Le conapt de David était situé en plein centre du quartier Tamanoir, au dernier étage du Geschlecht Building.
Des corolles de seins aux vagins jumeaux, les lèchefrites n’y allaient pas avec le dos de la cuillère pour offrir aux clients une prestation irréprochable. Garantie sans symbiotes ni gadgets métamorphiques pour les friands de sensations rétro. Les plus aventureux, ceux qui préféraient tenter une petite partie de vagin denté ou d’anus-rasoir, y trouvaient également leur compte. Les lolitrans qui officiaient à l’accueil entre deux passes bourdonnaient en tous sens…
— Je ne comprends pas comment tu peux habiter dans un endroit pareil et vivre comme un moine !
— Pour un moine de la confrérie de la baise éternelle ou de la sainte défonce, ça ne pose aucun problème.
Katleen haussa les épaules.
— Je songeais plutôt à l’ordre de l’Assomption de la Vierge ou aux fraternités monastiques de l’enfant Jésus…
— Je ne suis pas un adepte de la mégapompe anale mais je n’ai pas non plus fait vœu de chasteté. Je sais bien que dans une ville comme Narcose, avoir des rapports sexuels mesurés est une certaine forme de perversion, mais j’assume. Je suis par ailleurs un peu voyeur…
— Ah, tout de même ! lâchèrent Katleen et Helen avec soulagement.
Débarquer chez David, c’était un peu comme faire un tour de train fantôme. On savait qu’on ne risquait fondamentalement rien, mais on ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine appréhension. Sauf si, comme pour Helen, c’était une première.
— Tu nous réserves quoi, ce coup-ci ? lança Katleen devant le sas diaphragme. Cobrabouin ? Raduse ? Chachon ? Crococéros nain ?
David sourit.
— Non. Uniquement le couple de pelucheux que tu connais déjà.
Le sas diaphragme s’ouvrit.
Helen et Katleen lancèrent un « Oh ! » à l’unisson.
— Ah oui, j’ai oublié de te dire : ils ont eu des petits.
Les pelucheux étaient des animaux larvaires qui ne parvenaient jamais à maturité, un peu comme les axolotls. Pour s’en faire une idée, il suffisait d’imaginer une chenille poilue, frisée comme un mouton et aussi grosse qu’un rat, avec deux grands yeux noirs façon lémurien et un groin flasque évoquant le lamantin. Le couple que David avait adopté – et le terme n’était pas trop fort eu égard aux élans d’affection que Tristan et Iseult, oui, c’est ainsi qu’il les avait baptisés, manifestèrent à son arrivée – était monochrome.
Tristan était noir. Iseult était blanche. Et la centaine de bébés larvaires qui s’ébattaient dans le conapt, étaient multicolores. Un véritable camouflet pour d’éventuels visiteurs aux penchants racistes.
Les pelucheux vivaient à l’origine dans les marais de Kwan et avaient besoin d’humidité. Ce qui expliquait la présence de récipients pleins d’eau boueuse disséminés un peu partout.
— Ce n’est plus un loft mais une pouponnière ! s’exclama Helen.
— Ils sont mignons, n’est-ce pas ? Je vous les présente ?
— Il y en a combien ? demanda Katleen, passablement inquiète.
— Cent un.
— Bon, alors ce sera pour une autre fois.
David avait débarrassé une table, enfin… demandé poliment à Ernst, Grubel, Matcom et Siloé, quatre mignons pelucheux, d’aller ramper un peu plus loin. Il avait étalé un écran mouchoir et posé trois tasses d’amphécafé, du même côté de la table pour ne pas trop déranger ses petits protégés, et Helen avait commencé à taper sur son clavipaume.
— On a quoi à se mettre sous la dent ?
— Comment veux-tu qu’on bosse sérieusement sur cette affaire ? Ils nous piquent le principal témoin, voire l’assassin ! C’est comme si on devait faire une partie d’échecs en démarrant sans la reine.
— Bon, arrêtons de nous plaindre et essayons de faire le point.
Tout en pianotant sur son clavipaume, Helen voulut boire une gorgée d’amphécafé et se retrouva en train de suçoter un pelucheux au duvet jaune citron.
— Pouahhhh ! C’est quoi cette horreur ?
— C’est Siloé. Fais attention ! Ils sont fragiles à cet âge-là…
Katleen éclata de rire. Tout ce qui pouvait agacer Helen avait tendance à la réjouir. Elle commençait par ailleurs à être nerveusement sur le fil du rasoir.
