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La théorie littéraire au service de la révolution

L’horizon révolutionnaire

Si la théorie littéraire s’était contentée d’être un parti pris en faveur de l’autonomie de la littérature, si elle n’avait eu d’autre ambition que de soustraire celle-ci aux instrumentalisations idéologiques ou institutionnelles qu’on vient d’évoquer, elle ne serait sans doute pas devenue le phénomène qu’elle a été. Il est probable qu’elle n’aurait pas bénéficié de l’aura politique qui a été la sienne au cours des années 1960 et 1970. De fait, ce sont les versions les plus formalistes de la théorie littéraire, c’est-à-dire celles qui se sont tenues au plus près de l’identification formelle de la littérarité, selon le terme de Jakobson, qui auront été les moins performantes politiquement. Tous ne se sont pas passionnés pour la théorie littéraire afin de la mettre au service de la révolution, mais progressivement ceux qui accrochent le wagon de la théorie au train des utopies révolutionnaires montées en puissance vers la fin des années 1960 vont occuper le devant de la scène. Dans cette perspective, l’histoire de la théorie littéraire est celle d’une radicalisation qui la conduira finalement à se retourner contre elle-même, à se dissoudre et à disparaître, du moins en tant que combat intellectuel. Elle se survivra, mais à l’écart de l’actualité politique et culturelle, comme un faisceau de disciplines académiques telles que la sémiotique, la sémiologie, la poétique, ou même la rhétorique qui reprendra également du service1.

Les années 1950 et la première partie des années 1960 sont caractérisées en France par une sorte de front commun en faveur de l’autonomie de la littérature, qui trouve refuge à l’enseigne du structuralisme et de ses produits dérivés, mais aussi à l’enseigne de l’herméneutique, de la critique thématique ou des travaux d’écrivains-théoriciens comme Maurice Blanchot, Alain Robbe-Grillet ou Michel Butor. Ce front, assez hétérogène lorsqu’on y regarde de près, tient d’abord par ce à quoi il s’oppose : l’instrumentalisation politique de la littérature par les idéologies de la gauche officielle, beaucoup plus pesante en France que dans d’autres pays européens, raison pour laquelle le statut de la littérature est loin d’y être un enjeu politique comparable. On imagine mal qu’un Nouveau Roman eût été possible et surtout important en Angleterre ou aux États-Unis, mais c’est parce qu’un Sartre et a fortiori un Aragon y eussent été tout aussi improbables.

Le front tient aussi parce qu’au regard des valeurs culturelles considérées comme de droite, en particulier l’érudition nécessaire au mandarinat des historiens de la littérature, il a représenté une alternative incontestablement démocratique et donc en phase avec une population étudiante prise dans le tourbillon du développement des universités de masse. C’est un aspect de la mouvance structuraliste qui a été trop peu souligné : avant puis, surtout, après les événements de Mai 68, soit au moment du réinvestissement maximal de l’énergie politique dans le champ culturel, cette mouvance est indissociable de la démocratisation des universités. Jamais l’accès à la critique littéraire universitaire n’aura été aussi facile. Il ne dépend plus alors d’une érudition élitaire, mais de la connaissance d’un certain nombre de règles ou de « théorèmes » linguistiques que la théorie met à la disposition de tous – c’est un de ses rôles les plus essentiels. À un autre niveau, il est favorisé par la possibilité de lectures « internes » ou immanentes plutôt qu’externes et érudites : c’est une des raisons – sinon la raison principale – pour lesquelles les critiques « thématiques », comme Jean-Pierre Richard par exemple, ont été associés à la mouvance théorique. Le passage du mandarinat, typiquement français, de l’historien de la littérature au théoricien (post)structuraliste, c’est un peu la même chose que la conversion, d’ailleurs contemporaine, de la haute couture au prêt-à-porter2.

Ce front va cependant se défaire progressivement et laisser place en quelques années – entre 1965 et 1975, pour aller vite – à de nouveaux clivages et à de nouvelles hiérarchies dans le champ du théorique comme dans celui de la littérature elle-même. Les recherches purement formelles ou linguistiques, dont l’horizon est la mise en place de « grammaires du texte » de plus en plus sophistiquées, vont peu à peu s’effacer derrière d’autres discours convoquant copieusement le marxisme, mais aussi la psychanalyse, Nietzsche et Heidegger. Du même coup, les icônes changent aussi. Valéry, inventeur français de la poétique, dont la place dans une histoire de la théorie littéraire est pendant un temps irréfutable, glisse peu à peu au rang de complice qui a finalement déçu. Par charité autant que par calcul tactique, compte tenu des services théoriques qu’il a pu rendre ou des titres qu’il a pu fournir, ou encore par respect pour sa proximité avec Mallarmé, on n’ira pas jusqu’à lui reprocher trop ouvertement ses penchants académiques, mais on n’en pense pas moins et on l’épingle comme formaliste, un label peu à peu suspect lorsqu’il n’est pas certifié russe. Il n’est d’ailleurs pas sûr que les formalistes russes s’en sortent vraiment mieux : la couverture de la collection Tel Quel, dans laquelle une anthologie de textes est traduite pour la première fois en français3, leur garantit une belle rente de situation posthume, mais c’est surtout faute d’avoir jamais été vraiment lus qu’ils échappent à un révisionnisme théorique plus radical.

Il en va de même avec l’évolution de la cote du Nouveau Roman, dont le formalisme, attribué ou revendiqué, sera passé en une dizaine d’années du statut de fer de lance du combat anti-stalino-sartrien à celui de relique d’un temps presque révolu. En attendant les palinodies d’Alain Robbe-Grillet découvrant au cours des années 1980 les charmes de l’autobiographie, il faut toute l’énergie de Jean Ricardou pour que le Nouveau Roman se survive quelques années à lui-même, lui aussi à l’ombre tutélaire de Tel Quel. Au niveau de la critique proprement dite, les mêmes partages se mettent en place. Les moins théoriques, Jean-Pierre Richard ou Jean Rousset par exemple, mais aussi les structuralistes les plus résistants à l’inflexion politique, qui jouent tous encore un rôle très important du temps des Chemins actuels de la critique4, seront peu à peu placés en stand-by à la périphérie souvent académique et dépolitisée du combat théorique5. C’est le cas de beaucoup d’autres encore, victimes d’investissements trop peu diversifiés dans la linguistique et la sémiotique6. Notons encore qu’au niveau de ce marché désormais secondaire, ce sont ceux qui se regroupent à l’enseigne de la poétique qui s’en sortent le mieux7.

Le front commun qui s’est constitué à partir des années 1950 en faveur de l’autonomie de la littérature, puis de la théorie littéraire, et qui permettait de concilier Greimas et Blanchot, ou dont Barthes se présente jusque vers la fin des années 1960 comme la figure la plus synthétique ou intégratrice, aura tenu, le temps qu’il faut, sur une ambiguïté ou un malentendu. Il y a d’un côté les formalistes, les linguistes ou les herméneutes, qui sont en général des universitaires. Pour eux, la (re)conquête de l’autonomie de la littérature a été, sinon une fin en soi, du moins un objectif idéologique suffisant8. Il y a, de l’autre côté, ceux pour qui la position réflexive n’aura été que le préalable à un combat politique encore à mener. Au service de quelle révolution peut-on mettre une littérature rendue à son autonomie ? Quelle politique déduire de mots d’ordre tels que « la littérature ne parle que d’elle-même » ou « je ne suis que littérature » ? Ces questions sont au cœur de ce qui va emporter, en France surtout, la théorie littéraire au-delà de ses limites, ou du moins au-delà de la grammaire formelle qu’elle a commencé par être et qu’elle est restée dans d’autres contextes nationaux. C’est en tout cas un des paradoxes de l’histoire française de la théorie littéraire que d’avoir été (re)mise presque immédiatement, c’est-à-dire à peine l’autonomie de la littérature établie, au service d’une autre révolution.

L’histoire de la théorie littéraire en France aurait pu être plutôt tranquille et académique, comme ce fut très largement le cas en Allemagne et même aux États-Unis, du moins jusqu’à l’arrivée de la French Theory. Mais elle ne l’a pas été, sans doute pour au moins deux raisons. D’une part, elle s’est développée dans un champ littéraire et intellectuel historiquement extrêmement politisé, dominé depuis près d’un siècle par la classe dite des « intellectuels » qui n’ont jamais joué un rôle comparable dans aucune autre culture occidentale (et a fortiori non occidentale). Avec un peu de recul, on peut dire qu’elle s’intègre parfaitement dans la longue histoire des engagements politiques caractéristiques du champ littéraire français dès le XIXe siècle. À ce titre, elle aura constitué, dans ses versions politisées, le dernier chapitre de l’histoire française des avant-gardes, elle aussi copieuse. D’autre part, elle s’est greffée, ou plus exactement elle a tenté de se greffer (avec un succès plutôt mitigé), sur un système universitaire particulièrement conservateur, ce qui a renforcé la dimension et le prestige oppositionnels de ses versions même les moins radicales9. Rappelons à ce propos que la plupart des « stars » du théorique sont restés des marginaux dans le système universitaire français : ceux qui en ont été les principaux animateurs ont enseigné dans des institutions comme Paris VIII-Vincennes, quasiment conçue comme un abcès de fixation des événements de Mai 68. Les plus célèbres d’entre eux ont pu intégrer l’École des hautes études en sciences sociales ou le Collège de France (Michel Foucault, puis Roland Barthes), institutions certes prestigieuses, mais très éloignées du cœur du pouvoir universitaire français. Les acteurs du théorique se sont construits contre un système qui s’est dans l’ensemble très bien défendu contre eux.

Cette situation permet également de comprendre pourquoi la mouvance théorique française est restée dans l’ensemble très fermée à beaucoup de ses prédécesseurs étrangers. Au-delà de quelques mythiques textes fondateurs venus plus ou moins directement de l’épicentre révolutionnaire soviétique (Jakobson, les formalistes russes, Bakhtine, lus la plupart du temps superficiellement), elle a dans l’ensemble ignoré longtemps ce qui se passait ailleurs. L’audience des premiers théoriciens américains comme Northrop Frye, René Welleck et Austin Warren et plus généralement celle du New Criticism, pourtant déterminant dans la réception ultérieure dans les universités américaines de la French Theory, sont restées confidentielles même après leur traduction assez tardive. Il en va de même pour l’herméneutique allemande (la Rezeptionsästhetik développée autour de Hans-Robert Jauss et de Wolfgang Iser) ou pour des francs-tireurs comme Léo Spitzer, dont la stylistique anticipe pourtant un certain nombre de thèmes qui se concrétiseront avec le linguistic turn encore à venir. Une part de cette fermeture est sans doute à mettre sur le compte de la traditionnelle incompétence linguistique des milieux français concernés ou de leur chauvinisme, mais une part seulement. L’autre est liée, me semble-t-il, au manque d’aura politique de ces démarches. Dans une perspective française marquée par la montée des gauchismes, le New Criticism a beau annoncer le caractère démocratique de l’activité théorique structuraliste10, accrédité en période de guerre froide dans les plus prestigieuses universités américaines, il n’aura jamais l’attractivité des « révolutionnaires » russes proscrits par Staline.

 

Le propos de ce chapitre (et du suivant) est donc d’examiner les différentes manières dont les théoriciens de la littérature ont envisagé de se mettre au service de la révolution, car bien entendu il n’y en a pas eu qu’une. On pourrait même affirmer que la diversité des discours théoriques disqualifie par avance toute tentative de synthèse dans ce domaine, que ce qui reste aujourd’hui, ce sont des œuvres critiques singulières, plus ou moins significatives, plus ou moins passées de mode. Il me semble cependant possible de considérer que la politisation du théorique se décline selon deux axes.

Le premier est celui de la production, qui sera véritablement l’objet de ce chapitre. Son horizon est constitué par ce qu’on appellera un « communisme de l’écriture », pour reprendre l’expression de Maurice Blanchot (qui n’a, d’aucune manière, contribué à une théorie de la « production du texte »). Pour aller très vite, on dira pour l’instant qu’il consiste à jouer la production du texte contre son échange ou sa lecture, à écarter tout « pourquoi écrire ? » ou tout « pour qui écrire ? » – questions encore typiquement sartriennes – au profit d’un « comment écrire ? », à privilégier la fabrication aux dépens du produit fini.

Le second axe, qui sera traité dans un chapitre suivant, est celui de la subversion. Grâce à cette mission auto-attribuée, la théorie littéraire renoue avec ses origines avant-gardistes. La littérature et surtout sa reprise théorique deviennent dans cette perspective l’antidote à l’idéologie dominante. Elles se voient conférer une mission de destruction des dispositifs symboliques qui font que la société est ce qu’elle est ou, de façon plus complexe selon Jacques Derrida, une mission de déconstruction de ces dispositifs.

