King était revenu avec Sandro Galinaccio. Ce dernier avait du mal à fixer le corps carbonisé qui gisait sur les plastiboudins, et Katleen, de son côté, ne parvenait pas à regarder le gardien sans avoir la nausée. Les droïdes du Lemno’s Club lui avaient fait une remise à niveau intégrale, mais l’image d’encornets flottant dans son estomac se superposait à la tête farcie de scortinaires de Galinaccio.
— Bon, alors, vous êtes rentré parce que la porte était grande ouverte, c’est bien ça ? demanda David.
Galinaccio secoua la tête. Une poignée de scortinaires s’agrippaient avec difficulté au rebondi d’une joue et Katleen recula.
— Pas vraiment… Je suis de garde à l’entrée du parking depuis huit heures du soir.
— C’est un autre gardien qui a trouvé le corps. Mais monsieur Galinaccio connaît bien Benjamin Sharkey, alors j’ai pensé qu’il pourrait nous être utile, précisa le lieutenant King.
— Je le connaissais bien…, rectifia Galinaccio.
— Pour l’instant rien ne prouve que ce corps est celui de Sharkey, précisa David.
— Il a une drôle d’allure, mais je le reconnais. C’est Benjamin Sharkey.
— Admettons, soupira Katleen. C’est Benjamin Sharkey. Il est carbonisé et le dériveur posé sur son crâne est comme neuf. Alors auriez-vous une idée de ce qui a pu le mettre dans cet état ?
Galinaccio réfléchit un instant en caressant la tête d’un scortinaire qui venait d’apparaître à l’angle d’une narine.
— Bon, n’insistez pas…, lança David qui n’avait pas trop envie d’inhaler ces saloperies.
— Moi… j’ai ma petite idée, dit Helen en dézippant le haut de sa combilatex. Les lobes pâles de ses seins glissèrent un brin, dévoilant l’amorce de ses aréoles lie-de-vin. Galinaccio se gratta de plus belle. David soupira.
— Le dériveur est synthétique, tout comme les plastiboudins…
— Et alors ? demanda David.
— Helen pense probablement que Sharkey a été brûlé par des micro-ondes, intervint Katleen.
— Exactement. Produites à l’intérieur même du corps.
— À l’intérieur même du corps…, répéta David d’un air songeur.
— Une source extérieure n’aurait pas produit un résultat aussi uniforme et laissé indemne l’animal-plante.
— Et comment aurait-on pu produire ces micro-ondes ?
Helen hocha la tête.
— C’est tout simplement impossible.
— Au moins, c’est clair, conclut ironiquement Katleen. Monsieur Galinaccio, Benjamin Sharkey avait-il un comportement inhabituel ces derniers temps ?
Galinaccio parut soudain mal à l’aise, ce qui éveilla l’intérêt de David.
— Eh bien…
— On vous écoute.
Le gardien pesait le pour et le contre mais savait très bien que dans une affaire pareille, le moindre indice allait être décortiqué et qu’il valait mieux ne pas jouer au plus malin.
— Eh bien…
— Ça, vous l’avez déjà dit.
— Il s’est passé quelque chose… d’étrange. Benjamin Sharkey a été enregistré deux fois à l’accueil.
— Comment ça, deux fois ?
— Une fois à 19h47, par Joshua, juste avant que je ne prenne la relève. Puis à 23h30. Mais ce doit être tout simplement une erreur. Benjamin Sharkey a été informé de l’anomalie mais a quand même signé le registre. Vous pouvez vérifier.
Katleen regardait le registre d’un œil bizarre.
— Vous faites ça à l’ancienne !
— Le chef de la sécurité pense que c’est plus fiable qu’un fichier informatique.
— Ouais… Bon. Revenons à nos grifodons. Alors, si vous et votre collègue êtes dignes de foi, Sharkey serait rentré deux fois sans ressortir entre les deux. C’est un disciple d’Houdini ?
— M’étonnerait. Il ne faisait pas le moindre exercice et était aussi agile qu’une larve de dynaste.
— Il y a bien moyen de sortir d’ici sans passer par l’accueil ?
