Lorsque j’ai franchi la porte du salon de coiffure, le carillon a entonné In the Summertime et un alignement de matrones s’est tourné vers moi. Sous les casques aux teintes pastel, jaune, vert et mauve, les visages étaient boursouflés par la chaleur, maculés de rimmel fondu et de fond de teint crevassé. En attendant que les pièces montées capillaires soient cuites à point, on leur égalisait les ongles, arrachait les peaux mortes, pompait les îlots de graisse qui bouffissaient leur cou et leurs joues. Certaines ressemblaient à des oies ou des pintades, d’autres étaient plus dans l’esprit bouledogue ou lamantin. Elles étaient toutes ridicules et me regardaient d’un air effaré comme si mon irruption allait faire honte à l’établissement.
— Tu es tombée du lit ou c’est le lit qui est tombé sur toi ? lança Paul en ricanant.
Les clientes continuaient à faire leur soupe à la grimace.
Paul s’avança vers moi, les poings sur les hanches.
— Tu as de quoi rémunérer le dur labeur qui m’attend ?
Je lui sortis deux billets de cinquante dollars d’un geste houdinien.
— Ça, c’est pour le ravalement général. Et ça… (un troisième billet apparut comme par miracle dans mon autre main) c’est pour la bouteille de champ’.
Un sourire carnassier trancha le visage grêlé de Paul.
— Les affaires reprennent à ce que je vois, mon chou !
Oui, les affaires reprenaient. J’avais de quoi me refaire une beauté, acheter une caisse de whisky et une autre de pâtée pour chat et aller flamber de la menue monnaie à l’Overlook. Le problème c’est que j’avais un contrat à remplir et ne savais absolument pas comment m’y prendre. Ou bien je partais du principe que mon client était cramé jusqu’à la corde et il ne me restait plus qu’à faire semblant de bosser, ou bien il y avait réellement quelque chose à tirer de cette affaire et dix mille dollars à encaisser à l’arrivée. Je ne pouvais pas laisser passer une occasion pareille.
— Dis-moi, Paul, tu ne fréquenterais pas un bi d’une trentaine d’années, par hasard ?
— Je ne supporterais pas de me faire tromper par une femme, alors les bi c’est pas ma tasse de thé. Il est comment ton type ?
— Taille moyenne, mince, blond aux yeux bleus. Tiens…
Je lui tendis la photo.
— Si tu le trouves, je lui offre une coupe gratis. Et pour une fois je ferai peut-être une exception.
— Et Tony Montaldi, ça t’évoque quelque chose ?
— Absolument rien.
— La quarantaine, grand, brun, musclé, flic, probablement inspecteur. Enfin… maintenant que j’y pense, je n’en suis plus très sûre.
— De quoi ?
— Il s’est adressé à moi en latin. Alors je me suis dit qu’il devait être inspecteur, mais il paraît que de plus en plus de sans-grade veulent se démarquer du vulgum pecus en maniant la langue de Lucrèce.
— Et toi, tu fais partie de quoi maintenant ? Du « vulgum pecus » comme tu dis, ou de l’élite ?
— Arrête de fantasmer, Paul. Tu me prends pour qui ? Une ex-flic qui espionne la plèbe en douce ?
— Tu vois… Tu ne peux pas virer tes vieux réflexes. La plèbe ! Bon, enfin, inspecteur ou pas, ton bonhomme est inconnu au bataillon, n’est-ce pas, mesdames ?
Sous leurs casques chauffants, les matrones dodelinèrent du chef, un peu dans tous les sens, ne sachant trop si la bonne réponse était « Non, on ne le connaît pas » ou « Oui, il est inconnu au bataillon ». Elles ressemblaient à des figurines animales articulées – vaches, chèvres, moutons – accrochées au rétroviseur d’une voiture qui cahotait sur des nids-de-poule.
Puis les doigts de Paul se glissèrent sous ma chevelure pour la shampouiner et j’oubliai un instant cette histoire en m’abandonnant à un électrisant massage du cuir chevelu.