Je pénétrai dans le hall de l’Overlook, plongé comme d’habitude dans une pénombre cloquée d’ampoules murales qui dispensaient une lumière orange ou verte de faible intensité. Je me demandais ce qui me poussait à aller de l’avant. Mon cerveau avait déjà été initialisé au moins une fois, je ne désirais rien de plus au monde que ma dose quotidienne de Jack, mon boulot avait pour seul intérêt de faire rentrer le fric nécessaire pour acheter ma came et des boîtes de pâtée pour chat. Je ne savais même plus si j’étais grosse ou maigre, présentable ou baisable. Ron avait l’air d’avoir apprécié. Mais m’avait-il baisée en chair et en os ou uniquement dans son souvenir ? Ou, pire encore, pour m’extorquer je ne sais quelle information sur Tony Montaldi ? Je broyais du noir. Un peu trop peut-être… La dépression m’avait saisie dans ses grosses pinces de crabe et ne me lâchait plus. J’avais envie d’avaler un tube de calmants, mais il fallait que je résiste. Ma mémoire parasite ne devait pas refaire surface. Certaines images s’inscrivaient dans la réalité et d’autres seulement à côté. Si plusieurs souvenirs n’étaient partagés par personne d’autre que vous, ils étaient imaginaires ou vous étiez la cible d’un complot. Retenir cette dernière hypothèse était un premier pas vers la folie, mais accepter la première signifiait que vous étiez déjà fou.
Alors, tout compte fait…
Il y avait peut-être une vie, quelque part, qu’il me fallait exhumer… Mais je ne savais où. Je ne savais comment.
Le hall débouchait sur le bar qui trônait au centre du bâtiment. Il en était le système cardio-vasculaire, l’abreuvoir incontournable pour aller se faire pomper le fric ou le sang dans les salles de jeu, à l’étage. Pour moi, c’était la destination finale. J’y trouvais tout ce dont j’avais besoin pour éviter de tomber. Un barman accueillant et cultivé, qui me servait des doubles Jack à bas prix et qui endossait à l’occasion la casquette d’indic. Le tout dans une ambiance douce, avec pour bande-son les murmures feutrés des joueurs de poker, les ronronnements berceurs des roulettes, scandés par les annonces hypnotiques des croupiers.
Que du bonheur.
— Hey, Stan, tu me sers un double ?
Je n’avais pas eu le temps de finir ma phrase. Les glaçons tintaient dans le verre qui venait de s’arrêter devant moi.
— Et tu peux t’en servir un aussi, dis-je en posant un billet de cinquante dollars sur le comptoir.
— Les affaires reprennent, à ce que je vois.
— Ouais, même si mon affaire, c’est pas vraiment une affaire… Tu connais Tony Montaldi ?
Stan était en train de torchonner un verre, un clope au bec qui lui labourait le visage d’un filet de fumée bleutée lorsque son geste s’arrêta en pleine course.
— Répète un peu ?
— Est-ce que tu connais Tony Montaldi ?
— Ne me dis pas que ton affaire a un rapport avec Tony Montaldi ?
— Plutôt… C’est mon client.
— Alors là, tu es dans la merde.
Et c’était reparti. J’avais soudain l’impression que toute la ville connaissait Montaldi, sauf moi. Et la deuxième hypothèse, celle du complet complot prenait de plus en plus de poids.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
J’entendis pour seule réponse le doux bruit d’un flingue qu’on déverrouille, et quelques secondes plus tard l’haleine fraîche du canon tout près de ma tempe.
— On inverse les rôles, me dit Stan. Si Tony Montaldi est ton client, tu dois probablement savoir où le trouver ?
— Mais qu’est-ce qui te prend ? Tu es devenu dingue ou quoi ?
— T’occupe ! Et grouille-toi de répondre, sinon ton whisky va devenir imbuvable.
Apparemment, Stan ne plaisantait pas. Ce n’était plus un complet complot mais un trip sous acide. Un très mauvais trip.
— Je ne sais pas où il habite. Il m’a juste donné une photo avec son nom.
— Fais-moi voir ça…
— Avec ton flingue à deux centimètres de ma tempe, je ne suis pas vraiment à l’aise pour bouger.
Stan se recula un peu.
— C’est mieux comme ça ?
Je fouillai un instant dans les poches de ma veste et en sortit la « carte de visite » de Tony Montaldi. Stan brandit sa main gauche tout en continuant à pointer son flingue de l’autre.
Je la lui tendis lentement, tout en éprouvant sa consistance… Après tout, qu’avais-je à perdre à part une vie de merde ? Je saisis fermement la carte entre le pouce et l’index et m’en servis comme d’une lame pour lui trancher la peau au niveau du poignet. Ses veines pissèrent instantanément le sang. Il hurla en fixant son avant-bras d’un air ébahi. J’en profitai pour lui asséner un direct dans la mâchoire. Il tituba et desserra la prise sur son flingue, que je lui arrachai sans trop de difficulté.
— Bon, maintenant tu vas m’expliquer ce que signifient ces conneries !
C’était maintenant moi qui pointais le flingue sur sa tronche ravinée de fouine. Il avait sûrement les moyens de se payer un ravalement de façade, mais il préférait se la jouer mauvais garçon. Ce soir, il était tout de même allé un peu loin…
— Alors, je t’écoute. Qu’est-ce qui t’a pris de me braquer ?
— Je ne peux rien te dire. Ce serait trop risqué…
— Pour toi ou pour moi ?
— Les deux.
— Tout à l’heure, tu étais prêt à me flinguer, alors ne me dis pas que maintenant tu te soucies un tant soit peu de ma santé !
— Je ne t’aurais pas butée, Karen. C’était juste pour t’intimider !
— Eh bien moi, je n’ai pas pour habitude de plaisanter avec un flingue. Alors si tu ne te mets pas immédiatement à table, t’es mort.
— Tu plaisantes ?
— J’ai une gueule à plaisanter, Stan ?
J’avais hurlé, et deux types de la sécurité étaient en train de se pointer. Ils avaient sorti leurs armes et ça commençait à prendre une sale tournure. Pour dix mille dollars, je faisais un peu dans l’excès de zèle. Mais j’en avais rien à foutre. Je n’allais pas m’asseoir gentiment dans un coin pour regarder passer les trains. Mon crâne était sur le point d’exploser et il fallait absolument que quelque chose se décoince.
— Bon, faut que tu te décides, Stan ! Ou tu me dis qui s’intéresse à Tony Montaldi ou je t’éclate la tête !
Stan allait commencer à parler. Il n’avait pas trop le choix. Il sentait que je ne plaisantais qu’à moitié et qu’il suffisait de quelques grammes de pression supplémentaire sur la gâchette pour que sa cervelle vienne la jouer Jackson Pollock sur le grand miroir qui tapissait le fond du bar. Mais il ne parvint pas à dire grand-chose, car son crâne fut immédiatement transformé en passoire.
Les deux types de la sécurité avaient tiré en même temps.
Ils se tournèrent vers moi.
— Suivez-nous, dit le plus grand des deux.
— Et ne vous inquiétez pas pour le ménage. On va s’en occuper, précisa le plus petit.