Esthétique de la subversion
Équivoques de la « pensée 68 »
Le vilain mot a été lâché à la fin du chapitre précédent : il semble bien qu’il existe un rapport entre la mouvance théorique-réflexive et Mai 68, même si, comme on vient de le voir, ce rapport est complexe, ambigu ou même de l’ordre d’un malentendu. Compte tenu des vertus stigmatisantes du terme, il n’est peut-être pas inutile de tenter de faire la part des choses avant d’en arriver véritablement à l’objet de ce chapitre : la description de ce qu’on rassemble ici à l’enseigne d’une esthétique de la subversion.
L’aventure théorique-réflexive n’a pas toujours été calme. Elle a suscité de nombreuses polémiques et les attaques sont venues de tous les bords. Les batailles les plus connues, la théorie les a livrées sur sa « droite ». On pense ici, parmi d’autres, à l’emblématique affrontement entre Roland Barthes et Raymond Picard, parfois considéré comme une nouvelle version de la querelle des anciens et des modernes : Picard, auteur d’une monumentale thèse sur Racine parue en 1956, reproche au Sur Racine de Barthes1 de tenir de l’imposture, d’être à la fois impressionniste et dogmatique et surtout d’être jargonnant – un reproche qu’il n’est ni le premier ni le dernier à adresser au théoricien. Barthes réplique avec Critique et Vérité, s’en prend aux définitions tautologiques de la littérature mises en avant par Picard et revendique le droit d’imposer à l’œuvre un métalangage de type théorique. D’autres polémiques ont été livrées à titre quasiment posthume, comme celle initiée par Luc Ferry et Alain Renaut avec leur Pensée-68, qui fait coïncider l’esprit de Mai 68 avec une mouvance (post) structuraliste dans laquelle Lacan, Derrida, Foucault et Bourdieu sont appelés à comparaître parce qu’ils se seraient reconnu une parenté d’inspiration avec le mouvement2. L’antiautoritarisme ? L’antihumanisme ? L’inculture ? C’est toujours – ou déjà – la faute à Barthes et à quelques autres, sinon à Mallarmé. De manière très générale, on peut dire que ce type de perception de la théorie s’est largement imposé aujourd’hui. Au regard du champ littéraire contemporain dans lequel l’auteur rechigne décidément à s’enthousiasmer pour sa mort ou pour son manque d’humanité, ou au regard de la configuration actuelle des études littéraires dominées par le retour à une histoire littéraire néo-positiviste, il apparaît que les tendances conservatrices hostiles à la théorie littéraire sont bel et bien parvenues à l’enterrer. La théorie a non seulement quasi disparu des universités, mais aussi de l’édition, dont il faut rappeler qu’elle a joué un rôle décisif dans son succès. L’édition – et ce n’était d’ailleurs pas la première fois – a en effet fonctionné comme un véritable contre-pouvoir face à l’université – Seuil contre Sorbonne3. Les lieux éditoriaux où il est possible de prolonger les réflexions propres aux années 1960-1980 sont devenus rares. Ils ont un statut clairement minoritaire ou marginal, ils font figure de survivances d’un temps révolu.
Cependant, les attaques venues d’une gauche plus classiquement marxiste n’ont pas manqué non plus au cours des années 1960 et 1970. Le contraire eût été étonnant, compte tenu de la réfutation quasi générale de la posture « engagée » par la mouvance théorique-réflexive. Un grand nombre des critiques « de gauche » ont mis la montée en puissance du (post)structuralisme sur le compte d’un moment de désenchantement ou de désillusion politique. Le structuralisme, ce serait déjà, deux décennies avant la chute du Mur de Berlin, une idéologie bourgeoise de la fin de l’histoire, privilégiant la stabilité des structures aux dépens de la dynamique de la dialectique et du matérialisme historique. Sans histoire, pas de praxis, et sans praxis pas de sujet, ni d’engagement du sujet, ni de lutte des classes, tout se tient.
Il faut dire que les structuralistes frappent fort contre l’histoire dans ces années-là, à commencer par Claude Lévi-Strauss qui attaque violemment le Sartre de la Critique de la raison dialectique : « Dans le système de Sartre, l’histoire joue très précisément le rôle d’un mythe4 », assène-t-il aimablement. Rien d’étonnant donc si le camp marxiste contre-attaque. Jean Duvignaud évoque dans un article consacré à Claude Lévi-Strauss une fuite devant l’histoire5. Edgar Morin parle de regel ou de retour en arrière au regard des promesses du marxisme hétérodoxe issu de la « coupure » de 1956, celui qui s’incarne par exemple dans le groupe Socialisme ou Barbarie animé par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, qui comptent eux-mêmes parmi les critiques virulents du structuralisme6. Sartre est un de ceux qui a le plus à perdre dans cette aventure, il ferraille pour ne pas perdre pied et s’en prend avec aigreur au Foucault des Mots et les Choses7. Henri Lefebvre enfin met en rapport le succès du structuralisme avec l’avènement d’une société technocratique dont le but serait, là encore, la liquidation de l’histoire. Le structuralisme est ainsi interprété comme le reflet d’une modernité, oublieuse de l’histoire et des masses qui la font8. Dans un registre voisin, le marxiste anglais Terry Eagleton souligne la nature réactionnaire du structuralisme. Au nom de la structure, celui-ci ignorerait à la fois la littérature et le langage comme formes de pratique et de production. L’antihumanisme du structuralisme mettrait entre parenthèses le sujet humain, abolissant du même coup son potentiel en tant qu’acteur de l’histoire9.
Si on considère ce qu’il en reste, on peut dire que les attaques venues du camp marxiste n’ont pas eu la même efficacité que celles provenant du camp conservateur, malgré une sorte de complicité objective avec celles-ci, notamment sur la question de l’antihumanisme. Elles n’ont pas imposé de consensus, elles n’ont pas conduit, à moyen ou à long terme, à une reconfiguration des pratiques dominantes dans le champ intellectuel ou littéraire, dont la conséquence aurait été la disparition du (post)structuralisme pour de bonnes raisons (selon ses détracteurs de gauche). À cela il y a au moins trois explications. Tout d’abord, il serait déplacé d’attendre de la triomphante restauration (néo-lansonienne, néo-kantienne, néo-humaniste, comme on voudra) qu’elle réhabilite les courants de pensée marxistes qui lui ont mené la vie dure depuis la libération jusqu’au début des années 1980. Il faut que le structuralisme meure, mais le marxisme aussi, ou a fortiori. Tel est le mot d’ordre, et il aura laissé peu de place à une pérennisation des critiques marxistes de la mouvance théorique-réflexive.
La deuxième explication – plus significative pour mon propos – met en cause la pertinence des arguments venus de l’horizon marxiste. Si le (post)structuralisme a vraiment été le fer de lance idéologique d’une bourgeoisie technocrate et oublieuse de l’histoire, pourquoi cette bourgeoisie s’est-elle empressée de se débarrasser d’une telle aubaine idéologique en la faisant par exemple coïncider avec son repoussoir favori, la « pensée 68 » ? Et si la mouvance théorique n’avait pas été aussi bourgeoise que cela, si elle avait réellement eu une portée subversive ? Ne faut-il pas admettre que dans une large mesure, elle a dépassé le marxisme sur sa gauche, du moins sur le plan culturel (mais je ne suis pas sûr que tout cela se soit jamais joué sur un autre plan) ? Dans cette perspective, les querelles que lui ont cherchées Sartre, Lefebvre et les autres sont à considérer comme autant d’hommages contraints rendus à une pensée concurrente capable d’occuper le terrain politique ou révolutionnaire. Et sa montée en puissance s’explique alors moins par le désenchantement politique de la fin des années 1950 ou par l’avènement d’une société technocratique (n’est-elle pas là, en France, depuis des siècles ?) que par le réinvestissement de l’énergie politique-révolutionnaire dans des pratiques culturelles critiques.
Ce qui m’amène tout naturellement à la troisième explication : le poids politique de la mouvance théorique-réflexive est organiquement lié – on y revient toujours – à un large faisceau de pratiques littéraires et artistiques d’avant-garde, que ce soit dans le domaine de la littérature, des arts plastiques, du cinéma ou encore du théâtre. À la réalité de ces pratiques, à leur créativité et à leur nouveauté qui déterminent aussi leur capacité de s’imposer, de trouver un public, les discours revendiquant Marx et le sens de l’histoire n’ont à peu près rien à opposer. C’est un handicap sérieux, du moins au regard d’un contexte politique comme celui de Mai 68 dans lequel l’esthétisation de la politique ou, inversement, la politisation de l’esthétique ont joué un rôle très important, conformément d’ailleurs à une tradition française séculaire. Et cela ne manque pas non plus d’ironie puisqu’un des principaux reproches que les marxistes adressent aux structuralistes, c’est de faire l’impasse sur la question de la pratique.
Mais faut-il pour autant lier le destin de la mouvance théorique-réflexive à celui de Mai 68 ? Faut-il tenir l’une responsable de l’autre ? Dans son Histoire du structuralisme, François Dosse évoque le come-back de Sartre en mai 68 (il est le seul à avoir les honneurs de l’amphithéâtre de la Sorbonne occupée). Il relève de façon pertinente que s’il y a véritablement eu une « pensée 68 », ce n’est pas du structuralisme qu’il s’agit, mais beaucoup plus de celle du Sartre de cette époque ; ou encore – et de façon pas nécessairement compatible – de celle des situationnistes10. Certains structuralistes seront d’ailleurs copieusement conspués par les acteurs de Mai 68. On a également vu au chapitre précédent que le groupe Tel Quel, dans lequel s’incarne le (post)structuralisme littéraire, est tout sauf au centre des événements de Mai 68, qu’il boude les débats de l’Hôtel de Massa et qu’il est à l’époque plus ou moins aligné sur les positions d’un Parti communiste rarement considéré comme l’inventeur ou le détenteur de la « pensée 68 ». Force est d’en convenir : le théorique-réflexif et les pensées qui l’ont porté n’ont joué en Mai 68 proprement dit qu’un rôle mineur. Et indépendamment des circonstances motivant les engagements plus ou moins tièdes des uns et des autres, la principale cause de cette situation réside, me semble-t-il, dans le fait que c’est pour ainsi dire la vocation des théoriciens de ne pas descendre dans la rue, de ne pas céder aux charmes de la pratique immédiate.
Mais il n’en va pas de même au moment du reflux de la contestation, au moment de l’échec de l’insurrection à laquelle les composantes les plus radicales du mouvement de Mai en ont appelé. Ce que Luc Ferry et Alain Renaut identifient comme « pensée 68 » correspond beaucoup plus à une pensée de l’après-68, soit précisément à un réinvestissement de l’énergie politique dans une série de pratiques culturelles qui prennent acte des impasses de l’« action directe », et partant de l’échec de ceux qui en ont été les maîtres à penser. S’il y a eu un come-back de Sartre en 1968, son second et rapide effacement n’en a été que plus remarquable. Ce changement d’horizon est essentiel : on passe du temps de la pratique, qui est celui de l’immédiateté et de la transparence, du « maintenant ou jamais », à celui de la « pratique théorique », qui a l’éternité devant elle. Dans cette perspective, la séquence 68 rejoue en accéléré l’oscillation caractéristique de l’histoire française des intellectuels déjà évoquée : celle entre l’engagement politique, le « passage à l’action » d’une part et le repli sur la négativité et la subversion interne de la culture d’autre part, qui déjà faisait dire à Mallarmé que l’époque traverse un tunnel et que celui-ci allait durer : « Le souterrain durera, ô impatient…11 » En distinguant plus soigneusement entre Mai 68 et ses après-coups, on comprend également mieux pourquoi une mouvance théorique antérieure à Mai 68, et que personne ne saurait identifier sérieusement comme une des « causes » des événements de mai, peut bénéficier, dans l’après-coup des événements et du passage à l’action, d’un regain de popularité et d’une sorte de seconde vie moins académique encore que la première. La clé du passage de ce que j’ai appelé plus haut la période du « front commun » à des positionnements qui se veulent révolutionnaires, ce seraient bien les événements de Mai 68, sorte de « coupure épistémologique » interne à l’histoire de la théorie. En soi, c’est un moment qui n’a rien de théorique mais qui va redistribuer en profondeur les cartes et les raisons du théorique.
Le sens ou la fonction du théorique ne sont donc jamais donnés en tant que tels. Ils sont déterminés par ceux qui s’en servent, et beaucoup s’en sont servi, surtout après Mai 68, pour développer un discours dont l’intention était subversive, conformément à la tradition avant-gardiste qui prend au cours de cette seconde phase le pas sur le projet scientifique ou (néo)académique de la première moitié de la décennie 1960. Relevons à titre de contre-épreuve qu’il en a été autrement dans le monde anglo-saxon par exemple. On peut généraliser ici ce qui a été entrevu au premier chapitre à propos des prestiges de la réflexivité. L’histoire culturelle des États-Unis n’est pas marquée par les allers-retours entre esthétique et politique caractéristiques de l’histoire des avant-gardes françaises. L’art n’y est pas soumis au même impératif politique et inversement la culture politique de ce pays n’accorde pas la même importance à la dimension discursive-esthétique de la politique, spécialité française au plus tard depuis la Révolution : au regard de la Factory d’Andy Warhol par exemple, même la moins littéraire des avant-gardes françaises reste un exercice de rhétorique12.