Les deux axes que je propose ont une vertu avant tout méthodologique, ils permettent de distinguer un certain nombre d’opérations qui, dans la pratique, se combinent souvent et parfois se confondent. Le privilège de la fabrication est par exemple souvent justifié en termes de subversion de la « représentation », une des bêtes noires de la théorie littéraire, on y reviendra au troisième chapitre. Ils ont également en commun une présupposition fondamentale qui veut que la révolution se fera dans et par le langage et le discours ou ne se fera pas. Loin de la vulgate marxiste vouant la culture à un statut de superstructure déterminée par les rapports de production, la littérature rendue à son autonomie n’est plus une superstructure. Dans une perspective théorique, elle est le lieu (ou du moins la scène : tout dépend ici de l’efficacité que l’on accorde aux pratiques symboliques) d’une révolution, et même selon certains, on le verra, celui d’une sorte d’« archi-révolution » du langage poétique qui serait la condition de possibilité de l’autre, prolétarienne.

Cette position n’est pas neuve. C’est déjà, dans l’entre-deux-guerres, celle des surréalistes qui, malgré quelques douloureuses tentatives de rapprochement avec le Parti communiste, n’auront jamais tout à fait accepté de mettre le surréalisme au service d’une autre révolution que celle opérée par le surréalisme lui-même, et plus précisément par l’automatisme qui en est la cheville ouvrière. C’est également la position de nombreux « dissidents » du surréalisme, et notamment de ceux qui ont le plus fermement résisté à la tentation communiste : par exemple Antonin Artaud et Georges Bataille, qui n’ont pas grand-chose d’autre en commun et qui vont reprendre du service à titre posthume dans la mise en place de la nouvelle « révolution du langage poétique »11. Elle fait pencher la balance du côté du « changer la vie » (Rimbaud) plutôt que du côté du « transformer la société » (Marx), pour autant que le langage et surtout la parole soient du côté de la vie. Dans les années 1950-1960, le linguistic turn encore intuitif et plutôt empirique du temps des surréalistes va devenir explicite, avec l’irruption de la linguistique structurale, mais également avec celle de la réflexion heideggérienne sur le langage. Ces deux courants de pensée constituent par ailleurs le socle théorique de la psychanalyse lacanienne, dont le poids théorique ira croissant dans le domaine de la théorie littéraire.

Toutes les avant-gardes françaises, mais aussi russes, allemandes, etc. ont donné à une révolution du et par le langage poétique une place centrale, c’est en quelque sorte leur marque de fabrique et surtout leur réponse à la perspective communiste orthodoxe. Même chez les situationnistes, indépassables sur le front de l’anti-stalinisme comme sur celui de l’anti-léninisme, on trouve au cours des années 1950-60 des préoccupations analogues. Une affirmation comme celle-ci, qui touche aux rapports entre langage et révolution, n’aurait sans doute pas été désavouée par Artaud, ni même par Tel Quel : « À l’inverse, la poésie doit être comprise en tant que communication immédiate dans le réel et modification réelle de ce réel. Elle n’est autre que le langage libéré, le langage qui regagne sa richesse et, brisant ses signes, recouvre à la fois les mots, la musique, les cris, les gestes, la peinture, les mathématiques, les faits […]. Retrouver la poésie peut se confondre avec réinventer la révolution, comme le prouvent à l’évidence certaines phases des révolutions mexicaine, cubaine ou congolaise. Entre les périodes révolutionnaires où les masses accèdent à la poésie en agissant, on peut penser que les cercles de l’aventure poétique restent les seuls lieux où subsiste la totalité de la révolution, comme virtualité inaccomplie mais proche, ombre d’un personnage absent […]. Il ne s’agit pas de mettre la poésie au service de la révolution, mais bien de mettre la révolution au service de la poésie12. » Debord et les siens ne portaient pas la mouvance théorique dans leur cœur, c’est le moins qu’on puisse dire, et je ne cherche pas à établir ici après coup une communauté d’intérêts ou de projet là où celle-ci n’a jamais existé. Il n’en reste pas moins que la notion d’une révolution passant par l’activation du potentiel poétique du langage, potentiel qui peut être conçu dans des termes très différents, constitue le fil rouge – ou du moins un des fils rouges – de l’histoire des avant-gardes. Et c’est précisément ce fil qui relie l’histoire de la théorie littéraire à une histoire plus générale des avant-gardes revenues en force au cours des années 1960 sur tous les terrains (littérature, théâtre, cinéma, arts plastiques, etc.) après l’éclipse stalino-sartrienne.

Pourquoi un tel retour ? C’est une question qui dépasse le cadre que je me suis fixé ici. Relevons cependant que dès le XIXe siècle, l’histoire des intellectuels français, très marquée par le mythe révolutionnaire, se caractérise par l’oscillation entre un projet d’engagement politique – exemplairement incarné par Hugo, Zola ou Sartre – et un projet de révolution interne à la pratique de l’écriture (ou plus généralement artistique), qu’un certain nombre de commentateurs ont également placé sous le signe de la négativité13. Flaubert, Baudelaire et plus radicalement encore Mallarmé sont les enfants de la désillusion de 1848 (et de quelques autres qui ont suivi), qui a été souvent décrite comme la plus littéraire des révolutions françaises, c’est-à-dire celle où les écrivains se seront le plus bercés d’illusions sur la réalité de leur engagement ou sur leur « efficacité symbolique ». C’est ce qui donne une valeur emblématique à la première élection présidentielle française de 1848 au suffrage universel (masculin) et perdue par Lamartine. On peut voir cette défaite comme le véritable acte de naissance du modernisme et de sa mélancolie politique14. Défait sur le plan politique, l’écrivain fait de nécessité vertu, célèbre les charmes d’une littérature vierge de tout enjeu social, joue les martyrs, les damnés, se veut en grève devant la société, se replie, creuse le vers, fût-ce pour n’y trouver que le néant. Un siècle plus tard, la situation n’est certes pas la même, la France n’a pas à se remettre d’une révolution qui aurait échoué. La remontée des avant-gardes puis des théoriciens de la littérature se plaçant sous le signe des classiques du modernisme (de Mallarmé à Kafka en passant par Proust, Joyce, etc.) ne peut cependant pas être dissociée de la perte de crédibilité dont sont victimes à la fois le marxisme officiel du camp communiste et les postures engagées (typiquement celle de Sartre) qui en sont le bras sinon armé du moins littéraire. Il y a, à l’origine du succès français de la théorie littéraire, la fatigue du marxisme officiel et le discrédit de l’utopie dont il était porteur. Ce n’est pas la répétition de l’après-1848, mais c’est quand même beaucoup d’énergie qu’il est possible de réinvestir désormais dans le champ littéraire et esthétique15.

Les origines formalistes

Commençons donc par l’axe de la production, puisqu’aussi bien logiquement que chronologiquement, c’est en termes de production, et plus précisément de production textuelle, ou de production du sens, que les choses sérieuses, c’est-à-dire révolutionnaires, vont véritablement commencer. C’est à partir du moment où la question du « comment écrire », du « comment c’est fait », est retraduite systématiquement en termes de production que la théorie littéraire prend l’allure d’un combat politique. Comment en arrive-t-on là ? C’est une évolution qui ne s’est pas faite en un seul jour, qui s’étend même sur tout le milieu du XXe siècle et qui a réclamé un faisceau précis de convergences, de rencontres et de reprises.

Même si, bien entendu, tout ne commence pas avec eux, même s’ils ont eux-mêmes des prédécesseurs, au départ il y a les formalistes russes. Passionnés de littérature et de linguistique, ils ont un pied dans l’université, un autre dans la poésie et dans l’avant-garde. Certains d’entre eux viennent du futurisme russe qui est, vers 1913, ce qui se fait de plus virulent en matière d’avant-garde – il est en avance à certains égards sur le dadaïsme à venir. Historiquement, le formalisme russe est en tout cas ce qui ressemble le plus à la configuration à la fois académique et avant-gardiste de la théorie littéraire française des années 1960, non seulement à cause de la double appartenance professionnelle de beaucoup d’entre eux, mais aussi parce que les structuralistes français ont les mêmes préoccupations que leurs aînés. Ils s’intéressent, dans un premier temps du moins, à la « littérarité de la littérature », selon l’expression de Roman Jakobson, le plus connu des formalistes russes. Leur objectif est la définition, aussi rigoureuse que possible, de la spécificité du langage poétique. Les structuralistes français sont bien les héritiers des formalistes russes, à condition de préciser immédiatement qu’il s’agit en partie d’un héritage réinventé, déterminé par un contexte culturel et politique très différent : on peut être un héritier sans le savoir, et en l’occurrence sans avoir toujours lu ceux dont on hérite16.

Les formalistes russes sont étudiants, écrivains, critiques littéraires, et plus tard professeurs pour certains d’entre eux. Aux côtés de Roman Jakobson, on trouve Ossip Brik, Boris Eichenbaum, Iouri Tynianov, Victor Chklovski, Vladimir Propp, Boris Tomachevski, etc. En 1915, Roman Jakobson, âgé alors de dix-neuf ans, fonde le Cercle linguistique de Moscou et Victor Chklovski en 1917 une Société d’étude du langage poétique (Opoïaz). Ce sont les idées et les recherches de ces deux groupes bientôt fusionnés qui vont se répandre sous le label formaliste, au départ aussi injurieux que l’avait été celui d’« intellectuel » en France. Les dates de la mise en place des deux groupes ne sont pas insignifiantes. Elles soulignent que le formalisme n’est pas le produit de la révolution soviétique à laquelle il a parfois été associé dans l’imaginaire français. Les formalistes se seraient aussi volontiers passés des bolcheviks que ceux-ci se passeront d’eux, parfois brutalement à partir de la période stalinienne. La généalogie du formalisme russe renvoie clairement au futurisme russe17. À ce titre et comme toutes les avant-gardes, il procède également d’un projet de subversion culturelle qu’il faut mettre en rapport avec les blocages politiques de la dernière société tsariste, caractérisée en même temps par une effervescence intellectuelle impressionnante. Un projet d’engagement politique de type sartrien – et a fortiori réaliste-socialiste – lui est donc tout à fait étranger. De fait, le formalisme ne survit qu’en exil, et plus particulièrement avec le fameux cercle de Prague (1926), toujours animé par Jakobson qui s’installe dans cette ville dès 1920 et jusqu’en 193918.

Que disent, que font les formalistes ? Ils s’intéressent à la dimension linguistique de la poésie, valorisent et étudient les formes littéraires plutôt que les contenus, soit aussi ce que la linguistique structurale qu’ils contribuent à rendre possible pensera en termes de signifiant (par opposition au signifié), selon le terme de Ferdinand de Saussure : les rythmes et les phonèmes sont à l’ordre du jour, mais aussi la dimension rhétorique du langage ou à un autre niveau les structures de la narration. Un des exemples les plus connus du type de recherches qui les ont intéressés est la Morphologie du conte de Vladimir Propp19. Ils ne sont pas les premiers à mettre en avant la spécificité du langage poétique (et partant l’autonomie du champ littéraire), les romantiques allemands ou en France un Mallarmé l’ont fait avant eux et ils en sont eux-mêmes dans cette perspective les héritiers. Mais ils sont les premiers à faire de l’étude de la spécificité du langage poétique un projet scientifique sur lequel embrayera le structuralisme français des années 1960.

Bousculés par l’histoire, dispersés, les formalistes ne tireront jamais toutes les conséquences théoriques qui découlent de leurs nombreux travaux, et ne leur conféreront jamais une portée véritablement systématique. Leur projet scientifique est resté largement à l’état de projet. Comme pour la mouvance structuraliste des années 1960 qui charrie, elle aussi, de nombreux mirages scientifiques, c’est plutôt leur désir de science qu’il convient de relever. Pourquoi une science de la littérature plutôt que les traditionnelles histoires de la littérature organisées en une multitude de chapitres qui pourraient tous être intitulés « l’homme et l’œuvre » ? Précisément parce que les formalistes russes veulent en finir avec « l’homme et l’œuvre », c’est-à-dire avec la couverture de l’œuvre par un créateur plus ou moins inspiré. Il s’agit pour eux de soustraire la question de l’acte d’écriture à toute mythologie de la création. La littérature est désormais conçue en termes de procédés, selon l’expression de Chklovski puis, dans un second temps, en termes de fonctions : le langage se décompose en plusieurs fonctions dont certaines permettent des opérations spécifiquement littéraires. À l’ordre du jour, et sans entrer dans les détails terminologiques, il y a donc maintenant la description de la fabrication de l’œuvre en termes techniques, c’est-à-dire la description des procédés et structures qui sont en quelque sorte à la disposition de l’écrivain20 : comment, par exemple, raconter ? Avec quels choix possibles au niveau de la voix narrative, du mode, de la temporalité, et avec quelles règles de déroulement, etc. ?

