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Benjamin Sharkey vomissait sous un luminaire traçant.

— Votre rejet contient une forte concentration d’alcool éthylique et d’amphétamine sulfate. Vous devriez diminuer l’absorption de scotch-benzédrine…

— Ta gueule !

Benjamin avait éructé en postillonnant sur le luminaire un mélange d’encornets farcis et de beignets d’escargots. Le luminaire émit un grognement courroucé puis s’éloigna à la recherche d’un autre promeneur en quête de ses lumières.

Benjamin se demandait s’il n’allait pas mourir avant de retrouver la douce tiédeur de son antre bétonné. Il ne sortait plus qu’en de très rares occasions. S’était bunkérisé au fil des années et avait adopté malgré lui un fonctionnement proche du minéral. Sa peau avait curieusement viré au bleu. Un bleu pâle dû probablement à un effet de transparence qui laissait voir palpiter ses veines. Il avait perdu depuis longtemps la notion du temps. Vivait dans une sorte de bulle de présent dilaté où se mélangeaient les espaces. L’extrados narcotique était devenu pour lui aussi étrange que la surface de Mars ou de Saturne. Il dérivait les trois quarts du temps pour le compte de la Compagnie Autonome de Navigation InterStellaire. Le quart restant, il bouffait des scorpions confits et sirotait des Chupabombers en alimentant l’interface mythopoïétique de ses délires. Mais l’ingénieur Garine en personne, directeur du secteur recherche de la Canis, l’avait invité à déjeuner et il ne pouvait absolument pas refuser. Il s’en était sorti tant bien que mal en lui faisant croire qu’il s’agissait avant tout d’un problème d’argent, mais il avait senti que son avenir ne tenait plus qu’à un fil. Garine n’avait encore rien découvert mais il n’était pas dupe. Benjamin accomplissait ce boulot à reculons et Garine savait comme tout le monde qu’à force de reculer on finit par passer chez l’ennemi. Un larbin de la Compagnie, plus fiable que lui, devait certainement jouer le rôle de mouchard. Mais, à Casablanca, tous les chats sont gris et il n’était pas prêt de se faire repérer par un Observateur à la noix.

Un renvoi acide lui incendia l’œsophage. Il avait trop bouffé. Des escargots, des encornets et même des larves de scoliope ganymédiennes. L’océan souterrain du Nord était maintenant une zone d’élevage intense, mais on ne devait probablement pas les toucher à moins de cinq mille crédits la douzaine. Ce qui n’empêchait probablement pas les dirigeants de la Compagnie d’en tartiner les loches de leurs secrétaires avant de les sucer.

Il ne savait pas si c’était son boulot de merde qui lui donnait le plus envie de vomir ou les efforts que son estomac devait prodiguer pour faire fondre toutes les saloperies qu’il avait ingurgitées.

En tout cas, c’était décidé, il était prêt à crever plutôt que de continuer à faire l’indic pour les chiens de la Canis. Cette boutade le faisait toujours rire. Même s’il trouvait que la gent canine était éminemment plus respectable que les huiles de la Compagnie.

 

Benjamin louait un conteneur dans une zone de stockage du complexe industriel des Étoiles, au nord du port de Corail D, là où les gigantesques robots déchargeurs trempaient leurs pattes dans la lagune de Fioricelli.

La plupart des conteneurs avaient déjà voyagé entre les étoiles, les vraies, pas celles qui clignotaient sur l’entrelacs des tubulures et rivalisaient avec les flammes qui jaillissaient des cheminées à gaz ou les étincelles de glace qui crépitaient autour des cuves de refroidissement des moteurs à plasma. C’étaient pourtant celles-là que Benjamin préférait.

Les usines étaient belles, surtout la nuit, et Benjamin ne se lassait pas de les admirer. Des étoiles fixes, épinglées sur le métal et non pas libres comme celles, qui peuplaient l’infini de l’univers et qui lui donnaient la nausée. Benjamin n’aimait pas les grandes étendues désertiques, les immensités de l’espace ou les abysses de l’océan. Il n’aimait pas non plus les foules. Une ville n’exprimait sa véritable beauté que privée de sa grouillance humaine. Robert Neville, seul résistant au virus qui a décimé la population américaine fonçant au volant d’une décapotable rouge dans les rues désertes, ou Ralph Burton courant seul dans les rues de New York nettoyé de ses habitants par les retombées d’une explosion atomique, étaient pour lui des séquences filmiques d’une jouissance absolue.

