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Le lieutenant King était parti avec les gardiens pour faire une petite mise au point, voir s’il pouvait glaner quelques infos intéressantes et surtout s’assurer de leur silence.

— Non, mais tu as vu ces connards ! J’avais vraiment envie de lui en coller une dans la tronche ! s’indigna brusquement Katleen.

— Et après ?

— Après quoi ?

— Tu en aurais pris pour combien d’années à péter des cailloux dans la Ceinture ?

— Tu n’étais pas aussi impulsive, avant. Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Toi, ne la ramène pas avec ton air de sainte-nitouche.

— Helen a raison, Katleen. Depuis qu’Harry est parti pour la Lune tu es un peu nerveuse.

— Bon, on fait quoi, là ?

— On ne leur a rien dit pour Sharkey.

— Ils n’avaient qu’à aller voir eux-mêmes !

— Tu quittes le boulot dans une semaine, alors tu te fous d’être virée, mais pour nous, c’est légèrement différent, précisa David.

— Ne vous énervez pas pour rien, lança calmement Helen. De toute façon, pour l’instant on ne sait pas grand-chose. On aurait pu leur dire quoi ?

— Que le cadavre avait encore un dériveur synaptique actif vissé sur le crâne, par exemple.

— Ouais… Eh bien ça, on vient juste de le découvrir, pas vrai, Katleen ?

— Exactement.

— Je préférerais que vous soyez d’accord plus souvent et pas uniquement pour contourner les ordres.

— En attendant, allons examiner plus en détail notre victime avant qu’on nous la subtilise définitivement.

 

Helen braqua à nouveau le faisceau de son holoscan sur le crâne du cadavre. La tache claire était toujours présente mais avait légèrement réduit de volume.

— Je ne sais pas si on va pouvoir faire grand-chose ici. On ferait peut-être mieux de faire embarquer tout de suite le corps pour pouvoir l’étudier tranquillement au labo, proposa Katleen.

— Si on le transporte, c’est foutu. La liaison synaptique va se désactiver. De toute façon, l’activité neuronale est en train de flancher.

— Qu’est-ce qu’on peut faire alors ?

— Je ne sais pas… Essayer d’entrer en contact avec lui.

— Avec trois neurones, tu crois obtenir quoi comme réponse ?

Helen tapota le clavier.

 

L’écran mouchoir punaisé au mur s’alluma alors brusquement. Une lumière bleutée éclaira la pièce. Puis une image se dessina. Floue, aux couleurs délavées. Difficile à décrypter. Un vieil hôpital, peut-être. Il y avait un homme aussi. En complet brouillé. Son visage envahit soudain l’écran. Il n’y avait pas de son, mais il hurlait, en proie à la panique.

Katleen se rua vers le plateau mobile et tripota la console de commande du dériveur.

— Merde… Il doit bien y avoir un moyen de foutre le son !

La voix jaillit d’un coup.

 

Tony Montaldi… À Casablanca… blessé ou drogué… Peut-être mort… Méfiez-vous de la Compagnie… Aidez-moi !

 

L’image floue et bleutée, la voix lointaine et réverbérée, le cadavre caramélisé… La scène qui se déroulait dans un conteneur de la zone de stockage du port de Corail D ressemblait de plus en plus à un mauvais trip à l’acide.

— Bordel ! C’est quoi c’truc là ? couina David.

— Je ne sais pas, mais c’est hyper flippant, chevrota Helen.

Katleen était figée sur l’image.

— Là…

— Quoi, là ?

— On dirait le visage d’une femme.

David et Helen se concentrèrent sur l’image bleutée aux contours crachotants. Puis se tournèrent ensemble, légèrement livides, vers Katleen.

Impossible de ne pas y voir une extraordinaire ressemblance.

Il y eut alors comme un emballement du temps.

L’écran s’éteignit.

— Merde ! s’exclama Helen.

Deux coups sourds ébranlèrent les parois du caisson.

— Putain, c’est quoi ce bordel ? jura David.

Helen braqua son scan sur le « visage » de Sharkey. David fonça vers la porte du caisson. Katleen n’avait pas bougé d’un poil. Une simple ressemblance, se disait-elle. Inutile de paniquer. Les sosies, ça court les rues. Mais pas les neurones d’un ingénieur carbonisé, couina une petite voix qu’elle s’empressa d’étrangler.