La question de la fabrication de l’œuvre fait bon ménage avec celle de son autonomie, elle en constitue même l’indispensable complément. Autonome, l’œuvre se réfléchit elle-même, on l’a vu, et ce retour sur elle-même implique en particulier une conscience de ses moyens de fabrication ou consiste parfois même dans cette conscience. Plus une œuvre est lucide sur les procédés qui en sont à l’origine, plus elle s’affirme dans son autonomie, dans sa littérarité, et inversement. Tel est le point de départ des formalistes, ou plus précisément le point où ceux-ci embraient sur l’ironie romantique, qui procède déjà de la conscience d’un « je ne suis que littérature ». Ce point de départ sera repris d’autant plus systématiquement au cours des années 1960 qu’il est également compatible avec la question de la disparition ou de la mort de l’auteur. Une œuvre idéalement autonome, ce sera une œuvre dont l’auteur est réduit à un rôle de fabricant, ou même une œuvre qui s’écrit toute seule, pure machine textuelle dont les théoriciens français rêveront notamment en relisant le livre de Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres. Ce sera une œuvre débarrassée de toute détermination par l’intention de l’auteur et a fortiori par son éventuel génie. Celui-ci est décomposable (et donc annulable) en un certain nombre de procédés qui, idéalement toujours, sont à la portée de n’importe qui puisque ce sont précisément des techniques de fabrication.

N’importe qui, ou plus exactement tout le monde, ce qui ne revient pas tout à fait au même. Il se pourrait même que ce soit là toute la différence entre le formalisme russe et celui d’un Valéry qui, contrairement au premier, a quelque chose de réactif ou d’élitaire, et dont l’invocation par les théoriciens des années 1960 pourrait bien relever dans cette perspective d’un malentendu. Valéry est l’inventeur d’une « poïétique » préscientifique, contemporaine de celle des formalistes, mais restée comme à usage personnel, interminablement transcrite sous forme de fragments dans ses Cahiers, et certainement pas destinée à une démocratisation de la fabrication de la littérature. Tout se passe comme si la « poïétique » lui servait à se démarquer de tous ceux dont il estime avoir percé les secrets de fabrication et qu’il considère du même coup comme n’importe qui : je fais la grève de la littérature parce que celle-ci est à la portée de n’importe qui, tel serait son credo. Inversement, du côté du tout le monde, il y a ceux pour qui l’enjeu est au contraire de transmettre les secrets de fabrication, de faire en sorte que les procédés puissent être partagés sinon par tout le monde, du moins par le plus grand nombre. Et ce sont justement ceux-là qui privilégieront l’option scientifique, garante de la transmission objective d’un savoir.

Les formalistes se situent à peu près à égale distance de ces deux pôles. Ils sont clairement au service d’une désacralisation de la littérature, d’une démystification de l’autorité de l’auteur, mais sans qu’on puisse mettre directement leur geste critique au compte d’un projet révolutionnaire ou d’un « communisme de l’écriture » comme chez certains de leurs successeurs français. Tout au plus y tendent-ils en accordant parfois à la littérature une fonction critique-subversive liée à sa capacité de surprendre, de provoquer et de renouveler les codes dominants. Son rôle le plus important est d’empêcher une perception immédiate et stéréotypée de la réalité. Chklovski introduit à ce sujet le concept d’ostranenie, devenu le véritable mana du formalisme russe21. Dans la mesure où le renouvellement ainsi valorisé passe essentiellement par la forme, ce concept est solidaire de la problématique du partage que je viens d’évoquer, puisque la singularisation, la nouveauté qu’il induit est toujours productrice d’une plus-value de littérarité exhibée comme telle. Les formalistes se situent ainsi également quelque part entre le « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » cher à Mallarmé et le projet d’un Francis Ponge d’introduire le lecteur dans son atelier ou dans sa fabrique. Il n’en reste pas moins que, malgré le contexte de la mise en place d’une culture soviétique valorisant la production, la fabrication, la science et donc « résolument moderne », ils ne tireront jamais explicitement les conclusions politiques de leur propre intérêt pour la fabrication. L’heure de la production collective de la poésie d’avant-garde n’a de toute évidence pas encore sonné.

Matérialisme

Elle ne sonnera pas non plus avec les premiers pas de la théorie littéraire française, ceux du structuralisme orthodoxe et du « front commun » évoqué ci-dessus. La légitimation dominante de la recherche en littérature n’est pas si différente de celle imaginée par les formalistes russes. Il s’agit toujours de privilégier le « comment » aux dépens des profondeurs historico-psychologiques du « pourquoi », d’imposer une conscience rhétorique de la littérature ou encore le sentiment du peu de naturalité du langage littéraire. Comment une œuvre fonctionne-t-elle, de quelle(s) structure(s) son sens est-il l’effet ou le produit ? Telles sont quelques-unes des questions communes à ceux qui vont se réunir au cours des années 1960 à l’enseigne du structuralisme22. Ils y répondent à grand renfort de formalisations dont la scientificité jadis irréfutable et prestigieuse laisse aujourd’hui souvent sceptique. C’est par exemple l’époque des schémas actanciels réduisant le déroulement d’un récit à un certain nombre de variables ou de fonctions, plus ou moins directement inspirés des analyses de V. Propp23. C’est l’époque également du « carré sémiotique », que A. J. Greimas choisit d’inventer en 196824 : il aurait pu être le sésame d’une conquête de l’Université française par le structuralisme, mais en face des pavés cueillis cette année-là dans les rues, il n’a rapidement plus fait le poids. Entre carrés et pavés il a fallu choisir, et ceux qui s’en sont le mieux tirés sont ceux qui, à défaut de lancer eux-mêmes beaucoup de pavés, ont produit de plus beaux pavés symboliques ou théoriques.

Deux concepts ont ici une vertu opératoire particulière et jouent un rôle clé dans la « radicalisation » du théorique. Celui de matérialité tout d’abord, qui profite de sa proximité avec celui de matérialisme. La « matérialité » devient la qualité prioritaire du langage, celle qu’il convient de valoriser pour réhabiliter celui-ci dans son épaisseur, et donc contre sa fonction communicationnelle qui le voue à la transparence. Elle permet de zoomer sur la notion de signifiant tel que Ferdinand de Saussure le définit par opposition au signifié. Le signifiant, ce sera, au prix d’un certain forçage de la théorie saussurienne, le nom du langage pris non pas dans son idéalité mais dans sa matérialité, sonore ou graphique, qu’une génération entière va prendre l’habitude d’opposer à la face conceptuelle du langage, le signifié, et par extension à la signification ou au sens. Plus généralement, la littérarité de la littérature sera définie en termes de matérialité signifiante et celle-ci est systématiquement opposée à des notions telles que l’expressivité ou l’intentionnalité du sens. Ce qui compte dans un texte, c’est ce dont il est fait, non ce qu’il « veut dire » ou ce qu’il cherche à exprimer ou communiquer. Et ce dont il est fait, c’est le « jeu du signifiant », c’est son « tissu littéral » (les effets d’assonances ou d’allitérations, sa musicalité, etc.), mais aussi son rythme ou sa disposition, antérieurement à toute signification. Les textes littéraires privilégiés dans cette perspective seront précisément ceux dont il est possible de montrer qu’ils sont conscients de leur matérialité ou même qu’ils jouent celle-ci contre un sens dont la transparence sera toujours suspecte : exemplarité d’un Mallarmé, d’un Lautréamont et de leurs avatars contemporains.

La « matérialité du langage » constitue en somme la version structuraliste de la vieille opposition romantique, importée en France principalement par Mallarmé, entre une « parole brute » (le langage dans sa fonction instrumentale de moyen de communication) et une « parole essentielle » (réservée au langage poétique). C’est dire si elle est un postulat cohérent par rapport à celui de l’autonomie de la littérature. Si celle-ci n’a d’autre fin qu’elle-même, elle n’aura par conséquent d’autre fonction que de (se) mettre en scène (dans) sa matérialité, d’affirmer qu’elle n’est que langage. Dans cette perspective, on peut même penser que la fonction de tout l’appareillage linguistique par lequel passe cette réactivation est de prouver scientifiquement l’existence de quelque chose comme la « parole essentielle » ou de montrer de quoi celle-ci est faite et en quels éléments elle se décompose. On tient sans doute également là une des clés permettant de comprendre pourquoi l’investissement linguistique-structuraliste de la littérature sera resté finalement éphémère, ou pourquoi une telle science a été aussi vite abandonnée. Elle s’est attachée à l’étude d’un objet peut-être parfaitement imaginaire. Il n’est pas sûr en effet que la parole essentielle à laquelle Mallarmé et d’autres ont voué la poésie ait jamais existé sinon comme un postulat, une figure de légitimation de la littérature permettant à celle-ci de s’affirmer dans son irréductible autonomie ou comme une différence absolue25.

Mais la nouveauté réside dans le terme : parler de matérialité plutôt que de littérarité comme Jakobson, c’est s’accrocher au wagon du matérialisme – historique, cela va de soi. Ou c’est du moins tirer profit de l’ombre tutélaire de Marx dont le prestige est revu à la hausse au cours des années 1960, grâce au commentaire althussérien notamment. Qui oserait s’affirmer idéaliste au cours de cette décennie et de la suivante ? Quelles auraient été les chances de la théorie littéraire si elle ne s’était si résolument prononcée pour un matérialisme parfois fort peu historique, comme n’ont pas manqué de le relever de « vrais » théoriciens marxistes ? Un des principaux succès – ou coups de force – de la mouvance structuraliste, qu’en principe philosophiquement tout oppose au marxisme, aura été de faire passer les opérations effectuées dans le domaine de la linguistique et du discours littéraire pour équivalentes à des analyses relevant quasiment de l’économie politique. Du même coup, elle donne effectivement à des opérations que tout destinait au départ (mais aussi à l’arrivée !) à un usage purement académique une dimension politique et révolutionnaire. Subrepticement, on passe en effet d’une forme de matiérisme, qui est une composante presque traditionnelle de l’avant-garde artistique26, à une allégeance au matérialisme historique d’autant plus séduisante que pour une fois celui-ci, internalisé et incorporé à une problématique linguistique, ne vient pas remettre en cause l’autonomie de la littérature.

Réinvestie par une théorie littéraire embrayant sur les acquis et les recettes du formalisme grâce auxquelles elle passe du côté de la matière et du matérialisme, la littérature – ou du moins ce qu’il y a de plus radical en elle – apparaît enfin pour ce qu’elle a toujours été : au service de la révolution, ou même en avance sur celle-ci, ayant déjà effectué à un niveau symbolique ce qu’il appartient à la révolution de réaliser sur le plan politique et social. La littérature – la vraie – est révolutionnaire parce qu’elle libère la matière, c’est-à-dire le langage ou le signifiant, de l’emprise de l’idéalité du signifié. Dans Sur le matérialisme, Philippe Sollers le dira par exemple dans les termes suivants à propos de Mallarmé : « Nous dirons donc qu’avec un symptôme comme celui de Mallarmé commence à peine la dé-constitution générale de cette mainmise sur le signifiant, signifiant matériel, donc, désormais immaîtrisable, et qui va passer dans la transformation révolutionnaire. Ce n’est plus l’“individu” mais le sujet, ce n’est plus l’“homme” mais les masses qui entrent dans la possibilité de “se moduler” à leur gré27. »

Prestige de la production

L’autre concept essentiel au décollage politique de la théorie littéraire, c’est donc celui de production. Valéry, bien peu révolutionnaire, était fasciné par le « faire », par ce qu’il appelait le poïein et il en ira encore ainsi, dans un premier temps, avec la mouvance structuraliste qui oppose, avec une terminologie apparemment plus scientifique, le « comment » au « pourquoi ». Mais de même qu’on passe de la littérarité à la matérialité, et de celle-ci au matérialisme, de même le « comment c’est fait » s’efface progressivement derrière un « comment c’est produit », plus prolétarien, plus matérialiste et d’autant plus en phase avec le sens de l’histoire qu’il est aussi plus collectif, plus communautaire. On dira que ce sont des nuances mais, avec la notion de production (du texte, du sens, etc.), l’auteur prend définitivement congé de l’artisan, du fabricateur. Produire plutôt que fabriquer, c’est passer de l’atelier à l’usine, ou encore de l’idéalisme de l’artiste travaillant seul au monde réel, celui d’une production anonyme au demeurant compatible avec la mort de l’auteur. C’est une des particularités de ce moment de l’histoire des avant-gardes. Alors que celles-ci se déterminent tout au long du siècle contre un assujettissement au monde de l’économie et contre une philosophie de la production sur laquelle le communisme officiel entend régner en maître, alors qu’elles opposent en général la nécessité d’une subversion culturelle aux révolutionnaires dogmatiques qui relèguent la littérature à l’étage des superstructures pour mieux l’instrumentaliser, la mouvance structuraliste et surtout poststructuraliste va au contraire s’approprier la problématique de la production. Elle va la détourner, pourrait-on dire, et l’incorporer à la question du langage poétique.

