Conclusion : considérations médiologiques
Début et fin
Les marxistes des années 1960 et 1970 ont mis la théorie littéraire, et plus précisément sa part structuraliste, sur le compte de l’avènement d’un capitalisme technocratique oublieux de l’histoire et de la lutte des classes, toutes deux évacuées grâce aux vertus de la structure et de la synchronie. À cause de la mouvance théorique-réflexive, la littérature aurait cessé d’être une pratique impliquant un sujet historiquement situé et engagé. Elle serait devenue elle-même technocratique, c’est-à-dire une simple technique, un savoir auquel n’accèdent que des élites spécialisées dans la production byzantine de formes sophistiquées et de jeux de mots, destinés à ne s’adresser qu’à un maigre public.
Sans surprise, ces critiques rejoignent partiellement celles du camp « humaniste » qui a régulièrement incriminé le théorique-réflexif comme un des principaux fossoyeurs d’une véritable culture littéraire, accessible sinon aux masses, du moins à un grand nombre. Elles aboutissent en tout cas à un même constat : que ce soit à cause de son allégeance à un capitalisme technocratique ou à cause de son extrémisme avant-gardiste et antihumaniste, le théorique-réflexif serait responsable du fait que la littérature n’est plus ce qu’elle était et, plus grave, qu’elle n’est plus ce qu’elle devrait être.
J’espère avoir montré, après d’autres, que de tels reproches manquent en grande partie leur cible. Pendant un certain nombre d’années, la constellation théorique-réflexive a contribué à passionner les débats autour de la littérature et à mettre celle-ci au centre de l’actualité culturelle, voire politique, en permettant à beaucoup de (re)découvrir au passage des œuvres de tout premier plan, en leur donnant plus généralement le goût de la lecture ou encore un sens de la langue, voire un plaisir à jouer avec elle. C’est Barthes, Foucault et Derrida qu’on achetait alors massivement, pas Lagarde et Michard. Et si on y inclut les variantes inspirées par la psychanalyse, on ne peut pas dire non plus que la théorie ait fait l’impasse sur la subjectivité, bien au contraire. Au niveau des études littéraires, aucun autre dispositif n’a fait autant de place à celle-ci, aucune autre tendance ne s’est efforcée de la penser de façon aussi systématique et approfondie. C’est même là une des explications de son éphémère succès, avant le rappel à l’ordre académique et le retour d’une histoire littéraire néo-positiviste, qui porte une responsabilité beaucoup plus lourde dans la désaffection actuelle dont souffrirait la culture littéraire. Cette nouvelle histoire semble en effet incapable de transmettre quelque chose comme le « plaisir du texte » évoqué par Barthes ou, plus précisément, un plaisir de la lecture qui a aussi été un plaisir de l’appropriation, de l’usage des textes, ou encore de leur actualisation1. Ce qui entraîne sans doute un certain nombre de malentendus et de « forçages », mais dans la mesure où ceux-ci sont inévitables, je ne suis pas sûr que ce soit grave.
On dira encore dans cette perspective que le pari du théorique-réflexif, du côté de l’écriture comme du côté de la lecture, a été un pari sur une rupture avec ce que Jacques Rancière décrit comme une pédagogie abrutissante, une transmission à l’identique (celle de l’histoire littéraire notamment), et donc aussi un pari sur le « maître ignorant », dont le paradoxe, abordé une première fois dans Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle2, est reformulé de la manière suivante dans un essai plus récent : « L’élève apprend du maître quelque chose que le maître ne sait pas lui-même. Il l’apprend comme effet de la maîtrise qui l’oblige à chercher et vérifier cette recherche. Mais il n’apprend pas le savoir du maître.3 » Symptôme ou preuve que ce pari a été tenté : les innombrables reproches d’inculture ou d’ignorance adressés aux commentateurs qui se sont situés dans la mouvance théorique, y compris parfois aux plus célèbres d’entre eux : ils ignorent l’histoire, les sources, les intertextes, ils forcent le sens des textes, ils sont coupables d’anachronisme, de contresens, etc. Mais à l’arrivée ce sont eux qu’on lit et eux qui lisent.
De toute façon, avec le temps, ces critiques sont de moins en moins convaincantes. Le théorique-réflexif est une aventure abandonnée depuis près d’un quart de siècle par la plupart de ceux et celles qui l’ont initiée, vécue ou reprise à leur compte. Certes, il en reste, mais ils sont peu nombreux aujourd’hui et ce serait leur prêter une influence sidérante que de faire comme s’ils étaient responsables de la configuration actuelle du champ littéraire. Il faut donc convenir que non seulement on ne nous a pas donné beaucoup de raisons au cours des vingt dernières années de nous (re)passionner autrement pour la littérature, mais qu’en outre une telle situation ne semble pas près de changer. L’encéphalogramme de la culture littéraire contemporaine paraît assez plat, du moins en France, et contrairement à ce que certains prétendent, je ne suis pas tout à fait sûr que le cadavre bouge encore.
Faut-il pour autant conclure au non-lieu ou même à la réhabilitation du théorique et du type de littérature dont il a favorisé l’émergence, la lecture et la pratique ? Pour ce faire, il faudrait être convaincu que l’histoire repasse les plats, ce qui n’est pas mon cas. Je ne voudrais pas conclure ce dossier sans tenter d’élucider le rôle joué par la théorie littéraire dans ce qui aura incontestablement été un changement d’époque ou de culture littéraire, ni sans avoir essayé de situer la théorie par rapport à un tel changement. Ce n’est pas de la faute à Mallarmé et à ses lointains héritiers si la littérature est devenue ce qu’elle est, j’ai insisté sur ce point. Mais cela ne veut pas dire que ce que l’on continue d’appeler la « culture littéraire » n’a pas changé considérablement au cours des dernières décennies. Le constat fait par les uns et les autres est donc juste, mais c’est sur les causes du « rien n’est plus comme avant » que les divergences apparaissent. Dans cette perspective, l’incrimination de la mouvance théorique-réflexive tient lieu d’expédient facile pour ne pas entrer en matière sur les autres raisons, plus profondes, d’un changement de culture littéraire. Elle permet même de faire parfois comme s’il s’agissait d’une évolution réversible, comme si un retour à l’âge d’or du préthéorique était possible. Mais le souterrain durera, ô impatients…
Ces raisons profondes, je voudrais les aborder ici non pas frontalement, avec le risque de m’en tenir à des généralités, mais en continuant de réfléchir à ce qu’a été l’aventure de la théorie et plus précisément encore en considérant celle-ci comme le symptôme d’un basculement. La théorie prend acte de quelque chose, met en acte quelque chose à quoi elle résiste en même temps. Elle correspond à un moment de transition, elle est une réaction à un changement qu’elle contribue à précipiter, telle est mon hypothèse. Rien d’étonnant alors s’il lui arrive d’être identifiée comme la cause d’une évolution, considérée comme négative ou même catastrophique, de la culture littéraire : on sait qu’on confond souvent le symptôme avec les causes du mal. Et rien d’étonnant non plus si elle a été associée à Mai 68, pour le meilleur ou le pire. Mai 68 est en effet devenu, avec le temps, un symptôme indéfiniment réinterprété, un moment de rupture ou de transition, un faisceau d’événements assez multiples pour que les uns y voient une fin (celle du communisme orthodoxe, du militantisme classique, etc.) et d’autres un début (celui de l’individualisme, de l’hédonisme, etc.). Une fin, un début : je voudrais suggérer dans ces dernières pages que c’est justement cela que fut aussi la mouvance théorique.