Tous ces conteneurs, admirablement alignés tels des anneaux de myriapodes sur la surface synthétique, lisse et souple, du dépôt, avaient séjourné dans les cales d’astronefs aux noms ronflants… Le Sergent Lumière, le Miroir nuage, le Brise l’âme, l’Aube enclavée, le Boucherie cosmique, le Souriceau jaune, le Requin céleste, le Kynsos Marcusbi, l’Huître intrépide, et avaient exploré les tourbillons de matière et les tentacules de lumière des nébuleuses du Lagon, du Cygne, de la Tarentule, de l’Aigle, de la Tête de Cheval, du Crabe, de la Dorade, les amas de Persée, du Papillon, des Hyades, de la Boîte à Bijoux, les constellations du Serpent, du Renard, du Sagittaire, du Scorpion, du Paon, de l’Ecu de Sobieski… Une litanie dont Abraham, le dernier-né de la fratrie, se berçait, le regard rivé sur les petits points dorés qui granitaient le rectangle noir de la fenêtre de leur chambre. Il rêvait de piloter un cargo interstellaire, de traverser en silence le vide de l’espace.

Benjamin, lui, était mort de trouille. Son frère égrenait les noms magiques, les noms maudits, et le plancher de la chambre disparaissait. Puis c’était au tour du salon, un étage plus bas. Et de la Terre entière… Il n’y avait plus que l’espace, peuplé de trous noirs et de supernovæ. L’espace meurtrier qui pouvait tout aussi bien vous carboniser, vous broyer ou vous congeler. Et Benjamin s’enfouissait sous les couvertures pour éviter de tomber, à jamais…

Ces conteneurs ne voleraient plus. Ils avaient fait leur temps en transportant des milliers de tonnes de marchandises, minérales, végétales, animales ou synthétiques, vivantes ou mortes, cryogénisées, lyophilisées ou putréfiées pour les moins chanceux. Et maintenant, ils servaient d’entrepôts ou étaient loués à des «  regroupements » de familles qui n’avaient pas de quoi vivre dans une synthé-piaule des bas-fonds de Narcose et pour qui une verrue de façade n’était guère envisageable.

Benjamin pouvait s’offrir une villa à Blanc-Mainate ou à Soleil-Bleu, mais il y avait trop de boutiques, trop de rues, trop de véhicules, trop de chaos. Alors qu’ici tout était rangé, aligné, ordonné. Et puis le dépôt était gardé jour et nuit. La zone de stockage de Fioricelli était autant sécurisée, sinon plus, qu’une résidence cinq étoiles du quartier Rosemont.

 

Galinaccio venait de prendre son tour de garde. C’était un adepte de la dérive et Benjamin l’aimait bien, mais il n’était pas toujours enthousiasmé par ses parures organiques. Depuis quelques jours, il abritait une colonie de scortinaires, chimères de scorpion et de filaire, qui s’enkystaient sous la peau, où ils se déplaçaient très lentement en établissant des reliefs changeants.

Galinaccio lui envoya son salut habituel en se tapotant la tempe de l’index, puis il jeta un coup d’œil au registre et fronça brusquement les sourcils.

— Quelque chose ne va pas ? s’inquiéta Benjamin.

— Vous êtes inscrit à 18h30 en E.

— Et ça veut dire quoi ?

Galinaccio fit la moue en se grattant un kyste scortinaire qui purulait un peu à l’angle de la mâchoire.

— Vous êtes entré à 18h30 et vous n’êtes pas ressorti.

Benjamin soupira. Une légère angoisse contracta ses deltoïdes.

— C’est ridicule, puisque je suis là. Vous m’avez bien vu arriver, non ?

­— Oui. Et c’est bien ce qui m’inquiète. Joshua ne se trompe jamais. Il est très méticuleux, pour ne pas dire maniaque, lança Galinaccio en se grattant une ultime fois.

La queue du scortinaire perça la peau et lâcha un nuage de larves dans l’air ambiant.

— Z’avez pas de chien ? (Il fait un signe en direction du nuage doré.) Parce que les petits aiment bien les poils, si vous voyez ce que je veux dire…

Benjamin le voyait très bien et ses deltoïdes étaient maintenant deux enclumes en fonte.

— On fait quoi pour cette histoire de registre ?

— Joshua est méticuleux, mais il force parfois un peu sur le scotch-benzédrine. Jamais pendant le service, rassurez-vous, mais il a peut-être eu un peu de mal à éliminer le surplus de la veille, si vous voyez ce que je veux dire…

Benjamin acquiesça.

— Alors je vous demanderai juste de signer là, histoire d’être couvert, et l’affaire est réglée.

— D’être couvert par rapport à quoi ?

— Je ne sais pas. Et finalement, je préfère ne pas le savoir.