— Sharkey est mort, disait Helen. Jusqu’à sa dernière cellule.

— Ils sont venus embarquer le caisson ! hurlait David. Ces faces de pet n’ont pas traîné !

— Il nous faut une copie ! scanda Katleen d’une voix chevrotante.

— Quoi ?

— Une copie, bordel. De ce qu’on vient de voir.

Helen secoua la tête.

— Impossible. Transmission RéZo directe. Aucun élément n’a transité par une unité de stockage. On ne peut rien récupérer.

— Nous, non. Et les connards de la BST non plus. Mais un supionar pourra peut-être nous tirer d’affaire, murmura David.

Ils jaillirent du caisson, prêts à en découdre avec les enviandés de la BST, lorsqu’ils tombèrent sur le capitaine Mordecaï qui s’approchait d’eux d’un pas chaloupé à la Clint Eastwood.

— La BST prend officiellement l’affaire en mains. Elle réquisitionne le caisson d’habitation et… son locataire.

— Sans vouloir vous offenser, on s’en était doutés, commissaire.

— Oui mais Crazy Horse fait équipe avec le général Borges, chef du programme spatial de la confédération des 3N, ce qui signifie que cette affaire est vraiment exceptionnelle. Une fois examiné par les spécialistes de la BST, le cadavre de la victime nous sera restitué. Nos rapports iront droit dans le bureau de Crazy Horse. C’est lui qui nous indiquera la marche à suivre.

— Et si on n’est pas d’accord sur cette procédure ?

— L’enquête nous est immédiatement retirée.

— Putain, mais c’est quoi cette merde ?

— Je ne me pose même pas la question et vous conseille de faire de même. En attendant, la criminelle a été éjectée. Seul Charly Minkowski pourra vous seconder, si nécessaire, pour l’autopsie de Sharkey. Tout assistant humain ou droïde est proscrit. Vous ne pouvez utiliser que des roboflics. Vous avez des questions ?

— Oui, une.

Katleen mâchonnait sa lèvre inférieure.

— Si on ne respecte pas vos ordres mais que vous n’êtes au courant de rien ?

Mordecaï esquissa un sourire.

— C’est alors VOTRE problème, pas le mien… En attendant, vous allez quadriller le secteur au cas où la crime n’aurait pas fait correctement son boulot. Enregistrez les dépositions de tous ceux qui ont vu Benjamin Sharkey depuis son arrivée au parc à conteneur et de tous ceux qui auraient constaté quoi que ce soit d’inhabituel.

— Et le dingue déguisé en astronaute…

— On l’oublie.

David s’esclaffa.

— Ce type était sur les lieux du crime ! Et vu son accoutrement, il n’était pas là par hasard.

— Tu rigoles, ironisa Katleen. Il n’avait plus de sel, alors il a été en demander à son voisin.

— Bon, on se calme. Premièrement, on ne sait toujours pas s’il s’agit d’un crime.

— Oui, bien sûr, ce type s’est juste brûlé au huitième degré en allumant sa clope.

Mordecaï ne releva pas cette nouvelle pique. Il n’était pas commissaire pour rien. Ses lieutenants avaient besoin de laisser partir la pression et mieux valait que ce soit en plaisanteries douteuses qu’en gestes inconsidérés.

— L’astronaute est un dingue échappé d’un asile et sa présence ici n’a rien à voir avec la… mort de Benjamin Sharkey. C’est la version officielle. Et elle l’est autant pour nous que pour l’agent de service Galinaccio ou n’importe quel témoin. C’est compris ?

— Okay, l’enquête ne nous est pas retirée, mais nous n’avons plus de suspect, plus de victime et, cerise sur le gâteau, plus de lieu du crime !

— C’est parfaitement exact, lieutenant Mills, mais nous avons encore tout notre talent. C’est probablement pour ça qu’ils ne nous ont pas tout de suite virés. Alors ne les décevons pas…

 

Et le capitaine Mordecaï prit congé, de la démarche chaloupée de celui qui peut encaisser un tremblement de terre sans perdre son sang-froid ni ses lunettes.