Basculement
Michel Foucault est le premier à formuler le diagnostic, je l’ai relevé dans l’introduction de ce livre4 : la théorie est, dans ses termes, le chant du cygne du privilège politique de l’écrivain, une réaction « exaspérée » contre une perte d’autorité. Le constat est clair, et même plus convaincant aujourd’hui qu’il ne l’était il y a trente ans. Mais il reste à l’expliquer. Pourquoi l’écrivain perd-il ses privilèges et son autorité à ce moment-là ? Pourquoi pas dix ans plus tôt ou vingt ans plus tard ? Foucault, curieusement, ne dit rien à ce sujet, ce n’est pas tout à fait un hasard. On peut faire l’hypothèse que s’il ne le fait pas, c’est parce que malgré sa lucidité et les distances qu’il prend par rapport à sa propre période « littéraire » (celle de son livre sur Raymond Roussel, de sa contribution à Théorie d’ensemble5, etc.), il continue de faire partie de la même configuration culturelle et médiatique que celle dont relève le théorique-réflexif. Malgré les inflexions de son travail, Foucault n’a de toute évidence pas cessé d’être un « théoricien » en 1977 et encore moins un auteur. Comme la théorie littéraire, son œuvre appartient de plein droit à une culture du livre et de l’imprimé ou, plus précisément, à une culture de la chose écrite. Il ne s’agit en effet pas d’une simple question de support, mais bien de la valorisation de l’écriture et des opérations intellectuelles que celle-ci permet ou, en d’autres termes, d’une forme spécifique d’autorité conférée par le pouvoir de disposition de la pensée inhérent à l’écriture. Je pense, donc j’écris, et inversement. Et surtout je ne pense, de façon critique, réflexive, qu’en écrivant. En dehors de l’écriture et du livre, point de salut ou, plus exactement, point d’autorité.
Le théorique-réflexif serait, dans cette perspective, un symptôme de la crise dans laquelle plonge, dès les années 1960, la culture du livre et de l’imprimé – une crise dont on peut dire, quatre ou cinq décennies plus tard, qu’elle est sans fin, qu’elle a commencé et qu’elle ne s’est plus jamais arrêtée. Ce n’est pas une question de marché, bien entendu. On vend plus de livres aujourd’hui qu’il y a quarante ans, et on en vendait sans doute plus dans les années 1960 qu’au cours de la précédente décennie. La question de l’autorité de la chose écrite est indépendante du marché. Plus exactement, le rapport de causalité entre les deux choses est sans doute même négatif lorsqu’il s’agit de pensée et de littérature : plus le livre devient une simple marchandise, plus il s’en produit, et moins il conserve l’autorité que lui a conférée auparavant pendant des siècles une économie de la rareté. Il n’est plus, comme au Moyen Âge, le support d’une parole divine ni, comme ce fut le cas entre le XVIe et le milieu du XXe siècle, le lieu d’une autorité interne, artistique, professionnelle, pour aller très vite. Dévaluation, passage de l’autorité interne – celle du « grand auteur » – à celle du public et du marché ou, dans les termes de P. Bourdieu, passage du « capital symbolique » de l’écrivain en marge du marché au capital tout court de l’auteur de best-sellers (si possible)6.
Bien entendu, cette « marchandisation » du livre, dont le caractère problématique continue d’être mis en évidence aujourd’hui par les discussions souvent polémiques autour de la nécessité d’un prix unique du livre, ne date pas des années 1960. Elle prend son envol dans la seconde moitié du XIXe siècle au plus tard, elle est donc contemporaine d’auteurs comme Flaubert, Baudelaire ou Mallarmé, qui comptent parmi les inventeurs français du modernisme et de la résistance à la culture industrielle ou de masse. Mais les années 1960 constituent un temps très significatif dans l’histoire de l’industrialisation de la culture. Ce sont des années de croissance économique forte au cours desquelles s’impose en Europe une société de consommation et de loisirs. Elles sont marquées par une culture du divertissement qui prend peu à peu la place de la culture « pédagogique-nationale », inventée autrefois du côté des Lumières – les hommes du livre par excellence – et relayée un siècle plus tard par les dispositifs éducatifs nationaux et l’émergence des intellectuels. La culture se démocratise et s’individualise, les auteurs se multiplient, le livre de poche triomphe, on invente les techniques d’impression offset, l’édition bascule de plus en plus de l’artisanat vers l’industrie, puis de celle-ci vers sa financiarisation, aujourd’hui presque achevée avec la constitution de quelques grands groupes soumis aux mêmes critères de rentabilité par leurs actionnaires que n’importe quelle autre entreprise. Pour les « grands auteurs », c’est tout sauf une bonne nouvelle : ils seront rapidement trop nombreux pour être grands, et surtout ils perdent peu à peu la main au profit de l’autorité du public. Le prix à payer de l’autorité convertie en rentabilité, c’est en fin de compte l’absence d’autorité.
Cette évolution, faut-il le rappeler, est indissociable de la montée en puissance de l’audiovisuel, du basculement de la graphosphère dans la vidéosphère, que Régis Debray fait coïncider non pas avec l’invention de la télévision (dès les années 1930), mais avec le passage du noir et blanc à la couleur (à la fin des années 1960)7. Ce passage est emblématique de l’émancipation de l’audiovisuel par rapport à d’autres dispositifs médiatiques et culturels ainsi que de la montée en puissance d’une culture du divertissement avec laquelle la télévision devient en quelque sorte elle-même, c’est-à-dire au service d’une célébration de plus en plus réflexive de son propre potentiel spectaculaire. Il la consacre du même coup comme medium dominant ou hégémonique. L’autorité – celle des intellectuels mais aussi celle des politiciens – sera de moins en moins liée à la chose écrite et de plus en plus à l’image télévisuelle : passage, toujours selon Debray, de l’intellectuel-auteur dont Sartre a été l’archétype, à l’intellectuel médiatique, dont l’autorité se mesure au nombre d’apparitions sur les plateaux de télévision8.
En deux ou trois décennies, l’autorité de la chose écrite s’efface ainsi derrière celle de l’image télévisuelle, elle-même beaucoup plus directement liée, via l’Audimat, aux exigences du marché qu’autrefois le livre. On dira que de tels changements ont surtout des incidences sur la politique et éventuellement sur le statut des intellectuels, mais qu’elles n’empêchent pas la littérature de rester ce qu’elle est. On pourrait considérer qu’après tout, le propre de l’esthétique est de ne pas être réductible à des formes d’autorité et des jeux de pouvoir avec lesquels la littérature s’efforce justement de garder ses distances. Mais toutes les analyses proposées dans ce livre suggèrent au contraire que le prix payé par la littérature pour assurer son autonomie (relative ou « absolue »), c’est la nécessité constante d’assurer sa légitimité, d’inventer et de mettre en scène des justifications, des principes d’autorité qu’elle se prête en quelque sorte à elle-même. Un tel impératif entraîne non seulement une concurrence interne entre différentes formes d’autorité conférées par la chose écrite – c’est le niveau où se situent les analyses que Bourdieu consacre au champ littéraire – mais également une situation de concurrence avec d’autres médias – hier la télévision, aujourd’hui les médias numériques.
Concurrence avec la vidéosphère, donc, ou plutôt assujettissement progressif de la chose écrite à celle-ci. On évoquera dans cette perspective la façon dont les médias audiovisuels ont peu à peu déterminé non seulement le statut de la littérature, en organisant notamment l’irrésistible come-back de l’auteur dont la fonction tend aujourd’hui à se résumer à ses passages dans les studios, mais également des contenus compatibles avec ce statut – l’autofiction par exemple. Obligé de squatter en permanence les médias, l’auteur a en tout cas perdu l’habitude et le goût de mourir, il n’a vraiment plus de temps pour cela. Et de quoi peut-il parler en effet lorsqu’il est consacré par la télévision, présent en chair et en os sur les plateaux, si ce n’est de lui-même et de préférence encore de sa chair, de ses os et de ses injections et déjections les plus variées ? Entre l’hégémonie médiatique exercée par l’audiovisuel et le triomphe contemporain de l’autobiographie, au sens large du terme, il existe un rapport difficile à réfuter.
On vérifiera également l’inversion du rapport de force entre écriture et image télévisuelle avec l’évolution des émissions littéraires analysée par Patrick Tudoret9. Du temps de la « paléo-télévision » (des origines à la fin des années 1960), la télévision était encore clairement au service des (grands) auteurs, se rendait chez eux, s’en tenait respectueusement à des entretiens avec les maîtres et ne rechignait pas devant des séances de lecture de textes. Avec l’avènement de la « néo-télévision », qui coïncide à peu près avec les débuts de la couleur et donc avec le moment identifiable comme le début de la vidéosphère selon Debray, le rapport de force s’inverse. C’est désormais à l’écrivain de se rendre à la télévision et de faire bonne figure dans des formats typiquement télévisuels de type talk-show, dont l’émission Apostrophes animée de 1975 à 1990 par Bernard Pivot reste l’exemple le plus célèbre et surtout celui qui aura pesé le plus sur le champ littéraire français. L’inversion sera complète avec le passage plus récent à la « sur-télévision » (ou « télé-divertissement ») : talk-shows encore, mais sur n’importe quoi sauf la littérature, dans lesquels l’« écrivain » est sommé de briller, éventuellement à coups de pitreries et de moqueries, comme les autres invités (acteurs, sportifs, politiques, chanteurs, etc.), du moins s’il tient à être réinvité.
