Introduction

Le déclin de la littérature est à l’ordre du jour. Elle en a l’habitude. Aux nombreux responsables incriminés au cours des dernières années s’est ajoutée la réflexion théorique sur la littérature, en vogue des années 1960 aux années 1980, ainsi que les œuvres auxquelles celle-ci s’est intéressée. On ne lit plus ? Il n’y a plus de grandes œuvres ? Ce serait la faute à Mallarmé ou, du moins, au structuralisme.

Le diagnostic est suggéré en particulier par Tzvetan Todorov, dans un essai intitulé La Littérature en péril publié en 2007. Il pourrait étonner de la part d’un des principaux acteurs de l’aventure théorique, qui a été au cœur du structuralisme littéraire, qui a fait connaître les formalistes russes en France et qui a fondé, avec Gérard Genette, la revue Poétique et la collection éponyme. T. Todorov donne cependant une portée précise et limitée à sa critique : c’est surtout dans le domaine de l’enseignement de la littérature que le discours théorique ferait des dégâts, parce qu’il y serait une fin en soi plutôt qu’un moyen ou une simple méthode. De quoi souffre la littérature telle qu’elle s’enseigne aujourd’hui en France ? D’être réduite à ses paramètres formels et linguistiques, ou encore à un « objet langagier clos, autosuffisant, absolu1 » et d’être coupée du monde de l’expérience. L’actuelle hégémonie de l’approche théorique dans les lycées priverait en somme la littérature de son humanité. Elle aurait également préparé le terrain pour le nihilisme qui caractérise le champ littéraire contemporain. Faut-il penser ici à Michel Houellebecq ? À Frédéric Beigbeder ? En tout cas, c’est encore la faute à Mallarmé et à ses héritiers structuralistes.

On pourrait sans doute donner raison à T. Todorov si le débat ne concernait que l’enseignement de la littérature dans les lycées. Mais le propos de La Littérature en péril n’est-il pas d’une autre portée ? Si cet essai retrace une généalogie au demeurant très éclairante de la conception réflexive de la littérature, est-ce seulement pour rappeler à la raison des professeurs de lycée égarés dans la théorie, ou leurs supérieurs hiérarchiques au ministère ? Il y a bien chez T. Todorov une volonté de défendre de manière plus générale une idée de la littérature qui accentue des distances prises par lui depuis de nombreuses années avec la mouvance structuraliste des années 1960 et 19702.

De fait, il rejoint sur un certain nombre de points les hypothèses développées par William Marx deux ans plus tôt dans un essai intitulé L’Adieu à la littérature3, qui ne se situe plus du tout dans le champ restreint de l’enseignement de la littérature. C’est bien ici toute l’histoire de la littérature moderne qui est présentée comme celle d’une dévalorisation, imputable à sa constitution délibérée en un champ autonome. C’est toujours la faute à Mallarmé mais aussi, avant lui, celle à Baudelaire et à Flaubert. Tous sont coupables d’avoir choisi l’« art pour l’art » et l’irresponsabilité sociale, épinglée en somme à juste titre par l’inoubliable procureur Pinard au moment des procès intentés à Baudelaire et Flaubert. Les fossoyeurs de la littérature sont ceux qui en ont fait leur exclusive passion. Ils l’ont aimée, mais trop jalousement. Pour lui éviter toute forme d’instrumentalisation, ils l’ont interdite de vie sociale, ils lui ont imposé la « grève devant la société », selon l’expression de Mallarmé4. Ils l’ont repliée sur elle-même, ils l’ont contrainte à la réflexivité et à un interminable et dévastateur tête-à-tête dont elle ne se serait jamais remise.