Significativement, le reflux du théorique n’a entraîné dans le monde anglo-saxon aucune restauration du même type qu’en France. Le théorique y a été au contraire usé ou débordé par une sorte de fuite en avant, par une réouverture sur le social, le politique et l’histoire qui s’est incarnée principalement dans les gender studies, les cultural studies et le new historicism13. Devenue beaucoup plus facilement hégémonique dans les universités américaines qu’en France, la mouvance théorique et plus particulièrement sa composante déconstructrice (l’école de Yale) n’y a en revanche jamais bénéficié du même prestige politique que dans ses versions françaises. N’ayant pas vraiment eu à s’imposer, comme en France, dans le contexte d’une université globalement conservatrice, elle a pu être assez facilement dépassée sur sa gauche, malgré une rhétorique généralisée de la subversion en fonction de laquelle la déconstruction de toute chose est virée au compte d’une opération micro-révolutionnaire. Aux États-Unis, la déconstruction tient lieu de subversion, et c’est sans doute parce que cette forme de « micro-subversion », qui consiste fondamentalement en une technique du commentaire très sophistiquée (« byzantine », disent les détracteurs), a surtout débouché sur de très confortables plans de carrière que la déconstruction n’a jamais eu aux États-Unis la même aura révolutionnaire que dans le vieux monde. Ses enjeux sont restés internes au monde académique, y compris sur le plan éditorial où presque tout s’est joué au niveau des presses universitaires. À cela s’ajoute la présence dans les mêmes universités d’une tradition marxiste forte. Ses représentants les plus connus (Terry Eagleton en Angleterre, Frederic Jameson aux États-Unis) ont été parfaitement capables de digérer la déconstruction ou de la remettre à sa place en développant dans le domaine des études littéraires des alternatives critiques crédibles. Personne, à ma connaissance, n’a jamais associé aux États-Unis la mouvance théorique-réflexive à une « pensée 68 ». Jerry Rubin, l’agitateur de Berkeley, et Paul de Man ne faisaient décidément pas partie du même monde.
La révolution rêvée mot à mot
Autour de Mai 68, puis surtout après, le théorique-réflexif a donc débouché – c’est mon hypothèse – sur un programme de subversion. Mais la subversion n’est pas une invention structuraliste ou poststructuraliste. Elle fait partie du cahier des tâches de l’avant-garde au plus tard depuis les dadaïstes et les surréalistes, qui se sont beaucoup appliqués dans ce domaine. Au regard de la très longue histoire des ennuis des écrivains avec la justice, des emprisonnements et vexations de toutes sortes qu’ils ont eu à subir, elle commence même beaucoup plus tôt. Pour tout dire, elle vient de la nuit des temps et d’une nuit tellement noire qu’il en fallait parfois bien peu, et même moins que rien, pour passer pour subversif. Depuis bientôt deux siècles, les choses ont heureusement – ou malheureusement – changé, avec ce résultat paradoxal pour l’écrivain à intention subversive qu’il est de plus en plus difficile d’être subversif et de payer de sa personne. Il y a bien longtemps que l’on n’embastille plus Voltaire, ni même Sartre, mais il n’est pas sûr que ce soit une bonne nouvelle pour le prestige de la littérature ou pour son efficacité symbolique.
C’est pourquoi l’histoire des avant-gardes fut aussi celle d’une surenchère dans les façons de payer de sa personne. À ce titre, elle tient en un certain nombre de variantes qui se laissent toutes ranger entre d’une part la solution de l’engagement politique (nécessairement radical, sinon à quoi bon ?), choisie avec ambivalence par les surréalistes puis avec nettement plus d’enthousiasme par Sartre et à sa suite de nombreux autres, et d’autre part une position sacrificielle, parfois d’ailleurs compatible avec un engagement politique. Celle-ci implique souvent des façons plus littérales de payer de sa personne, elle est réductible à un « ceci est mon corps » qui aura pris les formes les plus diverses : mythologies du « poète maudit » au XIXe siècle, avec syphilis, alcool et drogues à son cahier des charges, drogues encore au XXe siècle, avec Le Grand Jeu ou Antonin Artaud que sa maladie constitue en « suicidé de la société », expériences-limites avec Bataille, puis reprise (ou parodie ?) de telles positions, avec par exemple les mutilations pratiquées par les actionnistes viennois, etc.14 Tous ont entendu payer de leur personne, comme c’est encore le cas de Guy Debord dont tout l’art aura consisté à se constituer en exemplaire « ennemi de la société », selon sa propre expression, à se mettre en scène comme tel, mais aussi à payer de sa personne ou plutôt de la soustraction de sa personne au spectacle pour accréditer une telle mise en scène.
La mouvance théorique-réflexive monte en puissance au moment où cette histoire brille de ses derniers feux (en particuliers ceux du situationnisme), au moment où les différentes techniques de provocation et les « actions » inscrites au cahier des tâches des avant-gardes les plus diverses subissent une certaine usure due notamment à leur spectacularisation, dirait-on d’un point de vue situationniste. Elle prend acte de la fin de cette histoire, de ses répétitions et de ses impasses. À ce titre, elle se constitue dans ou comme un effet critique, d’une part, par rapport à la mythologie de l’engagement politique, d’autre part, par rapport à son envers sacrificiel. Dans toutes ses versions, elle déconstruit, implicitement ou explicitement, les traditionnelles oppositions entre « l’auteur et l’œuvre », entre « la vie et l’œuvre » ou encore celle entre le monde de l’action et celui de la contemplation poétique, oppositions dont procède ce qu’en termes derridiens on pourrait définir comme une métaphysique avant-gardiste de l’engagement de l’écrivain, quelle qu’en soit la forme. Là où il n’y a plus de vie pour lester l’insoutenable légèreté du texte, là où il n’est plus possible d’opposer simplement la vie et l’écriture, c’est toute une pensée de la rédemption de la littérature par la vie qui se retrouve disqualifiée15. La mouvance théorique-réflexive a obstinément brouillé ou périmé la possibilité de telles oppositions, ce qui lui permet d’évacuer également la nécessité de cet impératif avant-gardiste quasi séculaire : payer de sa personne. Il n’y a plus d’opposition entre la vie et le texte puisque la vie elle-même est, selon les différentes versions qui ont cours, prise dans un dispositif symbolique ou sémiotique (Kristeva), ou encore dans une archi-écriture (conformément à la perspective derridienne).
La vie est traversée par le langage ou même par l’écriture. On remarquera une nouvelle fois dans un tel contexte la fonction stratégique de la psychanalyse, notamment lacanienne. En faisant coïncider la question du sujet avec celle du langage (« Le signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant », dit Lacan), elle rabat également la vie sur le langage (et réciproquement), pour autant qu’il n’y a de sujet que vivant. Il n’y a pas de vie sans parole, et il n’est donc plus nécessaire de choisir l’une contre l’autre, ou l’une pour rédimer l’autre. Payer de sa personne consistera, au pire, à payer un analyste, mais ce n’est pas obligatoire. La psychanalyse, à laquelle ses détracteurs marxistes n’ont cessé de reprocher ses effets de démobilisation, aura ainsi été, entre 1968 et 1974 (soit entre Semeiotiké et La Révolution du langage poétique, pour prendre les deux ouvrages emblématiques de Julia Kristeva) le principal levier d’une politisation de la mouvance théorique-réflexive qui permet à celle-ci de se profiler sur le terrain de la pratique. Elle opère un partage entre ses versions scientifiques en voie d’académisation et ses versions avant-gardistes auxquelles elle fournit la plateforme nécessaire à une légitimité pratique : un nouveau sujet taillé dans le langage, capable d’élever l’« action restreinte » de Mallarmé au rang de pratique politique et même, on va le voir, au rang d’une sorte d’archi-politique. Signe de cette inflexion de la théorie vers une pratique (théorique), le célèbre colloque organisé par Tel Quel autour d’Artaud et de Bataille : emblématique tournant, retour au sujet (à des sujets), retour à des figures tutélaires de l’avant-garde, politisation à outrance, jusqu’à la parodie, provocation des acteurs théoriques venus de l’université16. Au niveau des études littéraires, on observe l’apparition, avec le tournant psychanalytique, de nombreuses lectures réhabilitant le biographique, interdit d’étude aux temps du structuralisme dur : non pas pour en revenir au bon vieux temps de « l’homme et l’œuvre », mais plutôt pour établir une continuité entre la vie et l’œuvre, toutes deux considérées comme des textes ou des dispositifs symboliques ou textuels se relançant réciproquement17.
Le service ainsi rendu par la psychanalyse ne permet pas seulement une réconciliation de la vie et de l’œuvre, désormais situées sur un même plan. Un tel recours vaut plus généralement comme dispense de passage à l’acte, il donne ses lettres de noblesse à la subversion en tant qu’activité symbolique. Qui n’a jamais entendu un psychanalyste expliquer que la réalisation des désirs est moins importante que le fantasme, ou qu’en tout cas aucun désir (sexuel) n’est réalisable sans armature fantasmatique ? En dehors du fantasme, point de salut. Il en va d’ailleurs de même du rêve, dont Freud affirmait bien qu’il était la réalisation d’un désir (et non pas l’expression d’un désir à réaliser). Nous sommes devenus plus prudents que le Freud de La Création littéraire et le rêve éveillé en ce qui concerne l’assimilation du texte littéraire au rêve (éveillé) ou au simple fantasme – théorie littéraire oblige. Il n’empêche que c’est bien une dispense de passage à l’acte que la caution psychanalytique fournit au « sujet écrivant » en même temps qu’un « lieu » pour une pratique qui sera présentée sinon comme révolutionnaire du moins comme subversive. Où s’établir ? Non pas dans les usines, ni même devant les usines pour y distribuer des tracts, mais éventuellement sur les divans des analystes ou dans des textes à fonction auto-analytique, et de toute façon dans le langage lui-même qui est le matériau de base d’une subversion générale opérée pour le compte de tous. Dans ce sens, la mouvance théorique-réflexive aura déclenché une nouvelle « révolution rêvée », même si l’expression doit être entendue dans un sens très différent du titre de Michel Surya18 : une révolution désormais rêvée mot à mot.
On peut sourire après coup de cette autre révolution rêvée, disparue corps et biens de nos radars. On peut la considérer comme décidément minuscule, pour reprendre un titre de Pierre Michon, un écrivain qui compte parmi les principaux représentants de la génération postrévolutionnaire ou post-théorique, celle qui aura notamment à se poser la question de savoir comment se remettre d’un tel rêve. On peut la considérer comme byzantine, pédante, jargonneuse et surtout rester sceptique devant sa prétention à l’efficacité des micro-organismes qui finissent par triompher des monstres extraterrestres (ou du moins capitalistes), comme ceux de La Guerre des mondes de H. G. Wells. Il n’empêche qu’elle a eu le mérite de maintenir pendant un certain temps la littérature dans la sphère des débats publics et même polémiques. Elle a fait en sorte qu’on se passionne pour elle en même temps que pour la langue. À l’aune de l’absence de passion qui caractérise aujourd’hui la « chose littéraire » (que plus personne n’oserait d’ailleurs appeler ainsi à l’âge de l’ego-marketing appliqué), on se dit que si le théorique-réflexif a été une chimère ou une erreur, il fait décidément partie de celles qu’il faut de temps en temps regretter de ne plus faire. Cela vaut bien un inventaire, dont chacun décidera s’il doit rester posthume.
Le code et sa dénonciation
Beaucoup de ceux qui se sont réclamés du structuralisme – linguistique ou littéraire, peu importe compte tenu des chevauchements et des proximités – ont sans doute pratiqué la subversion comme Monsieur Jourdain la prose : sans le savoir. Et beaucoup auraient été étonnés, sinon effrayés, si on leur avait dit, au début des années 1960, que non seulement leur discipline serait à l’avenir la « science-pilote », au moins dans le domaine des sciences humaines, mais encore qu’avec elle les fondements d’une « pratique révolutionnaire » étaient en train d’être posés. Comment expliquer une telle évolution, qui n’a d’ailleurs pas eu lieu dans les mêmes termes dans d’autres pays, à partir de recherches souvent austères ? Quel rapport entre l’analyse structurale du récit telle que la propose Barthes vers 1966, les schémas actanciels dérivés des recherches de W. Propp, ou encore le carré sémiotique de Greimas19 et, pour faire vite, le président Mao Zedong ? Mon propos est d’examiner dans les pages qui suivent comment on passe concrètement d’un projet scientifique ou académique de modélisation de la littérature (l’époque du « front commun ») à celui d’une « révolution culturelle ». Quelles sont les opérateurs d’une telle inflexion, quels sont les éléments discrets d’une syntaxe de la subversion, comme on l’aurait dit en ce temps ?