Le moment (post)structuraliste de l’histoire de l’avant-garde, ce serait donc l’abandon définitif du motif mallarméen de la « grève devant la société », qui suscitait encore les foudres de Sartre, au profit d’une image nouvelle de l’écrivain convertissant celui-ci en producteur, en travailleur de la langue. Il existe un texte de Mallarmé dans lequel celui-ci met en scène un dialogue muet, impossible, entre lui et des ouvriers venus le déranger dans sa résidence d’été de Valvins : « Peut-être moi, aussi, je travaille… » – A quoi ? n’eût objecté aucun, admettant, à cause de comptables, l’occupation transférée des bras à la tête. A quoi – tait, dans la conscience seule, un écho – du moins qui puisse servir, parmi l’échange général. Tristesse que ma production reste, à ceux-ci, par essence, comme les nuages au crépuscule ou des étoiles, vaine28 ». Contrairement à ses successeurs des années 1960-1970, Mallarmé n’est pas encore très sûr d’avoir droit au statut de producteur (« Peut-être moi, aussi, je travaille »). Il doute en tout cas de pouvoir être reconnu comme tel par les ouvriers, par les authentiques producteurs qui restent, comme lui, en dehors de l’« échange général ». Moins d’un siècle plus tard, les doutes et la tristesse ne sont plus de circonstance, ni la mélancolique ironie d’un Mallarmé sceptique en ce qui concerne sa complicité avec le monde de la production. Volontairement privé de ses privilèges d’auteur bourgeois plus ou moins (bien) inspiré, l’écrivain est désormais sommé de trahir sa classe d’origine pour accéder au statut de producteur ou même de prolétaire engagé dans un combat révolutionnaire.

 

Parmi les nombreux travaux qui ont valorisé une thématique de la production, ce sont certainement ceux de Jean-Joseph Goux  qui  lui  ont  donné  sa  portée  la  plus  significative.  J.-J. Goux publie dans Tel Quel de 1963 à 1972, c’est un grand connaisseur des œuvres de Marx, de Freud, de Saussure et de Derrida. Son point de départ est la célèbre distinction de Marx entre valeur d’usage et valeur d’échange. Le signe, comme n’importe quel autre produit, et précisément parce qu’il exige également d’être produit, comporterait une valeur d’usage (en l’occurrence, le signifiant, la matérialité du langage) dont c’est le destin, comme dans le cas de la marchandise, d’être méconnue, passée sous silence par la valeur d’échange (le signifié, le sens, le langage dans sa fonction de communication). Dans cette perspective, le signe est non seulement un produit qui, sous peine d’idéalisme, ne doit pas être occulté comme tel, mais aussi le moyen de production d’autres produits (d’autres signes), il est un principe de production, il travaille : « Tout comme un produit est le moyen de production d’autres produits (le détour par lequel on fabrique d’autres produits – moyennant une certaine dépense de force de travail), les signes (ensemble de signes, ou parties d’ensembles) forment les moyens de production d’autres signes (d’autres combinaisons de signes). La méconnaissance de la valeur d’usage des signes n’est donc pas autre chose que l’occultation de leur valeur productive. Occultation du travail ou du jeu des signes, sur et avec d’autres signes. La valeur opératoire, l’efficace propre des signes dans la production du sens, le calcul, l’instance purement combinatoire, ce que nous pourrions nommer d’un mot heureusement ambigu la fabrique du texte (travail et structure, fabrication et façon) se trouve gommée (ou plutôt oubliée/refoulée) sous la transparence négociable29. »

De même qu’il existe un corps de la marchandise qui disparaît derrière sa valeur d’échange, de même il existe un corps de la lettre30, qui serait en somme le nom matérialiste du signifiant, toujours occulté par la parole, lieu d’articulation d’un sens et d’une voix ; une voix que la théorie littéraire des années 1960 et 1970 s’efforce de destituer de ses supposés privilèges philosophico-politiques décrits et dénoncés par Jacques Derrida31. J.-J. Goux continue ainsi son raisonnement homologique en faisant de la parole l’équivalent de l’équivalent général de la théorie de Marx, à savoir l’argent. La parole est au corps de la lettre ce que l’argent est à la spécificité d’une marchandise, à sa valeur d’usage : ce qui l’occulte et la rend abstraite, ce qui en permet l’infinie circulation ou, compatibilité lacanienne oblige, ce qui en refoule la matérialité signifiante, ce qui voue celle-ci à l’inconscient. Du même coup, c’est la linguistique de Saussure qui est renvoyée à un monétarisme suspect, puisqu’elle reposerait, comme tout le structuralisme, sur un système généralisé d’équivalences entre des signes réduits à une fonction de support de permutations arbitraires. Et une telle réduction n’est possible que parce que les signes ont été abstraits, détachés de leur matérialité signifiante, de leur productivité, autant dire de leur force de travail.

Ce dispositif permet à J.-J. Goux de réactualiser en des termes politiques un postulat dont les origines sont également à chercher du côté du romantisme : celui de l’intraductibilité du langage « poétique » (dont un Mallarmé dirait qu’elle garantit son essentialité). Le théoricien continue ici d’articuler Derrida et Marx : « Or si le travail de l’écriture ne peut donner lieu à “la transparence d’une traduction neutre”, le travail concret, comme force et corps, comme usage et création de valeur d’usage, est aussi une inscription hiéroglyphique qui ne souffre aucune substitution, aucun échange. « Un corps verbal ne se laisse pas traduire ou transporter dans une autre langue. Il est cela même que la traduction laisse tomber. De même le travail concret ne peut être évalué sans être subtilisé32. » La traduction est du côté de la substitution, de l’échange, de la subtilisation – à la fois de l’abstraction et du vol, comme dans le cas de l’évaluation ou de la rémunération d’un travail qui, en tant que production d’une valeur d’usage, est lui-même de l’ordre d’une inscription, d’une écriture33.

Tout travail est écriture, toute écriture est travail. Il est difficile d’imaginer que la première partie de ce théorème, même revu par le scepticisme mallarméen (« Peut-être moi, aussi, j’écris… ») ait jamais pu enthousiasmer les travailleurs. En revanche, les bénéfices de la seconde partie sont tangibles, du moins sur le marché des images de l’écrivain. Si l’écriture, dans son essentiel matérialisme, est du côté de la production, si elle permet d’opposer une logique de la valeur d’usage à la valeur d’échange (à la communication), alors l’écrivain – ou plus exactement le ci-devant écrivain, l’auteur décrété mort – passe lui-même du côté d’une avant-garde enfin prolétarienne. Les surréalistes, question d’autonomie, ont toujours hésité à mettre le surréalisme au service de la révolution (prolétarienne), ils en sont restés à l’impossible articulation entre deux révolutions. Les situationnistes ont pris acte d’une telle impasse en décrétant que la révolution devait être mise au service de la poésie, qu’elle aurait lieu comme réinvention poétique de la vie quotidienne (Mai 68). Avec l’avant-garde poststructuraliste, un pas de plus est franchi – à moins qu’il s’agisse d’un pas en arrière : l’écrivain recyclé en producteur de sens n’a plus à se mettre au service de la révolution puisqu’il y est de facto à partir du moment où il joue le corps de la lettre contre le sens.

Il y est tellement qu’il n’est même plus question de dire qu’il est au service de la révolution : il la fait, elle n’a pas ou plus vraiment lieu ailleurs, pourrait-on dire, que dans l’activation de la productivité du langage. Cette activation est désormais un geste révolutionnaire en soi qui permet d’en finir avec l’asservissement par le sens et l’échange, exactement de la même manière qu’il s’agit d’en finir avec le même assujettissement au niveau du travailleur : « L’asservissement du travailleur, par le capital, perpétué par l’intermédiaire de la forme argent, est donc identique à la servitude de l’écriture opératoire abaissée par l’élément du sens, réprimée par la subsomption logocentrique. Assujettir l’écriture à la sphère de l’échange (du langage) alors que l’efficace et la réalité de son action appartiennent à la production et à l’usage (écriture productive : “poésie”, mathématiques, sciences), c’est occulter, par l’éclat du discours marchand, le travail (ou le jeu) qui permet et entretient ce discours34. »

L’incorporation de l’activité révolutionnaire à la pratique de l’écriture est ainsi entière. À un stade ultérieur du développement de la théorie au cours duquel la question de la production s’effacera derrière celle du « sujet en procès » (ou Marx derrière Lacan), il sera possible de renoncer à une solidarité ou conscience de classe fondée sur la question de la production et de prendre congé du prolétaire si celui-ci n’a pas encore accédé aux charmes de la pratique signifiante35. Mais pour l’instant, c’est bien là qu’on en est : prolétaires de tous les pays, écrivez, écrivains de tous les pays, prolétarisez-vous par l’investissement du signifiant et de sa productivité, du même coup libérée, mise au service de la révolution. Communiquer, échanger, c’est toujours s’en tenir à une plus-value de sens extorquée au langage dont on refoule la matérialité, c’est occulter ce que Bataille appelait la « besogne des mots36 », c’est se retrouver du côté d’une très longue chaîne de maîtres et d’oppresseurs inaugurée par Platon : « Le mépris ouvert de Platon pour l’écriture signifie ainsi l’extorsion ouverte (dans l’esclavage) du surtravail. Le philosophe est dispensé d’une façon ouverte de l’écriture comme la classe dominante est dispensée du travail. La dispense du détour de production entretient la parole politique (qui évolue dans l’immédiateté et l’évidence du sens) et impose en retour le travail producteur37. »

« Le sens profite de l’écriture qui le rend possible38 » : il revient à la théorie littéraire et aux pratiques de l’écriture conscientes du problème de mettre fin à ce rapport d’exploitation, d’anticiper, dans le laboratoire de la littérature d’avant-garde, la généralisation de la déroute de la communication, du sens, du logocentrisme et par extension de l’ensemble de ce que peut recouvrir le terme de socio-symbolique. Ce que Mallarmé, avec son ironie coutumière, qualifiait encore d’« action restreinte » est ainsi élevé au rang d’une action indubitablement révolutionnaire qui ne laisse de place ni au doute ni à la restriction. Et puisqu’on a évoqué la besogne des mots chère à Bataille, ne manquons pas de signaler l’opérativité de la notion de « pratique », omniprésente et souvent qualifiée de « signifiante ». Être au bénéfice d’une pratique signifiante comporte beaucoup d’avantages. D’abord elle renvoie presque immédiatement à son envers, la théorie : une pratique signifiante, presque par définition, est consciente d’elle-même, elle implique un redoublement théorique, contrairement à la première activité littéraire venue. Et puis surtout, la pratique signifiante permet de récuser les soupçons ou les accusations d’inaction qui plombent régulièrement les ambitions des intellectuels et des écrivains. Parler de « pratique signifiante » plutôt que de « littérature », c’est élever celle-ci au rang d’un faire, d’une praxis dont le caractère révolutionnaire suit alors presque automatiquement.

Collectivisations

Jean-Joseph Goux a repris et développé ses principales thèses dans Économie et Symbolique39, placé sous le double signe de Marx et Freud. Curieusement cependant, alors qu’il a proposé la théorie sans doute la plus aboutie de la production signifiante, il n’a jamais commenté de façon détaillée les œuvres véritablement exemplaires dans sa perspective : ni celle de Mallarmé (si ce n’est d’un point de vue théorique, l’image de la pièce de monnaie qu’on se passe de main à main en silence constituant ici une figure imposée), ni celle de Lautréamont, ni celle de Raymond Roussel, ni celle de Francis Ponge, pourtant très proche des écrivains de Tel Quel pendant un certain temps, ni enfin celles des écrivains réunis à l’enseigne de Tel Quel – alors que des textes comme Nombres ou Lois de Philippe Sollers sont souvent mis en avant par d’autres membres du groupe. J.-J. Goux reste fondamentalement un philosophe plutôt qu’un producteur de sens ou un praticien du signifiant40. Ses commentaires les plus brillants, il les écrit notamment sur Gide, critique encore presque classique, discret et ironique du monétarisme linguistique, mais dont on ne saurait dire qu’il s’engage pour une théorie de la production textuelle ou une pratique signifiante prolétarienne41.