— Bon, coupa court Helen, nous sommes en présence d’un cadavre qui a été victime d’un phénomène inexpliqué de combustion interne. Ce cadavre est vraisemblablement celui de Benjamin Sharkey, locataire du conteneur 999 du parc de Fioricelli. L’identité de l’individu ne pourra être confirmée qu’après analyse ADN des quelques nanogrammes de matière cérébrale qui ont échappé à la combustion. Quant à l’autopsie du corps, enfin, ce qu’il en reste, elle ne donnera probablement pas grand-chose.
— Charly est un véritable magicien. Il voit ce que personne ne voit et sent ce que personne ne sent, précisa Katleen.
— Peut-être, mais là, je ne vois pas trop ce qu’il pourra observer, et encore moins palper. Bref, on verra bien… En attendant, concentrons-nous sur le message que nous a délivré la victime avant de mourir. Ou, pour être plus précis, que ses derniers neurones en activité nous ont délivré avant de cesser toute activité.
— On a un nom : « Tony Montaldi ». Un lieu, « Casablanca », et une mystérieuse « compagnie ».
— Et c’est là qu’intervient Robert, lança David tout sourire.
Il se leva pour aller déventouser son interface biotique de la prise RéZo.
Comme tous les supionars, Robert avait une peau fripée et une couleur vinasse, sa corolle de tentacules s’agitait lentement et par saccades, comme dans un vieux film de Ray Harryhausen.
— C’est quoi ce truc ? grimaça Helen.
— La nouvelle interface biotique de chez Cytacorp. Il fait partie des dix prototypes actuellement testés par des clients triés sur le volet.
— Au cas où tu ne l’aurais pas encore remarqué, David aime bien les bestioles en tous genres. Surtout si elles ne ressemblent à rien. Enfin, rien d’habituel.
— Et qu’est-ce qu’elle a de spécial, cette interface biotique ?
— Elle est dix fois plus intelligente qu’un petit rat-porteur. Les céphalopodes nous réservent d’ailleurs encore des surprises. Les ingénieurs de Cytacorp sont en train de créer des poulpes transgéniques capables de maîtriser les « vols » sous kinsokaïne. De futurs pilotes d’astronef…
— Un poulpe à la barre d’un vaisseau fantôme ! Pas mal comme idée, railla Helen.
David haussa les épaules et plaqua le supionar contre son cou.
Katleen afficha une moue de dégoût. La mode symbiotique, fût-elle utilitaire, n’exerçait sur elle aucun pouvoir de séduction. Tout ce qui, dans le règne animal, n’avait pas exactement quatre membres lui posait problème, quand il n’engendrait pas un effet de répulsion.
Le calmar transgénique ventousa ses tentacules sur les nanocapteurs qui persillaient la nuque du lieutenant Mills.
« Salut Dave. J’espère que tu ne m’as pas dérangé pour rien. Je venais juste de m’endormir. Tu sais, ces derniers temps je crois que je file un mauvais coton. Ça sent la déprime à plein nez. Je…
— Ferme-la, Robert. On a du boulot. Et c’est sérieux. Très sérieux même.
— Non ? Tu dis ça pour me faire plaisir ? C’est quoi ? Un serial killer qui passe les petites filles à la moulinette ?
— Si tu continues à faire le malin, c’est retour immédiat à la prise RéZo.
— Oh ! ça va… On ne peut même plus plaisanter !
— Il est cinq heures du mat et on est tous un peu fatigués.
— Qui ça “on” ?
— Katleen, l’ingénieur Helen Mortensen, que tu ne connais pas, et moi.
— Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ?
— Qu’on était fatigué ?
— Non, que tu avais invité une petite nouvelle.
— On est en plein boulot, Robert. Le donjuanisme n’est pas à l’ordre du jour.
— Ouf ! Alors là, tu me sèches. Bel effort d’expression. Tu veux savoir quoi ? »
David décrocha Robert de son cou et alla le ventouser sur sa prise murale, puis il avala cul sec son verre d’amphécafé.
— C’est pas possible, faut se le faire !
Katleen et Helen le regardèrent d’un air étonné.
— Je parlais de Robert… Il est trop intelligent finalement. Du coup, on ne peut rien lui imposer. Il adore parler et couper les cheveux en quatre. Alors il faut l’affronter sur son terrain… Je lui ai résumé ce qu’on savait. Il va filtrer sur le RéZo tout ce qui peut nous intéresser.