Il existe un terme qui permet de réunir en une même problématique une part essentielle des recherches qui ont été menées à l’enseigne du structuralisme : celui de code. L’activité essentielle des structuralistes, du moins dans le domaine de la littérature, a consisté à identifier des codes à partir desquels les œuvres singulières sont produites. Ce terme est à comprendre dans un double sens au moins. Par analogie avec son sens génétique, il a tout d’abord une vertu programmatique. Tout texte littéraire est dans cette perspective une combinaison de programmes isolables les uns des autres. Un récit par exemple obéit à un code narratif, dont les fameux schémas actanciels qu’on vient d’évoquer constituent une description possible. Il comporte également un code discursif, dont G. Genette a identifié les composants dans son non moins célèbre Discours du récit20 : tout récit est une combinaison de choix faits au niveau de sa structure temporelle, de sa structure modale (c’est la question du « point de vue ») et enfin de sa « voix », de sa structure énonciative (c’est la question du « qui parle », que la psychanalyse et la déconstruction viendront compliquer à souhait). Et s’il est possible de parler à ce propos de code, c’est parce que toute combinaison narrative repose sur un nombre limité de choix possibles. Enfin, un récit exécute également un code ou un programme sémantique dont le carré sémiotique de Greimas constitue une sorte de prototype. Le code sémantique jouera par ailleurs un rôle d’autant plus essentiel dans le domaine de la poésie que les codes requis par la narration en sont la plupart du temps absents.
Bien entendu les modèles théoriques se sont multipliés dans ce domaine. Dans S/Z, consacré à une lecture précise et exhaustive du Sarrasine de Balzac, Barthes ne distingue pas moins de cinq codes, dont la cohérence et la scientificité n’ont pas manqué d’être contestées. Le code sémantique y est redoublé par un code symbolique, le bon vieux code actanciel se divise en un code herméneutique et un code proaïrétique et Barthes ajoute encore un code qu’il définit comme culturel (et qu’on pourrait également qualifier d’idéologique)21. On observe ainsi une sorte d’inflation des codes qui, dans le cas de Barthes, précède de peu l’abandon de toute allégeance à une systématicité de type théorique ou scientifique. En changeant un peu d’échelle, on mentionnera encore un code au moins dont la fonction programmatrice est évidente : le code générique. La prise en compte du genre littéraire comme code et l’examen de l’évolution des genres, qui seront par exemple au cœur de certains travaux de G. Genette22, ont constitué une des directions de recherche les plus fécondes de la mouvance structuraliste et surtout permis, non sans ironie, d’en sortir pour revenir à des paramètres historiques23.
Le code constitue donc un élément essentiel de la connaissance des procédés de fabrication ou de production du texte. L’engouement pour la question de la production et celui pour l’identification des codes sont à la limite une seule et même chose puisque la production est déterminée ou programmée par un ou plusieurs codes disponibles. En d’autres termes encore, on dira que la réponse au typique « comment c’est fait ? » servant de mot d’ordre à la mouvance structuraliste, c’est toujours un code (ou plusieurs), c’est-à-dire un principe de production généralisable et à ce titre objet par excellence du discours théorique. Lorsque celui-ci échangera les codes contre les singularités, il se condamnera à disparaître assez rapidement.
Mais si le terme de code a connu une telle fortune, c’est parce que très souvent on ne s’en est pas tenu à son sens « génétique ». Le code, c’est aussi, par exemple, l’obscur objet du désir des agents secrets. Sa connaissance est non seulement source de savoir-faire, mais aussi de pouvoir. Connaître, maîtriser le code donne du pouvoir, et notamment celui d’en abuser ou de le détruire. Dans ce second sens, le code n’est plus seulement une règle ni même un secret de fabrication, mais également la cheville ouvrière d’un imaginaire de la subversion ou de la transgression d’un ensemble de lois propres au discours dont on dira qu’elles constituent l’idéologie, à condition de ne jamais apparaître comme telles et de fonctionner précisément comme un code secret. Il y a de l’idéologie parce qu’il y a du code invisible, dissimulé comme tel, soit tout aussi bien naturalisé, comme on l’a beaucoup dit. L’idéologie est un code caché, et révéler celui-ci, ce sera donc toujours le dénoncer. Au moins à ce titre, il faut le relever, la mouvance théorique-réflexive rompt beaucoup moins avec le marxisme qu’on l’a prétendu, puisque le marxisme a pensé l’idéologie comme quelque chose qu’un effet de vérité ou de conscience (de classe) peut et doit effacer ou renverser.
Les structuralistes, toutes tendances et disciplines confondues, ont été de grands dénaturalisateurs – François Dosse l’a relevé et Antoine Compagnon le dit d’une autre manière en plaçant la théorie sous le signe d’un combat contre la doxa24. Décoder, dénoncer, dénaturaliser fut leur grande affaire, et ceci d’autant plus qu’en identifiant le code, on tient en général également ce qui échappe à celui-ci, voire ce qui le subvertit. La scène primitive, c’est une nouvelle fois ici celle du passage des jeunes futuristes russes à la théorie, à ce qui va devenir le formalisme, c’est-à-dire le passage d’une esthétique de la surprise (du non codé) à l’identification de tous les codes (notamment narratifs). En France, les pratiques dé-codantes des dadaïstes conduisent à l’esthétique surréaliste de la (rencontre-) surprise. En Russie, le futurisme, à bien des égards comparable au dadaïsme, conduit également à la théorisation de la rupture avec le code, à une valorisation, sur le plan esthétique, de la surprise. Le mot de passe, on l’a déjà évoqué, c’est l’ostranenie de Chklovski. C’est minimal, ce n’est pas encore un programme politique, qu’il aurait été impossible aux formalistes de formuler dans le contexte d’une révolution bolchevique peu favorable aux expériences avant-gardistes, c’est le moins qu’on puisse dire. On peut même faire l’hypothèse que dans un tel contexte, la théorisation formaliste, avec ses apparences scientifiques ou académiques, représente un compromis permettant d’échapper, dans un premier temps du moins, à une injonction politique nécessairement destructrice. On devient en somme formaliste en Russie parce qu’il est peu conseillé d’y devenir surréaliste et on sait que pour beaucoup de ceux qui ont été associés au mouvement, cette prudence n’a pas suffi. Il n’empêche que c’est une première impulsion qui est donnée et qui va produire de nombreux effets au cours du XXe siècle.
Avant d’en revenir au contexte français, il faut évoquer une fois de plus le cas de Bakhtine, l’autre grand passeur (avec Jakobson) entre Russes et Français. Dans la France de la fin des années 1960, il s’impose, avec l’aide de Julia Kristeva, grâce à deux notions : celle de carnavalesque qu’il développe à propos de Rabelais25 et celle de roman polyphonique (il joue Dostoïevski contre le caractère monologique du récit épique ou de Tolstoï)26. Or, dans une œuvre composée de multiples facettes, avec notamment toute une réflexion plutôt sociolinguistique sur le dialogique, sur l’altérité, mais aussi et antérieurement par exemple sur la dialectique héros-auteur, ces deux notions sont justement celles dont l’ascendance formaliste est la plus claire. En d’autres termes, ce sont celles qui se tiennent au plus près d’une problématique du code et de sa subversion. Pourquoi Bakhtine s’intéresse-t-il au carnavalesque ? Parce que c’est fondamentalement un principe de retournement des codes, un principe de subversion de l’ordre du discours, et ceci dès ses origines médiévales. Le carnaval, c’est l’occasion pour le peuple de renverser, de façon symbolique et pendant une période limitée, toutes les hiérarchies instituées – codées si l’on préfère – entre le pouvoir et les dominés, entre le noble et le trivial, entre le haut et le bas, entre le sacré et le profane, etc. Ce renversement général des valeurs culmine dans l’élection d’un roi du carnaval qui remplace temporairement l’autorité en place.
La dimension symbolique de la subversion carnavalesque est évidemment décisive puisque c’est ce qui en assure le caractère transférable au domaine de la littérature : le carnaval, c’est de la littérature appliquée, et la littérature, c’est du carnaval stylisé, de la subversion symbolique au carré. Quant à la polyphonie (la multiplication des voix dans une même œuvre romanesque), elle est aussi un principe de dénaturalisation du code, c’est-à-dire un procédé qui fait apparaître le code en tant que tel par effet de multiplication : rien de tel qu’un deuxième code pour faire sortir le premier du bois, pour en faire apparaître l’arbitraire ou l’artificialité. La polyphonie, dira-t-on, suspend le code en le théâtralisant, en le désignant-dénonçant comme tel. On remarquera à ce propos – charmes de la théorie considérée comme un hypertexte – qu’une théâtralisation de la polyphonie nous ramène également à la dynamique de la réflexivité qui peut être définie dans cette perspective comme un effet de mise en scène ou en abyme du code, nécessaire à sa dénonciation.
Telle est la configuration initiale dont les structuralistes français vont hériter, mais qu’ils vont aussi radicaliser ou politiser, puisque rien ne les astreint à la prudence que les formalistes russes et Bakhtine ont dû s’imposer pour survivre. Dans un contexte déjà longuement balisé par les pratiques de l’avant-garde (Nouveau Roman, Nouvelle Vague, etc.), il leur est possible de faire de la question du code une question politique désormais centrale. Toute la théorie littéraire, ou plus exactement son succès, est liée à cette intuition qui insiste dès les années 1950 : rien de neuf dans le champ politique ne peut venir des vieux codes dont l’usage ne fait que reconduire le vieux monde. Bref, aucune subversion ne serait possible sans une critique systématique des codes constitutifs de l’idéologie dominante.
À ce titre, on dira que les structuralistes ont été subversifs avant d’être structuralistes. Du moins est-ce vrai pour ceux qui ne le sont pas non plus restés très longtemps, ceux qui n’ont fait que traverser le structuralisme tant que celui-ci offrait les meilleures armes en matière d’identification et de dénonciation des codes. C’est une nouvelle fois le parcours de Barthes qui s’impose ici comme l’exemple le plus parlant. Il évolue dans les années 1950, qui sont celles du Degré zéro de l’écriture, des Mythologies et d’une part importante des Essais critiques, entre Sartre et Blanchot, soit entre un désir d’engagement politique et le souci de l’autonomie de la littérature auquel vient s’ajouter, avec la référence à Brecht et à Robbe-Grillet, la critique des codes dominants. Le structuralisme vient dans un second temps et tient lieu pendant quelques années d’arme absolue en ce qui concerne la critique et la subversion des codes. Ce sera encore le cas au moment où paraît par exemple la Théorie d’ensemble de Tel Quel : « Rien ne provoque plus de résistance que la mise à jour des codes de la littérature […] ; on dirait que ces codes doivent à tout prix rester inconscients, exactement comme l’est le code de la langue ; aucune œuvre courante n’est jamais langage sur le langage (sauf dans le cas de certains relais classiques), au point que l’absence de niveau métalinguistique est peut-être le critère sûr qui permet de définir l’œuvre de masse (ou apparentée) ; faire du langage même un sujet et cela à travers le langage même, constitue encore un tabou très fort (dont l’écrivain serait le sorcier) : la société semble limiter également la parole sur le sexe et la parole sur la parole27. »
On notera une nouvelle fois au passage la « solidarité objective » de la question de la réflexivité et de celle, typiquement structuraliste, du code. Mais ce qui m’importe dans le cas de Barthes, c’est que la question du code précède la systématisation structuraliste. Il aura fallu quelqu’un comme Barthes (même s’il est loin d’être le seul héros de l’aventure théorique) pour faire basculer l’activité structuraliste aussi clairement du côté d’une critique des codes dominants. C’est une position qui, en ce qui le concerne, a toujours été là. La preuve en est évidemment Mythologies : Barthes devient Barthes en se constituant, presque d’emblée, en l’ennemi des stéréotypes, toutes formes confondues. C’est parce que les stéréotypes ou le langage stéréotypé existent qu’il faut la littérature, ou plus exactement l’écriture, la stylisation, le nouveau, le non-stéréotypé, l’ostranenie des formalistes pour y échapper. Il y a chez Barthes un désir presque originel de subversion des codes dominants (mais un code peut-il être autre chose que dominant ?), qui le conduit très vite, avant qu’il ne s’engage dans l’aventure de Tel Quel, à collaborer à une revue clairement de gauche comme Arguments plutôt qu’à la NRF28. De ce point de vue au moins, l’œuvre de Barthes est, de Mythologies au Plaisir du texte en passant par la période structuraliste, d’une grande cohérence.