Où alors chercher les théoriciens qui se sont véritablement jetés dans le bain de la production signifiante ? Le cas le plus exemplaire, d’un point de vue à la fois théorique et pratique, me semble être celui de Jean Ricardou, qui aura longtemps servi de passeur entre le Nouveau Roman d’une part, dont il radicalise les enjeux et les procédures, et Tel Quel d’autre part. C’est dans son œuvre, à la fois critique et romanesque, que la question de la productivité s’est incarnée de la façon la plus systématique. J. Ricardou partage avec ses contemporains une solide aversion pour le réalisme, inlassablement dénoncé comme un artifice ou une convention de lecture. Il vient d’un horizon formaliste : la référence à Valéry est très présente chez lui42. De toute sa génération, il est probablement celui qui aura pris la théorie de la productivité du signifiant le plus à la lettre, c’est le cas de le dire. Il est celui qui aura été le plus loin dans la théorisation mais aussi dans la pratique de ce qui n’est plus alors une simple affaire de production mais bien d’autogénération du texte littéraire à partir d’un dispositif signifiant parfois minimal. Inventeur français de la « mort de l’auteur », Mallarmé affirmait que le poète devait « céder l’initiative aux mots43 ». Cette injonction vaut comme mot d’ordre pour J. Ricardou, que ce soit dans ses romans ou dans ses travaux critiques. Compte tenu de l’abandon aujourd’hui quasi généralisé d’une telle démarche, il est difficile de s’en représenter la rigueur et la virtuosité, et surtout le poids qu’elle a eu dans la configuration du champ littéraire et critique des années 1960 et 1970.

Le modèle le plus didactique de la démarche de J. Ricardou, c’est sans doute Raymond Roussel, origine logique de ce qu’il appelle précisément l’« activité roussellienne44 ». Roussel, autrefois commenté par toute l’élite intellectuelle45, est un des grands disparus du champ littéraire contemporain. Si les grands classiques du modernisme (Mallarmé, Proust, Valéry) s’y maintiennent sans trop de problèmes (mais peut-être aussi sans être vraiment lus), les autres (de Lautréamont au Nouveau Roman) ne semblent survivre, en général plutôt mal que bien, qu’en fonction de leur capacité de recycler l’auteur mort qu’ils ont été en auteur bien vivant, doté d’une solide biographie et si possible présent(able) dans les médias. Pour Roussel, c’est mission impossible, non seulement parce que sa schizophrénie (sur laquelle ses rares commentateurs semblent s’accorder) est difficile à réinvestir en termes (auto)biographiques même posthumes, mais surtout parce que peu d’œuvres sont aussi irrécupérablement contradictoires par rapport à l’ethos contemporain de l’expression de soi, aussi « machiniques », pour reprendre un terme popularisé dans les mêmes années par Gilles Deleuze et Félix Guattari – qui se sont aussi intéressés à Roussel.

Dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, publié significativement à titre posthume, Roussel a expliqué les procédés de fabrication de ses Impressions d’Afrique, de Locus Solus, de L’Étoile au front et de La Poussière de soleils, récits qui tiennent tous du conte ou du roman fantastique. Pour en rester aux Impressions d’Afrique, l’ensemble de l’œuvre serait sortie du bout de phrase suivant : « les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard46 ». Jeux du signifiant, jeux de lettres et de mots : le blanc d’une inscription à la craie devient blanc par opposition au noir (l’Africain), le billard se transforme en pillard, les bandes en « hordes de nègres », les lettres en missives, etc. De ces transformations qui toutes activent d’une manière ou d’une autre la « productivité » du signifiant, surgit ainsi un récit fantastique, exubérant, dont les surréalistes avaient déjà perçu le caractère enchanteur (mais non les ressorts textuels). C’est cela, l’« activité roussellienne »47, dont Ricardou analyse et différencie systématiquement les différents procédés, les formes spécifiques de générateurs pour les reverser au compte d’une théorie générale de la productivité textuelle48. Celle-ci détermine de part en part le contenu des fictions rousselliennes, mais elle est également à l’œuvre, selon Ricardou, chez beaucoup d’autres auteurs : Flaubert, Proust ainsi que la plupart des écrivains réunis à l’enseigne du Nouveau Roman (notamment Alain Robbe-Grillet, Claude Simon et enfin lui-même).

« Inhumaine rigueur de la fabrique », écrit J. Ricardou, toujours à propos de Roussel49. On a beaucoup reproché la même inhumanité à ses propres romans (L’Observatoire de Cannes, La Prise de Constantinople, etc.) mais aussi à ses analyses critiques. Il est difficile de ne pas convenir de leur pertinence en ce qui concerne Raymond Roussel ou Claude Simon (qui a lui-même confirmé le caractère déterminant de « générateurs » dans certains de ses romans), mais l’idée d’une Éducation sentimentale ou de la Recherche du temps perdu autogénérées à partir du seul jeu du signifiant n’a pas manqué de susciter d’importantes résistances. Le débat – qu’on ne reprendra pas ici – porte essentiellement sur la portée des phénomènes analysés par Ricardou. Les phénomènes d’autogénération existent, attestés par des exemples pris dans de nombreux textes, ou encore par les célèbres Anagrammes (re)découverts par Saussure travaillant apparemment à sa propre subversion50, mais sont-ils généralisables et surtout excluent-ils tous les facteurs « extérieurs » susceptibles d’éclairer le processus de production d’une œuvre, soit aussi tout ce qui est de l’ordre de la décision ou de l’intention d’un sujet ? Rien n’est moins sûr.

Il y a chez Ricardou un radicalisme de la production du texte sur lequel peu l’ont suivi, non seulement parce qu’appliqué aux plus grandes œuvres il n’est pas toujours convaincant, mais aussi sans doute parce qu’il a des conséquences politiques que le théoricien du Nouveau Roman reste un des seuls à avoir véritablement assumées. Passer du statut d’auteur plus ou moins inspiré à celui de travailleur du signifiant a été dans beaucoup de cas une simple affaire d’image de l’écrivain, avec la révolution se substituant (parfois très provisoirement) à d’anciennes muses. Mais à l’horizon d’un tel changement de régime, une autre question se profile, devant laquelle la plupart de ceux qui se sont avancés dans cette direction ont en général reculé : celle d’un véritable communisme de l’écriture. Pourquoi l’auteur doit-il céder la place au producteur ? Précisément parce que celui-ci, contrairement à l’auteur, ne s’approprie pas les moyens de production (le langage). Il les remet en jeu, il les remet au service de la collectivité. Le « comment c’est fait » est une question démocratique et partant, toute la mouvance structuraliste l’a été. Le « comment c’est produit » est non seulement démocratique, mais en fin de compte « communiste ». Il implique que l’écrivain devenu simple producteur est le sujet d’une pratique qui pourrait être celle de tout le monde, ou plus exactement encore que sa « pratique signifiante » a pour but de se partager, d’être reprise par d’autres et que c’est même là son seul but. Pourquoi s’acharner à identifier des « générateurs iso-signifiants et hétéro-signifiés » (principe de l’homonymie), ou « hétéro-signifiants et iso-signifiés » (principe de la synonymie), ou encore « iso-signifiants et homo-signifiés » (principe de la polysémie), etc. ? Parce que ce sont les instruments théoriques permettant à chacun d’activer pour son propre compte la productivité du langage.

On touche ici à un autre aspect de l’opérativité de la « mort de l’auteur », parfaitement compatible avec celui mis en évidence au chapitre précédent. De même que l’auteur cède la place au commentateur, il doit s’effacer derrière le producteur, ou plus exactement les producteurs de sens, c’est-à-dire tout le monde. Là où était l’auteur, effet d’une logique de la propriété (du sens) et d’une économie de la rareté, doit advenir la foule anonyme des producteurs assurant à l’infini le partage du langage et rendant caduques toutes les institutions littéraires qui confèrent à l’auteur ses droits et son autorité. Les producteurs ne sont pas des auteurs ni des propriétaires du sens, ils sont sans autorité. Ricardou insiste à de nombreuses reprises sur ce point, moins dans ses articles théoriques ou critiques que dans un certain nombre d’interventions, notamment dans des colloques qu’il a animés. Dès l’ouverture du célèbre Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, il souligne que la présence des écrivains concernés ne signifie aucunement que ceux-ci auraient le dernier mot en ce qui concerne leurs œuvres : « Une fois de plus, ce serait une rechute dans l’ornière de l’Expression ; cela reviendrait à admettre que l’auteur est propriétaire d’un sens préalable au travail du texte et qu’il lui serait possible de le délivrer, le cas échéant, d’une autre manière, par le biais de confidences parallèles51. » Ils sont là, mais ils sont morts. Ils sont là, mais en quelque sorte pas à titre individuel : l’exercice n’a pas dû être facile pour certains d’entre eux, qui redécouvriront progressivement les charmes de la propriété privée, puis de l’autobiographie.

Quelques années plus tard, lors d’un colloque consacré à Claude Simon, on lit les mêmes avertissements, d’autant plus nécessaires que le colloque est consacré cette fois à un seul auteur qui risque par conséquent de passer pour… un auteur : « Claude Simon ne serait donc pas considéré comme un auteur, mais comme un écrivain produisant des textes par rapport aux textes des autres, c’est-à-dire comme un scripteur pris dans des problèmes d’intertextualité générale52» On retrouve ici la solidarité, déjà évoquée au chapitre précédent, entre la notion de mort de l’auteur et celle d’intertextualité, confirmée un peu plus loin dans les termes suivants : « L’intertextualité générale présente donc un avantage : elle élimine la notion d’œuvre qui expulsait fondamentalement les textes des autres53. »

Mais la position de Ricardou va au-delà d’une simple rhétorique de la « mort de l’auteur ». Il est probablement le seul théoricien de cette période à s’être aussi concrètement engagé pour une véritable redistribution de la production du sens. Certains débats au cours du même colloque consacré à Claude Simon en témoignent. À une intervenante doutant de ses propres talents ou capacités littéraires, Ricardou répond de la façon suivante : « Que l’on soit conduit à des aveux de ce genre montre à quel point on peut être victime de l’idéologie dominante, précisément, en matière de littérature. Je viens de le rappeler : l’une des institutions majeures chargées de la véhiculer est l’Université. Or sur quoi se construit cet édifice ? Sur une très singulière parcellisation du travail d’écriture. Il y aurait deux sortes de gens : les créateurs et les professeurs […]. Le malheur, pour vous, il me semble, c’est que vous pensez si intensément à l’intérieur de cette dichotomie pratique/théorie que vous êtes induite d’une part à condamner trop vite vos propres possibilités d’écriture, d’autre part à vous installer trop vite dans la position de repli. La mise en cause de cette parcellisation conduit donc à une critique de vos deux positions : l’installation dans la position de pur professeur puisqu’il apparaît que l’écriture importe pour relancer la théorie ; le rejet de vos impossibilités d’écriture puisque le mythe du créateur sacralisé se trouve soumis au dynamitage. Cette mise en cause de ce que vous acceptez trop d’être constitue donc, vous le voyez, un encouragement pour faire ce qu’au fond de vous vous souhaitez. Bien sûr, ce que nous allons étudier ici, très précisément, c’est le travail de Simon, mais il me semble de grande importance que cela déclenche, au moins chez quelques-uns, la relance de leur propre désir d’écrire54. »

Ricardou – c’est explicite dans la suite de cet échange – part du principe qu’il existe chez tout le monde un « désir d’écrire » dont la société capitaliste et les institutions littéraires qui en sont l’effet (avec des auteurs-propriétaires) empêchent la réalisation. Personne ne dispose d’un droit de naissance ou d’une exclusivité en matière d’écriture, personne ne devrait être auteur, jouir de droits d’auteur, vivre de sa plume, puisqu’une telle position repose sur un principe d’exclusion, qu’elle procède d’une économie de la rareté. L’auteur existe parce que (presque) tout le monde renonce à l’être ou, plus exactement dans les termes de Ricardou, est empêché de l’être. De même que le sens profite de l’écriture (J.-J. Goux), qu’il l’exploite, de même, pourrait-on dire, l’auteur exploite les non-auteurs volontaires ou involontaires, réduits pour une raison ou une autre à la passivité de purs lecteurs-spectateurs. Il ne s’agit donc plus de donner un sens plus pur aux mots de la tribu, comme le voulait Mallarmé, mais de redonner à la tribu l’initiative, le sens des mots et de leur productivité. Transformer les consommateurs passifs d’œuvres et de biens en producteurs actifs de sens, telle est véritablement et de façon revendiquée l’utopie sociale de Ricardou ou sa version de l’engagement révolutionnaire de l’écrivain : « Montrer à chacun qu’il peut écrire finit par déboucher sur le refus de l’exploitation sociale. Et je ne doute pas qu’il s’agisse là d’une des raisons de la terrible réticence, au plan idéologique, que rencontrent, ici et ailleurs, certaines de mes propositions55. »

Quelles sont les conséquences pratiques d’une telle position ? On relèvera tout d’abord que J. Ricardou s’est fait très discret à partir des années 1980, qu’il a renoncé beaucoup plus concrètement que la plupart de ses contemporains à se réconcilier avec son statut d’auteur – on attend toujours son autobiographie. Ce n’est pas non plus une coïncidence s’il s’investit systématiquement au cours des mêmes années et jusqu’à aujourd’hui dans un projet d’atelier d’écriture. Ce projet constitue déjà son horizon au moment du colloque sur Claude Simon, où J. Ricardou l’évoque dans les termes suivants : « Enseigner la littérature sera un jour, peut-être, enseigner à fabriquer du texte dans ce qu’on pourrait appeler des ateliers d’écriture. On y écrira du texte, mais en se demandant toujours quels procédés sont employés : l’enseignement sera une production de pratique et de théorie. Nous en sommes loin56. » Nous en sommes loin, hier comme aujourd’hui, du moins en ce qui concerne les universités et les autres institutions organisant le champ littéraire. Mais J. Ricardou aura justement mis toute son énergie à réaliser de tels ateliers : ce sont les « ateliers de textique » régulièrement proposés depuis bientôt trois décennies au Centre culturel de Cerisy-la-Salle, qui combinent écriture (collective), réflexion théorique, et même réécriture d’œuvres existantes (puisque même Mallarmé n’est pas toujours parfait et qu’il peut être « amélioré » !). Il va presque sans dire que, contrairement à la plupart des ateliers d’écriture proposés ailleurs (notamment aux États-Unis), les « ateliers de textique » n’ont pas permis jusqu’à ce jour l’éclosion d’un nombre important d’auteurs célèbres. De toute évidence, ce n’est pas leur but.