— Impossible. À moins d’être un roi de l’évasion. Et puis pourquoi aurait-il pris le risque de se casser le cou ou de se faire tirer dessus par un garde ? Juste pour nous faire une blague ?
— C’est nous qui posons les questions, OK ?
Le lieutenant King commençait à fatiguer. Il n’avait rien du flic muldérien et aimait bien les enquêtes simples, où un type se faisait larder de coups de couteau par une call-girl en porte-jarretelles et talons aiguilles ou sulfater le bide par un mafieux en costard amidonné. Il aimait l’ambiance du commissariat, ses collègues, parfois même un peu trop, picoler, se servir de temps en temps de son arme. Ce n’était pas un rêveur. Le paranormal le faisait chier. Les histoires de princes et de princesses le faisaient déjà suer alors qu’il tétait encore le sein. C’était un flic. Un vrai. Qui aurait pu donner la réplique à Humphrey Bogart ou à James Cagney. Un type aisé qui habitait dans un conteneur et finissait carbonisé comme une saucisse oubliée sur la braise, c’était pas sa tasse de thé !
— Il y a autre chose…, dit Galinaccio en explorant du regard l’intérieur du conteneur d’habitation.
— Oui… On vous écoute toujours.
— La combinaison a disparu.
— Quelle combinaison ?
— La combinaison spatiale. Une vraie de vraie. Portée par Abraham Flighenstein lors de son premier vol hors du système solaire. Blanche avec des bandes noires sur les côtés, les étoiles bleues de la confédération des 3N sur la poitrine et un casque à visière miroir. Superbe !
— Elle était où, cette combinaison ?
— Là. Entre l’holobrigida…
Galinaccio éclata de rire.
— Je trouve le gag excellent. Pas vous ?
King regarda d’un air circonspect la réplique holographique d’une brune vêtue d’un jean moulant et d’un pull rose, soyeux, qui épousait l’arc élancé de sa poitrine, sans comprendre.
En l’absence de réaction, Galinaccio poursuivit.
— Alors, comme je le disais, la combinaison spatiale se trouvait entre l’holobrigida (il mit la main devant sa bouche pour éviter de rire à nouveau) et le bar mobile. Il y avait toujours un néon allumé au-dessus de la combinaison. Sharkey en était fier.
— Comment a-t-il récupéré un objet pareil ?
— Un cadeau… d’un ami qui avait participé à la préparation de ce vol mythique. Enfin, c’est ce qu’il disait.
— Ouais… Si vous dites vrai, ce truc doit valoir un sacré paquet de fric. Alors, il a peut-être tout simplement décidé de le vendre.
— M’étonnerait. Il y tenait trop.
— Je ne sais pas si quelqu’un est venu voler cette combinaison, mais le scan indique qu’il y a eu un passage récent entre la porte et l’holobrigida.
Galinaccio éclata de rire.
— Bon… Ça va… On a compris la blague ! s’exclama Katleen excédée.
— Excusez-moi.
— Je crois qu’on a retrouvé votre combinaison ! s’écria brusquement David.
Katleen crut halluciner. Deux hommes de la sécurité, un petit trapu affublé d’une tête de rat et un filiforme surmonté d’une tête de veau, encadraient un cosmonaute en combinaison intégrale, le forçant à avancer.
— On a arrêté un dingue ! hurla Tête de veau à l’adresse de Galinaccio. Il se baladait entre les conteneurs dans cette tenue. Faudrait appeler le chef pour voir ce qu’on doit en faire.
— Inutile, dit calmement King en posant une main d’un geste paternel sur le bras de Galinaccio. On s’en occupe.
Il sortit aussitôt son flingue et le brandit vers l’astronaute.
— Enlevez votre casque !
Les gardiens s’écartèrent immédiatement, peu enclins à recevoir une balle perdue.
Katleen et David, avec un peu moins de théâtralité, avaient eux aussi sorti leurs armes. Ils étaient peut-être en présence du tueur. Et Dieu sait à quoi pouvait ressembler un être capable de réduire un homme en cendres…
— Vous m’avez entendu ? répéta King.
— Oui, répondit le cosmonaute d’une voix de gobelin.