On notera encore que cette nouvelle fonction de l’« auteur » n’implique plus nécessairement qu’il sache écrire et encore moins qu’il sache bien écrire (presque au contraire, pourrait-on dire) et que c’est là une opportunité que beaucoup n’ont pas manqué de saisir. Le livre est devenu un ticket d’entrée pour les plateaux de télévision, dont la fréquentation assidue constitue, inversement, la meilleure carte de visite pour forcer la porte des éditeurs. C’est très bien ainsi sans doute, les droits démocratiques incluent ceux de tout le monde à l’expression. On ne saurait réserver celle-ci à une élite revendiquant le monopole du (beau) style. Le problème, qui n’a pas échappé à Richard Millet par exemple10, c’est que cette belle démocratisation de l’expression l’entraîne aussi vers une consternante insignifiance. Devenir auteur est devenu aussi banal que de passer à la télévision, ce qui est normal puisque c’est à peu près la même chose. Mais du même coup l’auteur, qui est le produit de cette banalité, risque de ne dire que des choses banales.
Pour conclure ce rapide tableau des raisons de la crise d’une culture de la chose écrite, et pour prévenir toute nostalgie, signalons qu’avec la montée en puissance des médias numériques interactifs (le web 2.0, pour faire vite, en attendant le 3.0), les choses ne semblent pas vraiment s’arranger. Nous manquons de recul pour mesurer comment Internet affecte à son tour l’autorité de la chose écrite. Mais le moins qu’on puisse dire, à en croire les réactions de certains intellectuels qui ont tout misé sur la précédente médiasphère et sa confortable unilatéralité, c’est que les choses ne vont pas vraiment améliorer. À l’horizon de la culture du livre, il y a désormais, avenir radieux selon les uns et cauchemar selon les autres, la généralisation, légale ou non, du copier-coller, la substitution de l’hypertexte au discours analytique (du clic aux pages pieusement tournées), le remplacement de l’auteur individuel par des auteurs « collectifs » avec lesquels les studios de télévision risquent de sérieux engorgements (c’est l’effet wiki) et, de manière générale, – et c’est sans doute le pire pour tout détenteur d’une autorité intellectuelle – une hyper-démocratisation de la « fonction-auteur » (c’est l’effet blog)11. Tous producteurs de textes, de sons, d’images : quelque chose qui est identifié – et critiqué – dès les années 1960 au titre de société de communication semble ainsi parvenir à ses fins sur tous les tableaux et connaître une sorte d’apothéose dans laquelle il est très douteux que la littérature ait quoi que ce soit à gagner.
Résistances
On peut se demander ce que le web 2.0 vient chercher dans des considérations sur la mouvance théorique des années 1960 et 1970. J’y reviendrai de façon plus précise ci-dessous. Il m’importait de décrire auparavant l’ensemble d’une évolution, de repartir de ce que le champ littéraire – français – a fini par devenir aujourd’hui pour mieux comprendre une configuration qui commence à se mettre en place quelques décennies plus tôt et à laquelle le théorique-réflexif n’aura cessé de résister. Cette résistance, précisons-le tout de suite, a été en partie aveugle. Elle est loin de toujours procéder d’une analyse lucide de la société spectaculaire qui est en train de se mettre en place. C’est une résistance qu’il est possible d’interpréter tout aussi bien en termes de refoulement, comme une volonté de ne pas voir ce qui arrive à la littérature avec l’avènement progressif de la vidéosphère et celui d’une culture de divertissement. Un tel constat n’a rien de négatif. Je crois que c’est au contraire l’ambiguïté de sa résistance qui fait l’intérêt de la théorie littéraire.
Une chose frappe en tout cas lorsqu’on parcourt de nouveau aujourd’hui les classiques de la théorie littéraire : l’absence presque totale de réflexion menée sur le contexte culturel et médiatique dans lequel elle prend place et sur les évolutions conséquentes qui sont en train de s’y produire. Un lecteur débarquant de la planète Mars pourrait traverser la quasi-totalité de cette production théorique et ignorer au bout du compte qu’il existait en ces temps-là quelque chose comme des médias audiovisuels en passe de devenir hégémoniques, ou que se développait, à tous les niveaux, ce qu’on a pris l’habitude de décrire comme une société de communication et de divertissement12. Il y a bien des ennemis à combattre et à abattre, comme la culture bourgeoise, le capitalisme et parfois la société ou le symbolique en tant que tels. Mais c’est cette généralité qui est problématique. Alors qu’elle trouve dans un projet de subversion culturelle sa raison d’être, la mouvance théorique-réflexive s’en tient à un agenda curieusement désincarné, à un « ennemi » tellement massif qu’il en devient abstrait. Il y a la représentation, qu’il faut subvertir de toute urgence parce qu’elle est bourgeoise, mais on ne trouve rien sur les moyens médiatiques concrets – notamment audiovisuels – que cette bourgeoisie se donne pour imposer son spectacle ou s’imposer comme spectacle13. On condamne par principe le sens et l’échange érigés en clés de voûte du capitalisme avec, comme antidote, la mise en avant de la production (l’abstraite valeur d’usage) ou l’éloge de l’illisibilité, mais on ne dit rien de la montée en puissance des pratiques concrètes de consommation culturelles, comme si le monde se divisait définitivement et exclusivement entre les lecteurs de Françoise Sagan et ceux de la revue Tel Quel, avec les uns et les autres qui n’auraient jamais rien fait d’autre de leur vie que de lire. On décrète la mort de l’auteur, mais on ignore Bernard Pivot et Apostrophes (avant de regarder quand même un peu, puis de moins en moins honteusement avant de s’y précipiter). Il y a dans la mouvance théorique-réflexive une veine anti-spectaculaire, j’ai essayé de le montrer au chapitre précédent, mais cette veine reste étrangement myope sur les paramètres généraux du spectaculaire. On peut en déduire qu’elle se constitue également sur un refoulement du spectaculaire et de ses conséquences. Tout se passe, en fin de compte, comme si elle s’opposait à quelque chose dont en même temps elle ne veut rien savoir.
Quels sont les paramètres de cette résistance ? Pour répondre à la question, il suffit de passer en revue la quasi-totalité des opérateurs du discours théorique-réflexif analysées dans les précédents chapitres. À commencer par celui de l’autonomie : ceux qui l’ont défendue souhaitaient en découdre notamment avec la posture sartrienne de l’engagement. C’est certain, mais avaient-ils le choix ? N’était-ce pas parce que l’écrivain engagé avait de toute façon fait son temps, parce que son autorité avait du plomb dans l’aile et, avec elle, l’autorité de l’intellectuel en général, qu’il était devenu urgent de réaffirmer l’autonomie de la littérature, exclusivement, au prix d’un renoncement à tout le reste ? Cette autonomie serait ainsi beaucoup plus menacée par le déclassement de la chose écrite entraîné par la montée en puissance de l’audiovisuel que par l’engagement sartrien, qui présupposait au contraire une autorité forte du livre, au moins à titre de vœu pieux.
Graphosphère contre vidéosphère, la bataille est perdue d’avance, on l’a vu depuis. Elle signifie que celui qui écrit cède son leadership aux habitués des plateaux de télévision ou, en d’autres termes, que la chose écrite se subordonne peu à peu à l’image télévisuelle. De cette inversion d’un rapport de force, l’émission Apostrophes fut l’exemplaire vecteur : avant Pivot le bien nommé, avec des personnalités comme Pierre Dumayet ou Pierre Desgraupes, la télévision est encore au service de la littérature. Après Pivot, c’est le contraire14. C’est aussi ce contexte qui donne rétroactivement tout son sens à la revendication de l’autonomie de la littérature. C’est justement parce que celle-ci est en train de perdre à la fois son prestige et son autonomie qu’il faut réaffirmer l’un et l’autre, quitte à faire l’impasse sur tout autre contenu que cette affirmation.