Comme ce fut déjà le cas avec les ancêtres formalistes, l’aventure de la théorie a ainsi tenu, dans un premier temps, en un parti pris pour le nouveau et du même coup un combat contre la répétition. Les instruments théoriques peuvent changer, mais Barthes reste sur ce point aussi obstiné du temps du Plaisir du texte qu’il l’était du temps de Mythologies. La « jouissance » et les textes qui en procèdent, valorisés aux dépens du trop classique plaisir, y sont liés au nouveau, à l’exceptionnel, alors que l’idéologie – et en particulier l’« idéologie dans son essence » que représente le « langage capitaliste » – se définit au contraire comme répétition ou encore comme « empoissement »29. Ce dernier terme a l’avantage de rendre compte de la répulsion quasi physique de Barthes pour le langage codé, attendu et répétitif, une répulsion qu’il hésite de moins en moins à afficher en s’éloignant de la théorie. Avec l’âge, le temps qui passe et la relève du marxisme par la psychanalyse, les arguments politiques s’effacent derrière ceux d’une subjectivité à la recherche de sa souveraineté, en voie d’émancipation par rapport à la politique ; mais, au fond, il n’a pas changé.
L’héritage formaliste est également particulièrement évident dans la plupart des justifications esthétiques et politiques du Nouveau Roman (que Barthes est un des premiers critiques à saluer). La valeur d’une œuvre, disaient les formalistes, se mesure à sa nouveauté. Celle-ci consiste en une capacité de casser les habitudes de lecture et de contraindre l’œil à s’arrêter sur des objets échappant aux codes. À ce titre, les formalistes comptent parmi les inventeurs d’une esthétique valorisant la singularisation, avec toutes les impasses potentielles auxquelles conduit une volonté de singularisation tentant de s’affranchir du code30. L’art et la littérature deviennent, dans cette perspective, un instrument au service de la destruction de l’automatisme perceptif ou, si l’on préfère, au service d’un blocage de ce qui est immédiatement perceptible en tant que code. La fonction la plus essentielle d’une image poétique – mais aussi bien de la littérarité en général – n’est pas de nous faciliter la compréhension de son sens, mais de créer une perception particulière de l’objet qu’elle représente, ce qui implique également une perception de son caractère construit. Elle est créatrice de vision nouvelle et non de reconnaissance.
On a parfois l’impression que les représentants du Nouveau Roman – auxquels leurs cadets de la mouvance textualiste reprocheront précisément leur formalisme – reprennent ce programme tel quel. Tout le Nouveau Roman semble tenir dans une capacité de rendre perceptibles les codes du roman, de passer d’un état de transparence romanesque où les codes restent invisibles à un état d’opacité, d’exhibition-résistance des codes dont le renversement est en fin de compte l’unique objet du roman. Au cahier des charges du Nouveau Roman, on trouvera ainsi régulièrement le renversement du code « personnage » (par perte de cohérence et d’identité sémantique par exemple), du code « description » (notamment par effet d’inflation, par rupture de l’équilibre « classique » entre narration et description), du code chronologique (on tourne en rond), du code de non-contradiction entre les événements racontés, etc. Il s’agit là d’un ensemble de renversements qui sont systématiquement mis au service d’un renversement « supérieur », opérant la synthèse de ceux qu’on vient de mentionner : celui de la représentation, que le romancier se doit de faire apparaître dans sa fausse naturalité. Tout le Nouveau Roman tient ainsi dans un processus de parasitage des codes narratifs qui permet de faire apparaître la réalité représentée dans un roman comme une illusion référentielle. Si tel roman nous donne l’impression d’être réaliste, c’est parce que nous sommes les victimes ou les complices d’une idéologie bourgeoise fondée non seulement sur des représentations spécifiques du monde, mais aussi et surtout sur la naturalisation des codes qui sont à l’origine de ces représentations.
Telle est, selon Jean Ricardou notamment, la fonction critique de la littérature, une fonction qui s’incarne dans le Nouveau Roman bien sûr, mais aussi et avant lui dans toute une série d’œuvres dont la grandeur se mesure à l’aune de leur capacité de dénaturalisation des codes narratifs et romanesques (Swift, Sterne, Diderot, Flaubert, Proust, Kafka, etc.) : « Si, donc, comme on l’a maintes fois noté, la littérature nous fait mieux voir le monde, nous le révèle, et, d’un mot, en accomplit la critique, c’est dans l’exacte mesure où, loin d’en offrir un substitut, une image, une représentation, elle est capable, en sa textualité, de lui opposer un tout autre système d’éléments et de rapports. Toute tentative naturaliste qui […] voudrait substituer à l’objet décrit le simulacre d’un objet quotidien se trompe deux fois. Elle méconnaît d’une part, nous l’avons vu, l’action productrice de la littérature, et d’autre part ce corollaire : sa fonction critique31. » Cette formulation, on le notera, a ceci de particulier qu’elle constitue une synthèse de presque tous les aspects du théorique-réflexif tel que nous l’avons interrogé jusqu’ici : l’autonomie de la littérature (capable d’opposer au monde un autre système de rapports), la productivité liée à cette autonomie (la littérature produit sa propre réalité, linguistique, et montre comment elle le fait) et enfin sa fonction critique de dénonciation des codes.
Le travail d’identification et de dénonciation des codes est revendiqué explicitement par les écrivains regroupés à l’enseigne du Nouveau Roman, mais aussi par d’autres écrivains et des théoriciens, comme une pratique discrète de la subversion. Dans une certaine mesure, c’est d’ailleurs une tautologie, du moins dans la perspective de ceux qui la pratiquent. On ne voit pas très bien comment pourrait fonctionner une subversion indiscrète, publique, s’affichant comme telle et par conséquent déjà prise dans les codes dominants, condamnée à les répéter. Elle est donc nécessairement discrète, confiée aux bons soins de critiques et d’écrivains qui sont bien dans ce sens des agents secrets ou des hackers à la recherche de codes à démonter ou dénoncer. Formalisme, jeux de mots et de lettres pour les uns, activité de taupe pour les autres, qui récusent le modèle sartrien de la subversion-persuasion, qu’il s’agisse du grand amphithéâtre de la Sorbonne en Mai 68 ou des tonneaux de Billancourt quelques jours plus tard. C’est Jean Ricardou encore qui le dit de la manière la plus explicite, lors du colloque de Cerisy consacré au Nouveau Roman : « La subversion est moins quelque chose qui se dit, que quelque chose qui se fait. Nul besoin de s’adresser à qui que ce soit, oratoirement, pour être subversif, il suffit parfois de transformer un certain nombre d’éléments dans un champ idéologique donné, c’est ce que font nos textes. Avec la mise en circulation de nos textes, le champ idéologique se trouve déplacé : c’est là un acte de subversion. L’idée de “s’adresser à” fait intervenir aussi la notion de public. Or cette notion de public est entièrement liée à l’organisation sociale actuelle de la littérature qui veut qu’un écrivain, pour pouvoir vivre, ait un éditeur et des droits d’auteur. Lorsque Sartre, pour subvertir, parle et s’adresse à un public, il prolonge comme écrivain le schéma idéologique qui a fait malgré tout, ne l’oublions pas, la réussite de sa carrière32. »
Donnons ici, avec Ricardou toujours, un dernier exemple de la portée subversive que les « décodeurs » prêtent à leurs opérations, à la critique discrète de l’idéologie littéraire dominante : « À son niveau, le Nouveau Roman a mis en cause le système idéologique Expression-Représentation qui s’appuie sur l’idée d’un sens institué dont le romancier serait en quelque façon le propriétaire. Or c’est sur l’appropriation d’un pays par un autre, précisément, que s’appuie le système colonialiste. En produisant des textes face auxquels une lecture liée à l’Expression-Représentation se montre impuissante, le Nouveau Roman se trouvait mettre en cause les manières de penser appartenant à une idéologie de propriétaires. La publication de La Question et celle, conjointe, du Nouveau Roman est donc en mesure de s’articuler dès qu’on abandonne le dogme représentatif33. » Alleg, Robbe-Grillet et Ricardou, même combat (anticolonialiste), pourrait-on conclure. On pourra sourire d’une équation mettant en rapport les combats d’un homme emprisonné, torturé, qui a payé de sa personne, et des opérations de subversion des codes romanesques dominants. Je préfère, pour ma part, souligner la particularité de ce contexte politique. La France est après tout, au moment où le Nouveau Roman émerge, un pays en guerre civile (inavouée), marqué par une violence d’État considérable, soumis à la censure. C’est une des clés pour comprendre pourquoi, dans ce pays, le théorique-réflexif se présente beaucoup plus facilement et immédiatement que dans d’autres pays occidentaux comme une activité de subversion. À l’ombre de la violence d’État, de la répression et d’une liberté d’expression pour le moins tronquée, les opérations les plus discrètes passent du côté de la résistance et de la subversion, comme en hommage aux origines résistantes des Éditions de Minuit.
Contre la représentation
Jean Ricardou évoque ci-dessus le système « Expression-Représentation ». Nous avons déjà examiné ce qu’il en était du côté de l’expression, qu’il revient à l’auteur mort ou, du moins, congédié de faire tomber en désuétude. La question de la représentation, elle, est bien à virer au compte d’une problématique du code et de sa subversion. Le fait qu’une représentation soit perçue comme réaliste serait en effet un simple code, un arbitraire idéologique naturalisé et donc masqué, qu’il est alors logique de qualifier également, comme cela a très souvent été le cas, d’illusion référentielle. On peut dire que sur son versant pratique, toute la mouvance théorique-réflexive – en particulier le Nouveau Roman mais également les textes qui s’écrivent au cours des années 1960 autour de Tel Quel – aura fait de l’illusion référentielle sa bête noire. Elle se sera acharnée à casser les codes romanesques qui font qu’une représentation nous paraît réaliste ou crédible. Et sur son versant théorique, elle aura passé beaucoup de temps à dénoncer l’illusion référentielle, à montrer quels étaient les codes qui rendent celle-ci possible. C’est l’enjeu notamment du célèbre article de Barthes sur l’« effet de réel », c’est-à-dire l’introduction dans un récit de détails « réalistes » qui n’auraient d’autre fonction que de produire cette illusion référentielle34. Dans le même ordre d’idées, Philippe Sollers évoque l’illusion réaliste comme une « duperie constante et monumentale […] qui est celle de la méconnaissance de la lettre et du caractère central de cette lettre par rapport à nous35 ». Gérard Genette est sur la même longueur d’onde, qui rappelle notamment ce que le refus du réalisme doit à Valéry et à sa marquise36.
La dénonciation de la représentation littéraire comme une illusion référentielle déterminée idéologiquement prend place dans un réseau cohérent de concepts et de partis pris. Elle s’appuie sur l’hyper-conventionnalisme linguistique des structuralistes, c’est-à-dire sur une radicalisation de la question de l’arbitraire du signe telle que Saussure l’a posée. Elle accentue le découplage du signe par rapport au référent, programmé par la « coupure » saussurienne consistant à passer du couple signe/référent au couple signifiant/signifié, qui laisse le référent dans l’ombre et qui implique fondamentalement une conception autoréférentielle du langage. Celui-ci signifie non pas par renvoi à la réalité mais crée sa propre réalité par un système interne de renvois et d’oppositions. Cette propriété autoréférentielle du langage est à son tour détournée ou radicalisée par la théorie littéraire, ou du moins par les théoriciens s’attachant à la critique de l’illusion référentielle. Du langage se référant à lui-même pour signifier, on passe en effet au langage parlant de lui-même, et de celui-ci on passe à la littérature ne parlant que d’elle-même, à l’exclusion de toute référence à la réalité : retour à « l’absente de tout bouquet » qui était déjà au cœur de la poétique de Mallarmé.
L’acharnement contre l’illusion référentielle semble donc surdéterminé, compte tenu du contexte théorique dans lequel il s’inscrit37, mais celui-ci suffit-il à expliquer, justement, l’acharnement ? Le prestige de la subversion de l’illusion référentielle tient-il simplement de la conviction théorique qui veut que le langage soit autoréférentiel, avec toutes les ambiguïtés et les impasses liées à une telle conviction ? A-t-on vu d’autres débats philosophico-linguistiques déboucher sur un mot d’ordre aussi massivement repris ? Je n’en suis pas sûr. Rappelons que les acteurs du Nouveau Roman, et a fortiori ceux qu’ils reconnaissent à un titre ou à un autre comme des prédécesseurs (de Sterne à Roussel), n’ont pas attendu la vogue structuraliste pour subvertir les codes de l’illusion référentielle. La conceptualisation structuraliste du penchant autoréflexif de la littérature s’apparente ainsi à la justification théorique rétrospective d’une position en dernière instance idéologique-politique que je suis tenté de définir également, en la situant dans un contexte un peu plus large, comme iconoclaste, anti-spectaculaire ou encore comme relevant plus généralement d’une pensée misant sur la force ou le pouvoir de la négativité.