La théorie littéraire et ses auteurs « fétiches » ont-ils véritablement réduit le texte littéraire à un objet langagier clos et coupé de la réalité ? Ne lui ont-ils prêté aucun sens, aucune fonction sociale ou même politique ? Toute la question est là, qui justifie ce livre, dont la première raison est ainsi celle d’un rappel, dans un contexte où l’hégémonie des approches théoriques-formelles n’est pas frappante, c’est le moins qu’on puisse dire. Ignorée depuis très longtemps par la plupart des éditeurs et encore plus obstinément par les médias, la mouvance théorique, qui a d’ailleurs toujours été minoritaire dans les universités françaises, même en ses plus beaux jours structuralistes5, a largement disparu de l’agenda des études littéraires universitaires, et ceci depuis pas mal de temps. On peut se demander comment, dans ces conditions, elle pourrait peser durablement sur le destin de la culture littéraire, au-delà de son éventuelle survivance dans les lycées. On n’a pas non plus constaté que Maurice Blanchot, Claude Simon, Raymond Roussel, Antonin Artaud ou encore Lautréamont, pour prendre des écrivains qui ont été chacun à leur manière emblématiques de la période incriminée, ont été très souvent au programme des baccalauréats ou des agrégations. Quant à la responsabilité de la théorie littéraire dans l’avènement d’une littérature nihiliste, elle reste floue. Comment passe-t-on d’une constellation qui a incontestablement cru à l’efficacité de la littérature et qui a multiplié autour d’elle les justifications progressistes, voire révolutionnaires, au nihilisme ? Il faudrait pour le moins imaginer un certain nombre de relais à une telle évolution, ou alors, plus simplement, d’autres causes.

Ce qui frappe plus généralement dans ces débats comme dans d’autres, c’est la recherche de responsables, voire de boucs émissaires pour expliquer un « déclin » ou une « crise » de la littérature. Tout se passe comme s’il aurait suffi que Mallarmé et quelques autres – quand même assez nombreux – n’aient jamais existé pour que tout continue de bien aller, pour que la littérature continue d’être ce qu’elle était du temps de Lamartine et de Victor Hugo : prestigieuse, populaire, éducative et humaniste. C’est toute son histoire moderne qui aurait pu être écrite autrement s’il ne s’était pas trouvé quelques saboteurs plus ou moins inconscients pour la faire dérailler et prendre la mauvaise direction. Mais fait-on de la bonne histoire littéraire avec des « si seulement… » ?

Il faudrait notamment mesurer à cet égard la part de la concurrence entre les discours littéraires et d’autres discours, d’autres savoirs, d’autres figures de l’autorité et d’autres médias6. Qu’est-ce que la situation actuelle de la littérature doit à la montée en puissance de l’autorité de la science ou plus récemment à celle de l’économie ou de la technologie ? Ou à la perte d’autorité des institutions en charge de l’éducation, à la dévalorisation de leur fonction de transmission7 ? Ou encore, et dès la seconde partie du XIXe siècle, à l’avènement d’une culture dite « de masse » ? Ou enfin, et cela me paraît essentiel, à la concurrence de nouveaux médias, au passage de la graphosphère à la vidéosphère, et plus récemment au basculement dans l’hypersphère, pour reprendre ici des termes popularisés par Régis Debray8 ? Et si tout cela était moins la faute à Mallarmé qu’aux Smartphones et à Internet, dont les jeunes générations, aujourd’hui les plus assidues en matière de grève de la lecture littéraire, privilégient les charmes interactifs aux dépens de ceux de nos classiques ? Le basculement de la graphosphère dans la vidéosphère puis dans le monde du numérique mériterait en tout cas de figurer en bonne place parmi les causes d’un éventuel déclin de la littérature, fût-ce au prix de la révision de la responsabilité de la mouvance structuraliste. On se penchera sur cette question dans le dernier chapitre de ce livre.

Un des objectifs de cet ouvrage est de montrer que la théorie littéraire n’a pas été l’agent d’un irréversible déclin de la littérature, fatalement engagé par d’illustres prédécesseurs, mais au contraire un moment de résistance à l’avènement d’une société « spectaculaire »9 dans laquelle le sens, la fonction et la place de la littérature ont été considérablement modifiés et pour le coup dévalorisés. Elle peut être considérée comme une réaction à une perte d’autorité générale de l’écrit, quelque chose comme le chant du cygne d’une culture littéraire qui a ainsi brillé, une dernière fois peut-être, de tous ses feux – et ils furent particulièrement brillants – tout en se sachant mortelle, proche d’une fin, du moins dans l’esprit des plus lucides des acteurs de l’aventure théorique. Peut-on en douter lorsqu’on lit par exemple ceci, sous la plume de Roland Barthes, conscient de sa position de mandarin dans une culture bourgeoise en voie d’exténuation : « C’est le propre de notre contradiction (historique) que la signifiance (la jouissance) est tout entière réfugiée dans une alternative excessive : ou bien dans une pratique mandarinale (issue d’une exténuation de la culture bourgeoise), ou bien dans une idée utopique (celle d’une culture à venir, surgie d’une révolution radicale, inouïe, imprévisible, dont celui qui écrit aujourd’hui ne sait qu’une chose : c’est que, tel Moïse, il n’y entrera pas)10. »