Le théorique-réflexif se constitue ainsi comme une stratégie de résistance à un déclin. Sous ses airs conquérants, il consiste en une position défensive, une position de repli. Jamais la littérature ne semble s’être si bien portée que sous son aile, jamais elle n’a été l’objet de considérations aussi brillantes et sophistiquées, mais c’est au prix d’une sorte de protectionnisme ou d’isolationnisme. Elle est à part, elle ne cesse de se penser elle-même et semble du même coup creuser indéfiniment sa propre tombe, consciemment et avec enthousiasme. De ce point de vue, l’affirmation de Blanchot selon laquelle la littérature va vers sa propre disparition est non seulement cohérente, mais nécessaire. Privé d’efficacité symbolique, le théorique-réflexif fait de nécessité vertu et retraduit un déficit d’autorité en autorité du funéraire, inverse une impuissance en prestige de l’impouvoir. Et la réflexivité, tous genres confondus, est dans cette perspective un emplâtre sur une jambe de bois. On réaffirme d’une part l’autonomie et le prestige de la littérature, mais le prix à payer est élevé : il consiste à la dispenser de parler d’autre chose que d’elle-même. Elle sera désormais rivée réflexivement à sa propre affirmation.
Foucault a perçu qu’il y avait là une impasse, et c’est pourquoi il n’a pas attendu le naufrage. Il a également raison de relever que cette autonomie sans cesse mise en avant est en fait d’emblée minée de l’intérieur puisqu’elle exige des cautions scientifiques (fournies notamment par la linguistique et, un peu plus tard, par la psychanalyse). J’ai insisté dans ce livre sur la dimension avant-gardiste de l’aventure de la théorie littéraire, que l’on a trop souvent réduite à ses versions académiques. Mais il faut se demander, inversement, pourquoi cette aventure a eu, au cours des années 1960 et 1970, une dimension académique, pourquoi elle est passée par des disciplines scientifiques, par des cautions universitaires et par l’autorité d’un certain nombre d’institutions ; pourquoi, en somme, et contrairement aux mouvements surréalistes et situationnistes par exemple, la mouvance théorique-réflexive n’a pas été autonome. Pour répondre, on en revient une fois encore à la question du déclin de l’autorité de la chose écrite. Le théorique-réflexif, ce serait beaucoup moins la littérature autonome et faisant autorité qu’un projet consistant à conjurer une perte d’autorité et d’autonomie. Et la réalisation de ce projet exige, ironiquement, des relais académiques ou disciplinaires. Rien d’étonnant alors si c’est dans les universités, notamment américaines, que le théorique-réflexif a connu ses plus beaux succès, si c’est là qu’il est vraiment parvenu à faire autorité15.
Il vaut également la peine de revenir rétrospectivement sur la mort de l’auteur. Elle se présentait comme le fer de lance du combat contre une culture bourgeoise de l’appropriation ou de la propriété culturelle privée. Dans un monde meilleur, il n’y aurait plus d’auteurs, nous serions tous des producteurs de sens, des rabkors du signifiant. Et si cette utopie n’était rien d’autre que la traduction et plus exactement l’inversion de la perception du déclin de la figure du grand auteur, désormais soumis à la concurrence de l’image ? Est-ce le structuralisme qui a précipité la chute de Sartre ou est-ce l’avènement d’une société de communication retirant à l’auteur ses privilèges en la matière ? Le théorique-réflexif serait ainsi à la fois une stratégie de résistance et de précipitation, une stratégie de la résistance par la précipitation ou l’accélération. Puisque l’étoile de l’auteur commence à pâlir, proclamons-en l’imposture et sacrifions-le pour que personne ne s’aperçoive que bientôt le roi sera nu16. Le théorique-réflexif joue le prestige de l’auteur sacrifié, qui paie de sa personne en acceptant de ne plus exister, contre la banalisation et la dévaluation de l’auteur programmées par la vidéosphère. Quand on voit les obligatoires pitreries cathodiques qui font partie aujourd’hui du cahier des charges de tout auteur qui se respecte (vraiment ?), on se dit que ce n’était pas là une mauvaise idée. Quoi qu’il en soit, la mort de l’auteur aura été un des mots d’ordre de la mouvance théorique-réflexive qui a le mieux permis à celle-ci de résister au spectaculaire.
Il en va de même encore avec le lecteur ou, plus exactement, avec son absence, c’est-à-dire avec cet autre postulat fondamental du théorique-réflexif qui veut qu’on n’écrit pas pour communiquer, ou qu’écrire consiste à ne s’adresser à aucun lecteur identifiable comme tel, que toute écriture véritable réinvente un lecteur dont la nouveauté est corrélative de l’illisibilité du texte qui le produit. C’est bien sûr une façon de prendre le contre-pied de Sartre qui exigeait de l’écrivain qu’il sache viser (un public), qu’il ne tire pas à l’aveugle et qu’il utilise sa plume comme une arme. Mais à un niveau plus général, c’est aussi une manière d’entrer dans la société de communication à reculons, en lui résistant d’autant plus que cette société est précisément en train de transformer les ci-devant lecteurs en non-lecteurs, en spectateurs, en consommateurs d’images. En forçant un peu les choses, on peut dire que le théorique-réflexif s’est muni – du moins sur le plan théorique, mais c’est ce dont il raffole – d’une assurance-vie contre l’érosion de la culture littéraire, contre l’enraiement historique des revolvers littéraires. J’écris pour ne pas être lu : c’est une façon d’éviter d’entrer en matière sur une réalité moins glorieuse, celle de mon autorité qui part en peau de chagrin et qui me condamne à écrire pour de moins en moins de lecteurs. Une telle position a pu faire illusion, mais seulement pendant un certain temps, c’est-à-dire tant qu’il restait quand même quelques lecteurs pour soutenir leur propre disparition.
Fétichisations
On pourrait faire le même type d’analyse en partant d’autres concepts clés de la théorie littéraire. Celui de la « subversion » de la représentation par exemple : sa vocation anti-spectaculaire doit être relativisée par le fait que toutes les représentations ne se valent pas, que toutes n’ont pas la même force de séduction ou de conviction. Il est d’autant plus facile de faire vœu d’abstinence en matière de représentation littéraire que celle-ci cesse au cours de cette période de faire le poids par rapport aux machines cinématographiques et surtout télévisuelles. On fait ainsi une nouvelle fois l’économie d’un aveu d’impuissance17.
La thématique de la « production du texte » est également significative à cet égard. Elle est valorisée au moment où s’impose non seulement une société de consommation, mais aussi une société dans laquelle le travail productif s’efface derrière le travail simplement reproductif, pour reprendre les termes de Baudrillard18. Les ci-devant auteurs devenus des scripteurs ou justement des producteurs (de sens) sont en somme les derniers producteurs – ou les derniers à croire à la production – dans un ordre social où les décrochements par rapport à la production au sens strict du terme vont se multiplier avec, en point de mire, l’apothéose contemporaine de la financiarisation de l’économie. Ils croient à la production, au travail (du signifiant), et même parfois au travail bien fait. Leur idole est Flaubert le lent plutôt qu’Aragon le rapide, qui ne laisse pas de brouillons. Il n’y a donc rien d’étonnant si la mouvance théorique a drainé de nombreux intellectuels et écrivains venus de l’horizon communiste et continuant parfois d’y évoluer. La culture communiste est même particulièrement indiquée dans un tel contexte puisque, d’une part, la valorisation du travail et de la production sont au cœur de ses justifications philosophiques (c’est la valeur d’usage de Marx) et que, d’autre part, on peut la considérer, avec R. Debray, comme la dernière grande étape d’une culture du livre et de l’imprimé qui débute quelques siècles plus tôt avec Gutenberg et le protestantisme19. Les communistes sont les derniers à croire à la production, mais aussi à la chose imprimée, parce que leur survie dépend de l’une et de l’autre. Il n’y a pas de parti communiste sans producteurs, mais pas non plus sans théoriciens écrivant livres et articles. C’est pourquoi ils étaient en quelque sorte destinés à accompagner le théorique-réflexif, malgré tout ce qu’il pouvait avoir d’incompatible avec le matérialisme historique. Après tout, c’est aussi leur propre déclin qui s’en trouvait ainsi retardé.