J’ai déjà eu l’occasion de le souligner : entre la mouvance théorique-réflexive et les situationnistes, le courant n’est pas passé. Les rapports des uns aux autres ont été faits d’indifférence, d’ignorance et occasionnellement, du côté de Debord et des siens, de mépris affiché. C’est très compréhensible, compte tenu des positionnements intransigeants des acteurs de l’époque et de leur tendance à cultiver les petites différences : on se fâchait alors pour beaucoup moins que pour ce qui différenciait un groupe comme Tel Quel des situationnistes. En même temps, et avec un début de recul historique, une telle ignorance réciproque ne laisse pas d’étonner. Rétrospectivement, ce sont plutôt les proximités qui frappent, soit aussi une façon non seulement d’appartenir à un même temps, à une même histoire, mais également une façon de faire ce temps, d’en imposer les paramètres essentiels. Cette convergence concerne notamment les partis pris anti-spectaculaires des uns et des autres. Les thèses de Debord sur le spectacle sont bien connues, ainsi que l’art (ou l’anti-art) – en particulier cinématographique – qui s’en déduit. Elles n’ont certes jamais été reprises sous cette forme par la mouvance théorique-réflexive, mais celle-ci est bien, dans presque toutes ses composantes, sur une ligne anti-spectaculaire. Avec J.-J. Goux, on dira que cette mouvance est également iconoclaste38, comme on peut d’ailleurs aussi l’affirmer de Debord (et dans son cas même dans tous les sens du terme). Rappelons à ce propos que selon J.-J. Goux, les figures tutélaires de l’iconoclasme moderne, ce sont bien Nietzsche, Marx et Freud, inamovibles piliers du « poststructuralisme » et tous trois présents à un titre ou à un autre dans La Société du spectacle39. Ce sont les grands dénonciateurs modernes de l’image et plus radicalement encore de la réalité telle qu’elle se donne à voir. Il y a non seulement de l’imaginaire (de la méconnaissance), des images qui font illusion, de l’idéologie, mais c’est pour ainsi dire la quintessence du visuel de nous tromper ou de faire écran à une vérité identifiée au concept, au symbolique, ou encore au travail théorique, dont le but est toujours, et quel qu’en soit l’objet, de saisir un au-delà des apparences40. Dans le domaine qui nous intéresse ici, cet au-delà sera par exemple identifié en termes de code, comme on vient de le voir. Pourquoi lit-on et surtout pourquoi théorise-t-on ? Pour identifier ou percer les codes cachés derrière la réalité visible, derrière ce qu’un texte donne « à voir ». Le visible ne compte pas, et il justifie du même coup toutes les méfiances que le théorique-réflexif entretient par rapport à des phénomènes comme l’imagination ou l’identification (de l’auteur ou du lecteur à des personnages par exemple).
Le rapprochement a ses limites. La condition d’une destruction du spectacle, pour Debord, c’est la révolution, la vraie, faite de soulèvements violents, d’insurrections et de guerres civiles – du moins est-ce là son horizon. Dans la mouvance théorique-réflexive, on se contente de parasiter les codes qui ne concernent qu’un petit maillon (faible ?) du spectacle. Il y avait peu de chances que les deux mondes se rencontrent. Ce qui m’importe ici, c’est de souligner que le théorique-réflexif comporte une dimension anti-spectaculaire ou iconoclaste et qu’à ce titre il se définit comme un positionnement politique antiréaliste, nécessairement en porte à faux avec la position stalinienne (Aragon) ou existentialiste (Sartre). Sa ressource est le refus des apparences visibles, il consiste en un travail de négation du monde tel qu’il se présente, une négativité qui voue la réalité à l’illusion. Et si une telle position peut être qualifiée de politique, c’est non seulement parce qu’elle dispute à la mouvance sartrienne son monopole politico-littéraire, mais encore parce que la négativité dont elle procède est fondamentalement productrice de pouvoir dans le champ littéraire ou intellectuel. On peut parler dans ce sens d’une politique de la négativité, et celle-ci correspond à un pouvoir de dénonciation des apparences, à une capacité de se situer au-delà (ou au-dessus) de l’illusion réaliste ou référentielle.
La fascination exercée par ce pouvoir de dénonciation est à mon sens une des clés du succès du théorique-réflexif. Dans tout théoricien aura sommeillé une sorte d’Hercule Poirot capable de déjouer les sortilèges bourgeois de la représentation, un aventurier de la traversée du miroir revenu témoigner de l’autre scène. Et les hiérarchies qui s’établiront peu à peu dans le domaine de la théorie, avec les structuralistes sérieux (Greimas par exemple, mais aussi Lévi-Strauss) cédant les premiers rôles aux « poststructuralistes » (notamment aux États-Unis), sont fonction de la complexité avec laquelle les différents discours concernés font miroiter un au-delà de la représentation. Le prestige de ces discours est lié à la complexité de ce qu’ils élaborent à titre de négativité. Tant qu’il s’agit de la « littéralité » du texte (sa dimension signifiante), comme dans le Nouveau Roman ou chez le Ph. Sollers des années 1960, les choses sont encore relativement simples et exigent surtout des talents de cruciverbiste. Il y aura ainsi des virtuoses de la « lettre », mais peuvent-ils vraiment rivaliser avec une J. Kristeva qui réinvente la négativité en terme de « chora sémiotique », ou avec les derridiens brouillant indéfiniment les cartes de la mimesis et de son origine ? Les déconstructeurs sont dans cette perspective des super-décodeurs, ils s’en prennent en quelque sorte à un code supérieur (et donc plus prestigieux) : l’ensemble de la configuration philosophique codée par la métaphysique occidentale.
En forçant un peu le trait, on dira que toute théorie de la littérature est par définition antiréférentielle, travaillée par la négativité, et qu’il n’existe pas de théorie réaliste de la littérature. Mais, objectera-t-on, qu’en est-il alors d’un Lukács et de sa Théorie du roman, du recours à l’herméneutique de la Rezeptionsästhetik de Jauss et d’Iser, de Bakhtine, de théoriciens de la littérature marxistes comme Terry Eagleton ou Frederic Jameson et de bien d’autres encore ? Bien entendu les (post)structuralistes n’ont pas le monopole de la réflexion, mais il ne suffit pas de penser, même bien, pour faire de la théorie littéraire. Le cas de T. Eagleton est ici exemplaire : son marxisme en fait beaucoup plus un critique des théories (notamment autoréférentielles) qu’un théoricien. De la même manière, si le groupe de la Rezeptionsästhetik n’a jamais été paré des prestiges de l’aventure théorique, si les rapports entre Allemands et Français sont restés ambivalents, c’est parce que la Rezeptionsästhetik est revenue, via l’herméneutique et le retour à l’histoire, à une certaine forme de réalisme. Et l’incontestable prestige d’un Bakhtine est peut-être justement lié à sa capacité de faire miroiter une synthèse entre l’autoréférentialité de l’œuvre et sa détermination sociale. Encore faudrait-il examiner de près si cette synthèse a bien eu lieu ou si elle n’est pas l’effet de certaines interprétations, notamment celles (françaises) qui l’ont tiré du côté de l’autoréférentialité. On observera à ce propos que la meilleure connaissance de son œuvre, favorisée notamment par la publication en 1981 par Todorov du Principe dialogique41, n’a pas vraiment contribué à une relance de la réflexion théorique en France. On relèvera aussi que c’est précisément sur ce terrain que le collectif Change a pris ses distances les plus systématiques avec ses rivaux et ses prédécesseurs, c’est-à-dire en récusant la constellation textualiste et autoréflexive. Mais il l’a fait au prix d’un renoncement au théorique, voire d’une perte de visibilité dans le champ de l’avant-garde théorique. Il manque au monde réel ou au réalisme la séduction du théorique, qui est toujours aussi celle d’un pouvoir construit en boucle, de façon réflexive.
Du point de vue de la mouvance théorique-réflexive, il y a donc des greffes qui ne prennent pas, et d’autres qui prennent, parce qu’elles sont solidaires de l’antiréalisme de la théorie. Parmi ces dernières, on relèvera une fois de plus celle de la psychanalyse, un des principaux leviers d’une relance du théorique après 1968. Il y a beaucoup de raisons qui expliquent le succès de la psychanalyse au cours de cette période et un certain nombre d’entre elles n’ont rien à voir avec la littérature. Mais si la psychanalyse – notamment lacanienne – est compatible avec la théorie littéraire, c’est parce qu’elle procède bien du même iconoclasme (la critique de l’imaginaire de Lacan venant renforcer celle de Freud), de la même méfiance pour le réalisme et surtout d’un antiréférentialisme encore plus radical, puisqu’avec elle, c’est non seulement le référent qui est congédié, mais également le signifié. En simplifiant ici à l’extrême les appareils conceptuels très sophistiqués qui se sont mis en place autour de ces questions, on dira que le désir est précisément au sujet parlant ce que le code est au texte littéraire : quelque chose qui échappe au visible, une autre scène, comme le disait déjà Freud, mais qui détermine le visible ou le conscient. Le désir est en somme le code du sujet, et c’est pourquoi les représentations propres à ce sujet relèvent d’une « réalité psychique » intérieure au regard de laquelle la réalité « extérieure » est secondaire42.
L’iconoclasme, le refus du spectaculaire et surtout la négativité sont aussi les clés permettant de comprendre la proximité, au cours des années 1960 et 1970, de la mouvance théorique et de Maurice Blanchot, du moins dans l’esprit de beaucoup de leurs lecteurs, alors que celui-ci n’a jamais recouru au moindre concept structuraliste ni joué les chasseurs de code. Au-delà de ses tout premiers romans, pour lesquels on a parfois convoqué la catégorie du réalisme fantastique (ce qui n’est déjà pas si réaliste), le parti pris narratif et critique de Blanchot sera résolument antiréaliste, anti-spectaculaire, peut-on dire, renforcé au niveau biographique par son refus de paraître dans l’espace public et dans les médias. On le vérifiera par exemple avec les complexes procédures de distorsion ou de déstabilisation de la représentation romanesque dans ses récits, ou avec sa capacité d’effacer, dans ses articles critiques, la singularité et donc la réalité de l’expérience des écrivains qu’il commente au profit d’un mythe (d’une théorie) de la littérature. Rappelons enfin que dans les différents textes qu’il a consacrés à Mai 68, Blanchot adopte des positions curieusement proches de celles des situationnistes43. Plus généralement, Blanchot est un écrivain qui a incontestablement fasciné nombre de ses lecteurs. Je fais l’hypothèse que cette fascination est liée à la capacité de Blanchot à raturer sans cesse ce qu’il donne à voir, ou encore à donner quelque chose à ne pas voir. Toute fascination procède – aussi – d’un aveuglement.
Le même constat s’applique à la mouvance derridienne, qu’il s’agisse de ses composantes françaises ou américaines, dans laquelle on aura consacré beaucoup de temps à déconstruire les paramètres philosophiques du réalisme et à leur opposer une productivité de l’écriture définie comme mimesis originelle, comme une force de production ex nihilo de la représentation, précédant tout référent. C’est l’enjeu de l’importante lecture que Jacques Derrida a consacrée à Mallarmé, et plus particulièrement à un texte en prose intitulé Mimique44 : il s’agit d’un court texte sur un mime, qui « imite » en l’absence de tout modèle, et dont le geste vaut clairement pour celui de l’écriture. Il faut également évoquer dans cette perspective la démarche très proche de Paul de Man et de ceux qui se sont réclamés de lui, selon lesquels l’objet par excellence de toute lecture est quelque chose comme le point d’aveuglement du texte – sa blindness, ce qu’un texte ne voit pas et ne donne à voir que sous forme d’un aveuglement destiné de surcroît à contaminer le regard du lecteur – d’où aussi cette figure imposée de toute lecture déconstructrice selon laquelle la lecture échoue nécessairement sur sa propre impossibilité ou son propre aveuglement45.
Notons enfin à titre de conclusion que les seules démarches qui se sont clairement profilées comme théoriques au-delà de l’âge d’or des années 1960-1970 sont elles aussi antiréférentialistes, et que c’est sans doute à cet antiréférentialisme qu’elles doivent leur dimension théorique, dont elles tirent leur force de séduction46. Il nous reste aujourd’hui la théorie du champ littéraire de Bourdieu et beaucoup y recourent. Mais n’est-ce pas parce qu’il s’agit d’une théorie fondamentalement antiréaliste, qui suppose un au-delà « stratégique » de la représentation (en l’occurrence le positionnement de l’écrivain dans un champ donné, régi par les « règles de l’art », par ses codes) ? La théorie du champ littéraire socialise le code ou le désir de l’écrivain, mais il y a toujours – ou de nouveau – un code (qui décide de telle appartenance spécifique au champ littéraire), un désir (de carrière), et l’un et l’autre sont a priori invisibles, pour ne pas dire inconscients. Il y a là de quoi occuper de nouvelles générations de Hercule Poirot47.
Des codes au Code : l’histoire de la théorie littéraire et de ses deux phases (le front commun puis le tournant révolutionnaire) peut encore se décrire comme le passage d’une critique des codes régissant le discours littéraire à une dénonciation ou déconstruction du code des codes, à savoir le langage lui-même. Elle commence avec les astuces formelles du Nouveau Roman, qui laissent le langage en tant que tel intact, et se termine avec le prestige des exercices glossolaliques d’Artaud. Entretemps, ce n’est plus seulement une certaine conception de la littérature qui est dénoncée comme bourgeoise, mais c’est le langage lui-même qui est devenu « fasciste ». Ce n’est pas le plus enragé des théoriciens qui l’affirme, mais le doux Barthes en personne, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, et même un peu plus tôt dans Le Plaisir du texte. Le langage est fasciste, terroriste, policier, il faut y échapper et c’est par la littérature, en écrivant ou en lisant qu’on y parvient, à condition de savoir se confronter à l’imprévisibilité de la jouissance ou du moins à celle des « textes de jouissance » plutôt qu’à la prévisibilité de sa propre demande (de son imaginaire) et des « textes de plaisir » qui la supportent48. C’est en somme l’ostraniene des formalistes russes devenue non seulement vecteur de subversion mais aussi de perversion, qu’il faut désormais considérer, du moins dans la perspective de Barthes, comme la vérité ou la réalité de la subversion. La psychanalyse est passée par là : la perversion, ce sera le dernier stade de la subversion désormais soustraite à une phraséologie révolutionnaire en passe de devenir ringarde.