Michel Foucault, qui fut en compagnie de Barthes un des principaux promoteurs de la « mort de l’auteur », semble être conscient de la même fin. Après s’être enthousiasmé pour la théorisation de la littérature, il prend ses distances avec une mouvance qu’il est un des premiers à identifier, dès 1977 et en des termes très sévères, comme un chant du cygne : « Toute la théorisation exaspérée de l’écriture à laquelle on a assisté dans la décennie 1960 n’était sans doute que le chant du cygne : l’écrivain s’y débattait pour le maintien de son privilège politique ; mais qu’il se soit agi justement d’une “théorie”, qu’il lui ait fallu des cautions scientifiques, appuyées sur la linguistique, la sémiologie, la psychanalyse, que cette théorie ait eu ses références du côté de Saussure ou de Chomsky, etc., qu’elle ait donné lieu à des œuvres littéraires si médiocres, tout cela prouve que l’activité de l’écrivain n’était plus le foyer actif11. » Pendant une vingtaine d’années, et dans l’imminence d’une chute, la mouvance théorique aurait ainsi valorisé, voire fétichisé le « travail de l’écriture », la « production du sens », ou plus généralement l’autonomie de la littérature. Elle aurait en somme tenté de sauver l’auteur, de lui conserver son prestige et ses privilèges, quitte à le sacraliser en décrétant sa disparition. Mais elle a aussi été – c’est tout le paradoxe – le dernier moment où l’on s’est passionné pour la littérature ; pour sa compréhension théorique, mais aussi pour des grandes œuvres et des maîtres à penser.

On aura donc compris que je ne suis pas sûr que tout cela soit la faute à Mallarmé, ni même qu’il y ait eu faute d’ailleurs. Il y a eu une aventure, celle de la théorie littéraire, qui a été vécue par un certain nombre d’acteurs, et qui ne se répétera pas. Je n’éprouve pas de nostalgie particulière pour cette période qui a été pour moi comme pour beaucoup d’autres celle de mes années de formation. Mais j’avoue une certaine tendresse pour elle et je trouve qu’il est dommage qu’elle ne soit évoquée que pour être incriminée ou pour qu’on en répète l’incertain acte de décès, comme si on la craignait encore, comme si elle représentait encore aujourd’hui une menace qu’il fallait conjurer, à l’instar du spectre de Mai 68 auquel il lui arrive d’être associée.

Les fantômes ont la vie dure, mais ce n’est pas une raison pour les traiter aussi mal. C’est pourquoi il est temps de raconter à nouveau l’aventure de la théorie littéraire, notamment à tous ceux qui ne l’ont pas connue. À tous ceux-là, je voudrais montrer qu’il y a peu de temps encore, la littérature (se) pensait autrement et n’avait pas grand-chose à voir avec ce qu’elle est devenue, non pas pour les rappeler à un ordre qui appartient certainement au passé, mais pour leur permettre éventuellement d’en saisir les véritables enjeux, ainsi que la complexité et la richesse.

 

L’aventure de la théorie littéraire – que je décrirai plus souvent dans les pages qui suivent comme une mouvance théorique-réflexive dans laquelle les limites entre disciplines, mais aussi entre théorie et pratique, n’ont cessé d’être remises en question – commence au milieu du siècle dernier. Entre 1950 et 1990, la théorie littéraire, qu’on définira minimalement comme le projet de décrire, mais aussi de défendre la littérature dans son autonomie ou dans sa spécificité, a joué un rôle essentiel dans l’actualité littéraire comme dans les études littéraires. En France notamment, mais aussi en Amérique du Nord, elle s’est imposée, et ceci aux dépens des traditions philologiques et des formes classiques d’histoire littéraire. Sa rapide disparition, qui s’amorce vers 1980, n’en est que plus remarquable. Dans quels contextes culturels la théorie littéraire a-t-elle pu se constituer ? Quelles stratégies intellectuelles ou littéraires a-t-elle mises en œuvre ? Qu’attendait-on d’elle ? Qu’est-elle devenue, pourquoi a-t-elle disparu de l’horizon des études littéraires ? Pourquoi avons-nous eu besoin du théorique, et pourquoi nous en passons-nous apparemment aujourd’hui ?