Avec Ponge, Mallarmé, Valéry ou encore Claude Simon comme figures tutélaires, mais aussi avec les « pratiques textuelles » gravitant autour de revues comme Tel Quel, Change, Digraphe, TXT, Manteia, etc., la mouvance théorique-réflexive n’a cessé d’insister sur la production, la fabrication, sur l’écriture comme travail, valorisé en tant que tel. On ne parle plus d’œuvre mais de texte ou de pratique textuelle ou encore de pratique de l’écriture. Le théorique-réflexif aura débouché sur un fondamentalisme de l’écriture, antérieur notamment à toute considération générique. Je ne suis pas romancier, poète ou auteur de pièces de théâtre, mais j’écris, intransitivement et en un point antérieur aux différenciations génériques et aux déterminations discursives, en un lieu où il ne saurait être question de distinguer récit, drame et poésie, qui sont les effets d’un même travail de la langue. Ce fondamentalisme constitue à sa manière, et symétriquement aux positions humanistes, un essentialisme. Il implique une idée très exclusive de ce qu’est la littérature, on l’a parfois relevé. Au regard de son environnement médiatique, on le définira aussi comme une fétichisation de l’écriture qui a le sens d’une résistance à sa dévalorisation.
Celle-ci est certes encore difficile à identifier dans les années où la théorie littéraire prend forme. Rétrospectivement, il ne fait cependant guère de doute que les années 1960 et 1970 furent les dernières où il a été possible de valoriser l’écriture en tant que telle, et que l’aura liée alors à sa « pratique » n’a cessé depuis de s’effriter au profit notamment des médias « immédiats » (la musique, l’image). On commence à basculer avec armes et bagages du côté de l’immédiat et la littérature devra elle-même s’adapter. Il faudra faire court et clair. Proust, avec ses phrases interminables et ses paperolles, ou Kafka, le croisé poids-plume voué au Schreiben, n’auraient aucune chance de survivre aujourd’hui. À ce basculement, le théorique-réflexif résiste sur un mode fétichiste, terme qu’il est possible d’entendre ici dans sa systématique freudienne : tout se passe en effet comme si la « pratique de l’écriture » se constituait en écran, en voile jeté sur un pouvoir de l’écriture (un phallus) dont on dénie ainsi l’absence.
Ce fétichisme aura ses fondements théoriques. La « pratique de l’écriture » est justifiée notamment par la psychanalyse lacanienne, grâce à laquelle se popularise la notion de « travail de la langue ». Analysants, écrivants, scripteurs, même combat : ils sont tous les héroïques aventuriers de la subjectivité perdue, les explorateurs des limites où se constitue et se défait le moi, toujours haïssable. À ce titre, le « travail de l’écriture », c’est une sorte de psychanalyse du pauvre, et la culture littéraire aura trouvé dans ce tournant psychanalytique un répit, un point d’appui qui a retardé, sinon son déclin, du moins sa détermination prochaine par une culture audiovisuelle20. Ajoutons qu’il s’agit ici d’une détermination réciproque puisque dans sa version lacanienne, la psychanalyse lie son destin à l’écriture au point de se constituer en un autre symptôme du chant du cygne d’une culture de l’écrit. Elle est en effet impensable sans l’infinie production de concepts théoriques qui lui ont donné sa légitimité, et on sait ce que ces concepts sont supposés devoir au « travail de la langue », notamment chez Lacan. Elle n’a donc tenu qu’à de l’écrit, pour ne pas dire aux Écrits. « Travail de la langue » au service d’une novlangue théorique parfaite ou du moins irréfutable : tout cela n’aura tenu qu’à la force de l’écrit. La psychanalyse, dans cette version du moins, c’est encore du théorique-réflexif.
Résistance à la vidéosphère, fétichisation de l’écriture : ce contexte me semble aussi être la clé – ou une des clés – de l’influence des thèses de Jacques Derrida, qui a profondément marqué la mouvance théorique-réflexive des deux côtés de l’Atlantique. Non seulement ses œuvres exhibent, de façon croissante pendant un certain temps, une « pratique de l’écriture » ou plus exactement le discours philosophique comme effet d’une écriture, mais Derrida fournit surtout de très bons arguments théoriques en vue d’une défense et illustration de la culture de l’écrit et de son autonomie. À commencer par celui de l’« archi-écriture », c’est-à-dire la notion d’une écriture, d’un principe de disposition, d’espacement et de différenciation déterminant du dehors toute formation discursive. Ce principe d’écriture serait antérieur d’une part à l’assujettissement de l’écriture par la voix, dont la tradition métaphysique fait le lieu de la vérité et de la présence, d’autre part aux oppositions constitutives du discours métaphysique, dont l’existence dépend précisément de la force de disposition d’une archi-écriture refoulée par ce même discours. Toutes les analyses du corpus de la métaphysique occidentale effectuées par Derrida impliquent un impensé, un refoulé qui a pour nom « (archi)-écriture », « différance », « dissémination », etc.
Quelles que soient la richesse et la complexité de ces analyses, on ne peut s’empêcher d’observer, dans une perspective médiologique, que le développement de cette pensée est parfaitement en phase avec ce qu’on vient de voir à propos d’autres opérateurs essentiels de la théorie littéraire. Elle console de l’invisibilité croissante de la littérature en tant que pratique sociale en postulant une autre scène – analogue à celle imaginée par Freud21 – qui serait à l’origine de toutes les pratiques visibles. Celles-ci seront par conséquent descriptibles comme autant de métaphysiques qui s’ignorent. L’écriture y regagne non seulement son autonomie, mais une antériorité qui permet un renversement du « rapport de force » réel. C’est elle qui est maintenant au principe de tout, mais sous rature, à titre d’origine indéfiniment différée (ou différante), coïncidant avec une absence d’origine.
De même qu’on sacrifie l’auteur avec enthousiasme plutôt que de prendre acte de sa banalisation, de même les thèses de Derrida ont permis, du moins au niveau de leur reprise par les littéraires pas toujours très calés en philosophie, une ultime sacralisation de l’écrit avant les soldes et la liquidation générale. Derrière les basculements médiatiques visibles et leurs effets d’aveuglement, il y a, mais seulement pour qui sait encore lire, la force de la « différance » retraduite tôt ou tard dans des pratiques concrètes d’écriture, de Mallarmé à Genet, en passant par Artaud, Ponge, etc. On observe également que ce qu’on a dit de la mouvance théorique en général est vrai pour Derrida en particulier (ce qui peut surprendre, compte tenu de la très grande diversité des sujets qu’il a abordés) : au-delà de ses réflexions sur l’histoire de l’écriture22, Derrida ne dit rien sur les « nouveaux » médias (audiovisuels puis numériques), qui ne sont abordés qu’en passant, notamment dans La Carte postale23. On ne sort pas de la culture de l’écrit par des moyens d’archi-écriture24.
Dans un ouvrage d’entretiens intitulé Positions, Jacques Derrida prévient d’emblée : sa démarche met en cause l’unité du livre, elle participe d’une logique de l’inachèvement. En d’autres termes, les livres de Derrida sont les uns dans les autres, s’ouvrent les uns sur les autres, se prolongent sans qu’il n’y ait jamais de fin : « Il s’agit seulement, sous ces titres, d’une “opération” textuelle, si l’on peut dire, unique et différenciée, dont le mouvement inachevé ne s’assigne aucun commencement absolu, et qui, entièrement consumée dans la lecture d’autres textes, ne renvoie pourtant, d’une certaine façon, qu’à sa propre écriture25. » De cette position, on peut dire qu’elle est typique de l’ensemble de la mouvance théorique-réflexive. Jusqu’à présent, j’ai situé celle-ci indifféremment dans une culture du livre et dans une culture de la chose écrite. Il faut maintenant nuancer cette affirmation : le théorique-réflexif joue une écriture généralisée, pensée par Derrida dans les termes qu’on vient de voir, infinitisée, ou encore délimitée, contre le livre ou l’œuvre.