Il est beaucoup question de perversion dans Le Plaisir du texte. Au regard du « fou ne puis, sain ne daigne, névrosé je suis » posé presque d’emblée dans cet essai49, elle est apparemment la seule solution honorable, ce qui se fait de mieux en matière de subversion post-politique ou encore de « subversion subtile », opposée plus loin dans le même livre non seulement au militantisme classique et à son langage stéréotypé (fasciste), mais également aux stratégies frontales classiquement destructrices de l’avant-garde50. La perversion, dans ce sens, c’est une « science de la jouissance du langage51 ». Il s’agit d’ouvrir par le texte (écrit ou lu, peu importe) « la brèche de la jouissance, de la grande perte subjective, identifiant alors ce texte aux moments les plus purs de la perversion, à ses lieux clandestins52 ». La subversion est désormais moins une affaire de dénonciation des codes que de déstabilisation du langage, court-circuité en tant que moyen de signification ou de communication et dans une perspective plus lacanienne en tant que « lieu de la loi ». Il s’agit d’en jouer et d’en jouir. Le pervers, qui vise l’atopie et non plus l’utopie53, fait du langage un usage gratuit, asocial et clandestin. Il écrit ou lit des « textes de jouissance » parés des prestiges de l’illisibilité, et il cherche les failles et les défaillances, signes de modernité et de subversivité, dans les « textes de plaisir » plus classiques54. Cette version érotisée de la « grève devant la société » chère à Mallarmé (nettement plus doué, lui, pour la mélancolie que pour la perversion) radicalise et surtout sexualise la question de l’intransitivité du langage poétique. Celui-ci est toujours à lui-même sa propre fin comme l’est également la jouissance perverse, soustraite à la finalité de la reproduction55, et donc il procède d’une telle jouissance56. À un niveau plus sociologique, on dira qu’elle est dans l’air du temps. Paré des prestiges encore sulfureux de la perversion, le théorique-réflexif gagne en séduction, surtout auprès de théoriciens en général très normalement névrosés.
La position du Barthes du Plaisir du texte permet en somme d’être pervers sans vraiment l’être (« névrosé je suis »), de la même manière que les théories de la production du texte conféraient au ci-devant écrivain une irréfutable aura prolétarienne sans qu’il lui fût nécessaire pour autant de descendre dans la rue et de trop se mêler à la foule. Car s’il est vrai, comme Barthes l’affirme, que la perversion implique un rapport de transgression au langage identifié à la Loi (au Père), il s’agit quand même, dans les propositions du Plaisir du texte, d’une perversion plutôt confortable, taillée sur mesure pour les producteurs de texte. Le propre du véritable pervers n’est-il pas en effet d’oser un passage à l’acte qui fait que ni la langue ni sa transgression ne sont plus son problème – sa jouissance se fondant notamment sur l’immédiateté du scopique57 ? Au cours de ces années de reflux politique, la mouvance théorique-réflexive aura ainsi survécu en s’appropriant, grâce aux bons offices du Docteur Lacan bien inspiré par Bataille, une problématique de la transgression, qui devient un des maîtres mots de la seconde phase de l’aventure théorique-réflexive. De l’imaginaire politico-policier qui vouait le théoricien à percer et dénoncer les codes de la bourgeoisie, on passe ainsi à une politique de la transgression de la langue elle-même érigée en loi et en principe d’oppression, en père politique : « Le texte est (devrait être) cette personne désinvolte qui montre son derrière au Père Politique », écrit encore Barthes58.
Au tournant de la décennie, la théorie littéraire, ou du moins certaines de ses versions, gagnent sur le terrain de la sexualisation du théorique ce qu’elles perdent en rigueur formelle, d’une part, et en ambition politique, d’autre part. Le langage poétique, matière première de la théorie littéraire, est désormais branché, par Barthes et d’autres, sur la jouissance et la sexualité. Il était le lieu d’une micro-révolution prolétarienne, d’un communisme de l’écriture. Il est désormais celui de la levée du refoulement et des jouissances perverses. On maintient ainsi la possibilité du théorique, mais en branchant celui-ci sur l’agenda de l’époque en matière de libération des mœurs. Quant aux époques ultérieures, elles n’entendront la leçon que d’une oreille. Elles ont gardé la perversion, aujourd’hui industrielle et banale, mais en oubliant soigneusement de la connecter à la question du langage. Cela laisse beaucoup de place à la littérature para-pornographique, mais sans doute peu à une littérature perverse et a fortiori subversive. Mais qui se soucie aujourd’hui d’être subversif ?
Si Le Plaisir du texte, avec son insistance sur le terme de perversion, donne parfois l’impression d’une sorte de velléitarisme de la transgression, c’est aussi parce que le théorique n’est désormais plus vraiment au centre des intérêts de Barthes, parce qu’il tient un peu du lipp-service à l’intention de ses complices. Ce qui veut dire encore, si on suit les hypothèses d’Antoine Compagnon sur ce point, que le théorique est en passe de devenir chez Barthes un effet de couverture d’une position devenue imperceptiblement antimoderne ou du moins d’une ferveur révolutionnaire extrêmement tiède59 ; une façon de dire à ceux pour qui l’aventure théorique continue qu’il est des leurs, tout en prenant la tangente. Car pour d’autres, la question du langage et de sa transgression n’a cessé, dès 1968, de prendre de l’ampleur et de l’importance au niveau théorique.
C’est notamment le cas de Julia Kristeva, qui donne des impulsions décisives, avec Semeiotiké60 puis La Révolution du langage poétique61, à la réorientation « révolutionnaire » du théorique-réflexif (qui perdra justement dans l’opération une partie de sa dimension réflexive, on va le voir). Avec le passage de la dénonciation des codes (bourgeois) de la littérature à une subversion générale de la langue par des moyens de littérature, ce sont aussi les ambitions politiques de la mouvance théorique qui changent. Il n’est plus question de subversion subtile ou discrète, mais bien de faire du texte (à distinguer comme l’eau du feu de l’œuvre littéraire) le dispositif essentiel d’un combat mené contre les fondements mêmes de la société, à savoir le symbolique, au sens lacanien du terme où il se confond avec le langage. Même si dans un premier temps d’autres perspectives théoriques sont également convoquées pour imposer l’idée d’une « sémiotisation » du social62, la conceptualité lacanienne s’avèrera la plus efficace – ou la plus séduisante – dans ce registre. Elle rendra à la théorie littéraire un service inestimable (de plus) en réduisant, via le concept de symbolique, le social (l’ordre, la loi, le pouvoir, etc.) au langage. Quoi qu’il en soit, le combat théorique ne se livre désormais plus au nom de l’autonomie de la littérature, mais au nom du caractère politiquement ou socialement englobant du texte, ou encore au nom de son caractère de modèle : « Puisque la pratique (sociale : c’est-à-dire l’économie, les mœurs, “l’art”, etc.) est envisagée comme un système signifiant “structuré comme un langage”, toute pratique peut être étudiée en tant que modèle secondaire par rapport à la langue naturelle, modelée sur cette langue et la modelant63. »
Toute pratique sociale étant structurée comme un langage, le texte devient le terrain où s’effectue la critique ou même la destruction du social, autant dire le terrain de la révolution. Plus exactement encore il sera celui d’une archi-révolution clairement posée comme condition de possibilité de la « véritable » révolution : « Aussi voit-on de nos jours le texte devenir le terrain où se joue : se pratique et se présente le remaniement épistémologique, social et politique64. » Il n’y a donc pas de révolution si celle-ci ne s’en prend pas également – et simultanément – aux structures symboliques de la société qu’elle entend renverser. Fissurer le symbolique, comme le dira de son côté Barthes, tel est l’enjeu politique du « travail de la signifiance » (ce terme renvoie à la façon dont le texte « travaille le signifiant ») : « Ce travail, justement, met en cause les lois des discours établis, et présente un terrain propice où de nouveaux discours peuvent se faire entendre. Toucher aux tabous de la langue en redistribuant ses catégories grammaticales et en remaniant ses lois sémantiques, c’est donc aussi toucher aux tabous sociaux et historiques, mais cette règle contient aussi un impératif : le sens dit et communiqué du texte (du phéno-texte structuré) parle et représente cette action révolutionnaire que la signifiance opère, à condition de trouver son équivalent sur la scène de la réalité sociale. Ainsi, par un double jeu : dans la matière de la langue et dans l’histoire sociale, le texte se pose dans le réel qui l’engendre : il fait partie du vaste processus du mouvement matériel et historique s’il ne se borne pas – en tant que signifié – à s’autodécrire ou à s’abîmer dans une fantasmatique subjectiviste65. »
Ce passage fait partie d’un texte d’introduction, largement programmatique. Pour que toutes les promesses qu’il contient soient tenues, il faudra attendre l’ouvrage-somme de Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique. On relèvera cependant que l’inflexion essentielle de la seconde phase de l’aventure théorique y est donnée d’emblée, en particulier avec les distances que J. Kristeva prend avec la question de l’autonomie ou de l’autoréflexivité de la littérature. L’« autodescription » ou la réflexivité ne suffit plus à faire du texte le lieu d’une pratique révolutionnaire. Il est temps de prendre congé du Nouveau Roman, au profit des pratiques textuelles qui seront celles de la mouvance Tel Quel et de ses satellites volontaires ou non. Ou plus exactement, la question de l’autoréflexivité se complique avec la radicalisation politique agendée par Tel Quel. Le sens du texte, écrit J. Kristeva, doit réfléchir ou représenter ce que sa signifiance opère, c’est-à-dire la transgression du symbolique (des structures sociales imposées par le langage). En d’autres termes, il existe une performativité de la subversion textuelle en fonction de laquelle un texte n’est subversif que s’il figure la transgression du symbolique qui le constitue. Il lui revient de dire ce qu’il fait et inversement. « Je dis la révolution que le travail de la signifiance est en train de faire », telle serait la fonction subversive du texte, dont il faut encore préciser, dans les termes de Kristeva, qu’elle n’opère qu’« à condition de trouver son équivalent sur la scène de la réalité sociale ». Ce qui veut dire que le texte ne doit pas se boucler réflexivement sur lui-même, mais se constituer dans un rapport dialectique à une réalité sociale qu’il lui revient de produire ou de modifier. À cette condition, le texte fait partie de plein droit du « mouvement matériel et historique », ce qui constitue plutôt une bonne nouvelle pour tous les écrivains peu enthousiasmés par le militantisme classique.
Les instruments théoriques permettant de penser dans un premier temps le « travail de la signifiance », ce sera la linguistique encore, notamment dans le domaine du discours poétique, placé sous le signe de la « paragrammatisation »66. Et dans le domaine du narratif, c’est Bakhtine qui joue un rôle essentiel : la valorisation du dialogique (Dostoïevski) aux dépens du monologique (Tolstoï) devient un enjeu majeur. La ligne de fracture passe entre le 1 et le 2. Du côté du monologique, du 1, il y a non seulement Tolstoï et un certain nombre d’autres écrivains, en particulier tous ceux qui affectionnent le genre épique, mais il y a aussi Dieu, le discours théologique, religieux, dogmatique, scientifique, historique, bref, tout discours qui se fonde sur la croyance en l’existence d’un sens propre du langage, postulant dans les termes de Derrida un « signifié transcendantal » ou un effet de présence à soi (une couverture ou un refoulement de l’écriture par la voix, par l’intentionnalité, par le sens67). Du côté du dialogique, du 2, ou plus exactement du 0-2, il y a le simulacre, le double, le carnavalesque, la satire ménippée, le roman polyphonique, la répétition et la parodie. Bref, on s’y retrouve du côté de la véritable littérature, celle qui est consciente d’elle-même, réflexive, et qui a seule la capacité de transgresser le 1, soit tout l’édifice symbolique qui fait tenir une société.
