6

L’institut médico-légal dressait sa sombre façade aux protubérances gigériennes dans la partie hivernale de la ville. Une neige fraîche recouvrait les bas-reliefs représentant des sarabandes d’hommes et de femmes éventrés, d’écorchés et de squelettes, vision bouffonne d’un architecte qui n’avait pas dû téter que le sein de sa mère. Passer du printemps à l’hiver me déprimait toujours un peu. Je n’aimais pas le froid, le vent glacé, les nuages gris, la neige. Un air tiède au parfum d’hôpital nous accueillit dans le hall. Ron fit un petit signe au planton et m’entraîna vers l’ascenseur.

— On va direct à la salle d’autopsie. Markus a déjà commencé le boulot.

Je ne comprenais pas comment on pouvait passer toutes ses journées entouré de cadavres plus ou moins décomposés. Ça faisait partie de ces boulots dont la vocation me paraissait toujours suspecte, comme proctologue ou scénariste de sitcom. Mais si mon boulot ne m’obligeait pas trop à fréquenter ces derniers, il m’imposait régulièrement de petites virées entre les paillasses glacées de la morgue. « J’en ai vu d’autres », aurais-je donc pu dire devant le cadavre qu’exhibait Markus, en affichant un rictus de poulpe qui vient de se faire embrocher par un harpon. Mais ce ne fut pas le cas. Des brûlés qui n’avaient plus l’air de rien, j’en avais vu, c’est sûr. Mais totalement carbonisés avec tous les détails du corps impeccablement conservés, du bout du nez à la pointe des pieds, en passant par tout ce que vous imaginez, jamais.

— Ça alors !

Markus acquiesça.

— Étonnant, n’est-il pas ?

— Ça ne te rappelle rien ?

C’était Ron qui avait parlé et je mis un moment pour comprendre qu’il s’adressait à moi.

— Qu’est-ce que tu veux que ça me rappelle ? Je ne comprends même pas comment un truc pareil est possible.

— Moi non plus, avoua Markus, mais je pencherais pour un phénomène, encore inexpliqué, de combustion interne.

Ron me regardait bizarrement. Comme s’il attendait que je dise quelque chose de précis.

— Pourquoi tu me regardes comme ça ?

— C’est peut-être à toi de me le dire.

Je laissai échapper un sourire.

— Tu me fais marcher, c’est ça ? Tu comptes sur moi pour élucider une affaire étrange, et tu essayes de me stimuler pour que j’éprouve le besoin d’en savoir plus ?

Ron laissa échapper un sourire à son tour.

— Quelle imagination ! Non, je me disais que ce cadavre avait peut-être quelque chose à voir avec Tony Montaldi.

— Tony Montaldi ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Tu n’en as aucune idée ?

Mon premier réflexe fut de lui dire qu’il commençait sérieusement à me faire chier, lorsqu’une image se superposa au corps allongé sur la paillasse. Celle d’un autre corps, carbonisé de manière identique, glissé à l’intérieur d’une coque souple évoquant un matelas pneumatique aux bords relevés. L’image tremblota puis disparut. Je vacillai un instant. Les odeurs de formol et de chair blette agressèrent férocement mes muqueuses nasales, mes papilles gustatives crissèrent sous les assauts ammoniaqués de la putréfaction.

Je posai une main sur l’épaule de Ron, pour recouvrer mon équilibre mais aussi pour lui signifier que je ne le laisserais pas me mener en bateau.

— Tu cherches quoi, au juste ?

— Il serait plus exact de demander « où ».

Markus s’était discrètement éloigné.

— Dans mes souvenirs, par exemple ?

— Disons plutôt dans ta mémoire…

— Quelle différence ?

— Tu as oublié autre chose que de simples souvenirs !

— Mais pourquoi tu me tarabustes d’un coup comme ça ? C’est Montaldi, hein ? Montaldi intéresse les flics et ils t’ont envoyé pour me cuisiner. Si c’est le cas, tu es une véritable ordure…

— Calme-toi… Il n’y a aucun flic derrière tout ça, si ce n’est Montaldi lui-même…

— C’est-à-dire ?

— Eh bien, Tony Montaldi est un ex-flic. Il a même dirigé un temps la criminelle.

— D’où ses expressions latines… Pourquoi tu ne m’en as pas parlé plus tôt ?

— J’ai d’abord voulu vérifier.

— Et tu as fait ça quand ?

— Hier soir, juste avant de revenir chez toi.

— Et pourquoi tu ne m’en as pas parlé à ce moment-là ? Tu me prends vraiment pour une bille, Ron !

— Tu as eu comme un petit malaise, tout à l’heure… C’était quoi ?

J’eus brusquement envie de le gifler. Mais l’image de l’homme carbonisé allongé sur cet étrange matelas pneumatique se dessina à nouveau sous mon crâne et je partis en courant.