La mort du lecteur

Reprenons. L’enjeu est de recycler ou de rééduquer à la fois l’auteur et le lecteur en producteurs de texte ou de sens : l’auteur pour qu’il perde ses privilèges dans l’opération, pour qu’il se prolétarise, et le lecteur pour qu’il s’approprie les moyens de production, pour qu’il rompe avec sa passivité de lecteur-consommateur aliéné, amateur de réalisme et toujours prêt à succomber aux charmes indéfendables de l’identification (ce qui dans ce contexte veut dire à peu près la même chose qu’aliénation). Au bout de l’utopie sociale induite par la théorie littéraire, radicalisée par J. Ricardou, il n’y a plus de « division du travail », c’est-à-dire plus de différence entre le ci-devant auteur et le ci-devant lecteur. Écriture et lecture sont désormais les deux faces d’une même pratique, elles renvoient indissolublement l’une à l’autre. Lire un texte consistera toujours à le réécrire, et écrire est fondamentalement une activité de (re) lecture : à la fois de ce que l’on écrit soi-même57, d’où le privilège que la théorie littéraire accorde à la dimension réflexive de l’écriture ; mais aussi de relecture des autres textes, d’où l’importance et le caractère opératoire de la notion d’intertextualité. Détachée l’une de l’autre, écriture et lecture perpétuent le régime bourgeois de la littérature dans lequel l’auteur advient en (s’)échangeant ou en communiquant avec un lecteur-consommateur, mais sans jamais lui donner accès à des secrets de fabrication qui tirent leur prestige et leur autorité de ce qu’ils restent précisément secrets. Un auteur sans secrets (de fabrication) pour son lecteur n’est plus un auteur et inversement le lecteur passif prend congé de lui-même par l’activation d’une capacité de réécriture refoulée dans le monde bourgeois.

La fusion de l’écriture et de la lecture dans une même pratique constitue un moment essentiel du discours théorique des années 1960 et 1970. On peut même dire – c’est là son opérativité – qu’elle en assure la cohérence au regard d’un certain nombre de notions clés ou de mots d’ordre déjà évoqués, comme celui de la mort de l’auteur ou celui de la réfutation de la fonction de communication (d’un contenu, d’un message) du discours littéraire. Elle est impliquée par la fameuse « intransitivité » du discours littéraire, sans cesse affirmée, martelée même. C’est une chose de reprendre la dichotomie romantique, puis mallarméenne, entre une parole « brute » et une parole « essentielle ». C’en est une autre de la justifier dans le cadre d’un discours théorique incluant un agenda politique révolutionnaire. On ne voit en effet pas comment un tel agenda pourrait s’en tenir strictement au « comment c’est fait ? » des formalistes. En d’autres termes, il y a bien un moment où le « pourquoi » et le « pour qui écrit-on ? » font retour, pas forcément pour le plaisir de Sartre, puisque la réponse de ceux qui se sont regroupés à l’enseigne de la production textuelle a consisté en une sorte de court-circuit qui vient redoubler la dimension réflexive de l’écriture. On écrit non pas pour communiquer, pour transmettre un sens ou pour provoquer chez le lecteur une prise de conscience, mais pour transformer celui-ci en écrivain potentiel ; soit tout aussi bien pour se démettre d’une autorité, d’un pouvoir de fabrication en le partageant avec le premier venu. On sait que dans une idéale société communiste, le travail serait un droit et une obligation pour chacun. Il en va de même avec la réalisation du communisme de l’écriture : tous les lecteurs deviennent des « producteurs ». Il n’y a plus de tire-au-flanc se vautrant dans les charmes spectaculaires de l’identification, il n’y a plus de lecteurs-consommateurs qui n’ont envie que de lire, sans aucun souci de partage ou de réappropriation des moyens de production.

Du même coup, on comprend mieux pourquoi, de manière générale, la mouvance théorique des années 1960 et 1970 a pu se passer à peu près totalement d’une théorie de la lecture ou de la réception, contrairement par exemple à l’approche herméneutique développée en Allemagne sous l’impulsion de Hans-Robert Jauss et de Wolfgang Iser et connue sous le nom de Rezeptionsästhetik (esthétique de la réception). La valorisation de la production, appelée à devenir le lieu d’une pratique commune à l’auteur et au lecteur, ne laisse pas de place à une théorie de la lecture, sauf à concevoir celle-ci comme une (anti)-théorie de la non-lecture ou de l’illisibilité, ou alors comme une théorie de la lecture impliquant la réduction du lecteur à une fonction textuelle. Commençons par ce dernier point. Une des conséquences de la notion de réflexivité comme de celle de la production, c’est que le texte incorpore son lecteur ou sa lecture, selon une formule de Julia Kristeva58. Ces propositions seront systématisées grâce au recours à Mikhail Bakhtine. L’intertextualité générale qu’on lui impute permet de considérer un texte comme une série analysable presque à l’infini d’effets de (re)lecture, comme un théâtre, une scène de lecture(s)59.

De nombreux autres développements dans le champ de la théorie littéraire vont dans le même sens. Relevons en particulier un essai de Gérard Genette intitulé « L’utopie littéraire » où celui-ci affirme que le sens d’une œuvre est produit par son lecteur, et que par conséquent la poésie est faite par tous60. Genette retrouve ainsi au détour d’une analyse de Borges la formule de Lautréamont que l’on peut considérer comme le mot d’ordre initial en faveur d’un communisme de l’écriture, popularisé comme tel par les surréalistes et pieusement transmis d’un groupe d’avant-garde à l’autre, sans qu’on sache d’ailleurs très bien si Lautréamont a voulu dire quelque chose d’approchant. Mais se soucie-t-on du vouloir-dire dans un tel contexte ? Lautréamont lui-même devient en tout cas, notamment avec l’essai que lui consacre Marcelin Pleynet, un des terrains les plus propices à la vérification d’une théorie de la production du texte qui fait coïncider écriture et lecture, qui fait de tout texte l’écriture d’une lecture et inversement, dans un jeu de renvois parfois vertigineux : « Devenu “il” dans la lecture (qui n’est possible que si le “je” s’y introduit comme lecteur), “je” (le lecteur) ne pourra lire ce “il” (sujet de la lecture) que dans la mesure où la lecture et le sujet de la lecture ne feront plus qu’un, dans la mesure où “je” sera devenu comme ce qu’il lit ; lui-même écrit : écriture61. »

On observe donc une fois de plus que si l’auteur est mort, son cas n’est pas désespéré pour autant, charme des permutations. Il doit certes s’effacer derrière le lecteur, mais rien ne l’empêche de ressusciter lui-même en lecteur et même en son propre lecteur, conformément aux impératifs de la réflexivité. Le tandem écriture-lecture, qui implique l’infinie réversibilité des deux pratiques, aura été un des dommages collatéraux de la mort de l’auteur les plus utiles ou les plus rentables pour la mouvance théorique-réflexive. Les formulations les plus précises à ce sujet sont encore une fois à chercher du côté de Tel Quel ; par exemple chez Philippe Sollers qui affirme dans Logiques que l’auteur est le lecteur de son propre livre, et que le lecteur est intégré au livre62. Dans le même ordre d’idées il écrit plus loin que « nous ne sommes rien d’autre en dernière analyse que notre système écriture-lecture63 » et il évoque à propos de Dante la naissance continue du scripteur à l’intérieur d’une langue dont il se fait le lecteur64.

L’incorporation à l’interne, et l’illisibilité à l’externe. Dès qu’il y a lisibilité, il y a communication, échange et donc redistribution des tâches. Le seul moyen d’échapper à l’échange, c’est de valoriser tout ce qui pourra être affecté du signe du non-échangeable et de la gratuité. Et le seul lieu qui permet une telle valorisation, c’est le texte littéraire ainsi promu au rang de bastion sinon unique du moins particulièrement avancé dans la lutte contre l’échange capitaliste : « L’illisibilité serait donc la qualité particulière d’un texte au regard de l’idéologie quant à lui aveugle. Illisibilité à différencier du non-lisible participant en raison de sa platitude à la lisibilité courante et de la sorte renvoyée au fond anonyme de l’“universel reportage”. L’illisibilité devient alors le point fort de la lecture, l’obstacle que celle-ci doit vaincre, la surface résistante sur laquelle vient buter et se manifester la force inerte de l’idéologie, ce qu’une société éparse en chaque individu ne doit pas lire, ne peut pas lire65. »

Barthes est sur la même longueur d’onde quand il souligne, dès les premières pages de S/Z (un livre dont la célébrité aura beaucoup contribué au discrédit du lisible), que « notre littérature est marquée par le divorce impitoyable que l’institution littéraire maintient entre le fabricant et l’usager du texte, son propriétaire et son client, son auteur et son lecteur. Ce lecteur est alors plongé dans une sorte d’oisiveté, d’intransitivité et, pour tout dire, de sérieux : au lieu de jouer lui-même, d’accéder pleinement à l’enchantement du signifiant, à la volupté de l’écriture, il ne lui reste plus en partage que la pauvre liberté de recevoir ou de rejeter le texte : la lecture n’est plus qu’un referendum. En face du texte scriptible s’établit donc sa contre-valeur, sa valeur négative, réactive : ce qui peut être lu, mais non écrit : le lisible. Nous appelons classique tout texte lisible66 ». C’est sur cette opposition entre le lisible et le scriptible que Barthes greffe un peu plus tard, dans Le Plaisir du texte, celle plus célèbre et bénéficiant de la plus-value de la conceptualité psychanalytique, entre textes de plaisir et textes de jouissance67.

Ailleurs Barthes s’en prendra à la lisibilité encore excessive du Nouveau Roman, qui « ne remue pas vraiment la langue68 ». Il revient également sur ce qui lui apparaît comme la malédiction principale de cette culture de masse dont il a horreur : « un divorce évident, et terrible à mon sens, entre le lecteur et le scripteur : il y a d’un côté quelques scripteurs, ou quelques écrivains, et de l’autre une grande masse de lecteurs. Et ceux qui lisent n’écrivent pas. Le problème est là, n’est-ce pas ? Ceux qui lisent n’écrivent pas69 ». Toute l’œuvre de Barthes pourrait être décrite comme une tentative d’échapper à la malédiction du lisible, qu’il faut toujours aussi entendre dans sa perspective comme le déjà-lu. Le lisible triomphant, pur, ce sera la barbarie intégrale, l’apocalypse : « On peut dès lors avoir une vision apocalyptique de la fin du livre : le livre ne disparaîtrait pas – loin de là –, mais il triompherait sous ses formes les plus abjectes : ce serait le livre de la communication de masse, le livre de la consommation, disons le livre capitaliste au sens où une société capitaliste ne laisserait plus à ce moment-là aucun jeu possible à des formes marginales, où il n’y aurait plus aucune tricherie possible. Alors, à ce moment-là, ce sera la barbarie intégrale : la mort du livre correspondrait au règne exclusif du livre lisible et à l’écrasement complet du livre illisible70. »

Qu’est-il possible d’opposer à la vision apocalyptique de Barthes, dont on conviendra qu’elle n’est pas totalement impertinente au regard de ce que le champ littéraire est devenu trente ou quarante ans plus tard ? Comme chez Ricardou, la réponse est à chercher, semble-t-il, du côté de l’utopie : celle d’une société des amis du texte, évoquée dès Le Plaisir du texte et reformulée plus tard dans les termes suivants : « J’imagine donc une sorte d’utopie, où les textes écrits dans la jouissance pourraient circuler en dehors de toute instance mercantile et où, par conséquent, ils n’auraient pas ce qu’on appelle – d’un mot assez atroce – une grande diffusion […]. Ces textes circuleraient donc dans de petits groupes, dans des amitiés, au sens presque phalanstérien du mot, et par conséquent, ce serait vraiment la circulation du désir d’écrire, de la jouissance d’écrire et de la jouissance de lire, qui feraient boule, et qui s’enchaîneraient en dehors de toute instance, sans rejoindre ce divorce entre la lecture et l’écriture71. » Mais contrairement à J. Ricardou, qui s’est donné avec les ateliers de textique les moyens de réaliser son utopie, celle-ci reste pour Barthes… une utopie, guère plus qu’une rêverie, un horizon ; faute peut-être de temps pour la réaliser (il disparaît l’année où paraît l’entretien avec Maurice Nadeau) mais surtout aussi faute de goût, d’esprit militant et du même coup de vocation pédagogique – car la révolution qu’il faut faire advenir a beau être textuelle plutôt que prolétarienne, elle reste essentiellement une affaire pédagogique.