Telles sont quelques-unes des questions que je voudrais examiner ici et rassembler à l’enseigne d’une politique de la théorie littéraire. En effet, seule la prise en compte de cette dimension, c’est-à-dire son implicite ou explicite mise au service d’un projet critique, voire de subversion idéologique ou de révolution, donne à un ensemble de recherches et de prises de position souvent très hétérogènes une cohérence ou du moins un air de famille (c’est pourquoi je privilégie le terme de « mouvance »). Et surtout, c’est cette même dimension politique qui constitue, me semble-t-il, la clé de l’indéniable succès de la théorie littéraire au cours de la période envisagée. Le présent ouvrage ne vise donc pas la constitution d’une histoire de la théorie littéraire, si on entend par là sa généalogie (l’évolution des concepts les plus importants, les emprunts, les influences, etc.). Une telle histoire, ou plus exactement de telles histoires existent et il n’y a pas lieu de les refaire. Il se présente comme une tentative d’évaluation du discours théorique tel qu’il s’est tenu, avec ses variantes significatives, principalement entre 1950 et 1980. Quelle efficacité et quelle portée la théorie littéraire a-t-elle eues ? Quels écosystèmes culturels en ont favorisé (ou non) le développement ?

Centrée sur le contexte français, déterminant au cours des années 1950 et 1960, mon enquête sur le théorique comporte également une dimension comparative qui doit en permettre l’approfondissement. La théorie littéraire a en effet été un phénomène international. Elle a donné lieu à un très réjouissant cosmopolitisme des études littéraires, à une internationale du signifiant ou de la structure12 dont on peut d’autant plus regretter la disparition qu’elle ne semble avoir été remplacée que par un retour aux monuments nationaux et à leur entretien. Cependant, au-delà d’un certain nombre de concepts ou de mots d’ordre apparemment communs, et malgré les traductions, ni les généalogies, ni les effets, ni même les contenus n’ont été exactement les mêmes en France, en Italie, aux États-Unis ou en Allemagne. La place du structuralisme ou de la déconstruction derridienne n’est pas la même en France, où ces courants de pensée se sont développés dans un rapport de tension et de conflit avec, par exemple, la tradition sartrienne de l’intellectuel engagé, et aux États-Unis, qui n’ont jamais connu une telle tradition. En d’autres termes, si c’est la faute à Mallarmé en France, il reste à examiner ce qu’il en est de la mouvance théorique-réflexive dans des traditions littéraires qui attendent encore leur Mallarmé. Mon propos est ici plus limité, mais la convocation de plus d’un contexte culturel national devrait au moins contribuer à la mise en évidence de certains enjeux spécifiques de la configuration française.

Faire le bilan d’un chapitre sans doute clos de l’histoire de la critique littéraire : cela ne revient pas à plaider pour un retour aux années fastes de la théorie où des ouvrages publiés dans ce domaine faisaient la une de l’actualité, ni de proposer aux chercheurs en littérature un nouveau programme (si possible commun). Mais les évolutions récentes de la culture littéraire nous obligent à nous reposer la question de savoir comment nous lisons aujourd’hui, quelle place nous donnons – réellement et idéalement – à la littérature. Pour y répondre, je crains fort qu’aucun retour en arrière – que ce soit à la théorie, à l’histoire littéraire ou à une tradition humaniste – ne fasse l’affaire. À vrai dire, je ne sais même pas s’il existe une bonne réponse à de telles questions. En revanche, on peut faire l’hypothèse que si elle existe, elle passe par un examen critique des raisons que nous avons eues de nous passionner pour le théorique il y a encore peu de temps. Commençons donc par là.

 

L’objet le plus général de la théorie littéraire est l’étude (souvent présentée comme scientifique) du texte littéraire considéré dans sa spécificité, par opposition principalement à l’histoire littéraire, mais aussi à la sociologie de la littérature, ou encore à ses interprétations philosophiques, psychanalytiques ou psychologiques. Elle est définie la plupart du temps, et notamment par Antoine Compagnon, auteur du livre le plus important sur le sujet13, de façon plutôt restrictive et identifiée à une série de recherches théoriques de type académique issues principalement du linguistic turn que le structuralisme a induit dans les sciences humaines vers la fin des années 1950. Dans cette perspective, il faut évoquer en particulier les travaux de Roman Jakobson, passeur également de l’héritage des formalistes russes qui jouent le rôle de mythiques ancêtres, ainsi que ceux de Claude Lévi-Strauss, qui fait la connaissance de Jakobson au cours de son exil new-yorkais. En relèvent, dans ce sens, les travaux qui s’appuient explicitement sur les modélisations du discours et du langage proposés par la linguistique structurale : ceux de la période sémiologique de Roland Barthes par exemple, ou ceux d’Algirdas Julien Greimas, fondateur de l’École sémiotique de Paris, dont l’influence fut importante pendant un certain temps dans de nombreux départements de littérature européens ou nord-américains.