Le dialogique bakhtinien au sens où l’entend J. Kristeva, c’est la littérature valorisée dans sa fonction de transgression du symbolique. Celle-ci passe par la neutralisation de toute position extérieure au discours, de toute transcendance, qu’il s’agisse de Dieu ou de la figure de l’auteur (qui en tient lieu). Le discours dialogique est par définition sans origine (sans référence possible à l’Un), il est un processus de perpétuelle réduplication de lui-même qui tient aussi de l’autodestruction. Il suppose que toute écriture lit une autre écriture, qu’elle se lit elle-même et se construit dans une genèse destructrice dans laquelle elle emporte Dieu (le 1) mais aussi l’auteur ou le sujet conscient pensé comme source du discours. « Celui qui participe au carnaval est à la fois acteur et spectateur : le sujet y est anéanti. La structure de l’auteur comme anonymat s’effectue dans un discours subversif qui conteste les lois du langage (0-1), et donc l’autorité, la loi, etc. Dans ce sens, le roman polyphonique sera une “lutte à mort” contre le christianisme, et du même coup une exploration de ce que le christianisme refoule : le langage dans son incontrôlable polyphonie, mais aussi le sexe et la mort68. »
Il est possible que Dostoïevski eût été surpris d’apprendre qu’il était aussi subversif, mais il n’aurait sans doute pas été le seul. Quoi qu’il en soit, il faudra attendre La Révolution du langage poétique pour mieux comprendre les rapports entre la polyphonie littéraire, le sexe et la mort, et à ce moment-là Dostoïevski aura cédé la place à Mallarmé, Lautréamont, Bataille, Artaud ou Joyce, qui sont à la pointe de la subversion de la culture bourgeoise. Toutes les analyses proposées par J. Kristeva dans cette somme sont structurées par une opposition centrale : celle entre le symbolique (soit tout aussi bien le social, conformément à la perspective structuraliste69) et le sémiotique, ou plus exactement la « chora sémiotique », qui se définit essentiellement comme déstabilisation, effraction ou subversion du symbolique. Cette opposition peut aussi s’interpréter comme un remaniement très complexe de celle, beaucoup plus ancienne, entre la fonction de communication du langage et sa fonction poétique, entre la parole brute et essentielle selon Mallarmé, star de cette révolution, aux côtés de son énigmatique et météorique contemporain Lautréamont. Du côté du symbolique, on trouvera donc sans surprise la signification, le sens, la mimesis, mais aussi, puisque nous évoluons ici dans un contexte massivement psychanalytique, le sujet, ou plus exactement le sujet identifié au « thétique », à une position où il se pose et s’identifie en tant que tel, condition de possibilité de la propositionnalité et donc du symbolique70.
Pas de symbolique sans sujet considéré dans sa fonction ou phase thétique et réciproquement, pourrait-on dire. Le sémiotique, à l’œuvre dans le langage poétique, se définira, lui, comme le procès de cette articulation, dans un double sens : celui d’une dénonciation et celui d’une levée du refoulement, d’un retour sur ce qu’il a fallu refouler pour que le thétique et le symbolique puissent advenir. Le sémiotique, dans cette perspective, se définit comme l’investissement du langage (du symbolique) par la jouissance, c’est-à-dire par le processus primaire (au sens freudien du terme), par un retour des pulsions, notamment de mort. Il y a du langage poétique-révolutionnaire parce que celui-ci se constitue en lieu de subversion du symbolique, selon une dialectique de la loi et de la transgression71. Le sémiotique dénaturalise le sujet et le thétique en les faisant apparaître comme l’effet d’un procès de refoulement déterminé socialement et politiquement. Mallarmé avec Freud : la parole essentielle, c’est le retour du processus primaire et du principe du plaisir dans le langage, alors que la parole brute est du côté du processus secondaire et du principe de réalité. D’un côté, la logique, la non-contradiction, la séparation sujet-objet, le sens, la fonctionnalité ; de l’autre, la musicalité de la langue, le jeu du signifiant, la contradiction, la destruction du sens par effet de multiplication et la défonctionnalisation de la langue investie par la jouissance. Telles sont les clés théoriques nécessaires à la compréhension de la révolution du langage poétique initiée par Lautréamont et Mallarmé.
Le procès tel qu’il est à l’œuvre dans le texte, c’est donc le chaînon manquant qui permet d’articuler politique et subjectivité, politique et littérature. Il est non seulement ce que le sujet refoule pour exister comme tel, mais également ce que le capitalisme refoule : « Le texte opère pour le sujet ce que la révolution politique doit opérer pour la société72. » C’est pourquoi la signifiance, c’est-à-dire la mise en acte du procès dans et par le langage, se définit à la fois comme jouissance et comme révolution : comme dérèglement de la censure sociale qui impose au langage une logique du sens et de la signification73. Il faut insister sur ce point : la signifiance est le lieu de la révolution ou sa mise en acte, elle n’en est pas un équivalent symbolique et encore moins une simple représentation. La révolution du langage poétique telle que l’entend Kristeva est bien celle que le langage poétique opère, elle n’a rien à voir avec les révolutions telles qu’on en a pris l’habitude dans l’histoire de l’esthétique moderne (l’impressionniste, la cubiste, etc.). À ce titre, et même si Tel Quel et d’autres groupes qui font partie de la même mouvance ont mis beaucoup d’énergie à s’en différencier, elle n’est pas sans rapport avec la « révolution surréaliste » qui attendait à peu près les mêmes services de la seule pratique de l’automatisme.
Dans cette perspective, La Révolution du langage poétique a constitué non pas la tentative la plus originale, mais sans doute la plus systématique et aussi, ceci expliquant cela, la dernière, de donner à la vieille intuition d’une révolution opérée à même le langage poétique un fondement théorique abouti. Pour que cela fût le cas, il restait à donner à la dialectique de la loi et de la transgression (du langage) un fondement social et politique. C’est tout l’intérêt de la version structuraliste (lacanienne) de la psychanalyse sur laquelle J. Kristeva prend appui. Via la notion de symbolique et de sa dissolution ou subversion par le sémiotique, l’« art-pulsion de mort » devient l’équivalent du meurtre fondant la société (selon le Freud de Totem et Tabou). Avec lui, et donc avec l’artiste en position de bouc émissaire, d’exclu de la société, se répète le sacrifice initial par lequel le symbolique (la société) advient. Le texte dans lequel l’« art-pulsion de mort » s’incarne est donc l’équivalent d’un sacrifice intervenant à une limite au-delà de laquelle il y a de l’asymbolique. Il reproduit l’engendrement du symbolique dont il constitue le dehors hétérogène : « comme l’inceste et la bestialité, il est aux extrêmes du code, il en reproduit le fondement et le refoulé ». Il devient ainsi le dépositaire de la négativité sociale, on peut même dire qu’il en a désormais le monopole. Dans une société bourgeoise sécularisée et déritualisée, le retour du sémiotique concernera en effet directement et exclusivement les structures du langage (puisque le socio-symbolique s’y réduit), qu’il revient au langage poétique de subvertir74.
Changement d’échelle : la micropolitique textuelle devient la condition de possibilité de la grande politique et plus particulièrement de la révolution prolétarienne. Ou du moins en devient-elle l’interlocuteur, le partenaire obligé : « le matérialisme dialectique, qui veut transformer le monde, parle à un nouveau sujet et ne peut se faire entendre que de lui75 ». La bonne vieille taupe doit se brancher sur la signifiance pour y voir clair, c’est-à-dire sur un « sujet insaisissable parce que transformant le réel, qui joue le procès contre l’identification, le rejet contre le désir, l’hétérogène contre le signifiant, la lutte contre la structure76 ». La véritable subversion consiste à « joindre la contradiction hétérogène, dont le texte possède le mécanisme, à la critique révolutionnaire de l’ordre social établi : c’est précisément l’intolérable pour l’idéologie dominante77 ». Sans accès au procès de la signifiance (à l’hétérogène, à la dissolution du socio-symbolique), le prolétariat reste enfermé dans une problématique de la production et ses luttes ne peuvent que la répéter. Sans révolution du langage poétique, les révolutionnaires sont en somme condamnés à faire de l’ouvriérisme, terme toujours péjoratif par lequel on reproche à certains courants du gauchisme une fétichisation de la classe ouvrière. La conscience de classe passe par une révolution culturelle qui arrache le prolétariat à son installation dans les structures de la production et des identifications avec ses appareils, par une sorte de sémiotisation du prolétariat : « Ce que la théorie marxiste dialectique envisage donc par le concept de “conscience de classe prolétarienne” n’est pas une conscience de classe, pour autant que celle-ci “repose exclusivement sur l’évolution du processus moderne de production”, par l’introduction en elle de la négativité qui change la production d’une totalité en l’infinité d’un procès. Si le prolétaire obtient une telle pratique signifiante du procès socio-symbolique, ce n’est que lorsqu’il dépasse sa condition de producteur78 ».
On peut douter que le dépassement de la condition de producteur par le prolétaire s’assimilant au procès de la signifiance n’ait jamais été autre chose qu’un horizon ou une sorte d’index révolutionnaire destiné à donner à une construction théorique sa crédibilité. Le prolétaire sémiotisé aura été le Godot de la révolution du langage poétique : certains ont été le chercher dans les usines et lui ont proposé, autour de Mai 68, des ateliers d’écriture ou lui ont placé des caméras entre les mains. Mais, au bout du compte, il n’est pas venu, on l’a attendu et attendu, sans savoir à quoi il pouvait bien ressembler, puis on a cessé de l’attendre, avec d’abord peut-être un peu de la tristesse de Mallarmé qui regrettait que sa production restât vaine pour les ouvriers venus construire un chemin de fer. Puis la tristesse elle-même a été oubliée, on est passé à autre chose.
La pensée 68. Essai sur l’antihumanisme contemporain, Paris, Gallimard, 1985.
La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 336.
Les Lettres nouvelles, 62, 1958.
Edgar Morin, Le Vif du sujet, Paris, Seuil, 1969 et « Arguments, trente ans après », entretiens, La Revue des revues, 4, automne 1987, p. 19. Cornelius Castoriadis critique l’évacuation de l’histoire ainsi que le « scientisme » structuraliste : « alors que les gens sont de plus en plus opprimés au nom de la science, on veut les persuader qu’ils ne sont rien et que la science est tout » (La Société française, Paris, U.G.E., coll. 10/18, 1979, p. 226).
Voir notamment Au-delà du structuralisme, Paris, Anthropos, 1971.
The Significance of Theory, Londres, Basil & Blackwell, 1990, p. 17-19.
Œuvres complètes, op. cit., p. 372.
En forçant à peine les choses, on dira que même en tant que passage à l’acte, le Mai 68 français est resté théâtral, discursif, littéraire, comme ses ancêtres plus dramatiques du XIXe siècle. Il est resté une affaire de « parole libérée », reculant devant le passage à l’acte (notamment terroriste) que connaîtront l’Allemagne ou l’Italie, et donc très éloigné aussi de son cousin américain, pragmatique et expérimental. C’est en tout cas parce que cette dimension discursive marque les événements de mai qu’à défaut d’avoir déclenché ceux-ci, la mouvance théorique-réflexive pourra jouer après coup les repreneurs et reconvertir la poésie de la parole quotidienne libérée en autant d’arts du discours (si ce n’est en paroles d’analysants).
Rédemption de la littérature par la vie : cette tradition constitue l’envers complice de la grande tradition moderniste occidentale de la rédemption de la vie par l’art analysée par Leo Bersani (avec notamment les étapes Baudelaire, Proust et Joyce). Voir The Culture of Redemption, Cambridge, Mas., Harvard University Press, 1990.
Les travaux de Deleuze et de Guattari sur Proust et Kafka, qui vont s’attacher notamment à la correspondance de l’un et l’autre écrivain, sont emblématiques de cette nouvelle façon de concevoir les rapports entre texte et vie. Ils seront suivis par de nombreux autres critiques qui, tout en préservant les acquis de la mouvance théorique-réflexive, sortiront des paramètres (post)structuralistes par la porte d’un retour au biographique.
Voir ci-dessus Chapitre II, notes 1 et 2 p. 103.
Voir Figures III, Paris, Seuil, 1972.
S/Z, op. cit.
Introduction à l’architexte, op. cit ; Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991.
Le transit de la théorie à l’histoire par la question du genre a été également une des caractéristiques de la Rezeptionsästhetik allemande, développée autour de Hans-Robert Jauss. Voir en particulier dans cette perspective les nombreux travaux de Rainer Warning portant sur des genres précis (le roman, le comique, le lyrisme, etc.).
Le Démon de la théorie, op. cit., p. 13 sq.
Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne, L’Âge d’homme, 1970.
Entre 1960 et 1967, soit au cours de cette phase de l’aventure théorique que je crois pouvoir placer sous le signe d’un front commun, la NRF a publié un nombre important d’« acteurs » de la mouvance théorique, avec une bienveillance qui étonne même au regard des divergences ultérieures : Blanchot bien entendu, qui est un des contributeurs les plus réguliers de cette décennie, mais aussi Butor, Sollers, Foucault, Genette, etc. Parmi les absents de marque on trouve précisément Barthes.
Le Plaisir du texte, op. cit., p. 48 et 65-66.