De manière plus générale, on relèvera encore ceci à propos de Barthes : tout en prenant de façon parfois véhémente le parti de la production textuelle et du scriptible, il s’est moins engagé que d’autres non seulement dans sa théorisation mais aussi dans sa pratique. C’est une contradiction qui a souvent été relevée à son propos. De façon presque conjuratoire, il semble s’en prendre d’autant plus violemment au lisible qu’il reste non seulement beaucoup plus lisible que d’autres – classique même – mais qu’il continue également à commenter des textes lisibles plutôt que des textes de « jouissance », par définition illisibles (S/Z est un commentaire de Sarrasine, une nouvelle de Balzac). On peut en déduire que Barthes a toujours été au fond un classique, voire un antimoderne72. Une telle position ne rend certainement pas justice ni au « premier » Barthes (celui qui écrit Critique et Vérité ou sur Brecht), ni même à celui qui rêve d’une circulation restreinte et amicale des textes de jouissance. Elle souligne cependant le fait que l’adhésion de Barthes aux théories de la production du texte (ou de la textualité) n’a jamais été sans réserve, qu’elle s’est toujours doublée d’une sorte de lucidité mélancolique peu compatible avec l’espérance révolutionnaire et dont l’observation suivante rend exemplairement compte : « La modernité fait un effort incessant pour déborder l’échange : elle veut résister au marché des œuvres (en s’excluant de la communication de masse), au signe (par l’exemption du sens, par la folie) […]. Et pourtant, rien à faire : l’échange récupère tout, en acclimatant ce qui semble le nier : il saisit le texte, le met dans le circuit des dépenses inutiles mais légales : le voilà de nouveau placé dans une économie collective (fût-elle seulement psychologique) : c’est l’inutilité même du texte qui est utile, à titre de potlatch. Autrement dit, la société vit sur le mode du clivage : ici, un texte sublime, désintéressé, là un objet mercantile, dont la valeur est… la gratuité de cet objet […]. Pour le texte, il n’y aurait de gratuit que sa propre destruction : ne pas, ne plus écrire, sauf à être toujours récupéré73. »

Comment ne pas être récupéré, comment échapper définitivement à l’échange ? Barthes pose après beaucoup d’autres une question au moins aussi ancienne que l’histoire des avant-gardes et donne une réponse équivalant à un constat d’échec ou du moins à l’acceptation implicite d’un « clivage » ou d’un compromis, puisque la seule solution serait le silence, le renoncement absolu à l’écriture, même recyclée en production de sens. Toujours la lisibilité et l’échange (re)gagnent du terrain, non seulement parce qu’une certaine histoire de la société et du capitalisme va dans ce sens, mais aussi parce que la partie est en fait perdue d’avance. C’est l’aporie de tout projet d’art participatif mis au service d’une transformation de la société et de ses rapports de production, soit en l’occurrence au service d’une destruction des institutions littéraires et des partages qu’elles opèrent. Seule la reconversion de tous les lecteurs en producteurs de sens permettrait de concrétiser l’utopie d’un communisme de l’écriture. Il suffit d’un seul réfractaire à son propre désir d’écrire, et on peut être sûr qu’on le trouvera toujours. Il suffit d’un seul qui préférerait lire plutôt qu’écrire, d’un seul récupérateur, d’un profiteur passif, d’un seul pur lecteur en somme, et tout s’écroule. L’échange, la communication et le partage des tâches sont rétablis.

Les situationnistes ont été confrontés au même problème, avec quelques années d’avance. Leur utopie d’un art intégralement participatif, qui n’est au fond qu’une généralisation de celle qu’on tente d’analyser ici, ne peut se réaliser que s’il n’existe plus ni spectacle ni spectateur. Elle exige que tout le monde devienne l’acteur ou le créateur de sa propre vie. Mais pour éviter que la vie réinventée ne vire à son tour au spectacle – comme c’est le cas avec le théâtre participatif ou les happenings, très en vogue au cours des années 1960 et absolument rejetés par les situationnistes –, la réinvention doit coïncider absolument avec la destruction du spectacle (de l’échange, du règne de la marchandise, etc.), c’est-à-dire avec une révolution aussi permanente que possible. Et c’est pour avoir reconnu qu’il ne pouvait qu’en être ainsi que les situationnistes ont franchi le pas, c’est-à-dire renoncé, dès le début des années 1960, à toute forme d’expression ou de représentation artistique. « Pour le texte, il n’y aurait de gratuit que sa propre destruction : ne pas, ne plus écrire, sauf à être toujours récupéré74 » : Barthes et la plupart de ceux qui se sont passionnés pour une révolution du ou par le langage poétique s’inclinent ou reculent devant une telle évidence, car c’en est une. Il n’est pas si difficile de ne pas être récupéré, l’exemple du situationnisme le démontre. Mais les écrivains-théoriciens choisissent le compromis ou le clivage, ils ne sont pas prêts à renoncer à écrire, ni même à signer. Ils ont donc continué d’être des auteurs, avec les droits et les avantages afférents, leur légitimité étant même renforcée, rendue presque irréfutable par l’aura sacrificielle de leur disparition autoproclamée.

Mais avaient-ils le choix, auraient-ils pu faire autrement, franchir le pas, comme les situationnistes par exemple ? La voie explorée par J. Ricardou suggère que des solutions existent, que des pratiques alternatives de l’écriture sont imaginables en dehors des institutions configurant le champ littéraire. Mais l’alternative a sans doute ses limites, qui sont celles d’une production théorique se développant en boucle. De manière plus générale, il est beaucoup plus facile de passer à l’acte lorsqu’on se situe, comme les situationnistes, dans une perspective presque rousseauiste de rétablissement de l’immédiateté d’une communication authentique que lorsqu’on s’engage pour un communisme de l’écriture. Comment partager un désir d’écrire sans écrire, et comment écrire sans (re)devenir auteur, sans finir par être lu ? C’est une question à laquelle ceux qui se sont passionnés pour l’aventure de la révolution textuelle n’ont pas pu répondre.

Passages à l’acte

Ils ont bien tenté de le faire, une première et une dernière fois, au moment de Mai 68, ou en tout cas certains d’entre eux. Dans la perspective d’une histoire des pratiques artistiques, au sens large du terme, Mai 68 correspond en effet à un moment où leur « collectivisation » s’impose dans tous les domaines et selon des logiques semblables. Partout on s’en prend à l’art réduit à un produit de consommation, à la division du travail, à la sacralisation ou au mythe de l’auteur, à la signature considérée comme un principe de propriété privée. Conformément aux analyses situationnistes, il importe aussi d’en finir avec toute forme de spectacle, avantageusement remplacé par la réinvention par chacun de sa vie quotidienne75. En attendant d’y parvenir, il est conseillé de se montrer à l’Odéon fraîchement occupé et en train de devenir pour les artistes ce que la Sorbonne fut aux étudiants : le lieu d’une parole libre, collective et anonyme, du moins pour les anonymes.

Julian Beck, directeur du Living Theater et emblème d’un théâtre participatif, devient, entre l’Odéon et un peu plus tard Avignon, l’icône artistique de Mai 68, aux côtés d’un Jean-Jacques Lebel, infatigable importateur de happenings à l’américaine. Le théâtre verse ainsi pour une bonne décennie dans le registre de l’animation plus ou moins thérapeutique. Pendant ce temps, les cinéastes s’efforcent de faire dérailler le festival de Cannes tout en s’exhortant à organiser la diffusion de films dans les usines et à mettre leurs moyens de production au service du prolétariat. Chris Marker part tourner en usine76. Les peintres font la grève des expositions, certains d’entre eux décident que l’art doit aller au peuple et exposent eux aussi dans des usines. D’autres rejoignent les étudiants des Beaux-Arts en grève pour y créer l’« Atelier populaire » : un modèle immédiatement repris par d’autres77.

Les écrivains et les intellectuels ne sont pas en reste. Dès les premiers affrontements, certains d’entre eux rendent public leur soutien à ce qu’ils identifient comme une « puissance du refus78 ». Maurice Blanchot, Louis-René des Forêts, Pierre Klossowski, Nathalie Sarraute, Monique Wittig, Marguerite Duras, Michel Leiris, Jean Ricardou, Jacques Lacan, qui tous font partie à un titre ou à un autre des références de la mouvance théorique, en sont. Ils constituent pour l’instant un front assez hétérogène en compagnie d’une poignée d’existentialistes (dont l’inévitable Sartre), de survivants surréalistes et de quelques électrons libres. Les choses plus sérieuses commencent quelques jours plus tard avec la fondation, le 18 mai, d’un Comité d’action étudiants-écrivains (CAEE) dans lequel on retrouve en partie les mêmes, mais renforcés par d’autres qui viennent plus clairement encore de l’horizon théorique-réflexif, comme Maurice Roche, Jacques Roubaud ou Jean-Pierre Faye, qui a rompu avec Tel Quel et s’apprête à lancer la revue Change. L’initiative en revient une fois encore à Dyonis Mascolo, Maurice Blanchot et Jean Schuster, qui réactivent pour la circonstance des réseaux antigaullistes et des contacts avec des écrivains engagés depuis longtemps pour l’autonomie de la littérature79. L’objectif du CAEE, pour dire les choses d’une formule, est d’aboutir à une « nouvelle définition économique et sociale du rapport de l’écrivain avec la société80 ». Ce programme implique un certain nombre de considérations para-syndicales, mais se cristallise autour du thème du communisme de l’écriture ou de la pensée, qui est décidément dans l’air du temps. Ici comme ailleurs, la rédaction de textes collectifs sera donc à l’ordre du jour.

On occupe beaucoup en Mai 68, et il n’est donc pas étonnant que la principale action de gloire du CAEE semble avoir été de décider d’occuper l’Hôtel de Massa, siège d’une vénérable Société des gens de lettres, et d’y créer une nouvelle et révolutionnaire Union des écrivains. L’unité de cette nouvelle union sera cependant toute relative puisque son programme et son existence sont d’emblée contestés par Tel Quel qui, de façon un peu malheureuse, a choisi l’année 1968 pour conclure une alliance avec le Parti communiste et qui, dit-on, voit dans la mouvance du CAEE une menace pour son leadership sur l’avant-garde. Je n’entrerai pas ici dans le détail des querelles, qui n’ont rien d’essentiel81. Ce qui m’importe, c’est de relever qu’au niveau de ses premières déclarations (mais il n’y en aura guère d’autres), l’Union des écrivains est en phase avec les implications politiques de la mouvance théorique qu’on vient d’examiner. Elle s’interroge sur les moyens d’en finir avec le système bourgeois de production-consommation de la littérature, elle se prononce pour la fin de la division du travail, pour le décloisonnement de la pratique littéraire (« Tous écrivains, aurait-on pu dire, comme on dirait aujourd’hui « tous blogueurs »). Elle veut créer des lieux de rencontre où les écrivains et les intellectuels se démettront de leur pouvoir et, selon la formule d’Alain Jouffroy, « s’efforceront d’établir de nouvelles formes de communication avec tous les travailleurs sans exception. Et aussi de changer les rôles82 ».