La linguistique est au centre de cette configuration, non seulement grâce aux auteurs tutélaires (Ferdinand de Saussure, Roman Jakobson, etc.), mais également avec les travaux de continuateurs comme Émile Benveniste, Oswald Ducrot ou Nicolas Ruwet, à tel point que l’appartenance de nombreux travaux à la linguistique ou aux études littéraires reste souvent indécidable. La sémiotique, par définition, englobe d’ailleurs la volatilité des « systèmes signifiants » (le langage, la littérature, etc.), pour autant que ceux-ci se laissent décrire comme des ensembles de structures relationnelles hiérarchisées. On inclura aussi dans ce « premier cercle » des années 1960 des chercheurs comme Gérard Genette et Tzvetan Todorov, qui font notamment partie du « Groupe de recherche sémio-linguistique » (GRSL) fondé par Greimas au sein du laboratoire d’anthropologie sociale de L’École pratique des hautes études et du Collège de France14. Ils prendront progressivement leurs distances avec des modèles purement linguistiques pour se lancer, en 1970, dans l’aventure de Poétique. Entrent enfin dans cette catégorie les recherches sémiotiques développées par Julia Kristeva, ou encore, mais de façon plus marginale, certains travaux de Pierre Macherey venu de l’orbite théorique althussérienne15 et, un peu plus tard, le noyau linguistique des recherches développées autour de la revue Change, fondée par Jean-Pierre Faye au moment de sa rupture avec Tel Quel (en 1968), dont un des enjeux principaux est de remplacer le paramètre structuraliste par celui de la linguistique chomskyenne (la grammaire générative). Notons encore qu’au cours de la même période, d’autres modèles théoriques sont également élaborés, notamment dans le monde anglo-saxon, à partir de courants linguistiques ou sémiologiques différents (Charles Pierce, Louis Hjelmslev, etc.) : très vite, une sémiotique pourra en cacher une autre, et même plusieurs autres. Signalons enfin que les structuralistes français lisent et parfois traduisent un certain nombre de prédécesseurs et de « compagnons de route » qui, sans être structuralistes, partagent leurs préoccupations : on pense aux Russes Wladimir Propp et Iouri Lotman, à l’Allemand André Jolles, ou encore, du côté du New Criticism anglo-saxon, à René Welleck et Austin Warren, qui seront tous (enfin) traduits en français au cours des années 1960.

Cette première délimitation, qui restreint le théorique à la sphère d’influence de la linguistique (ou des linguistiques), a l’inconvénient de ne pas rendre compte des évolutions très rapides intervenues dans le champ de la théorie littéraire en peu d’années seulement, dont le parcours de Roland Barthes est emblématique. Une définition moins restrictive, qui s’impose dans le cadre du présent ouvrage, conduit en effet à inclure dans le domaine de la théorie littéraire ce qu’on a parfois regroupé – de façon sans doute abusive compte tenu des distances très importantes prises par les uns et les autres avec le structuralisme – sous le nom de poststructuralisme (ou d’« ultra-structuralisme », selon François Dosse16), soit un ensemble de courants de pensée qui, tout en continuant de mettre la question du langage au premier plan, prennent leurs distances avec le scientisme de la linguistique au profit de modèles philosophiques ou psychanalytiques sur lesquels pèsent non seulement l’influence de Freud, mais aussi celle de Nietzsche et de Heidegger. On pense ici en particulier aux travaux de Jacques Derrida, Jacques Lacan, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, etc., qui, sans être eux-mêmes des théoriciens de la littérature, ont exercé à partir de la fin des années 1960 une influence très importante dans ce domaine, notamment aux États-Unis où ils ont commencé par être lus dans des départements de littérature française avant de migrer vers les disciplines les plus variées. On sait que l’influence de Jacques Derrida en particulier a été tellement forte aux États-Unis que la déconstruction dont il passe pour être l’initiateur a été quasiment « nationalisée » par sa reprise américaine par l’École de Yale (regroupée autour de Paul de Man). De manière plus générale, c’est sous l’ombre tutélaire des penseurs qu’on vient de mentionner que la théorie littéraire a brillé de ses feux les plus puissants. Il faut par conséquent s’efforcer de rendre justice à une telle mouvance.