— Alors, enlevez votre casque. C’est un ordre !
— Je ne peux pas !
— Vous ne pouvez pas ! Et pourquoi ça ?
— Parce que je ne suis pas sûr que l’air soit respirable.
King éclata de rire.
— Vous nous prenez pour des demeurés, c’est ça ? Et nous, on respire quoi ?
— Je ne sais pas. Je ne sais même pas si vous existez. Vous ne devriez pas exister. J’ai peut-être le mal de l’espace et je suis en train de délirer… Ou bien vous êtes un des démons du Boomerang qui triture mes pensées… Oui, ça doit être ça… Ah ! Ah ! Vous croyiez que j’allais tomber dans le panneau, hein ?
La voix du cosmonaute grimpait dangereusement vers les aigus.
— Calmez-vous… On ne vous veut aucun mal, lança Katleen d’une voix qui se voulait la plus apaisante possible. Pouvez-vous nous dire votre nom ?
Le cosmonaute parut réfléchir. Une respiration hachée et sifflante sortait des haut-parleurs du casque.
— Je pense que cela ne prête pas à conséquence. De toute façon, ce n’est un secret pour personne. Mais si vous étiez vraiment humains, vous devriez déjà le connaître…
— S’il vous plaît.
— Abraham…
Il ne put aller plus loin. Un véhicule blindé s’arrêta à quelques mètres du conteneur d’habitation en dérapage contrôlé et deux hommes en jaillirent en brandissant des bordens physiotraceurs. Modèles 567VK. Capables d’exploser un éléphant rose en plein vol.
— Lâchez vos armes ! C’est un ordre !
Katleen tourna la tête tout en continuant à braquer son arme sur le cosmonaute.
King pointa aussitôt la sienne sur les nouveaux arrivants.
— Ordre de qui ? De ma tante ?
— Sécurité du territoire.
Le plus grand – il mesurait au moins deux mètres et avait des oreilles de loup – tendit deux cartes.
— Agent McKenzy et agent Friedman.
David y jeta un rapide coup d’œil puis hocha affirmativement la tête.
— Qu’est-ce que vous foutez là ?
— Secret défense. Notre bipeur indique que le type qu’on cherche est dans cette combinaison spatiale et on veut juste le récupérer.
— Et nous, on fait quoi ?
— Vous baissez vos armes et vous fermez votre gueule.
— Non, mais y se croit où, ce con ? C’est pas parce que vous êtes de la BST que vous avez le droit d’être grossier !
— J’ai tous les droits.
— Y compris celui de te prendre un pruneau, dit King en serrant les dents et en faisant jouer son doigt sur la gâchette.
David essuya d’un revers de main la sueur qui dégoulinait sur son front.
— Bon, on se calme… L’agent McKenzy va essayer de faire preuve d’un minimum de civilité. Et nous allons gentiment baisser nos armes, OK ? Après tout, on fait partie de la même famille, hein ?
Katleen pouffa.
— Non mais qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre comme conneries !
— Conneries ou pas, le western est fini.
McKenzy ferma les yeux.
— OK, je m’excuse. Je me suis un poil énervé, mais le colis qu’on doit récupérer c’est du lourd. Du très lourd. Alors laissez-nous faire notre boulot. Et tout ira bien.
Katleen baissa son arme. Suivie de peu par King.
— Au cas où vous ne le sauriez pas, on a retrouvé un type totalement carbonisé dans ce conteneur et votre « type » est certainement impliqué dans l’histoire.
Friedman – il ne devait pas faire plus d’un mètre cinquante et avait une crête de coq – prit pour la première fois la parole, et Katleen comprit aussitôt que c’était lui le chef.
— Alors tous vos rapports doivent aboutir dans nos bureaux. Aucune conclusion ne doit être délivrée à la presse ou à un quelconque média public ou privé.
— Et si…, commença King en grimaçant.
— … vous contrevenez à l’une de ces directives, votre avenir dans la police est sérieusement compromis.
Le nain fit un signe au géant. Ils s’avancèrent prudemment vers le cosmonaute et le forcèrent à monter dans le véhicule blindé, qui repartit, comme il était arrivé, sur les chapeaux de roues.