David avait intégré la brigade des corps à vingt-quatre ans. Il faisait équipe avec le lieutenant Katleen Slobovtna depuis maintenant deux ans. Ils n’avaient jamais eu de rapports sexuels et ce premier baiser risquait fort de le dissuader d’aller plus loin.
— Trouvez-moi une pompe, bordel ! gueulait le capitaine Mordecaï.
Allongé sur la plage du Lemno’s Club, David était en train de s’étouffer. Le scotch-benzédrine, même régurgité, ça pouvait passer. Mais le cornet d’encornets et la douzaine de supions farcis qu’avait dévorés Katleen, même prédigérés, ça obstruait salement le carrefour trachéo-œsophagien.
Dans la salle de contrôle, Ernie Klotsky, le patron du Lemno’s Club, observait l’animation de son établissement sur une douzaine d’écrans mouchoirs. Il arracha celui qui affichait l’image de la plage, de David Mills qui s’étouffait, du lieutenant Slobovtna à moitié évanouie sur la grève et du capitaine Mordecaï qui hurlait comme un veau et se dit que tout ça le faisait profondément chier. Il roula l’écran en boule et le jeta violemment vers une poubelle traçante qui fit deux embardées avant de le réceptionner in extremis, genre ballon de basket qui tourne un bon moment autour du pot avant de tomber par miracle du bon côté.
— C’est quoi, cette merde ? Il est capable de claquer sur la plage, ce con… Et la gonzesse ? On la laisse dans la flotte alors qu’elle est total bukowski ! Urgence niveau 24 ! Étouffement alimentaire et noyade ! hurla-t-il en slapant son intraphone laryngé. Et n’oubliez pas les carpules de dégrisement ! Font chier, ces flics. On les lâche cinq minutes et c’est la défonce assurée ! grommela-t-il en se laissant tomber sur un plastiboudin.
Les soirées corporatistes, c’était toujours la merde. Et pourquoi ça ? Pas besoin de faire appel à un psy pour obtenir la réponse. Les ennuis de boulot accumulés pendant l’année, les histoires de fesses pas trop nettes, étaient sur le tapis au bout de quelques verres… Pour tenir le choc, il fallait alors franchir un cran et passer du cocktail d’étoiles au Ramon-Ramirez, puis au scotch-benzédrine et enfin aux Chupabombers, histoire de se carboniser définitif.
L’écran géotropique s’était extirpé de la poubelle traçante et avait rampé jusqu’au mur.
Ernie Klotsky ferma les yeux en essayant de se calmer…
Le Lemno’s Club, comme les trois quarts des établissements de la ville, était sous la « protection » d’Esméralda, la reine de Narcose. Et Esméralda entretenait des « relations de bon voisinage » avec les autorités policières. Il lui était donc difficile de ne pas faire preuve de largesses lorsque les flics du coin décidaient d’organiser une petite sauterie.
*
Deux droïdes du service de sécurité débarquèrent sur la plage. Un blond bouclé aux yeux bleus et un brun frisé aux yeux verts. Vu leur allure de bellâtre, ils devaient probablement cumuler les emplois.
— Putain, c’est pas trop tôt ! hurla Mordecaï.
— Écartez-vous, monsieur…
— Capitaine.
— Pardon ?
— C’est mon grade. Capitaine.
Le blondinet ne prit même pas la peine de répondre. David était congestionné. Peau rouge luisante, lèvres marron virant vers le blanc, yeux exorbités. Une partie du bol alimentaire de Katleen devait maintenant folâtrer du côté des bronches. Mauvais, ça… Très mauvais…
Le frisé s’agenouilla sur le sable et écarta les mâchoires de David. Son collègue ouvrit un bocal, en sortit deux aspirators et les lâcha dans la gorge du lieutenant. Ils allaient récurer toute la tuyauterie en quelques secondes.
Ces vers biotiques conçus à partir de sangsues transgéniques étaient capables de s’étirer jusqu’au triple de leur taille pour s’introduire dans des tuyaux corporels de quelques millimètres de diamètre tout en propulsant quelques extensions dans des canalisations plus fines, d’ingérer et de dissoudre rapidement de très gros objets bien mieux que ne le ferait un python, de crever un abcès et se régaler en prime avec le pus. Bref, un outil indispensable dans la panoplie du joyeux petit fêtard, surtout pour les soirées SM un peu dures…
*
David s’était traîné jusqu’à la grève. L’eau lui léchait maintenant le visage. Ses yeux vitreux plongeaient dans ceux – tout aussi vitreux – de Katleen.
— Tu sais, dans ce que tu me racontais tout à l’heure…
Katleen acquiesça en buvant la tasse au passage.
— Eh bien, il y a à boire et à manger !
Et il éclata de rire.
Katleen réussit péniblement à s’asseoir.
— Pfff… la honte…
— Allez… J’avoue que l’expérience n’était pas terrible, mais ça aurait pu être pire si j’étais allergique aux fruits de mer…
Katleen éclata de rire à son tour.
Avant de plier leur matériel, les droïdes demandèrent au capitaine Mordecaï si lui et ses lieutenants ne voulaient pas bénéficier d’une petite séance de dégrisement, histoire de redémarrer à zéro.
Mordecaï afficha un sourire condescendant.