Il y a cependant à la même époque, et même plus tôt, du « théorique » dans de nombreuses recherches qui n’ont pas nécessairement une visée théorique explicite, mais qui s’attachent également à la mise en évidence de la spécificité du discours littéraire. Le New Criticism anglo-américain (dont Austin Warren et René Welleck seront avec leur Theory of Literature parue en 1949 les représentants les plus connus en France), la Rezeptionsästhetik allemande (Hans-Robert Jauss, Wolfgang Iser17) ou l’École de Genève (Jean Starobinski, Jean Rousset, etc.) sans parler d’individualités indépendantes (Jean-Pierre Richard, Serge Doubrovski, etc.), ont joué un rôle important dans la mise en cause de la philologie et de l’histoire littéraire traditionnelles, et c’est à juste titre que ces différentes écoles ou individualités ont parfois été considérées par les théoriciens qui sont venus un peu plus tard comme des prédécesseurs et des alliés. Les frontières entre théorie littéraire et démarche herméneutique – ou entre la théorie et son application dans l’interprétation – sont floues ou du moins poreuses. La difficulté de les identifier suggère que si la théorie a déterminé des approches spécifiques des textes littéraires, elle s’est tout autant constituée à partir de pratiques d’interprétation qui l’ont accompagnée et parfois précédée. Il existe en somme une continuité entre de nombreuses approches interprétatives et le théorique, ou du moins des points de passage, comme en témoigne encore le dialogue engagé par Paul Ricœur avec Lévi-Strauss au moment de la parution de La Pensée sauvage18. Rappelons également que beaucoup de ceux qui ont été considérés comme des théoriciens ont à leur actif quelques-unes des lectures les plus abouties et les plus marquantes de grands textes de la littérature française ou mondiale19.

Structuralisme, poststructuralisme, herméneutique : à ces trois régions de la réflexion théorique sur la littérature, il faut en ajouter une quatrième, incontournable dans le cadre du présent ouvrage : la théorie littéraire comme continuation de la pratique littéraire, et inversement. C’est même un des traits les plus caractéristiques mais aussi les moins souvent évoqués de la théorie littéraire : elle n’est pas réductible à un ensemble de démarches académiques. Elle consiste aussi en une série de réflexions qui accompagnent des pratiques d’écrivains et qui explicitent leurs engagements esthétiques, qui sont aussi politiques. Les formalistes russes ont été pour certains d’entre eux des poètes (Ossip Brik, Viktor Chklovski, Iouri Tynianov), venus d’un horizon qui est celui de l’avant-garde futuriste russe. C’est aussi le cas dans la France des années 1960 et 1970, au cours desquelles de nombreux écrivains se profilent comme des théoriciens : Alain Robbe-Grillet ou Jean Ricardou dans le cadre du Nouveau Roman, Philippe Sollers et d’autres avec la revue Tel Quel, Jean-Pierre Faye et Jacques Roubaud avec la revue Change, ou encore Maurice Blanchot, dont le prestige en tant que penseur de la littérature est plus important que sa notoriété d’auteur de récits. Inversement, des théoriciens marqués par le structuralisme comme Roland Barthes ou Umberto Eco seront de plus en plus identifiés au fil des ans comme des écrivains.

On ne saisit pas la théorie littéraire dans ce qu’elle a eu de plus vivant et dans sa dimension précisément politique si on en limite la définition à ses versions académiques, ou si on ne tient pas compte des multiples échanges entre écrivains, essayistes et enseignants, sans lesquels elle n’aurait jamais été le phénomène qu’elle est devenue. Dans cette perspective, on relèvera qu’une des clés de son succès est sans doute à chercher dans le fait qu’elle a permis à ceux qui en furent les acteurs principaux de rompre non seulement avec la philologie ou l’histoire littéraire, carburants de la conservatrice Sorbonne, mais également avec une certaine posture ou position intellectuelle, et plus précisément avec la figure de Jean-Paul Sartre, prototype de l’écrivain « engagé » auquel les théoriciens, tous bords confondus, reprocheront souvent sa conception instrumentale du langage littéraire : passage de la « révolution rêvée » des années 1945-195620, avec intellectuels se mettant au service de la politique, à une révolution mise au service de l’« écriture », internalisée, que certains critiques (notamment marxistes) associeront à un temps de désenchantement politique. De manière plus générale, il faut relever que l’évaluation et l’interprétation du discours théorique sont inséparables d’une histoire des avant-gardes, et donc d’un imaginaire spécifique du « sens de l’histoire » et de la révolution.