Ainsi, du côté de Tel Quel, on ne cesse d’opposer la littérature au texte, toujours ouvert, sans fin, dans la mesure où il relève d’une intertextualité générale. L’œuvre, rebaptisée sobrement « objet littéraire », n’est plus qu’un cas particulier de la pratique signifiante, qui réfute les limites traditionnelles du livre ou de l’œuvre justement, imposées par le fétichisme littéraire bourgeois26. De manière analogue, on peut faire l’hypothèse que tout ce que Barthes dispose autour de la notion de plaisir du texte consiste également en un principe de dé-limitation du livre et de l’œuvre, sans cesse démembrés et détournés de leurs circulations marchande ou institutionnelle au nom de l’utopie d’un rapport au texte détaché de toute détermination sociale – charmes de la perversion. Et antérieurement, ce sont toutes les considérations de Blanchot sur le désœuvrement, ou encore sur le livre et la bibliothèque27, qui ont marqué la mouvance théorique-réflexive. Dès ses premiers grands ouvrages critiques (L’Espace littéraire28, Le Livre à venir29), mais aussi plus tard avec L’Entretien infini30 ou encore L’Écriture du désastre31, Blanchot a mis la question du désœuvrement au centre de sa réflexion. Pour aller vite, à ses yeux, l’œuvre n’est jamais présente à elle-même, elle ne se saisit ou ne se maîtrise jamais et elle ne saurait donc coïncider avec le livre, qui est sans cesse débordé, relancé et ainsi condamné à n’avoir lieu qu’en dehors de lui-même. Elle advient comme le report interminable et infini de son propre désir, dans une sorte d’au-delà de l’ordre des livres, de la bibliothèque et de la culture32 : pensée de l’inachèvement, et aussi du fragment, moyennant lequel on remonte une fois de plus aux origines romantiques de la constellation théorique-réflexive33. Gérard Genette parmi d’autres embraiera sur cette réflexion, notamment à propos de Proust, dont La Recherche serait l’exemplaire mise en scène d’un désœuvrement, d’une œuvre échappant à elle-même34.
Genette est par ailleurs un des seuls à attirer l’attention sur la nécessité de prendre en compte la fonction de la littérature à l’intérieur d’une société, et sur la façon dont cette fonction peut changer lorsqu’émergent par exemple le cinéma ou d’autres nouveaux moyens de communication35. Rare moment de perspicacité médiologique de la part d’un acteur majeur de l’aventure théorique, qui évite ainsi tout essentialisme littéraire et qui conclut par ailleurs sur ce point en faisant l’hypothèse que nous vivons peut-être la fin du Livre36 (et non pas du livre). Le Livre, ou le livre total tel qu’il a été imaginé ou pensé, des romantiques allemands à Mallarmé, puis transmis comme projet aux avant-gardes du XXe siècle, le Livre, jamais réalisé, mais devenu le nom d’un désir d’œuvre totale avec laquelle tout serait dit, parfois par tous et en tout cas pour tous, c’est bien ce qui constitue l’horizon de la mouvance théorique-réflexive, l’horizon à la fois de son goût pour la dé-limitation de la littérature et de son communisme de l’écriture37. Genette l’affirme lui-même lorsqu’il écrit dans un autre essai que « la littérature s’accomplit en fonction du Livre38 » : le théorique-réflexif joue le Livre contre le livre, et comme le Livre reste un horizon, un pur désir, elle joue aussi l’inachèvement contre l’œuvre finie. Cela veut dire que la montée en puissance de l’audiovisuel ne menace pas le livre (on le voit bien puisqu’il continue, quatre décennies plus tard, de se vendre), mais le Livre en tant qu’il constitue l’inatteignable horizon de toute œuvre, soit son principe de désœuvrement, de délimitation ou encore d’« infinitisation ». Le Livre, c’est en somme le vecteur du modernisme.
C’est pourquoi la mouvance théorique-réflexive ne tente pas de s’opposer à l’image par le livre ou l’œuvre. Ceux-ci lui semblent au contraire soit condamnables (si on s’en remet à son projet de critique d’une culture bourgeoise de l’échange et de la propriété privée), soit condamnés (si on lui prête l’intuition du déclin de l’autorité du livre). On ne tranchera pas entre les deux termes de l’alternative, puisque la théorie en tire sa féconde ambiguïté. Mais on retiendra ceci : soit pour conjurer la perte d’autorité du livre soit pour en précipiter la chute, la génération du théorique a choisi de se situer dans un au-delà de l’œuvre finie dont l’horizon fait miroiter le Livre. Elle a opté pour le désœuvrement parce qu’elle a jugé que l’œuvre était condamnée39, elle a joué la pratique signifiante, l’écriture généralisée contre la littérature débitée en volumes. Disqualification de ses paramètres institutionnels, économiques, sociaux, discursifs et juridiques (avec le congé donné à l’auteur) : la littérature ne va pas seulement vers sa disparition, comme le voulait Blanchot, mais elle est sa disparition indéfiniment répétée, incarnée, serait-on tenté de dire. Elle est une fin qui n’en finit plus. Autorité ou aura d’une littérature-tombeau ou d’une littérature spectrale, parée des prestiges du funéraire, échappant à toute considération socio-historique, et du même coup à toute évaluation de sa force par rapport à d’autres médias : pendant un certain temps, on a pu croire qu’ainsi plus rien ne pouvait lui arriver, puis on s’en est lassé, sans doute parce que plus rien ne lui arrivait40.
L’utopie déçoit
Tout compte fait, la théorie semble avoir été un phénomène de résistance plutôt qu’une révolution. Elle a mis en avant des pratiques et une éthique littéraires dont il ne reste pas grand-chose aujourd’hui. Pourquoi alors ce sentiment persistant chez certains qu’elle a quelque chose à voir avec la configuration actuelle du champ littéraire et éventuellement avec son prétendu déclin ? Sans doute parce que la théorie a également eu une réelle force d’anticipation sur laquelle je voudrais conclure ce chapitre.
Cette hypothèse paraît contradictoire par rapport à ce que je viens d’avancer. Elle l’est moins si on part du principe que les opérations anticipées par la théorie se sont beaucoup moins réalisées dans le champ de la littérature, actuellement de plus en plus verrouillé par les exigences du marché et de l’univers cathodique, que dans celui des médias numériques. Dans sa résistance à la montée de la vidéosphère, la mouvance théorique a imaginé, pour l’écriture, des dispositifs et des tâches dont les médias numériques permettent aujourd’hui la réalisation. Cela ne veut pas dire que les théoriciens ont été des visionnaires. Ils ont été les contemporains de l’invention de l’informatique « privée », avec notamment l’arrivée de terminaux permettant l’individualisation de la programmation, en attendant un peu plus tard les ordinateurs personnels, mais il est fort probable qu’ils en aient tout ignoré, et ceci d’autant plus qu’ils ne voulaient rien en savoir. S’ils ont anticipé les opérations devenues possibles grâce aux médias numériques, c’est à la façon des philosophes et des scientifiques du XVIIIe et du XIXe siècle, qui avaient parfois l’« idée de cinéma », mais pas la moindre idée concrète quant à sa réalisation.