— Le lieutenant Slobovtna a fait le ménage. Quant au lieutenant Mills, il n’a même plus une goutte d’orangeade à pisser.
— Et vous, capitaine ?
— Moi ? Après quinze Chupabombers je suis encore capable de vous laminer aux échecs.
— Si vous le dites, capitaine.
Les deux droïdes se dirigèrent vers la grève.
— Lieutenant Mills, maintenant que tout est rentré dans l’ordre, nous allons récupérer nos… petites bestioles.
David prit la couleur du sable.
— Mais… Je croyais que…
— On leur accorde toujours un petit moment de détente. Elles adorent faire trempette dans l’estomac.
— Elles vous ont sauvé la vie, lieutenant, vous leur deviez bien ça, non ? ajouta le frisé d’un air de reproche.
David eut soudain envie de vomir. Il mit instinctivement la main devant sa bouche, mais il n’avait plus rien à régurgiter.
Les droïdes éclatèrent de rire.
— C’était une blague, lieutenant, dit le blondinet.
L’autre tendait devant lui le bocal avec les aspirators. Ils avaient doublé de volume. Le blondinet les regarda en fronçant les sourcils.
— Ce soir, un bol de bouillon et au lit !
Les droïdes reprirent brusquement leur sérieux.
— Lieutenant Mills, lieutenant Slobovtna… bonne fin de soirée ! lancèrent-ils de conserve.
Puis ils s’éloignèrent en pouffant.
— Ils sont un peu plus marrants que nos roboflics !
— Et beaucoup plus mignons aussi… Mais sur la durée, ils risquent d’être un peu chiants…
— Alors c’est décidé, tu nous quittes ? lança Mills à brûle-pourpoint.
— Non, mais je rêve ! C’est officiel, David. C’est signé, c’est plié, c’est pesé. On n’en parle plus, je quitte définitivement la brigade des corps à la fin de la semaine.
— Tu t’es quand même méchamment soûlé la gueule…
— Et alors ?
— Alors, cette retraite anticipée te pose problème.
— Je suis dans l’équipe depuis quinze ans et je n’en ai pas connu d’autre avant. Tu peux donc comprendre que ça me fait quand même un petit quelque chose… Mais le système est pourri. À chaque fois qu’on dit « oui, mon capitaine », on embrasse le cul d’Esméralda, ou pire celui d’un Gros-Bœuf de seconde zone…
— Moi ça me dérange pas trop d’embrasser le cul d’Esméralda.
— Même si elle te chie sur la gueule ?
— Là, ça se discute… Tu vas faire équipe avec Botkine dans le privé, c’est ça ?
— Qui t’en a parlé ?
— Helen.
— Ah… Et comment l’a-t-elle su, cette salope ?
David se racla la gorge.
— Je croyais que votre querelle c’était de l’histoire ancienne.
— Il me semblait que son attrait pour Harry c’était aussi de l’histoire ancienne.
— Ils ont pu se croiser par hasard et…
— Le hasard fait si bien les choses !
— Bon, j’ai merdé, je me suis aventuré sur un terrain que je croyais déminé. Alors on efface tout et on va se coucher…
— Ensemble ?
Katleen aurait voulu rire, mais son crâne était une contrebasse et le jazzman qui en jouait s’éclatait comme une bête.
Le capitaine Mordecaï se préparait à aller « inspecter » le reste de ses troupes lorsque sa pastille auriculaire vibra. Il écouta l’appel, l’air renfrogné.
Les droïdes étaient sur le point de disparaître à l’autre bout de la plage lorsqu’il les interpella.
— Un problème, capitaine ?
— Je reviens sur ma décision. Tournée générale de dégrisement. Qu’il ne reste plus une goutte d’alcool dans mes veines et celles de mes lieutenants ! Compris ?
Sourire des droïdes.
— Sir, yes, sir !
*
Un hélicar Fireship 54 les attendait devant le Lemno’s Club avec à son bord un ingénieur de la police scientifique latexé de la tête aux pieds, au crâne incrusté d’ailes de coléoptère qui cliquetaient d’étoiles sous les néons de l’hélicar. Ses yeux bleu métal se plantèrent dans ceux gris acier de Katleen.
— Ravie de te voir, Katleen.
— Nous sommes en mission, Helen. Alors, « lieutenant Slobovtna » serait plus approprié en guise de salut.
— Puisque tu tiens à respecter les convenances, « ingénieur Mortensen » me paraît également plus approprié…, répondit Helen du tac au tac.
Mordecaï ajusta son hémicrâne en résine. Son cerveau palpitait étrangement, comme si la brusque privation d’alcool l’avait mis de mauvaise humeur.
— Enquête de niveau trois. Pas d’empreintes, pas de dents, pas de peau et probablement pas d’organes.
— Waouh ! Il – ou elle – a essayé de sucer un alligator ou quoi ?
— Gardez vos plaisanteries pour plus tard, lieutenant Mills. Ces dames sont sûrement friandes de vos grivoiseries. Pas moi.
Le Fireship 54 s’élevait en zonzonnant tel un vibromasseur géant.
— J’attends un premier rapport dans une heure ! hurla le capitaine avant d’être gommé du paysage par l’accélération de l’hélicar.