 

Entre 1950 et 1990, la théorie littéraire, ou plus exactement ce que j’ai déjà commencé à décrire sous le nom de théorique-réflexif et que je continuerai la plupart du temps de désigner ainsi, a donc (au moins) quatre visages : un visage scientiste par lequel elle lie son destin à celui de la linguistique, un visage poststructuraliste, un visage interprétatif-herméneutique, et enfin un visage essayiste lorsqu’elle est faite par les écrivains eux-mêmes. Ainsi se présente le théorique-réflexif à son extension maximale : un ensemble aux frontières incertaines et mouvantes dont l’identité est encore plus problématique lorsqu’on essaie d’en fixer les coordonnées historiques : certains remonteront à l’Athenaeum des premiers romantiques allemands (les frères Schlegel, Novalis, Schelling) ; d’autres et dans un contexte plus exclusivement français à Mallarmé et surtout à Valéry ; d’autres encore aux formalistes russes ; d’autres enfin au New Criticism anglo-saxon, etc.

Comment appréhender un champ aussi vaste, et comment surtout éviter les généralisations hâtives, les simplifications, la remise à plat de différences de position que les acteurs de cette aventure ont jugées assez importantes pour se fâcher parfois définitivement les uns avec les autres ? Il va de soi que je n’en vise aucune description exhaustive, qu’elle soit historique ou synchronique. Je m’intéresserai ici à un certain nombre de cas et de discours qui me semblent emblématiques, qui permettent de décrire des tendances, des penchants, des positions malgré tout communes lorsqu’on les considère avec le recul qu’il est possible d’avoir aujourd’hui. Mon but n’est pas de suivre des auteurs particuliers, mais plutôt des réseaux conceptuels et des cheminements par lesquels les théoriciens les plus célèbres mais aussi parfois les moins connus sont régulièrement passés21. Il est possible d’imaginer aujourd’hui la théorie littéraire comme une carte de géographie (ou un hypertexte, soyons résolument modernes) constituée d’une série de notions qui renvoient toutes les unes aux autres, comme un ensemble de parcours en réseau. Certaines voies ont été plus empruntées que d’autres, sans doute parce qu’elles comportent des étapes inévitables ou plus rentables. Ce sont de telles cristallisations auxquelles je m’attacherai en priorité, en tentant en somme d’en mesurer l’opérativité. De même que la preuve du pudding, c’est qu’il se mange, de même je partirai du principe que si certaines notions constitutives du champ de la théorie littéraire sont devenues de véritables mots d’ordre, c’est parce qu’elles ont permis de réaliser des opérations intellectuelles précises, parce que leur mise en réseau leur a conféré une efficacité particulière. La référence à une dimension politique de la théorie littéraire doit donc aussi s’entendre dans ce sens : la mouvance théorique est conçue ici comme une stratégie, comme une politique spécifique de légitimation ou de positionnement.

Ce livre propose concrètement quatre parcours. Le premier (« Pouvoir absolu », chapitre 1) examine les paramètres nécessaires à l’affirmation de l’autonomie de la littérature. Notions clés dans cette perspective : celle de théorique elle-même ainsi que celle d’autoréflexivité, qui permettent de soustraire le discours littéraire à son instrumentalisation par l’idéologie (c’est le modèle du réalisme socialiste ou de l’engagement sartrien), mais aussi par d’autres sciences (sociologie, psychologie, etc.), et enfin par l’histoire littéraire, constitutive d’un projet éducatif ; enfin, celle de la mort de l’auteur, qui est une conséquence logique de l’affirmation de l’autonomie du discours littéraire.

