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Il avait rapporté deux bouteilles de J&B. J’avais attaqué la première au goulot. Je sais, ça fait un peu désordre, mais ce type paraissait capable d’encaisser n’importe quoi. Ou il n’était pas complètement terminé, ou il avait été fabriqué ailleurs.

— Récapitulons. Votre double a disparu. Et vous voulez que je le retrouve. C’est bien ça ?

— Vous êtes la seule à pouvoir le faire.

J’avalai une nouvelle rasade cul sec. Ce matin, le bon équilibre était particulièrement difficile à atteindre. Bon, ce type mettait la barre un peu haut, mais je finirais bien par y arriver.

— Vous vous rendez compte que vous me demandez quelque chose d’un peu farfelu ?

— Pas tant que ça.

— Ouais… J’ai peut-être pas tout pigé alors… En tout cas, moi, si mon double schizo s’était barré, je serais plutôt soulagée.

— Vous savez, dans les cas de dédoublement de la personnalité, il y a toujours une moitié qui est plus « originale » que l’autre. Pour simplifier, il y a un « propriétaire » et un « squatter ».

— Docteur Jekyll et Mr Hyde.

— Exactement.

— Et ça change quoi ?

— Eh bien… Dans le cas qui nous intéresse… c’est le propriétaire qui a disparu.

Alors là, c’était le bouquet. Ce type était tellement dingue que je me demandais si je ne ferais pas mieux de lui rendre ses dix mille dollars pour qu’il aille se faire soigner ailleurs.

— En définitive, vous me demandez tout simplement de partir à… votre recherche.

— C’est un peu ça.

— Et vous pensez que je vais m’y prendre comment ?

— Ça, c’est votre problème. Pas le mien. Sinon je ne vous paierais pas autant.

— Bon. Qu’est-ce qui me prouve que vous ne me menez pas en bateau ?

— Dix mille dollars la balade, ça ferait un peu cher, non ? Et il y en a dix mille autres qui vous attendent, une fois le boulot accompli.

— OK. OK. Alors, nom, prénom, âge et signes particuliers de la personne disparue.

— Alors là, voyez-vous, il se passe quelque chose de bizarre. Plus le temps passe, moins j’en sais à son sujet.

— Comme si le souvenir de son existence s’effaçait progressivement ? Ça signifie probablement que vous êtes en train de guérir…

L’homme n’eut pas l’air d’apprécier la réflexion.

— Excusez-moi, poursuivez.

— Je peux vous dire qu’il est de taille moyenne, plutôt mince, yeux bleus, cheveux blonds, mais je n’arrive plus à mettre un nom sur son visage. Pour l’âge, j’opterais pour la trentaine. Ah oui… je ne sais pas si ça a une importance mais il aime aussi bien faire l’amour avec les femmes qu’avec les hommes.

— C’est également votre cas ?

— Non. Je ne couche qu’avec des femmes.

— Le type que vous venez de me décrire ne vous ressemble pas du tout. Vous êtes grand et musclé, avec des cheveux bruns, des yeux verts et dix ans de plus que lui. Votre histoire ne tient pas la route une minute.

— Vous avez peut-être raison. Dans ce cas-là, trouvez ce qui cloche !

— Vous pouvez m’en dire plus sur… vous-même ?

— Non. Je ne sais rien d’autre.

— Et l’autre ? Celui qui me parle en ce moment. Le squatteur ?

— Vous me prenez pour un dingue, n’est-ce pas ?

— Disons que vous m’inquiétez un peu. Pourquoi vous êtes venu me voir, moi ?

— Qu’est-ce qu’il y a de marqué sur votre plaque ?

— Karen Novalski. Enquêtes en tous genres.

— Tenez, voilà une photo de… du… disparu, avec mon nom au dos.

Et il quitta mon bureau comme il était venu. L’air un peu guindé et plutôt vaporeux pour un flic. Il m’adressa un dernier salut.

— Macte animo, legatus Novalski.

Je jetai un rapide coup d’œil au dos de la photo.

— Merci pour le conseil, legatus Montaldi.

Il acquiesça en souriant et ajouta dans l’entrebâillement :

— Nec deus intersit, nisi dignus vindice nodus.

Puis il disparut.