— Ou l’intéresser lui ; d’après ce que j’ai cru comprendre, il n’obéit pas tellement.
— Lorsqu’il est en mission, plus rien ne le détourne de sa quête. Et puis il sait que vous êtes là, alors il va chercher à vous impressionner.
Robert frétilla dans sa vasque et une diode verte clignota.
— Et voilà, le petit Robert veut nous faire son rapport.
David ventousa Robert sur son cou puis fit la grimace en se servant un scotch-benzédrine.
— Ce supionar me rend dingue ! Il veut passer en mode direct. Alors armez-vous de patience pour supporter sa jargonaphasie.
— Pas de problème, lança Helen, j’aime bien parler aussi.
Katleen soupira.
Un narrateur plus soucieux et payé au mot aurait pu dire : Des traces d’opprobre, d’ennui, d’indignation, ternissaient le visage régulier de Katleen.
Mais, en l’occurrence, elle soupira.
— En ce qui me concerne, je suis un peu fatiguée alors j’aimerais bien qu’on laisse la parole au calmar le plus vite possible.
— OK.
David déroula deux mètres d’écran avec capteur vidéo.
— Tu fais quoi, là ?
— Robert préfère discuter d’égal à égal.
— Ce qui veut dire ?
L’écran s’éclaira sur un splendide mâle bodybuildé qui fixa immédiatement Helen en sifflant.
— Waouh, super ta gonzesse !
— C’est pas ma gonzesse, Robert. Et essaye de te comporter en gentleman, s’il te plaît.
— T’es libre alors, beauté ? lança le playboy au corps d’athlète en faisant un clin d’œil à Helen.
— Non, mais je rêve, ou l’encornet me drague ?
— Robert ! hurla David. Arrête tes conneries et fais-nous immédiatement ton rapport !
— Je ne suis pas un encornet mais un calmar transgénique. Nuance. Oh ! Katleen… Si tu savais comme je suis content de te revoir…
— Robert, bordel, accouche !
— Elle est bien bonne celle-là ! Tu ne me laisses même pas draguer et tu voudrais que j’accouche ? Et puis tu n’as pas l’air d’être au courant des techniques de reproduction chez les céphalopodes, mais c’est la femelle qui pond les petits et pas le mâle.
— Si tu ne te concentres pas tout de suite sur le boulot, je te transforme en limande à coups de marteau !
Le playboy fit trembler ses pectoraux.
— On reparlera de tout ça plus tard, les filles…
— Robert !
— Bon, j’ai recensé plusieurs dizaines de Tony Montaldi mais aucun d’entre eux n’a apparemment le moindre rapport avec Benjamin Sharkey. Par contre, ce dernier travaille à la Compagnie Autonome de Navigation InterStellaire, appelée par les habitués « la Compagnie ». Intéressant, non ?
— Plutôt. Surtout avec un astronaute dans les parages.
— J’y viens. Vous m’avez bien dit que l’homme arrêté en combinaison spatiale se prénommait Abraham ?
— Exact. Et sans ces enculés de la BST on connaîtrait également son nom.
— J’ai trouvé une dizaine d’Abraham qui n’ont jamais été plus loin que la Lune dont trois qui pilotent des astronefs marchands dans la petite ceinture. Rien de très folichon. Par contre…
— Oui…
— Toi, je ne t’écoute plus !
— Robert… Arrête, tu veux… Sinon tu vas servir d’appât pour la pêche au thon !
— Pfuuuui ! Tu es sérieux, là ?
— Non, mais fais gaffe, quand un humain est poussé à bout, il craque et finit par commettre une bavure. Tu devrais savoir ça, monsieur je-sais-tout !
— OK. Inutile d’en rajouter. Par contre, donc, et bien qu’elle n’ait rien de démoniaque, il existe bien une nébuleuse du Boomerang. Un astronaute a été se balader dans le coin, il n’y a pas si longtemps. Il est devenu célèbre pour avoir parcouru la plus longue distance dans l’espace, jusqu’au Grand Nuage de Magellan.
— Abraham Flighenstein ! s’exclama Katleen, d’un air sidéré.
— Exact, confirma Robert. Le seul problème…
— C’est qu’il est mort il y a plus de trois mois, conclut Helen en continuant de pianoter sur son clavipaume.