Le deuxième parcours (« La théorie littéraire au service de la révolution », chapitre 2) décrit les services rendus par la notion de production pour relancer l’utopie avant-gardiste d’un communisme de l’écriture qui a régulièrement été inscrit au cahier des charges des avant-gardes du XXe siècle. On peut dire encore dans cette perspective que la théorie littéraire, du moins dans certaines de ses versions, fut fascinée par une sorte de pure valeur d’usage de l’écriture, constamment opposée à une valeur d’échange érigée au rang de symbole d’une culture bourgeoise et capitaliste qu’il s’agissait de détruire.

Le troisième chapitre (« Esthétique de la subversion ») analyse les notions ou les opérateurs par lesquels la théorie littéraire se constitue en un programme de subversion de la « culture bourgeoise » et plus précisément de ses structures socio-symboliques. Deux axes de réflexion se dessinent ici : d’une part le paramètre psychanalytique (transfert de notions telles que la perversion ou la « subversion du sujet » dans le champ de la littérature), d’autre part celui de la critique de la représentation, qui fait de la théorie littéraire un projet « anti-spectaculaire », voire iconoclaste, au même titre que la trinité Marx-Freud-Nietzsche dont la théorie littéraire (au sens large du terme) s’est réclamée.

Un quatrième chapitre (« Conclusion : considérations médiologiques ») effectue un retour sur la question de l’éventuel déclin de la culture littéraire et tente de situer celle-ci dans le contexte d’un changement de médiasphère, ou d’un passage de la « galaxie Gutenberg » à la galaxie numérique, dont le résultat est non pas la disparition du livre, mais la remise en cause de son autorité. Mon hypothèse est que la mouvance théorique a pris acte d’un tel changement, qu’elle a représenté, comme je l’ai déjà évoqué, une stratégie de résistance par rapport à lui, mais qu’elle a aussi constitué, de façon plus ambiguë, un geste d’anticipation de toute une série de procédures que le passage au numérique nous a appris à considérer comme allant de soi. Au fond, cette ambiguïté est peut-être une des choses les plus intéressantes dans l’aventure de la théorie littéraire, et une bonne raison d’y revenir aujourd’hui.

En guise de conclusion encore, ou justement pour ne pas conclure, ce livre comporte une cinquième – et longue – partie composée d’entretiens avec certains de ceux qui ont compté, et parfois comptent toujours, dans des contextes souvent très différents, parmi les principaux acteurs de l’aventure de la théorie littéraire. Place donc, pour finir, à des témoignages de première main, variés, divers, divergents, qui ont pourtant pour la plupart d’entre eux quelque chose d’essentiel en commun : leur remarquable et lucide fidélité aux positions prises et aux travaux engagés il y a parfois plus de quatre décennies. Leurs auteurs se sont exprimés sans avoir pris connaissance de mes hypothèses et de mes propositions, et je n’ai pas modifié celles-ci après avoir effectué les entretiens. Il leur arrive de les confirmer, mais aussi de les nuancer, et parfois de les réfuter. Chacun peut ainsi prolonger le débat comme il l’entend. Pour leurs propos, leur générosité et leur temps, j’exprime ma profonde gratitude à Jonathan Culler, Ottmar Ette, Gérard Genette, Jean-Joseph Goux, Werner Hamacher, Julia Kristeva, Sylvère Lotringer, J. Hillis Miller, Michel Pierssens, Jean Ricardou, Avital Ronell, Élisabeth Roudinesco, Philippe Sollers, Karlheinz Stierle et Tzvetan Todorov.

2.

Notamment avec son livre Critique de la critique, Paris, Seuil, 1984.

8.

Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991.

10.

Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 63.

11.

« Vérité et pouvoir », L’Arc, « La crise dans la tête », 70, 1977, p. 23. Le sentiment de « chant du cygne » est également celui de François Dosse, comme le suggère le titre du second volume de son incontournable Histoire du structuralisme, Paris, La Découverte, 1992 (vol. 1. Le Champ du signe, 1945-1966 ; vol. 2. Le Chant du cygne, 1967 à nos jours).

12.

On s’en fera la meilleure idée possible avec le célèbre roman A Small World (trad. fr. Un tout petit monde, Paris, Payot, 1992) de David Lodge. Le « small world », celui des théoriciens ou des sémioticiens, est un monde de voyageurs, de cosmopolites.

13.

Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, 1998.

14.

Participent également au GRSL Roland Barthes, Jean-Claude Coquet, Julia Kristeva, Christian Metz.

16.

Histoire du structuralisme, op. cit., vol. 2, p. 29.

18.

La réponse de Ricœur à Lévi-Strauss a paru dans Esprit, novembre 1963.