragon, pas vraiment non plus, du moins lorsqu’il s’agit de ses propres options esthétiques.
Autre condition nécessaire – et c’est encore un domaine où il existe d’importantes différences entre les cultures nationales concernées –, la concurrence typiquement française entre la légitimité académique de l’intellectuel et sa légitimité éditoriale, entre la Sorbonne et Gallimard, pour aller vite. Il n’est pas sûr que la mouvance théorique eût pu se développer en France comme elle l’a fait si l’Université y avait disposé, comme c’est (plus) le cas ailleurs, d’un monopole en matière d’autorité intellectuelle. Plus que dans d’autres pays, l’histoire de la théorie a été en France une histoire d’auteurs et de noms propres. C’est aussi cela qui lui donne sa dimension polémique et même politique. Les universitaires allemands ou américains ne sont pas des auteurs au même titre qu’un Roland Barthes, un Michel Foucault, qui sont pourtant aussi des universitaires, ou a fortiori un Philippe Sollers. Du même coup, la question de l’engagement politique, indissociable en France des paramètres imposés par Sartre, se pose pour eux dans des termes très différents.
L’exception qui confirme la règle serait celle du destin américain de la French Theory, certes massivement présente dans les universités, mais également dans certains milieux culturels d’avant-garde. On précisera cependant que là où cette jonction s’est faite, c’était beaucoup plus au nom de Deleuze, Baudrillard ou du dernier Foucault plutôt qu’au nom de Barthes, de Derrida et des subtilités de l’analyse textuelle. Dans sa dimension proprement littéraire, le théorique est resté relativement peu concerné par un tel transfert. Je renvoie sur ce point à l’indispensable French Theory de François Cusset, Paris, La Découverte, 2003.
Défigurations du langage poétique, Paris, Flammarion, 1979.
Semeiotiké. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, p. 58-59. Sur l’histoire de Tel Quel, on consultera l’incontournable livre de Philippe Forest, Histoire de Tel Quel, Paris, Seuil, 1995. L’évolution de Tel Quel au cours des années 1960, qui est au moment de sa fondation en 1960 une revue encore relativement classique dont le modèle est plutôt la NRF que Les Temps modernes de Sartre, constitue à elle seule une sorte d’accéléré de l’histoire de la radicalisation de l’autonomie de la littérature et du développement de son spin-off théorique.
« Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications, 8, 1966. Dans cet article, Barthes développe l’hypothèse qu’il existe une langue du récit, une langue par conséquent commune à tous les récits, qu’il revient à l’analyse structurale, autant dire à la théorie envisagée comme un métalangage en principe parfait, de décrire.
Critique et Vérité, Paris, Seuil, 1966.
« Concevoir dans sa spécificité la philosophie de Marx est donc concevoir l’essence du mouvement même par lequel est produite sa connaissance ou concevoir la connaissance comme production » (Lire le capital, op. cit., p. 31). Cette production implique également une redéfinition de la vision, elle remet en cause le champ de la représentation, un terme appelé lui aussi à jouer un rôle central dans la théorie littéraire (voir ci-dessous chap. 3) : « À la lettre ce n’est plus l’œil (l’œil de l’esprit) d’un sujet qui voit ce qui existe dans le champ défini par une problématique théorique : c’est ce champ lui-même qui se voit dans les objets ou les problèmes qu’il définit, – la vue n’étant que la réflexion nécessaire du champ sur ses objets » (ibid., p. 19). La disqualification du visible, qui est au contraire la clé de voûte de tout réalisme, est là encore évidente, comme sur ce point l’influence de la théorie lacanienne du spéculaire et de l’imaginaire. Rien d’étonnant donc si Lacan a fini par servir de réassurance théorique à un certain nombre de revenants de l’althusséro-maoïsme.
Op. cit., p. 64.
Critique et Vérité, op. cit., p. 13. On notera la proximité de cette perspective sur le théorique et ses effets de subversion institutionnelle avec la problématique de l’ordre du discours telle que la formalisera un peu plus tard Michel Foucault dans L’Ordre du discours (Paris, Gallimard, 1971). Il faudrait relire l’ensemble de ce que Foucault écrit dans les années 1960 sur la littérature ou sur tel écrivain à la lumière rétroactive de l’intérêt de plus en plus exclusif qu’il porte à partir de 1970 aux mécanismes du pouvoir, ne serait-ce que pour prendre la mesure de son intérêt pour les questions littéraires, souvent considérées comme marginales dans son œuvre.