De quelles opérations s’agit-il ? L’improbable convergence entre théorie et monde numérique a sans doute commencé avec la notion d’hypertexte, pour laquelle les plus futuristes des acteurs de la théorie se sont enthousiasmés dès la fin des années 1980, mais ce sera au prix d’un abandon de la pratique de la lecture qui a été au cœur de la théorie. L’hypertexte, c’est la possibilité d’automatiser toute une série d’opérations qui ont été essentielles dans les pratiques de lecture mises en avant dans la mouvance théorique : lectures non linéaires, verticales plutôt qu’horizontales ou encore « paragrammatiques », avec pour objectif de rendre compte de la polysémie des textes, voire du travail de la dissémination (selon J. Derrida). L’un des acquis principaux des années théoriques, c’est l’idée qu’un texte constitue fondamentalement un réseau de signifiants à la fois vertical et horizontal, comparable aux portées de l’écriture musicale, et c’est le travail du lecteur-analyste de le donner à voir ou plus exactement à entendre. C’est cette pratique, et non par exemple son érudition historique, qui a fait pendant un certain temps le bon lecteur. Celui-ci doit avoir de l’oreille, une capacité d’écoute et d’association, du moins tant qu’il ne dispose pas de textes numérisés et de moteurs de recherche qui permettent d’automatiser ce qui était antérieurement un art ou une science (de l’écoute des mots). Accéder à l’hypertexte permet de parcourir indéfiniment et sans efforts les réseaux signifiants, de dépasser la linéarité du livre par son « infinitisation ». Du même coup, l’hypertexte met le lecteur-analyste au chômage technique. Il réalise ou actualise ce qui est encore un horizon du temps de la théorie : le livre dé-limité, l’œuvre ouverte, inachevée par ses possibilités infinies de lecture. Il y a dans cette évolution quelque chose d’ironique : le théoricien rêve d’hypertexte et celui-ci, en se réalisant comme il le fait aujourd’hui, lui enlève ses raisons de lire et périme son savoir-faire. Les seuls qui y trouveront leur compte sont les néo-historiens de la littérature, dont l’informatique accélère considérablement les travaux de recherche des sources.
Une autre opération dont le monde numérique aura permis la généralisation, c’est le « copier-coller », stade ultime et en même temps désespérément banal de ce que la théorie littéraire s’est efforcée de penser en termes d’intertextualité, une notion qui a été stratégique pour en finir avec celle d’auteur et avec la propriété privée du texte. L’intertextualité, c’était au départ l’idée que tout texte était fait de reprises, de répétitions, de détournements, de citations, etc. Le dire avec insistance revenait à remettre l’auteur à sa place, ou plus exactement à l’en priver. Quatre décennies plus tard, c’est un lieu commun de constater que les pratiques de la citation et de l’appropriation (du piratage, dit-on, quand elles ne sont pas légales) sont au cœur du monde numérique, que le copier-coller ou plus généralement les techniques de (re)production numérique en constituent une ressource fondamentale, non seulement dans le domaine du texte, mais également dans celui de la musique, de l’image et de plus en plus dans celui du cinéma. Et on sait aussi quels problèmes de « droits d’auteur » ces techniques de reproduction entraînent et quelles menaces elles font par conséquent porter sur les auteurs eux-mêmes. La plupart des acteurs importants de la théorie littéraire en ont appelé, d’une manière ou d’une autre, à la destitution de l’auteur. Mais était-ce ainsi qu’ils l’imaginaient ? Qu’imaginaient-ils au juste d’ailleurs ? Comme l’apocalypse, il se pourrait en tout cas que la réalisation des utopies ayant servi il n’y a pas si longtemps de vecteurs à une défense de l’écriture, ou de figuration d’un certain désir de la littérature moderne, se révèle décevante.
Un monde sans auteurs, ce n’est plus aujourd’hui un horizon, glorieux et sacrificiel. C’est une utopie réalisée, non seulement à cause de la pratique générale du détournement ou de l’appropriation, du copier-coller, mais également à cause des nouvelles techniques d’expression liées au monde numérique : blogs, réseaux sociaux, etc. Tous pirates, mais aussi plus directement : tous auteurs, ce qui revient à dire que plus personne ne l’est, du moins si toute « fonction-auteur » implique une forme spécifique d’autorité et donc d’exclusivité. La mouvance théorique-réflexive en appelait à la mort de l’auteur dans le cadre d’une économie de la rareté (relative) du livre, dans le contexte d’une logique de la distinction qui était aussi un ordre du discours, déterminé par des procédures d’autorisation, diverses mais précises. Elle imaginait un démantèlement de cet ordre, un nouveau partage des moyens d’expression, érigés pour la circonstance en moyens de production (du sens). C’est aujourd’hui chose faite. Les blogs sont à la portée de n’importe qui, sous condition d’accès à Internet. Et la « culture » qui se met en place avec les sites participatifs ou les réseaux sociaux est souvent décrite à juste titre en termes de savoir ou d’auteur collectifs (c’est l’exemple de Wikipedia, avatar contemporain du Livre total, somme écrite par tous, comme le voulait déjà Mallarmé41). Est-ce là ce qui avait été imaginé, du côté de Tel Quel, mais aussi de Blanchot, ou des occupants de l’Hôtel de Massa en Mai 68 ? Certainement pas. Il semble bien que dans ce cas précis, le prix à payer pour la réalisation d’une des dernières utopies littéraires ou pour une des dernières étapes de l’histoire du Livre, c’est la disparition de la littérature.
Marx affirmait que l’histoire se répétait sous forme de farce. Dans le cas de la théorie littéraire et de ses aspirations révolutionnaires, on peut dire que ce n’est pas la répétition, mais la concrétisation d’une utopie qui aura ainsi viré à une farce certes exemplairement démocratique, mais dans laquelle la littérature n’a plus rien à voir. Le Livre total tel qu’il a été imaginé pendant presque deux siècles, fait pour et par tous, clé de voûte d’une nouvelle communauté, voire d’une nouvelle société, a pris aujourd’hui la forme de cette infinie poussière de paroles produites par tous et de plus en plus pour personne. Là, plus aucune singularisation dans et par la parole n’est possible, ni par conséquent aucune distinction, aucun principe d’autorité. Sans être pour quoi que ce soit dans sa concrétisation numérique actuelle, la mouvance théorique a appelé de ses vœux un tel état de fait, un partage des moyens d’expression (de « production du sens ») tout en y résistant des quatre fers, tout en maintenant une idée de la littérature dont on voit bien aujourd’hui qu’elle entrait alors dans une crise sans fin. Contre une fin de la culture du livre dont elle a eu l’intuition si ce n’est souhaité l’avènement, elle a joué l’infini d’une pratique réflexive (théorique) de l’écriture. Il n’y aurait pas de fin puisqu’on dirait indéfiniment qu’elle vient, qu’elle est là, que le livre et l’auteur sont morts. On exalterait l’infini de la signifiance pour conjurer l’insignifiance menaçante (télévisuelle, puis numérique). Danse au bord du précipice ou au-delà, dansée par les derniers gardiens de la forteresse littérature, bientôt vide. On ne saura jamais exactement s’ils dansaient de joie ou pour oublier leur tristesse.
Paris, Fayard, 1987.
Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 20.
Voir ci-dessus Introduction, note 2, p. 12.
« Distance, aspect, origine », op. cit., p. 11-24.
Les Règles de l’art, op. cit.
Voir Cours de médiologie générale, op. cit., ainsi que Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, « Folio », 1992.
Le Pouvoir intellectuel en France, Paris, Ramsay, 1979, et Paris, Gallimard, « Folio », 1985, ainsi que I.F., suite et fin, Paris, Gallimard, 2000.
L’Écrivain sacrifié. Vie et mort de l’émission littéraire, Paris, Bord de l’eau/INA, 2009.
Le Désenchantement de la littérature, op. cit.
Que cette démocratisation constitue une des principales menaces qui pèse sur une culture « classique » de la chose écrite, dans laquelle les places et les tâches sont clairement différenciées et l’autorité assignable, on s’en convaincra par exemple avec la lecture de Internet, l’inquiétante extase d’Alain Finkielkraut et de Paul Soriano (Paris, Mille et une nuits, 2001). La chose la plus inquiétante avec Internet, c’est que le réseau détruit toute forme d’autorité classique de l’intellectuel. Cela ne veut pas dire que toute forme d’autorité disparaisse : celle des programmateurs, des inventeurs de logiciels et de sites interactifs, au contraire, ne cesse de croître. L’inquiétante extase est au fond une inquiétante transcendance, une forme d’autorité où le pouvoir de la chose écrite est remplacé par celui de créer des algorithmes.