Voir T. Todorov, Théorie de la littérature, op. cit., p. 14-15. L’impasse apparaît avec la radicalisation du refus de tout code, avec la difficulté et même l’impossibilité de lui échapper entièrement. Que serait une œuvre affranchie de tout code ? Une œuvre sans doute illisible, et ce n’est pas pour rien que dans la mouvance « textualiste », l’illisibilité a été élevée au rang de qualité révolutionnaire. Ou alors une œuvre immédiatement réencodée, obéissant d’autant plus aveuglément à un nouveau code qu’elle n’en est pas consciente (code de l’absence de code). Ce serait déjà l’exemple de l’écriture automatique surréaliste, emblématique code de l’affranchissement de tout code et c’est peut-être, à l’époque qui nous retient ici, une des clés de ce qu’il faut quand même appeler l’échec esthétique de la mouvance théorique-réflexive la plus radicale, si tant est qu’un tel échec se mesure à la capacité, en l’occurrence problématique, d’une esthétique à se transmettre, à susciter des reprises, des détournements, des appropriations. On ne lit plus guère le Nouveau Roman aujourd’hui, mais que dire alors des « récits » publiés entre 1965 et 1980 par Ph. Sollers, J.-P. Faye, M. Roche, J. Thibaudeau, G. Scarpetta, etc. ? On dira que le but d’une telle esthétique était de produire de l’interruption, de ne pas se transmettre, de rester justement illisible et qu’à ce titre elle a été le contraire d’un échec.
Ibid., p. 387. Rappelons que La Question est un récit d’Henri Alleg dans lequel l’auteur raconte comment il a été torturé en Algérie par les forces de sécurité françaises. Paru en 1958 aux Éditions de Minuit, éditeur de la plupart des nouveaux romanciers, le récit d’Alleg sera immédiatement interdit en France.
Logiques, op. cit., p. 245.
« Frontières du récit », Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 49.
Les Iconoclastes, Paris, Seuil, 1978.
C’est évident pour Marx, c’est démontrable pour Freud, détourné à plusieurs reprises dans La Société du spectacle qui transfère notamment le « wo es war, soll ich werden » de Freud sur le plan social et économique, la révolution consistant en somme à remplacer un inconscient spectaculaire par une conscience anti-spectaculaire. Et si Nietzsche est moins présent, on a quand même relevé que c’était dans son œuvre que la notion même de spectacle apparaissait pour la première fois. On se gardera bien entendu de réduire le spectacle au visuel ou à l’image, comme d’autres le réduisent aux médias (audiovisuels). Mais si la notion renvoie à l’essence du capitalisme en même temps qu’à l’ensemble des processus par lesquels il se met en scène (à son idéologie), il n’en reste pas moins que la critique du spectaculaire implique également une dimension iconoclaste, une volonté de détruire les images (on s’en convaincra en examinant la dialectique image/voix dans les films de Debord) ou encore une volonté de leur échapper (on s’en convaincra avec ses œuvres autobiographiques).
Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981. À la limite, c’est même plutôt le contraire : le livre de Todorov est à mettre au compte d’une histoire des façons de sortir de la théorie littéraire, comme d’ailleurs sa Critique de la critique, paru un peu plus tard (op. cit.).
Dans un article intitulé « Le réalisme et la peur du désir », Leo Bersani arrive à des conclusions semblables en ce qui concerne le réalisme, qu’il considère comme un système produisant du refoulement, incapable d’ouverture aux signes du désir qui restent « non structurables et discontinus (republié dans Roland Barthes, Philippe Hamon, Michael Riffaterre, Leo Bersani, Ian Watt, Littérature et Réalité, Paris, Seuil, 1982, « Points », p. 55).
« La double séance », in La Dissémination, Paris, Seuil, 1971. Le texte de Mallarmé fait partie du recueil intitulé Crayonné au théâtre (Œuvres complètes, op. cit., p. 293-351). Parmi les réflexions de la mouvance derridienne sur la représentation, signalons encore l’important ouvrage collectif Mimésis Desarticulations, Paris, Aubier-Flammarion, 1975, qui réunit des contributions de Jacques Derrida, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Sylviane Agacinski et Sarah Kofman. On notera aussi que c’est essentiellement par le biais d’une problématique de la mimésis « originelle » que la mouvance girardienne – présente surtout aux États-Unis – trouve également une place dans le paysage théorique. Le désir mimétique permet en somme à Girard et à ceux qui l’ont suivi d’éviter le reproche d’instrumentalisation de la littérature ou, si l’on veut, de réalisme. On doit à Mikel Borch-Jacobsen les articulations les plus convaincantes entre le monde derridien et le monde girardien (voir en particulier Le Sujet freudien, Paris, Aubier-Flammarion, 1982).
Blindness and Insight : Essays in the Rhetoric of Contemporary Criticism, op. cit.
Leur séduction, ou plus exactement leur capacité de se transmettre, de faire école : de même qu’il existe des althussériens, des lacaniens, des derridiens, il existe des « bourdieusiens » ou encore des luhmanniens en Allemagne (voir note suivante). Le théorique est même essentiellement fait pour se transmettre et donc il doit se construire, réflexivement, pour pouvoir le faire. La réflexivité, soit tout aussi bien l’antiréférentialisme, peut se définir dans cette perspective comme l’inclusion d’une stratégie de transmission dans le discours.
On pourrait aussi évoquer à ce propos, dans un contexte allemand, l’œuvre de Niklas Luhmann (1927-1998). On sort avec celle-ci du domaine de la théorie littéraire. Les ambitions de Luhmann sont nettement plus globales (mais l’ambition globale, c’est aussi une des caractéristiques de la théorie). Il conçoit un « système-art », mais aussi un « système-communication » et un « système-société ». Particularités de tous ces systèmes : ils sont autoréférentiels, comme il cherche à le démontrer dans Die Gesellschaft der Gesellschaft (Frankfurt, Suhrkamp, 1997). On le vérifiera notamment avec la théorie du langage développée par Luhmann. Au-delà d’un nouveau lexique à apprendre, le lecteur habitué aux débats (post)structuralistes s’y retrouvera en pays connu.
Le Plaisir du texte, op. cit., p. 12. Citons également ici un long passage de Leçon (Paris, Seuil, 1978, p. 14-15) : « La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. […] Dès qu’elle est proférée, fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d’un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l’autorité de l’assertion, la grégarité de la répétition. D’une part la langue est immédiatement assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n’est jamais que le supplément de la langue, ou ce par quoi, telle une supplique, j’essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D’autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n’existent que pour autant qu’ils sont reconnus, c’est-à-dire pour autant qu’ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j’énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j’affirme, j’assène ce que je répète […]. Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos. On ne peut en sortir qu’au prix de l’impossible : par la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard, lorsqu’il définit le sacrifice d’Abraham, comme un acte inouï, vide de toute parole, même intérieure, dressé contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage ; ou encore par l’amen nietzschéen, ce qui est comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue, à ce que Deleuze appelle son manteau réactif. Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue, qu’à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature. »
Ibid., p. 13.
Ibid., p. 86-87.
Ibid., p. 14.
Ibid., p. 93.
De l’utopie à l’atopie, c’est un chemin qu’il est également possible de mesurer à l’aune du destin de Fourier dans l’histoire des avant-gardes françaises. Index prestigieux d’un désir de transformation de la société chez les surréalistes comme plus tard encore chez les situationnistes (mais plutôt chez Vaneigem que chez Debord), Fourier glisse chez Barthes du côté de la pratique (perverse) de l’écriture. C’est ainsi toute la dimension programmatique de ses écrits qui est neutralisée, mais celle-ci n’a peut-être jamais existé, rétorquerait Barthes (voir son Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971).
La « subversion subtile », dans cette perspective, est moins une affaire de catégorie de textes que d’attitude par rapport à (presque) n’importe quel texte, y compris les « textes de plaisir » (lisibles) qu’il faut lire contre eux-mêmes. Même un texte critique peut devenir écriture, « texte de jouissance », si le lecteur est assez pervers pour se faire le voyeur du plaisir de son auteur : « Comment lire la critique ? Un seul moyen : puisque je suis ici un lecteur au second degré, il me faut déplacer ma position : ce plaisir critique, au lieu d’accepter d’en être le confident – moyen sûr pour le manquer –, je puis m’en faire le voyeur : j’observe clandestinement le plaisir de l’autre, j’entre dans la perversion ; le commentaire devient alors à mes yeux un texte, une fiction, une enveloppe fissurée. Perversité de l’écrivain (son plaisir d’écrire est sans fonction), double et triple perversité du critique et de son lecteur, à l’infini » (ibid., p. 31).
Ibid., p. 40.
Le Plaisir du texte, op. cit., p. 84.
Ibid.
Ibid.
Semeiotiké, op. cit., p. 27.
Ibid., p. 16.
Ibid., p. 9
Voir « Pour une sémiologie des paragrammes », Semeiotiké, op. cit., p. 174 sq. L’idée centrale est ici que non seulement tout texte poétique renvoie à un autre texte (ce serait le dialogique), mais que toute unité textuelle (phonétique, sémantique, syntagmatique) renvoie elle aussi à une autre unité. Ces unités sont ainsi prises dans des rapports de surdétermination qui serait la caractéristique propre du « processus signifiant », défini encore comme infinitisation du code.
Semeiotiké, op. cit., p. 159-162.
La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 70.
« Toute énonciation est thétique, qu’elle soit énonciation de mot ou de phrase : toute énonciation exige une identification, c’est-à-dire une séparation du sujet de et dans son image, en même temps que de et dans ses objets ; elle exige au préalable leur position dans un espace devenu désormais symbolique, du fait qu’il relie les deux positions ainsi séparées pour les enregistrer ou les redistribuer dans une combinatoire de positions désormais ouvertes » (ibid., p. 41-42).
L’affirmation de la dialectique de la loi et de sa transgression est stratégique par rapport à des positions théoriques concurrentes, en particulier celles de Derrida et de Deleuze, tous deux épinglés pour leur peu de goût pour la dialectique. En ce qui concerne Deleuze, c’est le modèle de la schizoanalyse développé avec Felix Guattari dans L’Anti-Œdipe (Paris, Minuit, 1972) qui est réfuté, et donc l’équivalence entre texte et psychose ou la valorisation de la folie comme point de fuite par rapport au symbolique et au social, que Deleuze et Guattari systématiseront un peu plus tard avec l’exemple de Kafka. Contrairement au schizo deleuzien, l’écrivain-sémioticien n’est pas fou mais lucide et capable de dialectique, c’est-à-dire de réinscrire lui-même dans le texte une position thétique « secondaire ». La destruction du symbolique est inscrite dans son cahier des tâches, mais il ne se laisse pas emporter, comme le psychotique, par cette destruction. Avec Derrida, les distances sont plus difficiles à prendre dans la mesure où le premier étage de l’édifice théorique de Kristeva, à savoir Semeiotiké, doit encore beaucoup aux thèses du philosophe, avec qui Tel Quel ne rompt qu’en 1972. Mais au niveau théorique, le différend porte bien sur la question de l’hétérogénéité du sémiotique par rapport au symbolique, dont seule une pensée dialectique (et non déconstructrice, comme celle de Derrida, qui replierait infiniment le même sur l’autre et inversement) serait à même de rendre compte.
Ibid., p. 14.
Ibid., p. 15 et 47.
Ibid., p. 69-80 pour toutes les citations de ce paragraphe.
Ibid., p. 160 (je souligne).
Ibid., p. 161.
Ibid., p. 170.
Ibid., p. 388. La citation à l’intérieur de la citation renvoie à Georg Lukacs, Histoire et Conscience de classe, Paris, Minuit, 1960. Relevons, sur la question de la critique de la production opérée non seulement par la théorie mais également par le texte lui-même, par le sémiotique considéré comme négativité, dépense ou sacrifice textuel, une proximité qui est restée un simple point de convergence : celle entre les thèses de Kristeva et celles développées à propos de la pratique poétique par Jean Baudrillard dans L’Échange symbolique et la mort (Paris, Gallimard, 1976, notamment p. 283-343), ouvrage dans lequel la critique de la centralité de la question de la production dans le discours marxiste est essentielle. Certes, les instruments conceptuels de Baudrillard ne sont pas les mêmes, et il n’est pas question chez lui de Mallarmé ou de Lautréamont, mais des Anagrammes de Ferdinand de Saussure (publiés par Jean Starobinski, Les Mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, op. cit.). Mais ceux-ci constituent un autre cas exemplaire de sémiotisation du langage, d’autant plus prestigieux qu’on le doit à l’inventeur de la linguistique moderne pris ainsi en flagrant délit d’auto-subversion. Et l’analyse de Baudrillard fait également des Anagrammes un cas exemplaire de dépense ou d’activité sacrificielle, une des seules possibles dans une société placée sous le signe de la (re)production, fermée à la violence sacrificielle. À l’origine de cette convergence on mentionnera une référence commune à Bataille, incontournable comme penseur de la dépense et du caractère sacrificiel de la pratique poétique. Via le Bataille penseur de la dépense et du potlatch, il serait d’ailleurs également possible de rapprocher à nouveau la pratique du sacrifice textuel de l’expérience situationniste ou pré-situationniste, qu’on définira dans cette perspective comme une négativité passée non pas dans le texte mais dans la vie quotidienne. Toujours cet air de famille des avant-gardes…