Logiquement, la critique du théorique entraîne donc également celle de la réflexivité. On le vérifiera notamment et a contrario avec les propositions « déthéorisantes » de Change déjà évoquées, qui impliquent une critique systématique de la réflexivité, un amendement qui a la signification d’une réouverture du texte sur un « hors-texte », formulé par exemple dans les termes suivants sous la plume de Jacques Roubaud : « La littérature parle du langage en parlant d’autre chose, ne parle d’autre chose qu’en parlant du langage ; indissolublement […]. Et ceci sépare nécessairement la littérature de la science du langage ; la littérature de la science de la littérature […] en dépit des grands rêves réducteurs » (« Quelques thèses sur la Poétique », Change n° 6, « La poétique. La mémoire », 1970, p. 10-11). La langue littéraire ne se réduit pas au langage (ni par conséquent à la réflexivité). Elle est, selon Change, traversée entre autres choses par les formes que sont le désir, les idéologies et la métrique, trois notions clés souvent problématisées dans les articles du collectif.
L’imaginaire de la production textuelle, ou plus exactement celui de la mise en scène de cette production, domine la période la plus « théorique » de l’histoire de Tel Quel, dont Théorie d’ensemble (op. cit.) sera précisément la synthèse. Sur le versant pratique, il s’incarne notamment dans les « romans textuels » de Philippe Sollers comme Drame (Paris, Seuil, 1965) ou Nombres (Paris, Seuil, 1966), conçus comme un processus de remontée vers l’origine du sens (voir également à ce sujet Philippe Forest, Histoire de Tel Quel, op. cit., p. 230 sq.).
Ce renversement a été mis en avant à propos d’un certain nombre de nouveaux romans, ou plus exactement de « nouveaux nouveaux romans » : La Bataille de Pharsale de Claude Simon est une bataille de la phrase, nul n’est censé l’ignorer, et La Prise de Constantinople de Jean Ricardou se renverse en prose de Constantinople. C’est d’ailleurs Jean Ricardou lui-même qui s’est fait l’impressionnant théoricien de ce phénomène (voir, par exemple, « Naissance d’une fiction », in Nouveau Roman : hier, aujourd’hui (vol. II), U.G.E., coll. 10/18, 1972, p. 379-417 ; ou « La bataille de la phrase », in Pour une théorie du nouveau roman, Paris, Seuil, 1971, p. 118-158).
Exemple « classique » évoqué à ce propos : Le Sonnet en yx (Ses purs ongles très haut…), Œuvres complètes, op. cit., p. 68.
Le Récit spéculaire, op. cit.
Situations II, op. cit.
Paris, Seuil, 1953.
Ibid., p. 107.
S/Z, Paris, Seuil, 1970.
Le théorique ne s’est jamais véritablement imposé en France, ni dans les universités ni ailleurs. C’est sans doute paradoxalement la raison pour laquelle, selon Todorov (La Littérature en péril, op. cit.), il fait aujourd’hui autant de dégâts dans l’enseignement secondaire : parce qu’il y est imposé comme une « méthode » et qu’en tant que tel il est coupé de sa vraie signification d’engagement pour l’autonomie de la littérature, combat idéologique mené des années 1960 aux années 1980. On peut supposer que des professeurs de français qui initient leurs élèves aux charmes de la mise en abyme ou aux subtilités des préfixes grecs via Le Discours du récit de Gérard Genette, comme si c’était le fin du fin, doivent les impressionner à peu près autant que s’ils tentaient de leur faire prendre parti dans les disputes d’autrefois entre nestoriens et monophysites.
Les grandes étapes et œuvres du New Criticism sont : Cleanth Brooks et Robert Penn Warren, Understanding Poetry, 1938, puis surtout René Welleck et Austin Warren, The Theory of Literature, Harcourt Brace & Company, Orlando (Fl.), 1949. Dans une optique plutôt proto-structuraliste, on mentionnera également Northrop Frye, Anatomy of Criticism, Princeton University Press, Princeton (NJ), 1957. Le New Criticism conçoit l’œuvre littéraire comme une totalité organique intransitive échappant à l’ordre de la communication et de la signification, pour dire les choses très vite. Il est ainsi sur la même longueur d’onde que le structuralisme encore à venir, notamment en ce qui concerne la critique de l’illusion référentielle et de l’illusion biographique (liée à la valorisation de l’intention de l’auteur). Sur le contexte institutionnel et culturel qui en favorise la montée en puissance avec au moins vingt ans d’avance sur la mouvance structuraliste en France, on consultera les remarques très pertinentes de François Cusset, French Theory, op. cit., p. 57-63. Je proposerai cependant une explication un peu différente des raisons du succès du New Criticism. Si F. Cusset a raison d’interpréter celui-ci comme une réaction « autonomiste » contre le développement d’une culture de masse et de communication, il me semble en revanche qu’y voir un transfert sur la littérature de la fonction identitaire-nationale exercée en France par l’histoire n’est pas convaincant : d’abord parce que la littérature – ou plus exactement l’histoire littéraire – joue également ce rôle en France, et même beaucoup plus qu’aux États-Unis, et ensuite parce que, justement, l’enseignement de la littérature dans les universités américaines n’a jamais été, comme en Europe, au service de la monumentalisation inhérente à la constitution des cultures nationales européennes. C’est donc parce que l’enseignement de la littérature échappe largement aux impératifs de la culture nationale qu’une culture théorique de réflexion sur la littérature peut se développer.