Une fois, et une seule fois, des écrivains et des théoriciens, que l’on peut associer d’une manière ou d’une autre à la défense de l’autonomie de la littérature et pour certains d’entre eux à la valorisation de la production textuelle aux dépens de l’échange et de la communication, auront ainsi rejoint leur horizon politique, se seront confondus avec lui. Mais pour y faire quoi ? C’est une tout autre question. Pour qu’un horizon reste ce qu’il est, mieux vaut sans doute ne pas trop s’en approcher, ne pas l’occuper, même si les occupations sont du dernier mieux. D’une manière ou d’une autre on y disparaît, on s’y fond : soit parce qu’il y a véritablement passage à l’acte, renoncement au statut d’auteur et donc disparition effective de l’écrivain (mais il ne semble pas que cela soit beaucoup arrivé puisque la plupart d’entre eux, j’ai déjà eu l’occasion de le souligner, se sont bien remis) ; soit au contraire et, beaucoup plus vraisemblablement, parce que l’auteur reste ce qu’il est, parce qu’il continue de signer. Il signe même d’autant plus solennellement qu’il s’agit de son acte de décès, et tant pis si cela revient du même coup à signer la mort de l’utopie d’une littérature révolutionnaire non signée, anonyme et collective. Occuper, mais pour faire quoi ? L’aventure de l’Hôtel de Massa est en somme une pièce de plus à verser au copieux dossier de l’infortune des passages à l’acte dans l’histoire des avant-gardes.

On relèvera pour finir qu’il n’est pas insignifiant que Tel Quel, qui est quand même le principal agent de diffusion d’une théorie de la production du texte, n’ait pas participé à cette aventure. Au-delà des inévitables considérations tactiques qui ont joué leur rôle habituel, on peut faire à ce propos l’hypothèse que c’est précisément parce que Tel Quel a mis cette problématique au cœur de son expérience que le groupe s’est gardé de tout passage à l’acte. Ph. Sollers et les siens étaient en somme les mieux placés pour prendre la mesure du caractère nécessairement hâtif, naïf, rhétorique, pour ne pas dire opportuniste ou hypocrite, d’un tel passage à l’acte83. La question de la production du texte, de la révolution du et par le langage poétique, est la question de Tel Quel (dissidents compris) et on peut estimer que les membres du groupe ont été assez lucides sur ce point pour reconnaître qu’elle n’était pertinente que dans le cadre d’une conception autonome du champ littéraire. Dans cette perspective l’horizon d’un communisme de l’écriture doit rester un horizon ou un vecteur. On ne réalise pas la révolution du langage poétique à coups de permanences, d’ateliers, d’occupations et de descentes dans les usines pour y distribuer stylos ou caméras. Progrès en passages à l’acte assez lents.

2.

Autre aspect ou conséquence de ce caractère démocratique : l’internationalisme de la mouvance structuraliste, qui s’est imposée dans le monde entier. N’en déplaise aux apologues d’une nouvelle histoire littéraire et d’un nouveau nationalisme culturel, jamais la pensée et la littérature françaises n’ont été aussi présentes à l’étranger qu’au cours des années marquées par la « théorie ». Par ses origines (allemandes, russes, avant-gardistes) autant que par ses objectifs et ses textes canoniques, la théorie n’a jamais participé d’une logique nationaliste. Mais n’est-ce pas précisément ce qui rend celle-ci aussi insupportable aux yeux de certains ? Où irait-on s’il fallait admettre que les Américains ont des choses à dire sur Flaubert ou Proust, comme les Français ont quelque chose à dire sur Kafka ou Joyce ?

3.

Théorie de la littérature, textes des Formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, 1965.

4.

C’est le nom d’une des décades les plus célèbres organisée en 1966 à Cerisy-la-Salle, et publiée en 1968 sous le même titre (U.G.E., coll. 10/18). Parmi les participants, on relève notamment Georges Poulet, Paul de Man, Jean Rousset, Boris de Schloezer, Raymond Jean, Jean-Pierre Richard, Serge Doubrovski, Gérard Genette.

9.

La situation française est donc a priori très différente de la situation américaine caractérisée par des universités en général beaucoup moins conservatrices et dont certaines, dans le champ des études littéraires, ont adopté le New Criticism depuis longtemps. Différente aussi de celle des universités allemandes, plus ouvertes aux sciences humaines et à l’herméneutique en attendant que certaines basculent au cours des années 1960 dans un marxisme plutôt orthodoxe ou même dogmatique. Très différentes, les situations américaine et allemande ont pourtant en commun d’être beaucoup moins propices à la politisation de la théorie littéraire.

12.

Internationale situationniste, 8, Paris, Champ libre, 1975, p. 31.

15.

On peut se demander dans quelle mesure le champ littéraire tel qu’il a été décrit par Pierre Bourdieu n’est pas lui-même structuré par cette oscillation caractéristique de l’histoire française des intellectuels et des écrivains. Il existerait en somme un champ littéraire à partir du moment où celui-ci est traversé non seulement de légitimations rivales dont la crédibilité est en dernière instance de nature politique, mais traversé également de « crises » de la littérature qui en favorisent la dimension réflexive. Celle-ci serait ainsi l’effet d’une prise de conscience de ce que la littérature est mortelle, comme Valéry l’affirmait des civilisations. En tout cas, il est significatif que Bourdieu ait construit, dans sa version la plus élaborée, la théorie du champ littéraire à partir de Flaubert, figure tutélaire d’une modernité réflexive, ou qu’il lui en ait même attribué la paternité, puisque L’Éducation sentimentale en serait la consciente préfiguration (voir Les Règles de l’art, op. cit.). Il est significatif aussi que la notion de champ littéraire n’est plus guère applicable à la situation actuelle de la littérature française, marquée par le retrait sans doute définitif de la polarisation avant-gardiste/commerciale. De la même manière, elle n’a jamais été réellement applicable à d’autres cultures littéraires, américaine, anglaise et même allemande, qui ne sont pas concernées au même titre que la France par l’opposition entre une littérature noble et une littérature commerciale ni, du même coup, entre une littérature réflexive et une littérature « expressive ».

20.

Disposition : le terme renvoie aussi – et ce n’est pas une coïncidence – à la rhétorique, traditionnel art de la fabrication du discours. Et il est vrai, comme beaucoup d’acteurs de la mouvance théorique l’ont eux-mêmes souligné, que celle-ci est à comprendre, sur son versant linguistique-formaliste, comme une néo-rhétorique opposable notamment à l’hégémonie de l’histoire littéraire.

21.

Le terme d’ostranenie désigne les procédés littéraires qui retardent la transmission du sens ou qui rendent cette transmission plus longue. Le procédé permet de redonner aux mots la résistance qu’ont les choses elles-mêmes au toucher. Il renvoie à des notions telles que l’éloignement, la distanciation, la défamiliarisation. Voir notamment V. Chklovski, « L’art comme procédé », in T. Todorov, Théorie de la littérature, op. cit., p. 76-97.

25.

Pour se convaincre de la difficulté à identifier la « parole essentielle », il suffit de se reporter à l’œuvre de Mallarmé lui-même dont la plus grande partie reste circonstancielle, liée à des situations discursives claires et souvent ironiquement surexposées. En fait, peu d’œuvres brouillent autant la frontière entre le langage (supposé) poétique et le langage (supposé) quotidien, peu d’auteurs auront autant travaillé que Mallarmé à une mise en crise subtile de l’identité du langage poétique (voir sur ce point B. Johnson, Défigurations du langage poétique, op. cit, p. 161-191, ainsi que V. Kaufmann, Le Livre et ses adresses, Paris, Librairie des Méridiens-Klincksieck, 1986, p. 19-82, et plus récemment Patrick Sutter, Le Journal et les Lettres. De la presse à l’œuvre, Éditions MetisPresses, Genève, 2010). Relevons encore l’expression utilisée par Blanchot, pour qualifier la séparation mallarméenne de la parole en deux états : « Par une division violente, Mallarmé a séparé le langage en deux formes presque sans rapport, l’une la langue brute, l’autre le langage essentiel » (L’Amitié, Paris, Gallimard, p. 171). Division violente : l’expression suggère un coup de force ou du moins un positionnement spécifique de la littérature, que Blanchot reprend à son compte. On peut même dire que le coup de force est beaucoup plus le sien que celui de Mallarmé, surtout au regard de la difficulté de fonder une telle division en termes objectifs, une difficulté sur laquelle la mouvance structuraliste aura en fin de compte échoué.

28.

Conflit, in Œuvres complètes, op. cit., 1945, p. 358.

30.

Ibid., p. 190.

33.

La question de l’intraductibilité constitue un enjeu sur lequel le collectif Change cherchera précisément à faire un peu plus tard la différence en liant au contraire le destin de la poésie à un principe de traductibilité généralisé, conformément aux principes de la grammaire générative-transformationnelle (voir sur ce point Léon Robel, « Translatives », loc. cit.). L’inversion de l’intraductibilité absolue du « corps verbal » en traductibilité générale est aussi à mettre en rapport avec la réflexion menée par Change sur la question de l’échange, une notion qui permet au collectif réuni autour de J.-P. Faye d’attaquer de front le « matérialisme » anti-communicationnel de la mouvance théorique-réflexive incarnée par Tel Quel.

35.

« Ce que la théorie marxiste dialectique envisage donc par le concept de “conscience de classe prolétarienne” n’est pas une conscience de classe, mais l’achèvement de la conscience de classe, pour autant que celle-ci “repose exclusivement sur l’évolution du processus moderne de production” (G. Lukacs), par l’introduction en elle de la négativité qui change la production d’une totalité en l’infinité d’un procès. Si le prolétaire obtient une telle pratique signifiante du procès socio-symbolique, ce n’est que lorsqu’il dépasse sa condition de producteur » (Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 388).

36.

« Informe » (Documents n° 7, décembre 1929), Œuvres complètes I, Paris, 1973, Gallimard, p. 217.

38.

Ibid., p. 211.

41.

Les Monnayeurs du langage, Paris, Galilée, 1984.

42.

Voir notamment « L’impossible Monsieur Texte », Pour une théorie du nouveau roman, Paris, Seuil, 1971, p. 59-90.

43.

« L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ; ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase » (Crise de vers, Œuvres complètes, op. cit., p. 366).

44.

« L’activité roussellienne », in Pour une théorie du nouveau roman, op. cit., p. 91-117.

46.

Comment j’ai écrit certains de mes livres, Paris, Pauvert, 1963, p. 11 sq.

48.

Pour une synthèse de ces différentes procédures, on consultera notamment J. Ricardou, Le Nouveau Roman, Paris, Seuil, « Écrivains de toujours », 1973, p. 75-90.

49.

« L’activité roussellienne », loc. cit., p. 95.

51.

Nouveau Roman : hier, aujourd’hui (1. Problèmes généraux), Paris, U.G.E., coll. 10/18, 1972, p. 12.

53.

Ibid., p. 11.

54.

Ibid., p. 27-28.

55.

Ibid., p. 30.

56.

Ibid., p. 34

57.

Relecture de ce que l’on écrit soi-même, puis plus simplement de soi : c’est par le biais de la réflexivité et du motif de la relecture que la psychanalyse s’engouffrera dans le champ ouvert par la théorie littéraire, au point même d’effacer ce champ au profit de sa propre conceptualité. La notion de relecture permet en effet d’établir un certain nombre de parallèles entre la lecture et le travail de l’analysant, mis en quelque sorte à sa propre écoute par le texte qui occupe alors la place de l’analyste.

58.

Semeiotiké, op. cit., p. 11-12.

59.

Ibid., p. 170 ; voir plus généralement l’ensemble du chapitre dont j’extrais ces quelques repères : « Le mot, le dialogue, le roman », ibid., p. 143-173.

60.

Figures I, Paris, Seuil, 1966, p. 132.

62.

Logiques, op. cit., p. 17.

63.

Ibid., p. 249.

64.

Ibid., p. 47.

66.

S/Z, op. cit., p. 10.

67.

Le Plaisir du texte, op. cit., p. 10-12.

69.

Ibid., p. 43.

70.

Le Grain de la voix, Paris, Seuil, 1981, p. 139.

71.

Sur la littérature, op. cit., p. 44.

73.

Le Plaisir du texte, op. cit., p. 40-41.

74.

Le Plaisir du texte, op. cit., p. 42.

75.

Pour une description plus précise de cette période, voir Bernard Brillant, Les Clercs de 68, Paris, PUF, 2003, p. 257-306.

76.

Ibid., p. 282.

77.

Ibid., p, 299-300.

78.

Ibid., p. 188.

80.

Ibid., p. 268.

82.

Cité par Bernard Brillant, Les Clercs de 68, op. cit., p. 275.

83.

L’Union des écrivains reste un rassemblement de circonstance, trop hétéroclite pour que ses déclarations d’intention puissent déboucher sur une politique littéraire révolutionnaire ou simplement commune et cohérente : comment mettre d’accord, pour prendre quelques noms parmi beaucoup d’autres, Maurice Blanchot, Jean-Pierre Faye, Jean-Paul Sartre, Marie Cardinal, Christiane Rochefort, Françoise Mallet-Joris et André du Bouchet ? Je sais qu’en Mai 68 le réalisme voulait qu’on demandât l’impossible, mais quand même.