L’immeuble de la BST était un monolithe noir, verre blindé lové dans les spires d’ADN de deux tubes hélicoïdaux de métal blanc. Une structure à la fonction mystérieuse. Il se disait ici et là que, si la ville-sphère de Narcose devait se transformer en arche spatiale, le monolithe de la BST en serait le poste de pilotage et que les tubes de métal étaient truffés de câblages en vue du grand voyage. Les moins paranoïaques optaient pour un délire architectural. Mais, à Narcose, ils ne faisaient pas de vieux os.
Au dernier étage, à la vue imprenable sur l’extrados narcotique, ses spectaculaires crashs d’hélitax, ses fabuleux embrasements de bars mobiles, ses holoprojections publicitaires qui rampaient sur les façades tels des cancers multicolores, Crazy Horse, flanqué de son inévitable roquet, cuisinait Abraham Flighenstein, l’astronaute mort. Mais ce dernier ne voyait pas le panorama. Une fois la position « interrogatoire » enclenchée, les vitres blindées n’étaient guère plus transparentes que des plaques de béton. C’est pourquoi le dernier étage était paradoxalement appelé le « bunker ».
Flighenstein avait le regard des grands défoncés qui laissent des bouts de cervelle à chacun de leurs voyages, jusqu’à ce qu’il y en ait plus ailleurs que sous leur propre crâne. Ses yeux étaient deux boules noires, le cœur d’une fleur qui aurait perdu ses pétales.
Crazy Horse, qui avait troqué son survêtement contre une chemise blanche et un costume noir, le regardait avec une pointe de dégoût au bord du mufle.
— Quelle était votre mission ?
— Atteindre le Nuage de Magellan.
— Étape que vous avez brillamment accomplie…
— Oui. Je suis allé jusqu’à la nébuleuse de la Tarentule, comme prévu. J’ai effectué toutes les observations requises et lâché les trois sondes exploratrices.
— Et ensuite ?
— Je suis revenu.
— En quoi consistait le reste de votre mission ?
— Faire étape dans la constellation du Centaure.
— Dans quel but ?
— Larguer un module programmé pour se poser sur Alfamadore, exoplanète tellurique de type terrestre en orbite autour d’Alpha Centauri A.
— Savez-vous ce qu’il y avait dans ce module ?
— Du matériel et des robots programmés pour installer une base en vue de la colonisation du système centaurien.
— Avez-vous accompli cette mission ?
— Oui. Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? Vous devez le savoir mieux que moi, non ? À moins que votre mémoire soit tout aussi défaillante que la mienne…
— Vous ne croyez toujours pas que vous êtes de retour sur Terre ?
— Je ne sais pas. Je ne me souviens de rien. Vous m’avez drogué.
— Ce n’était qu’un tranquillisant.
— Suis-je obligé de vous croire ?
— Oui ! lança une voix calme et autoritaire, qui sonnait un peu à l’inverse de celle de Crazy Horse.
L’homme que McKenzy venait d’introduire dans le Bunker affichait le visage parcheminé d’une vieille momie. Costume blanc, galons noirs, képi noir, cinq étoiles bleues sur la poitrine.
En l’apercevant, Abraham Flighenstein se redressa instantanément pour effectuer un salut militaire.
— Je suis le chef de cette taule, hennit Crazy Horse, et j’ai pensé que le général Borges, responsable du programme spatial de la confédération des 3N pourrait vous être d’un certain réconfort.
Le général Borges esquissa un sourire sélacien.
— Vous pouvez vous rasseoir, capitaine Flighenstein… Je ne sais pas ce que nous réserve cet interrogatoire, mais sachez que je suis heureux de vous revoir.
— Merci, mon général.
— Vous pouvez nous laisser, hennit Crazy Horse à l’agent McKenzy.
Puis il fit signe au général Borges d’ouvrir le bal.
— Capitaine Flighenstein… Quel est exactement votre dernier souvenir à bord du Requin céleste ?
Abraham Flighenstein se malaxa un instant la lèvre inférieure entre le pouce et l’index.
— Mon général… J’ai encore un peu de mal à accepter l’idée que tout un pan de ma mémoire a été effacé…
— Je comprends. C’est tout à fait normal. Après quelques jours de repos, vous ferez de nouveau confiance à vos sens. Mais nous ne pouvons nous permettre d’attendre. L’opération ne s’est pas déroulée comme prévu et nous devons absolument savoir pourquoi… Alors je vous repose la question. Quel est votre dernier souvenir à bord du Requin céleste ?
Abraham Flighenstein ferma les yeux comme s’il essayait de plonger au fond de sa mémoire.
— Une fois le module largué vers Alfamadore, j’ai enclenché la procédure de retour sur Terre.
— D’une durée de…
— Quarante et un mois en temps terrestre.
— Et ensuite ?
— Ensuite… j’ai contrôlé l’accélération du vaisseau et la bonne marche du processus d’hyperdensification.
— Et une fois le seuil de Bertucelli atteint, vous avez intégré votre caisson cryostasique.
— Plus ou moins.
— Comment ça, plus ou moins ? intervint Crazy Horse. Chez nous il n’y a que des plus ou des moins. Et les moins finissent en général à la casse !
Borges fit taire son hennissement d’un geste agacé.
— Je m’excuse de ne pouvoir être catégorique sur ce qui s’est passé à ce moment-là, mais…
— Aucune importance. Racontez comme vous le sentez.
— L’astronef était environ à mi-puissance et devait se servir du toboggan gravifique provoqué par la nébuleuse du Boomerang lorsque…
— Lorsque…, répétèrent de conserve Crazy Horse et le général Borges.
— … L’attaque a eu lieu.
Les chefs de la BST et du programme spatial de la confédération des 3N en restèrent bouche bée et, dans le cas d’un cheval, la béance est impressionnante.