Voir « The Return to Philology », The Resistance to Theory, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1986, p. 21-26.
Allegories of Reading, New Haven, Yale University Press, 1979. Voir aussi, du même auteur et dans la même perspective, Blindness and Insight. Essais in the Rhetoric of Contemporary Criticism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1983.
Ce n’est pas tout à fait une coïncidence si ce programme tient ainsi dans le renversement du titre donné en français à l’ouvrage inaugural de J.-L. Austin (Quand dire c’est faire/How to do things with words) : la déconstruction n’a cessé de s’en prendre aux présupposés de la pragmatique ou, si on préfère, à ceux d’une rhétorique non contradictoire. J’en veux notamment pour preuve le retentissement qu’a eu aux États-Unis la passe d’armes, sur ce même sujet de la pragmatique, entre John Searle et Jacques Derrida, qui semble sortir pour la circonstance une artillerie légèrement disproportionnée par rapport aux attaques de Searle (voir Limited Inc., Paris, Galilée, 1990).
The Resistance to Theory, op. cit.
Le double jeu ainsi mené par rapport à la question de l’autorité, qui vit de sa propre contestation, est particulièrement insistant, à la façon d’un symptôme, dans le numéro d’hommage que les Yale French Studies consacrent en 1985 à Paul de Man, décédé en 1984 (Yale French Studies, 69 : « The Lessons of Paul de Man »). Florilège : « Je voudrais évoquer non pas le pouvoir de De Man comme enseignant ou comme écrivain, mais l’extraordinaire autorité intellectuelle qu’il exerçait sur ses amis et collègues, ou du moins sur moi. Paul de Man n’aimait pas des mots comme “pouvoir”, “force” ou “autorité”, en particulier lorsqu’ils se rapportaient au monde universitaire » (J. Hillis Miller, p. 3, c’est-à-dire en ouverture du numéro, je traduis) ; « Paul rejetait sa propre autorité, mais personne n’avait plus d’autorité que lui. Il ne cherchait aucun leadership, mais il était naturellement un leader intellectuel et un guide humain » (Shoshanna Felman, p. 8, je traduis) ; « Il n’a jamais cherché à être suivi ; les gens l’ont suivi en masse. Il était ironique par rapport à l’idée d’école. Ses disciples se trouvent partout dans le pays » (Barbara Johnson, p. 10, je traduis) ; « Nous voulions lui attribuer une autorité égale au savoir qu’il nous a transmis, une autorité dont il s’est toujours détaché, avec un haussement d’épaules » (Ellen Burt, p. 12, je traduis).
Critique et Vérité, op. cit., p. 14.
Crise de vers, op. cit., p. 366.
La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949.
« La mort de l’auteur » (1968), Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984.
« Qu’est-ce qu’un auteur » (1969), Dits et Écrits, Paris, Gallimard, 1994.
Foucault, rappelons-le, parle dans cette perspective, qui est déjà celle qu’il systématise un peu plus tard avec L’Ordre du discours (op. cit.), d’une fonction-auteur qui se développe avec l’invention de l’imprimerie, pour des raisons non seulement économiques (c’est toute la question des droits d’auteur), mais également pénales (c’est la nécessité d’une assignation de l’auteur, de sa responsabilité, incontournable dans le cadre d’un ordre ou d’un contrôle des discours par le pouvoir).
Critique et Vérité, op. cit., p. 38.
Ibid., p. 46.
Ibid., p. 47.
Ibid., p. 48.
Ibid., p. 52.
Essais critiques, op. cit., p. 9-10.
Ibid., p. 259.
Semeiotiké. Recherches pour une sémanalyse, op. cit., p. 59.
Logiques, Paris, Seuil, 1968, p. 233.
Critique et Vérité, op. cit., p. 59.
Semeiotiké. Recherches pour une sémanalyse, op. cit., p. 156.
L’Espace littéraire, op. cit., en particulier p. 17. Voir aussi L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 556 sq.