Soyons justes, il y a des exceptions et, parmi elles, il faut évoquer une fois de plus R. Barthes qui, de Mythologies au Plaisir du texte a constamment tenté d’identifier les paramètres du contexte culturel et politique plus général de ses propres partis pris. On relèvera cependant que la plupart des réflexions plus générales de Barthes sur la culture présupposent une opposition peu originale entre une culture de masse (dans laquelle prend place notamment ce mauvais objet par excellence que constituent les stéréotypes) et une culture avant-gardiste recyclée mélancoliquement en culture mandarinale dans Le Plaisir du texte (voir ci-dessus Introduction, note 1, p. 12) ; et ceci au moment même où, objectivement, la notion de culture de masse cesse d’être pertinente et qu’elle commence à s’effacer derrière la fragmentation de la culture petite-bourgeoise et individualisée. La culture de masse serait, dans cette perspective, une sorte de repoussoir de la culture avant-gardiste, gardienne du temple de l’écrit.
Ces moyens, ce sont bien sûr ceux de la télévision, mais il faut également relever à ce propos le peu d’intérêt de la mouvance théorique-réflexive pour le cinéma, resté une sorte de parent pauvre confié aux bons soins des Cahiers du cinéma. C’est d’autant plus surprenant lorsqu’on pense aux façons dont la mouvance théorique-réflexive s’arrime aux événements de Mai 68, et au fait que le cinéma a certainement été auprès de ses centaines de milliers d’acteurs la pratique artistique la plus investie. Relevons aussi le paradoxe suivant : au moment où la mouvance théorique-réflexive théorise la mort de l’auteur, celle des Cahiers du cinéma s’organise au contraire autour de la notion de « cinéma d’auteur », s’engage pour une politique ou du moins une théorie de l’auteur. N’est-ce pas le signe d’un basculement de l’autorité vers l’audiovisuel ?
Cette dernière hypothèse est sans doute à nuancer. L’autonomie de la littérature a toujours été une pétition de principe, une affirmation plus ou moins péremptoire exigeant tôt ou tard des raccrochages institutionnels, politiques, scientifiques, etc. Après tout, les inventeurs du premier romantisme – celui du cercle d’Iéna – ont également fini par faire de solides carrières professorales. Disons alors que dans le cas du théorique-réflexif, l’arrimage académique a été particulièrement évident.
Il me faut faire à ce propos une réserve sur le titre de l’ouvrage de Patrick Tudoret (L’Écrivain sacrifié, op. cit.). L’intervention de plus en plus massive de la télévision dans la détermination du champ littéraire ne conduit pas à un sacrifice de l’écrivain, mais à sa banalisation, à sa dévalorisation, à une perte définitive d’aura (définitive parce que là encore les choses commencent tôt – Baudelaire l’évoque déjà). Un sacrifice, ce serait encore trop beau, trop prestigieux, et c’est justement la réponse que la mouvance théorique-réflexive a tenté d’apporter à la banalisation.
Choisir de saborder la représentation au moment où celle-ci envahit l’ensemble de l’espace à la fois public et privé est une opération d’autant plus intéressante qu’on évite ainsi également d’entrer en matière sur une fonction de divertissement finalement assez banale qui est aussi et depuis fort longtemps celle de la littérature. Il y a certes Mallarmé le héros, mais inversement il y a aussi Zola, décrit à son époque comme un pornographe par certains, et des bien pires encore. Par les vertus du théorique-réflexif, la littérature se retrouverait ainsi rétroactivement protégée contre le cambouis du fantasme et du voyeurisme qui a fait sa prospérité, notamment commerciale, quoi qu’on en dise. Anoblissement par soustraction, qui en permet la sanctification – ou du moins d’en faire une sainte-nitouche. Si on resitue la question de la contestation du réalisme dans un cadre plus large – puisque là encore ce n’est pas quelque chose qui commence dans les années 1950 avec le Nouveau Roman – on peut faire un parallèle également avec l’histoire du théâtre. De même que le théâtre abandonne largement sa fonction de divertissement pour « s’avant-gardiser » au cours du XXe siècle à cause de la concurrence du cinéma puis de la télévision, de même la littérature tente pendant un certain temps de se soustraire à la concurrence de l’audiovisuel par des stratégies antiréalistes. Au regard de la configuration actuelle du champ littéraire, on conviendra qu’elle y est moins bien parvenue que le théâtre.
L’Échange symbolique et la mort, op. cit.
« Vie et mort d’un écosystème : le socialisme », in Cours de médiologie générale, op. cit., p. 351-409.
Retardé, mais aussi préparé : il faudrait examiner de près cette courte période de l’histoire de la littérature contemporaine au cours de laquelle l’exploration des rapports entre subjectivité et langage cède peu à peu la place, toujours avec la caution de la psychanalyse, à l’exploration du fantasme à laquelle la catégorie de l’autofiction viendra donner une légitimité littéraire, puis à des formes plus énergiques d’exhibitionnisme qui, elles, se passeront de mieux en mieux de toute légitimité psychanalytique.
Un des premiers textes que Derrida consacre à la psychanalyse, et plus précisément à l’« autre scène » postulée par Freud, est significativement intitulé « Freud et la scène de l’écriture » (dans L’Écriture et la Différence, op. cit., p. 293-340). Enjeu : montrer que l’« autre scène », celle de l’inconscient, est une scène d’écriture, que le conscient est déterminé par un inconscient-écriture.
Ni d’une culture du commentaire, bien au contraire, puisque c’est encore la même et qu’elle joue notamment au niveau académique un rôle essentiel. N’est-ce pas aussi une des explications de l’impressionnant succès de la déconstruction dans les universités américaines ?
Chez Blanchot, le livre et la bibliothèque sont faits pour brûler, à en croire du moins un de ses récits intitulé Le Ressassement éternel (Paris, Minuit, 1951). L’écriture, le récit commenceraient véritablement là où s’effacent les livres, la bibliothèque, les œuvres. Voir sur ce point Daniel Wilhem, Maurice Blanchot : la voix narrative, Paris, U.G.E., coll. 10/18, 1974, p. 15-124.
Pour plus de précisions sur cet aspect de la pensée de Blanchot, voir également Daniela Hurezanu, Maurice Blanchot et la fin du mythe, Nouvelle-Orléans, Presses universitaires du Nouveau Monde, 2003, et Emmanuelle Ravel, Maurice Blanchot et l’art au XXe siècle ; une esthétique du désœuvrement, Rodopi, Amsterdam et New York, 2007.
Voir à ce sujet les réflexions de Blanchot autour de la notion de « parole plurielle » et surtout autour de celle d’« absence de livre » dans L’Entretien infini, op. cit., et plus précisément ses articles sur le fragment et sur l’Athenaeum (les Romantiques d’Iéna). De manière plus générale, il faut également relever à ce propos l’intérêt des acteurs de l’aventure théorique pour les œuvres fragmentaires, inachevées ou virtuellement infinies (Kafka, Musil, Joyce, Artaud, mais aussi Joubert, Amiel, etc.).
Figures I, op. cit., p. 61-67.
Ibid., p. 170.
Ibid.
Figures II, op. cit., p. 16.
Une fois de plus, des nuances s’imposent : l’histoire des théories littéraires est plus contradictoire et plurielle que ne le suggèrent ces considérations sur la délimitation. Tous ne se sont pas précipités dans les tombeaux du désœuvrement ou les boulevards de la pratique signifiante généralisée, loin de là. Dès Figures III, G. Genette prendra le tournant de la poétique, qui est aussi celui d’un retour au discours et à l’histoire. Quant à Todorov, cofondateur avec Genette de la revue Poétique, il ne s’est jamais enthousiasmé ni pour le désœuvrement ni pour la dé-limitation du littéraire. Il est un des premiers acteurs de la théorie à prendre des positions véritablement critiques par rapport à Blanchot (dans Critique de la critique, op. cit., p. 55-81). Enfin, il est un des premiers à réintroduire la notion de genre dans le débat théorique, arrimant ainsi la littérature à une fonction discursive (Les Genres du discours, Paris, Seuil, 1978).
Mallarmé revenant au début de ce XXIe siècle serait-il toujours poète ? Peut-être serait-il passionné d’informatique, peut-être inventerait-il des logiciels, ou un site intitulé Livre.com. On n’insistera en tout cas jamais assez sur l’intérêt de Mallarmé pour les nouveaux médias de son époque, sur son côté médiologue en somme, qui est au premier plan dans des recueils comme Variations sur un sujet et Crayonné au théâtre. Voir aussi sur ce point Pascal Durand, Mallarmé. Du sens des formes au sens des formalités, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2008.