Semeiotiké, op. cit., p. 157-158. Vont également dans ce sens, mais avec le recours à la science en moins, les formulations proposées à la même époque par Michel Foucault, notamment dans sa contribution à Théorie d’ensemble de Tel Quel (op. cit.). Foucault insiste notamment sur l’effacement de tout nom propre, « simple référence dans un langage commencé depuis toujours » (p. 22) et sur la disparition de la subjectivité dans un recul de l’origine opérée par le langage de la fiction (p. 24).
Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, 1979 et Fiction et Diction, Paris, Seuil, 1991.
Figures I, Seuil, 1966, p. 123 sq.
Le Démon de la théorie, op. cit., p. 47-99.
Paris, Gallimard, 1950.
Des dadaïstes aux situationnistes en passant par les surréalistes et justement Tel Quel, l’avant-garde a toujours résisté au roman et privilégié la poésie, dût-elle passer dans la vie quotidienne ou dans la révolution, selon le vœu des situationnistes. Dans le cas de la mouvance théorique des années 1960 à 1980, ce privilège est lié au fait que celle-ci valorise le langage en tant que tel. La poésie est plus directement une « pratique signifiante » que le roman, discours toujours déjà codé. Elle est donc plus directement un principe de contre-pouvoir, voire un principe souverain de subjectivation. C’est aussi la raison pour laquelle les récits privilégiés par la mouvance théorique sont ceux qui brouillent le discours romanesque dans sa transparence, qui le tirent du côté de la poésie, du « travail de la langue » : on pense à Dante, à Proust, à Joyce, à Raymond Roussel, ou encore à Leiris dans le registre autobiographique.
S/Z, op. cit., p. 48.
Logiques, op. cit., p. 47.
Ibid., p. 65.
S/Z, op. cit., p. 52. Le mur de l’origine et de la propriété : malgré des formulations un peu différentes, Barthes est ainsi toujours en phase non seulement avec la mort de l’auteur, mais aussi avec les réflexions de Foucault sur les raisons de l’émergence de l’auteur, économiques mais aussi juridiques : Flaubert, prince de l’ironie, a justement failli payer pour savoir de quoi il en retourne. Le rêve d’inassignabilité de Barthes, c’est le cauchemar de Pinard.
Voir Glas, Paris, Galilée, 1974 et Signéponge, Paris, Seuil, 1988.
Indice de cette vogue, l’Université de Californie à Berkeley publie depuis plus de vingt ans une revue intitulée Qui parle ? (en français dans le titre).
Voir par exemple « Le mot, le dialogue et le roman », Semeiotiké, op. cit., p. 143-173. Le recyclage du concept d’intertextualité par la critique des sources est bien l’ironique symptôme du retour d’une logique de l’appropriation. Quand la question est « qui doit quoi à qui ? », l’auteur est décidément de retour pour faire valoir, au moins par procuration académique, ses droits à la propriété intellectuelle.
Cf. Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine : Le Principe dialogique, Paris, Seuil, 1981. Rappelons à ce sujet que Bakhtine est lui-même un auteur qui aura fait, plus que d’autres, l’expérience de sa disparition, l’expérience de son « devenir-autre ». On lui attribue aujourd’hui un certain nombre de textes qui ont été signés par des collaborateurs ou des disciples, dans un contexte politique (stalinien) où Bakhtine, par ailleurs exilé, est obligé de faire de la corde raide, de calculer de façon très prudente ce qu’il lui est possible d’écrire. C’était sans doute le bon moment pour sinon inventer la mort de l’auteur du moins faire un peu le mort.
Marthe Robert, Roman des origines, origines du roman, Paris, 1972, Jean Starobinski, L’Œil vivant II, La relation critique, Paris, Gallimard, 1970.
On s’en convaincra en relisant Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, traduit de l’allemand par Jean Beaufret, Wolfgang Brokmeier et François Fédier (1959). Heidegger y multiplie les formules suggérant que le « qui parle » renvoie au langage, antérieurement à tout sujet de l’énonciation : « La parole est parlante » (p. 15) ; « Nous ne pourrions dès lors dire : c’est l’homme qui parle – car cela veut dire : c’est la parole qui fait l’homme, qui le rend homme. Dans une telle pensée, l’homme serait un produit de la parole […] » (p. 16).
La Révolution du langage poétique, Paris, Seuil, 1974, p. 17-100.
Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Le Titre de la lettre, Paris, Galilée, 1973 ; J. Derrida, « Le facteur de la vérité », Poétique, 21, version augmentée dans La Carte postale, Paris, Flammarion, 1980 ; sur la dispute « au sommet » entre Lacan et Derrida, voir aussi la très utile mise au point de Barbara Johnson, The Critical Difference, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1980, p. 110-145.
La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 128-134.